Des sociétés en mouvement. Migrations et mobilité au Moyen Âge
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Autorité intellectuelle et déambulations rituelles : les processions universitaires parisiennes (xive-xve siècle)
Texte intégral
- 1 J. Verger, « La mobilité étudiante au Moyen Âge », Histoire de l’éducation, 50 (1991), p. 65-90.
- 2 J. Chiffoleau, « Les processions parisiennes de 1412. Analyse d’un rituel flamboyant », Revue hist (...)
- 3 Pour une présentation de ce corpus et une analyse plus détaillée des résultats obtenus, nous nous (...)
1De toutes les institutions de la fin du Moyen Âge, les universités médiévales furent probablement parmi celles qui stimulèrent le plus la mobilité de leurs acteurs1. La population universitaire parisienne se caractérisait ainsi par un recrutement géographique large, dans l’ensemble du royaume de France et, au-delà, dans de nombreux secteurs de l’espace européen. Parvenus à la ville « mère des sciences », les universitaires devenaient des acteurs essentiels de la vie parisienne, théâtre des luttes d’influences pour la domination symbolique de l’espace urbain. Ce phénomène de polarisation des populations intellectuelles n’était cependant en rien synonyme de la fin de leurs déplacements : à la mobilité individuelle se substituait le déplacement communautaire, la ville devenant l’espace privilégié des déambulations rituelles de l’institution. L’université de Paris n’avait certes pas le monopole de la pratique processionnelle dans la ville, mais elle fut probablement l’une des communautés usant le plus régulièrement, durant les xive et xve siècles, de cette forme de ritualité « flamboyante2 », mobilisée pour mettre en scène et inscrire spatialement l’ auctoritas universitaire, c’est-à-dire une autorité intellectuelle fondant une hiérarchie proprement académique. Cette contribution s’efforcera donc de présenter quelques observations issues de l’exploitation d’un corpus de 328 processions universitaires parisiennes relevées durant la période s’étendant de 1393 à 1492, corpus qui exclut les processions proprement liturgiques – obéissant à la récurrence d’un calendrier liturgique fixe – pour ne considérer que les processions spéciales – mobilisées pour célébrer rituellement un événement exceptionnel3.
- 4 B. Guenée, « Liturgie et politique. Les processions spéciales à Paris sous Charles VI », Saint-Den (...)
- 5 Auctarium chartularii Universitatis Parisiensis, Paris, 1893-1964, t. 2, col. 949, 1.28 ; t. 3, col (...)
2Les sources universitaires permettent de souligner – avec Bernard Guenée – que le règne de Charles VI constitua, sinon un point de départ, du moins un point d’inflexion dans l’usage des processions spéciales4. Un pic d’activité déambulatoire semble être atteint au milieu du xve siècle, certaines années, telle l’année 1449, n’offrant pas moins de onze déambulations universitaires. En revanche, seules quinze processions semblent pouvoir être qualifiées de générales, c’est-à-dire associant l’Université à d’autres corps constitués, tels des représentants du clergé parisien, les bourgeois de la ville ou encore le Parlement. Force est donc de constater que l’Université affichait une nette préférence pour une ritualité qui lui était propre et qui la mettait seule en scène. Certes, elle participa activement, durant tout le xve siècle, aux grands élans de piété, mobilisant la ville dans son ensemble autour de vœux exprimés à l’attention du roi ou de la paix, mais, la plupart du temps, l’Université préférait processionner seule. Ses réticences – parfois explicitement manifestées – à s’unir à d’autres semblent être justifiées par la crainte de voir dissoudre l’ordre hiérarchique proprement universitaire dans un cortège plus général. En outre, processionner avec le clergé parisien impliquait que les différentes communautés s’entendent préalablement sur la composition des cortèges – nombre de maîtres et étudiants appartenaient également à ces communautés religieuses – et sur la hiérarchie interne, ce qui n’était pas sans aiguiser les susceptibilités. Il convient probablement d’associer à cette aspiration de l’Université à contrôler seule sa ritualité l’apparition, au milieu du xve siècle, d’un type particulier de processions, dites « en l’honneur du recteur5 ». Convoquées par le recteur à l’issue de son mandat, ces processions solennelles, qui intervenaient quatre fois dans l’année, étaient tout entières tournées vers la célébration de l’institution universitaire par et pour elle-même.
- 6 Chartularium Universitatis Parisiensis, éd. H. Denifle, É. Châtelain, Paris, 1888-1897, t. 2, no 1 (...)
- 7 Ibid., t. 3, no 1699, art. 1.
- 8 Ibid., t. 4, no 2422 ; Auctarium..op. cit. n. 5, t. 3, col. 421, 1.32-41 ; col. 426, 1.31-32 ; col (...)
3Quelle que soit leur forme, les rites processionnels faisaient partie de ce que les universitaires nommaient les actes solennels de l’Université. À ce titre, l’assemblée générale de l’Université était la seule à pouvoir décider de leur tenue, et, la plupart du temps, de leur date et des stations. Au milieu du xive siècle, les statuts imposaient que les leçons soient suspendues lors des processions et que les maîtres et étudiants, selon leur statut, y participent6. Une attention particulière était également portée à l’organisation interne des cortèges, exprimant une volonté impérieuse de célébrer la cohésion du groupe et la hiérarchie interne d’une institution en représentation. À ce titre, les cortèges universitaires reflétaient une hiérarchie érigée en système, fondé sur la notion d’auctoritas intellectuelle : cette hiérarchie y était proprement académique, les grades et l’ancienneté de leur acquisition dictant l’emplacement de l’individu dans le groupe7. C’est dans la seconde moitié du xive siècle que semble s’être imposé ce modèle organisationnel exprimant une dignité croissante au fil du cortège, débutant avec les écoliers les moins formés pour s’achever avec le doyen de la faculté de théologie et le recteur de l’Université. Dans ces marches processionnelles, l’ordonnancement hiérarchique rigoureux était en outre visuellement renforcé par la tenue vestimentaire spécifique des participants et par le droit d’arborer des objets symboliques, tels que des reliques ou des cierges, dont la fonction était à la fois honorifique – pour ceux qui recevaient le droit de les porter – et esthétique – pour l’institution tout entière en représentation8.
- 9 Journal d’un bourgeois de Paris de 1405 à 1449, § 697, éd. C. Beaune, Paris, 1990, p. 356 ; Jean Ju (...)
- 10 La destination a pu être établie pour 267 des 328 processions recensées, 225 d’entre elles ayant p (...)
- 11 E. Marmursztejn, « Fonction intellectuelle et imaginaire urbain : le studium dans les représentati (...)
4À cet investissement symbolique s’ajoutait un investissement proprement physique de l’espace urbain. Les témoins du passage de cortèges universitaires, pouvant rassembler jusqu’à plusieurs milliers de personnes, décrivent les longs rubans s’étirant dans les rues de Paris, figeant la ville au rythme des pas des maîtres et écoliers qui déambulaient deux par deux9. Si les sources sont souvent imprécises quant à l’itinéraire suivi par ces cortèges, elles évoquent en revanche fréquemment leur point de départ – presque toujours le couvent des Mathurins – et leur destination. Il apparaît que ce sont au total dix-sept sanctuaires différents qui furent ainsi visités entre 1393 et 1492, selon des fréquences variables, six d’entre eux accueillant plus des quatre cinquièmes des processions localisées10. Les cycles processionnels annuels montrent une volonté d’alternance dans le choix de ces destinations, l’Université s’appliquant à visiter chacun des sanctuaires les plus importants. On constate alors que l’institution universitaire se consacre à un espace essentiellement intra-muros, mais s’applique à en dominer une large part, dans un schéma géographique rayonnant. Les itinéraires conduisent ainsi fréquemment les cortèges à sortir de la rive gauche, pour joindre l’île de la Cité et la rive droite, suivant un mouvement d’unification symbolique et fonctionnelle des trois rives, qui n’est pas sans rappeler les prétentions universitaires à investir l’ensemble de l’imaginaire urbain parisien pour mieux en affirmer l’identité académique, héritée du mythe de la translatio studii11.
- 12 Jean Gerson, « Contre Charles de Savoisy », Œuvres complètes, éd. P. Glorieux, t. 7, Paris, 1966, (...)
5Les processions universitaires parisiennes constituent donc une expression flamboyante de la cohésion communautaire et de la hiérarchie interne d’une institution en représentation. La ritualisation des marches à travers la ville, la partition du cortège en fonction de la faculté fréquentée et des grades acquis, la démonstration d’une apparence vestimentaire codifiée, l’usage de luminaires sont autant d’expressions de cette aspiration à fonder la hiérarchie sociale sur une auctoritas proprement universitaire, liée à la détention du savoir. Opérant l’union de la rive gauche, de l’île de la Cité et de la rive droite, les cortèges processionnels sont aussi un moyen de rappeler la protection des autorités royales et ecclésiastiques sur ce corps constitué. L’Université participe alors pleinement à la compétition pour la domination symbolique de l’espace urbain et déploie « en son corps et en ses membres12 » les signes visibles de son honneur.
Notes
1 J. Verger, « La mobilité étudiante au Moyen Âge », Histoire de l’éducation, 50 (1991), p. 65-90.
2 J. Chiffoleau, « Les processions parisiennes de 1412. Analyse d’un rituel flamboyant », Revue historique, 575 (1990), p. 37-76.
3 Pour une présentation de ce corpus et une analyse plus détaillée des résultats obtenus, nous nous permettons de renvoyer à notre thèse de doctorat en cours, L’honneur des universitaires au Moyen Age : étude d’imaginaire social, dir. C. Gauvard, Univ. Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Sur l’usage de cette typologie distinguant processions liturgiques et processions spéciales, voir M. Venard, « Itinéraires de procession dans la ville d’Avignon », Ethnologie française, 7 (1977), p. 55-62.
4 B. Guenée, « Liturgie et politique. Les processions spéciales à Paris sous Charles VI », Saint-Denis et la royauté. Études offertes à Bernard Guenée, éd. F. Autrand, C. Gauvard, J.-M. Moeglin, Paris, 1999, p. 23-49. Nous n’avons relevé, avant 1393, qu’une seule procession spéciale à laquelle participèrent les maîtres et écoliers parisiens, avec l’ensemble du clergé parisien, réalisée pour la santé du roi Philippe Auguste, le 23 juillet 1191 : Rigord, Gesta Philippi Augusti, § 77 (Œuvres de Rigord et de Guillaume le Breton, éd. H. F. Delaborde, t. 1, Paris, 1882, p. 111-112) ; Grandes Chroniques de France, t. 6, éd. J. Viard, Paris, 1930, p. 203-205.
5 Auctarium chartularii Universitatis Parisiensis, Paris, 1893-1964, t. 2, col. 949, 1.28 ; t. 3, col. 639,1. 18-19 ; t. 4, col. 438,1. 30.
6 Chartularium Universitatis Parisiensis, éd. H. Denifle, É. Châtelain, Paris, 1888-1897, t. 2, no 1188 (d), art. 3 ; n” 1189, art. 46 ; no 1190, art. 3-4 et 26-27.
7 Ibid., t. 3, no 1699, art. 1.
8 Ibid., t. 4, no 2422 ; Auctarium..op. cit. n. 5, t. 3, col. 421, 1.32-41 ; col. 426, 1.31-32 ; col. 639,1. 20-21 ; t. 4, col. 203, I. 10-19.
9 Journal d’un bourgeois de Paris de 1405 à 1449, § 697, éd. C. Beaune, Paris, 1990, p. 356 ; Jean Juvénal des Ursins, Histoire de Charles VI, éd. J.-Fr. Michaud, J.-J.-Fr. Poujoulat, Paris, 1851, p. 476.
10 La destination a pu être établie pour 267 des 328 processions recensées, 225 d’entre elles ayant pour destination l’un de ces six sanctuaires majeurs : Notre-Dame (48 fois), Sainte-Catherine-du-Val-des-Écoliers (43), Sainte-Geneviève (40), Saint-Germain-l’Auxerrois (35), Saint-Martin-des-Champs (32), Saint-Magloire (27), Augustins (11), Cordeliers (7), Saint-Victor (5), Mathurins (4), Bernardins (3), Saint-Germain-des-Prés (2), Saint-Paul (2), Carmes (2), Jacobins (2), Saint-Jacques-de-l’Hôpital (1) et Saint-Denis (1), auxquels il convient d’ajouter l’hôtel Saint-Paul (2).
11 E. Marmursztejn, « Fonction intellectuelle et imaginaire urbain : le studium dans les représentations urbaines au Moyen Âge central », Religion et sociétés urbaines au Moyen Age. Études offertes à Jean-Louis Bigetpar ses anciens élèves, éd. P. Boucheron, J. Chiffoleau, Paris, 2000, p. 435-444.
12 Jean Gerson, « Contre Charles de Savoisy », Œuvres complètes, éd. P. Glorieux, t. 7, Paris, 1966, p. 331-332.
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Légende | Les processions universitaires parisiennes, xive-xve siècle |
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© Éditions de la Sorbonne, 2010