1Le 21 juin 1464, deux ambassadeurs bohémiens envoyés en France notent, avec soulagement : « Pour la première fois, on nous a indiqué correctement où se trouvait le roi de France. Car auparavant, personne n’avait pu nous le dire avec certitude, et ceci parce qu’il n’était jamais au même endroit pendant longtemps, mais vagabondait toujours à la poursuite du gibier dans des parties de chasse1. » Le vagabondage royal n’a bien sûr rien d’exceptionnel à la fin du Moyen Âge : ce besoin de changer sans arrêt de résidence, d’aller d’un château à l’autre et d’explorer de nouvelles zones de chasse appartient au mode de vie aristocratique. Les rois de France ne dérogent pas à la tradition. Il est plus étrange, en revanche, de constater que cette coutume perdure, alors même que la Cour et les organes de gouvernement s’étoffent et tendent à se fixer. Elle pose en effet de singuliers problèmes. D’un point de vue logistique, il faut assurer le logement, la nourriture et même un certain confort à une foule de plus en plus nombreuse de princes et de courtisans – une tâche que ces déménagements incessants ne facilitent guère. D’un point de vue politique, il faut pouvoir trouver rapidement le roi et communiquer régulièrement avec lui, puisque la monarchie française tend à la centralisation. Le malaise des ambassadeurs bohémiens illustre cette difficulté.

2Or, la Cour est un monde mouvant, que l’on a beaucoup de mal à appréhender par les sources. On ne sait jamais trop où se trouve le roi, on ignore aussi qui l’accompagne et ce qui se dit vraiment au conseil. Les courtisans vivent eux-mêmes en constant déplacement, partageant leur temps entre la Cour, leurs terres et les missions officielles. Comment restent-ils en contact avec la Cour ? Et comment peut-on les joindre ? Ce questionnement très simple se trouve au cœur du fonctionnement de l’État monarchique2. Faute de sources précises, il s’avère presque impossible d’y répondre, mais je me propose cependant d’apporter quelques éléments d’analyse en me fondant sur les archives d’un courtisan de haut vol, Louis II de La Trémoille (1460-1525). Présent à la Cour depuis la fin du règne de Louis XI, La Trémoille resta toujours fidèle à l’austère devise qu’il s’était choisie – Sans poinct sortir hors de Somiere – et, pendant quarante ans, il fut ainsi l’un des conseillers les plus écoutés des différents rois qu’il a servis. Peu importe ici le détail de sa carrière3. C’est la qualité particulière, et sans doute unique, de ses archives qui nous retiendra. Le chartrier de Thouars conserve en effet la quasi-intégralité des comptes journaliers de son Hôtel à partir de 1491, ainsi que de vastes fonds de correspondances : plusieurs centaines de lettres. Si celles-ci permettent d’appréhender les rapports qu’entretient La Trémoille avec le monde de la Cour, dès qu’il s’en éloigne, les journaux de l’Hôtel mentionnent la moindre de ses dépenses et son itinéraire quotidien. J’aimerais donc montrer comment un courtisan organise sa vie en fonction de la Cour – qu’il y réside ou non-, en un mot ce que signifie concrètement pour lui le fait de « suivre la Cour ».

Au contact du roi

3Comme, par nature, le courtisan se définit par son appartenance à l’entourage du roi, il convient d’étudier, en premier lieu, ce rapport à la fois politique et privé.

Fonctions du courtisan

4Actif à la Cour dès la fin des années 1470, le jeune La Trémoille se fit remarquer par les Beaujeu, et entra au conseil de « régence » en 14844 : son nom apparaît au bas d’ordonnances royales dès l’année suivante5. On aimerait connaître les fonctions et les spécialités des conseillers du roi, la part qu’ils prenaient aux actes politiques, mais l’exemple de La Trémoille révèle l’inanité d’une telle démarche. Les décisions étaient prises collégialement et, selon un usage immémorial, un certain nombre de témoins contresignaient les actes royaux, ce qui ne signifie pas qu’ils aient participé à la rédaction ou qu’ils aient été spécialistes de la question abordée. De fait, durant toute sa carrière, les seuls actes où l’on peut être sûr que Louis II ait joué un rôle restent ceux qui concernent sa propre promotion ou celle de ses proches. Seul importait en réalité d’être aux côtés du roi.

5Cette proximité se matérialisa bientôt pour La Trémoille par l’obtention d’un poste de chambellan (1488), puis de premier chambellan (1495). « L’office des chambellans consiste à s’entretenir avec le roi, à accéder à la chambre du roi, à le conseiller », note Machiavel6. Les récits des ambassadeurs italiens confirment, en tout point, cette définition. À plusieurs reprises, on voit ainsi La Trémoille recevoir des ambassadeurs italiens, s’entretenir avec eux, avant de les mettre en présence du souverain et leur dire, par la suite, ce qu’ils pouvaient attendre de lui7. En cas de guerre, le chambellan suivait le roi et combattait à ses côtés : à deux reprises, lors des batailles de Fornoue (1495) et Agnadel (1509), La Trémoille se distingua ainsi dans la mêlée, sous les yeux de Charles VIII et de Louis XII8.

Emploi du temps

6Les récits d’une ambassade ou d’une bataille offrent comme un instantané de l’entourage du roi – on sait alors exactement qui se trouve auprès de lui. Mais comment mesurer la présence réelle d’un personnage à la Cour ? Les journaux de l’Hôtel de La Trémoille, conservés à partir de 1491, permettent de présenter ici, sous forme d’un graphique, l’emploi du temps du personnage durant les règnes de Charles VIII et de Louis XII (14911514)9. On a distingué quatre grandes catégories : le temps que passe La Trémoille sur ses terres, à la Cour, en mission et dans son gouvernement de Bourgogne (à partir de 1506) ; en blanc, les lacunes de la documentation ou les déplacements non significatifs.

7La Trémoille résidait en moyenne sur ses terres trois à quatre mois par an. À deux reprises, ses séjours sont plus longs : 1496 (avec 200 jours) et 1504 (avec plus de 250 jours). Dans le premier cas, il se reposait après la longue expédition napolitaine ; et dans le second, il se remettait de la maladie dont il avait failli mourir en Italie, l’année précédente. À partir de 1511, le royaume, menacé de tous côtés, entra dans une crise profonde : Louis II abandonna alors presque complètement ses domaines pour se consacrer aux affaires de l’Etat. La Bourgogne l’occupa beaucoup en 1507, puis en I 512-1513 : la première fois, il devait la garder pendant que le roi guerroyait en Italie ; et la seconde, la protéger d’une invasion suisse.

8Auprès du roi, La Trémoille séjournait quatre à six mois par an, et parfois plus encore. Lors du Voyage de Naples, en 1494-1495, il suivit Charles VIII pendant dix-sept mois d’affilée. Durant le règne de Louis XII, il fut très présent à la Cour après sa victoire en Milanais (7 mois en 1501 et, à nouveau, en 1502), et pour fêter sa convalescence (8 mois en 1504). On le retrouve très actif dans les années 1509-1511 (6, 7 et 10 mois), lorsqu’il fallut gérer la crise européenne. Après une courte disgrâce en 1513, il parada une dernière fois à la cour de Louis XII en 1514 (7 mois). Le seul constat chiffré montre le poids politique de La Trémoille, mais il convient d’aller plus loin en posant trois questions. Quelle était la durée moyenne de ces séjours à la Cour ? Combien de séjours par an y faisait-il ? À certaines périodes de l’année, y était-il plus présent qu’à d’autres ?

9Malgré ses lacunes, le journal offre de bons éléments d’appréciation, qu’illustrent ici les tableaux 1 et 2. On note, en premier lieu, sur ces 24 années, une moyenne de 3,5 voyages à la Cour par an – j’excepte la période du Voyage de Naples. La nature de ces séjours et leur durée sont extrêmement variables. Les séjours les plus longs, exceptionnels, coïncident avec les voyages italiens du roi (17 mois en 1494-1495, 4 et 5 mois en 1502 et 1509). Le très long séjour de 1511 (5 mois) correspond à cette année cruciale où le roi appela à lui tous ses conseillers en raison de la coalition européenne qui se mettait en place contre la France10. Les séjours de 1514 (3 et 4 mois) marquent le retour en grâce de La Trémoille et le début espéré d’une nouvelle ère (fin de la guerre, remariage du roi). Les séjours moyens (1 ou 2 mois) s’avèrent plus réguliers (1 à 2 par an en moyenne) et plus difficiles à expliquer : certains doivent être liés aux affaires du royaume, d’autres plutôt aux loisirs auliques. Louis II était plus souvent présent à la Cour à la belle saison (dès avril-mai) et encore à la fin de l’automne (notamment en novembre) pour les grandes chasses. Enfin, les séjours qui n’excèdent pas une semaine sont la plupart du temps dus à une mission de La Trémoille, qui venait prendre les ordres ou rendre compte de son action. De manière générale, c’est au cœur de l’hiver, de décembre à février, qu’il se montrait le moins à la Cour.

Servitudes de la Cour

10À la fin du xv^e siècle, la Cour représentait environ dix à quinze mille personnes et presque autant d’animaux11. Il fallait loger et nourrir ce microcosme qui correspondait, rappelons-le, à une ville de moyenne importance. Les rois disposaient de résidences favorites – Le Plessis, Amboise ou Blois notamment –, où le service aulique était sans doute bien rodé, mais ils pouvaient soudain les quitter pour des séjours plus ou moins impromptus, en fonction des exigences de la grande politique, de la guerre, des loisirs et des fêtes. Il fallait alors s’adapter, et un séjour à la Cour ne s’improvisait pas.

11En tant que chambellan, La Trémoille disposait toujours d’une chambre « chez le roy » : il dépendait donc des fourriers royaux. Ce privilège, seule une poignée de familiers en jouissait. Ainsi, lors d’un passage de Charles VIII à Chinon, La Trémoille fut l’un des cinq courtisans à recevoir une chambre au logis12. Cela dit, il ne se déplaçait pas lui-même sans un train important : une dizaine de serviteurs et de familiers, souvent le double, parfois sa femme et son fils, sans compter une vingtaine de chevaux et de mulets, des chiens, des oiseaux. On peut supposer qu’il gardait auprès de lui, dans sa chambre, un valet ou deux, et que les écuries royales accueillaient ses montures personnelles. Mais le reste de son train devait s’installer à l’auberge, et à ses frais. À Paris, La Trémoille logeait au Palais de la Cité, et son train à l’auberge ; à Saint-Germain-en-Laye, il était au château, et tout son train dans le proche village de Chatou ; dans le Val-de-Loire, où il possédait des seigneuries, il pouvait loger son monde à moindre coût et faire de fréquents allers-retours entre la Cour et ses terres. La question de la nourriture se posait en termes identiques : Louis II mangeait à la table du roi, mais devait nourrir ses gens à ses frais. Les séjours italiens constituent un cas particulier : il fallait prévoir un voyage beaucoup plus long et coûteux. Ainsi, en 1499, lors du premier séjour milanais de Louis XII, La Trémoille emmena avec lui seize personnes et une soixantaine de chevaux, dont moitié pour le bât13.

12Le service à la Cour représentait une dépense à la fois exorbitante et très irrégulière. Certes, les coûts de logement et de nourriture ne variaient guère d’un séjour à l’autre, mais les dépenses « extraordinaires » explosaient. D’une part, la Cour était un marché du luxe, où les grands achetaient des vêtements, des armes, de l’orfèvrerie, etc., pour suivre la mode et rivaliser d’ostentation. D’autre part, il fallait entretenir ses relations : Louis II n’arrêtait pas d’offrir à ses pairs de beaux objets ou des animaux, en général achetés sur place ; en outre, il passait son temps à jouer, à la paume, aux dés ou aux échecs ; chaque partie faisait l’objet de paris qu’il semble avoir presque systématiquement perdus14.

13Contrairement à son mari, Gabrielle de Bourbon-Montpensier n’aimait pas la Cour et n’y séjourna presque jamais. Elle préférait résider sur les terres familiales, qu’elle gérait elle-même. La comparaison de ses propres journaux de comptes avec ceux de Louis II prouve qu’elle dépensait deux fois moins que lui, lorsque celui-ci suivait la Cour. Bref, les revenus de leurs vastes possessions permettaient aux La Trémoille de vivre à l’aise sur leurs domaines, mais, sans les pensions royales, Louis II n’aurait sans doute pu soutenir son rang à la Cour15. La haute aristocratie vivait autant de la Cour que pour elle. Louis II ne faisait pas exception à la règle.

Loin de la Cour

14Le courtisan du xv^e siècle recevait du roi certaines distinctions qui pouvaient s’avérer aussi lourdes que lucratives, et un homme comme La Trémoille, capitaine de plusieurs places, mais aussi amiral de Guyenne et de Bretagne (1502) et gouverneur de Bourgogne (1506), devait régulièrement s’absenter de la Cour pour exercer ses fonctions, mener une ambassade ou faire la guerre. Le service de la Cour impliquait donc, paradoxalement, qu’on s’en éloigne, mais pas question de rester loin du roi : l’absence était une mort. Il fallait donc avoir les moyens de conserver, en toutes circonstances, le contact avec la Cour.

Les raisons et les risques de l’éloignement

15Intime de Charles VIII, La Trémoille bénéficia de sa faveur et il put reconstituer avec son soutien une vaste puissance féodale en Bas-Poitou. Il s’occupait cependant de ses terres d’assez loin, par l’intermédiaire de sa femme et d’une cohorte d’hommes de loi16. Il n’en passait pas moins trois à quatre mois par an chez lui, à Thouars ou dans d’autres châteaux périphériques. Il quittait également la Cour à l’occasion d’une mission : lieutenant général du roi, il conduisit ainsi des armées en Bretagne (1488, 1491) et en Italie (1500, 1503, 1513), ainsi que des ambassades dans l’Empire (1494) et en Suisse (1513). À ces missions extraordinaires, s’ajoutaient ses charges permanentes : amiral de Bretagne et de Guyenne, gouverneur de Bourgogne, il devait s’occuper de ces provinces. La situation politique très fragile de la Bourgogne, menacée par les Impériaux et les Suisses, l’obligea d’ailleurs à passer de plus en plus de temps sur place.

16Ces charges et missions, qui renforçaient le poids politique de La Trémoille, comportaient aussi une part de risque : si un échec pouvait mécontenter le roi, une réussite faisait des jaloux. On connaît quelques-unes des cabales menées contre l’absent :

• En 1488, son triomphe en Bretagne lui valut la haine de l’amiral Malet de Graville, qui arriva à le discréditer, provisoirement tout au moins, aux yeux de la Cour.
• En 1498, la mort brutale de Charles VIII et la montée sur le trône de Louis XII menacèrent la faveur dont jouissait La Trémoille, qui faillit tout perdre. C’est à cette occasion que le nouveau roi prononça la fameuse formule : « Le roi de France ne connaît pas les injures du duc d’Orléans. »
• En 1500, sa brillante victoire en Milanais fut dénigrée par tout un parti de la Cour, sans doute mené par l’ambitieux comte de Ligny.
• En 1513, au contraire, ce furent son échec militaire en Milanais et le traité signé avec les Suisses, qui avaient assiégé Dijon, qui lui valurent une courte disgrâce17.

17Il ne faisait pas bon rester trop longtemps loin de la Cour, même si celle-ci était, et peut-être justement parce qu’elle était « une haultesse miserable, ung estat sans seureté, une doctrine de malice, ung comtempnement de vertuz, une exaltacion de vices, une mourante vie, et une mort vivante... », pour reprendre les formules de Jean Bouchet18.

Rester en contact avec la Cour

18Garder le contact avec la Cour quand on s’en éloigne est une question qu’on ne peut aborder sans tenir compte du facteur distance/temps. Il s’agit en général d’un paramètre difficilement appréciable pour l’époque médiévale. Les journaux de Louis II offrent cependant un éclairage remarquable sur la question, puisqu’ils donnent les endroits où celui-ci déjeunait, dînait et dormait – jusqu’à trois lieux par jour donc. À ma connaissance, on n’atteint à un tel degré de précision pour aucun autre personnage de la période19. Grâce à cette documentation, on peut calculer le temps moyen que La Trémoille mettait pour rejoindre, depuis Thouars, sa « capitale », les principales résidences royales de l’époque. De Thouars à Tours (80 km) ou Amboise (100 km), il lui fallait de un à trois jours ; trois ou quatre pour Blois (130 km) ; deux pour Nantes (100 km) ; trois à quatre pour Paris (280 km) ; sept à dix pour Lyon (280 km) – la traversée du Massif central était naturellement plus difficile. Bref, sur des grandes routes bien tracées, et disposant d’un bon réseau de postes, il pouvait parcourir la distance honorable de 90 km par jour.

19Ce constat prouve aussi que, lorsque La Trémoille résidait sur ses terres, et la Cour sur la Loire, il en restait pour ainsi dire à portée de voix. Mais il était un homme prévoyant et, à l’occasion d’une campagne militaire ou d’une mission, il semble avoir systématiquement cherché à assurer un service efficace de postes. Ainsi, lors de la guerre de Bretagne, en 1488, des chevaucheurs faisaient la navette entre la Cour, qui se tenait sur la Loire, et l’armée, qui, il est vrai, n’en était guère éloignée (une soixantaine de kilomètres). À aucun moment, ce dialogue quasi quotidien ne fut interrompu20. Le service de postes reliant Milan à la Cour de France paraît encore plus remarquable, car les obstacles à franchir, surtout en hiver, étaient énormes. Or, durant le mois de janvier 1500, alors que Louis XII hivernait à Loches, il ne lui fallait qu’une semaine pour recevoir un courrier de Milan21. Le roi s’installa ensuite à Lyon, pour se rapprocher de l’Italie, et La Trémoille lui écrivait à la fois par les postes et par l’un de ses fidèles, Guyot des Roches, qui faisait la navette à travers les Alpes. En mars, l’un des correspondants de Louis II lui écrivait avec amusement :

Le roy a cuydé retenir le pouvre Guyot cinq ou six jours, et qu’il vous feroit responce par les postes, mais il n’y a eu remede, tant qu’il soit mort, il courra tousjours ; il me semble que ung tel homme se deust ung peu supporter. Je vous promectz, en ma conscience, que le roy en avoit pitié de le veoir si deshalé et si meigre22.

20C’est le « pouvre Guyot » qui porta au roi la nouvelle de la victoire et de la capture de Ludovic Sforza, advenues au matin du 10 avril. Trois jours plus tard, Guyot se présentait à Louis XII, qu’il tira du lit23.

21Le système des postes, en évolution rapide depuis l’époque de Louis XI, apparaissait désormais bien au point : à la fin du xv^e siècle, c’est à partir de villes clés comme Lyon ou Tours que les paquets de courrier étaient distribués à leurs différents destinataires : il est certain que, sur place, il y avait toujours quelqu’un qui savait où se trouvait alors le roi. L’efficacité des postes françaises a certainement contribué au succès des armées françaises en Italie24.

L’épistolaire ou l’illusion du dialogue

22La rédaction de lettres, leur envoi et leur réception rythmaient la vie quotidienne de la Cour et des courtisans, tout en occupant une place centrale dans le fonctionnement de l’Etat monarchique. Curieusement, l’épistolaire politique reste assez peu étudié pour la fin du Moyen Âge, ou alors sous l’angle de la composition, comme si les lettres que s’échangeaient le roi et les courtisans appliquaient les règles formelles des Artes dictaminis. Ces lettres relèvent en fait le plus souvent du genre oral. Dictées à un secrétaire, elles étaient ensuite lues à haute voix devant leur destinataire. Mi-familières, mi-politiques, elles étaient destinées à être commentées par leur messager et discutées dans un petit cénacle. La Trémoille « écrivait » comme il parlait, usant d’un ton sec et nerveux, même avec le roi, ce qui fit dire à Charles VIII, lors de la guerre de Bretagne : « Escripvez nous bien au long de toutes choses, car en voz lectres n’y a le plus souvant que trois lignez25. » Le roi pouvait à l’occasion se montrer facétieux, faisant semblant d’hésiter à annoncer à La Trémoille un accident advenu chez lui — « de peur qu’an megrissés26 ». Le style de Louis II se polit avec le temps, ses lettres s’allongèrent et se diversifièrent : à côté des missives brèves et comminatoires, il se mit à dicter de longs récits circonstanciés pour expliquer ou justifier son action. Parmi les plus soignées, on peut citer celle qu’il envoya à Louis XII pour raconter sa victoire sur Ludovic Sforza et qui fut aussitôt imprimée (1500)27, et celle où il présentait sa politique, moins glorieuse, face aux Suisses qui assiégeaient Dijon (1513)28. Dans tous les cas, l'auteur conservait l’illusion d’un dialogue entre lui et le roi, l’illusion d’une familiarité. L’étude de telles correspondances, loin d’être anecdotique, permet de restituer la voix des acteurs politiques et les débats qui émaillaient la Cour de France.

23Cette analyse des rapports de La Trémoille et de la Cour invite à reconsidérer quelques problèmes liés à la vie aulique. La question des itinéraires permet de mieux définir les cercles concentriques qui formaient la Cour. Au centre, se trouvaient bien sûr le roi et ses intimes ; mais il existait des zones périphériques, définies selon une logique distance/temps : on restait dans l’orbite de la Cour, lorsqu’on pouvait faire, dans la journée, l’aller-retour entre le logis du roi et le sien propre ; on restait à portée d’oreille de la Cour, lorsqu’on résidait à moins de deux jours de voyage – ce qui était le cas de La Trémoille à Thouars. On ne parle ici que du déplacement physique du courtisan, mais il faut tenir compte aussi de sa correspondance : Louis II écrivait à la Cour sans doute chaque jour en période de crise, un peu moins le reste du temps, et, à aucun moment, son courrier ne mettait plus d’une semaine à toucher le roi. Il pouvait donc maintenir l’impression d’un dialogue.

24Les contemporains avaient bien conscience d’ailleurs de cette unité fondamentale de la Cour, malgré ses incessants déplacements et mouvements de personnes : peu importait dans le fond qui était présent à tel moment, car, en cas de nécessité, on savait où joindre les courtisans dont on avait besoin, et ceux-ci savaient rester en contact avec le roi. De ce point de vue, La Trémoille était sans doute très représentatif de la haute aristocratie française : non seulement il passa à la Cour près d’un tiers de sa vie d’adulte, mais, même absent, il rappelait sans cesse son existence au roi par une abondante correspondance. Bref, de tels aristocrates ne quittaient jamais la Cour, leur absence n’étant, somme toute, qu’une forme atténuée de leur présence.