1Si je recherche rencontres et collaborations avec des écrivains, des artistes, des cinéastes, des scientifiques parfois107, c’est aussi parce que j’ai besoin de ces diversions et de multiplier contacts et échanges avec d’autres créateurs pour compenser l’état d’anxiété dans lequel me met l’acte de composer. Cette apparente dispersion contrebalance les intenses périodes de concentration solitaire que celui-ci exige. Certains compositeurs soutiennent que l’inspiration leur vient aisément, que les idées se présentent à leur esprit et qu’il leur suffit de les coucher sur le papier. Personnellement, j’ai du mal à concevoir qu’on puisse se plonger en un clin d’œil dans un état propice à la création. J’ai d’ailleurs autant de mal à concevoir qu’on puisse créer à heures fixes. Dans un cas comme dans l’autre, cela semblerait impliquer que l’acte de créer obéirait au bon plaisir du compositeur. Cette idée est étrangère à ma propre pratique. Chez moi, l’inspiration ne se commande pas, même si les conditions de sa venue peuvent être plus ou moins favorisées.

2Me mettre à composer me demande un effort considérable. Tout début me paralyse et je saisis tous les prétextes pour retarder le moment de m’y atteler. Ainsi, s’il arrive que le téléphone sonne, je le ressens comme une délivrance. Et en même temps, je suis conscient que, si je réponds, la tentation sera grande d’y passer plus de temps qu’il ne faut car, tant que la conversation durera, je n’aurai pas à me remettre au travail. Et je culpabilise. Autre exemple, je viens de passer un grand nombre d’heures à travailler, à mon bureau ou au piano. L’heure est très avancée, et bientôt il me faudra m’arrêter. Mais je ne sais si je dois ou non m’en réjouir. Autant je peux me féliciter d’avoir pu travailler pendant si longtemps, autant j’angoisse à l’idée du peu de temps qu’il me reste. Plus inquiétant, j’ai remarqué que je n’arrive à sortir de moi une idée forte que si elle m’a coûté beaucoup d’efforts. Du coup, la satisfaction que je tire d’avoir progressé dans mon travail de composition est inextricablement mêlée à la souffrance que j’ai dû endurer pour cela. Souvent, je ressens une forme d’épuisement. Il faudrait que je dorme pour récupérer. Mais si je dors, je sais que je vais perdre un temps précieux. Enfin, il arrive qu’à force de m’obstiner, une idée musicale finisse par émerger. Elle me trotte dans la tête, elle s’insinue partout en moi. C’est ce que les Allemands appellent un Ohrwurm, les Anglais un earworm ou un musical worm108. Je suis sûr qu’elle va m’empêcher de dormir. Et que, si par chance je trouve le repos, elle va hanter mes rêves. D’une part, mon sommeil va en pâtir, d’autre part, elle m’obsède tellement qu’elle va m’empêcher de penser à quoi que ce soit d’autre, d’avoir d’autres idées musicales. Donc paradoxalement, alors que je devrais être pleinement content d’avoir enfin trouvé quelque chose qui en vaille la peine, je suis exténué et tourmenté par l’anxiété.

3Il me faut une certaine ascèse pour arriver à composer. Être seul, à mon bureau ou à mon piano, dans un silence absolu. Je suis sceptique quand j’entends certains compositeurs assurer être capables de composer n’importe où, n’importe quand, instantanément, dans un train, un avion ou sur une table de café. Les idées pourraient-elles venir à n’importe quel moment ? Peut-être. Mais être développées à n’importe quel moment ? Je n’y crois guère. Pour travailler, mon environnement familier m’est nécessaire. On dit souvent que la création suppose un dépaysement. Pour moi, ce dépaysement ne se traduit pas par un changement tangible de milieu, mais par une abstraction mentale de ce milieu. Quand je compose, dans l’acte même de création, je me dissocie totalement par la pensée de mon environnement. Dans ma tête, je suis ailleurs.

4Peut-être est-ce pour exorciser les angoisses qui m’assaillent quand je compose – dont la crainte du tarissement de l’inspiration n’est pas la moindre – que j’ai décidé d’explorer les problèmes liés à la créativité. Mon intention n’est pas de me prendre pour objet d’étude, mais de rechercher comment, chez les autres compositeurs et plus généralement chez les autres créateurs, fonctionne ce mécanisme de l’inventivité. Dans ce thème de la créativité, aux ramifications innombrables, j’espère ne pas me perdre. Je l’ai déjà effleuré dans la série de conférences que j’ai données en compagnie du mathématicien Cédric Villani – à l’Ircam, au Collège de France dans le cadre de mon séminaire109, au ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, à l’ENS à l’occasion de la Nuit des sciences. Nos entretiens sur la créativité en mathématique et en musique ont été recueillis et édités110. Stimulé par ces échanges de vues111, j’ai décidé de creuser un peu plus la question, et des pistes de recherches me sont venues à l’esprit.

5Dans un premier temps, je m’attacherai à la créativité en musique. Elle a été peu étudiée. On dispose des déclarations faites par les compositeurs eux-mêmes – par exemple, dans les correspondances de Moussorgski112, de Tchaïkovski113 et de Ravel114, ou dans l’ouvrage d’Arthur M. Abell, Entretiens avec de grands compositeurs. Brahms, Strauss, Puccini, Grieg, Humperdinck, Bruch115. Outre ces sources de première main, on a également des récits de témoins d’époque, tels Johann Elssler pour Haydn, ou Stefan Zweig pour Strauss. Ces témoignages abordent la question des conditions matérielles qui entourent l’acte de composer.

6Et en effet, on peut s’interroger. Est-il des moments privilégiés dans la journée pour composer ? Est-il des lieux plus favorables que d’autres ? S’agit-il d’une activité à laquelle on s’astreint régulièrement, ou bien l’acte est-il conditionné par une poussée subite d’inspiration ? Confinement et isolement pour certains, marche au grand air pour d’autres… Sur le plus long terme, y a-t-il des périodes de la vie plus propices que d’autres ? La précocité, dont on a des exemples célèbres (Mozart, Mendelssohn, Korngold), n’est pas le lot de tous (Wagner). Et encore, on peut avoir commencé à écrire tôt mais ne trouver son style que beaucoup plus tard (Franck116).

7Il y a aussi le problème de la « productivité » d’un compositeur. Certains sont très prolifiques (au xx^e siècle : Milhaud, Martinů, Villa-Lobos), d’autres plus rares (Duparc, Dukas). L’idée de mesurer la créativité d’un compositeur au volume de sa production peut paraître incongrue. Il n’est pourtant pas totalement dénué d’intérêt d’apprendre qu’une intégrale de Mozart tient en 170 CD, une intégrale de Bach en 155, mais que tout Ravel ne fait que 14 CD. Quant à Liszt, Leslie Howard a enregistré une intégrale de sa musique pour piano en 99 CD. On a du mal à croire que ce comptage fournirait un indice de la valeur d’un compositeur. D’autant que dans ces intégrales enregistrées figurent des œuvres de qualité inégale, comptabilisées au même titre que les chefs-d’œuvre. Or, il y a des compositeurs qui n’ont pas de « déchets ». Ce peuvent être des compositeurs rares (Duparc, Dukas, Ravel), mais aussi des compositeurs plus prolixes (Chopin, Brahms). Autre question : la productivité d’un compositeur est-elle liée à sa durée de vie ? Pourtant, des compositeurs morts jeunes ont manifesté une incroyable créativité (Mozart, Schubert, Scriabine dans une moindre mesure). Et il est frappant de constater que les derniers mois de leur courte vie ont vu une accélération de leur productivité. Je ne me risquerai pas à spéculer sur le fait qu’ils ont pu ou non avoir le pressentiment d’une mort imminente, même si je peux concevoir que, lorsqu’on se sait menacé, on soit poussé par un sentiment d’urgence de dire tout ce que l’on estime avoir à dire.

8Les musicologues semblent réticents à aborder ces problèmes, comme s’ils dédaignaient de s’y intéresser, laissant cela aux sociologues, voire aux économistes. Ainsi, Pierre-Michel Menger, titulaire de la chaire « Sociologie du travail créateur » au Collège de France, a examiné les deux aspects liés mais non superposables de la précocité et de la productivité chez les compositeurs117. Il existe par ailleurs des données statistiques portant sur le taux de nuptialité plus réduit des artistes et leur nombre moyen d’enfants plus faible118. Y a-t-il un lien de cause à effet entre ce que disent ces données et la créativité, ou bien est-ce une simple corrélation ? En effet, une des questions que l’on peut se poser est de savoir si une vie familiale bien structurée constitue un soutien pour le créateur ou au contraire le détourne en partie de son projet créateur. Il nous paraît aussi crucial d’aborder le drame de la « crise » compositionnelle. Des compositeurs ont souffert de longues périodes de stérilité (Schoenberg). D’autres se sont arrêtés d’écrire, volontairement (Nadia Boulanger) ou non (Sibelius ?).

9Une question annexe pourrait être aussi abordée, à savoir si l’œuvre collective serait possible en musique. Si l’on en a des exemples en littérature (les Goncourt, Erckmann-Chatrian), les cas sont extrêmement rares en musique écrite (Fauré et Messager, le Groupe des Six) – la question de l’improvisation étant évidemment tout à fait différente.

10Et surtout, à l’aune des rencontres que j’ai eues avec les autres arts, il me semble que ce vaste sujet qu’est la créativité gagnerait à faire l’objet d’études interdisciplinaires. Nous avons ébauché cette approche, Cédric Villani et moi, dans notre réflexion commune sur la créativité en mathématiques et en musique. L’étendre à des disciplines artistiques et littéraires, examiner comment procèdent les créateurs en peinture, architecture, littérature, me paraît prometteur, les collaborations de création dans ces domaines étant aujourd’hui monnaie courante119.