1Je ne suis pas venu à la musique par volonté mais plutôt par hasard. Un jour, à quatre ans, rentrant à la maison avec mon frère aîné, j’ai découvert dans le salon un piano droit, blanc, qui m’a beaucoup intrigué. L’année d’après, nous étions tous les deux inscrits au conservatoire du 5^e arrondissement. Non sans mal. Il y avait des restrictions selon l’âge et nous étions trop jeunes. Mais le directeur, Yves Le Monnier, apprenant que j’avais déjà fait un CP et que je savais donc lire, écrire et compter, a eu le courage de nous inscrire directement en solfège (débutant 1), classe obligatoire avant l’accès à un instrument. J’ai tout de suite adoré le solfège, et j’ai longtemps eu du mal à comprendre comment on pouvait ne pas l’aimer. La méthode enseignée, dite de « lecture simultanée » des clefs de sol et de fa, mise au point par Yves Le Monnier lui-même, logique et ludique, y est peut-être pour quelque chose. Ainsi que le goût que j’avais pour les mathématiques. Rapidement, le conservatoire est devenu pour moi aussi important que l’école. L’année d’après, outre la chorale et le cours de solfège, je commençais l’apprentissage de deux instruments : le piano et la flûte à bec. Plus tard, peu à peu se sont ajoutés la musique de chambre (où j’étais tantôt au piano tantôt à la flûte à bec), l’apprentissage du saxophone vers mes dix ans, puis les classes de jazz.

2Tout cela n’avait rien d’exceptionnel pour les enfants de mon école. En effet, à l’École des enfants du spectacle, une petite école publique à deux pas de chez nous où mon frère et moi avons suivi toute notre scolarité jusqu’à la troisième comprise, nous n’avions cours que l’après-midi, le reste du temps étant consacré à des activités diverses, toutes hors de l’école. Il y avait des sportifs (patineurs, nageurs, tennismen…), des danseurs, des enfants s’entraînant aux arts du cirque avec leurs parents (jongleurs, magiciens, acrobates…), d’autres qui jouaient dans des théâtres ou tournaient dans des films, et aussi des musiciens fréquentant des conservatoires ou des cours privés. C’est là que j’ai connu des enfants que j’ai retrouvés plus tard, devenus musiciens professionnels. Il y avait Vincent David, aujourd’hui star internationale du saxophone ; Nicolas Kruger, revu une dizaine d’années plus tard au CNSM1 en classe de contrepoint et à présent chef de chant et chef d’orchestre ; et aussi les frères Slabiak, Eric et Olivier, violonistes du groupe Les Yeux noirs. Parmi mes anciens camarades de classe, il y en a eu qui, patineurs, ont participé aux Jeux olympiques, et d’autres qui ont poursuivi de belles carrières de danseurs. C’est aussi à l’École des enfants du spectacle que j’ai connu les futurs comédiens Aure Atika, Clovis Cornillac, Judith Henry, Virginie Ledoyen, Benoît Magimel.

3Pour en revenir au solfège, découvrir les sons, apprendre leurs noms, savoir comment ils s’organisaient en gammes et en modes, tout cela me fascinait. Le régime au conservatoire était assez sévère. À l’issue de l’examen de fin d’année, on pouvait passer, sauter des classes, redoubler et, le pire, rétrograder. Pour beaucoup d’élèves, le solfège était la bête noire. Pour moi, apprendre à lire des notes me semblait aussi naturel que d’apprendre à lire des lettres. Je me souviens que j’aimais tellement lire des partitions que j’avais du mal, à la chorale, à retenir les morceaux à chanter, parce qu’on nous les enseignait par simple répétition, sans nous donner de partition. Les portées me manquaient. Avec le recul, je trouve bizarre ce fétichisme de la partition que j’avais enfant. Car le propre de l’improvisation, qui est l’une des mes activités favorites, est bien de se passer de la notation.

4En classe de piano, tout de suite, j’ai essayé d’inventer ma propre musique, parfois à l’oreille en jouant de petits airs, d’autres fois en noircissant des lignes et des lignes de notes avec persévérance. C’est devenu mon passe-temps favori, il occupait toutes mes matinées. À sept ans, je me suis essayé à une Danse des quartes, dans le goût de Bartók. Rien ne me faisait peur. Je me suis lancé tête baissée dans un concerto pour piano, dans un concerto pour quatuor de saxophones, les deux abandonnés après deux pages d’écriture. Je me souviens aussi d’une pièce pour piano seul que je destinais à l’accompagnement d’un film d’horreur. Par souci de mimétisme, j’avais écrit un glas à la main gauche dans le grave, naïvement répété douze fois pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté possible et que l’on comprenne bien que c’était minuit, l’heure du crime et de tous les dangers.

5À partir de mes huit ans, mon professeur de piano au conservatoire du 5^e à qui je jouais le résultat de mes essais a décidé de m’enseigner des rudiments d’harmonie. Marthe Nalet était une élève de Nadia Boulanger. Elle avait cette excellente conception de la musique comme un tout qui ne dissocie pas interprétation et invention. Elle donnait ces cours d’harmonie chez elle. Nous étions trois : mon frère Kamil, la future pianiste Claire-Marie Le Guay et moi. L’étude de l’harmonie m’a tellement passionné que l’année d’après, j’ai ajouté à mon cursus au conservatoire du 5^e la classe d’écriture. Dans cette classe, dès le début, j’ai été encouragé à composer par mon professeur, Béatrice Berstel, et par une autre claveciniste qui la remplaçait à l’occasion, Emmanuelle Haïm. C’est dans cette classe aussi qu’à onze ans j’ai eu mon premier contact, indirect, avec ce que pouvait être la musicologie. En effet, elle était fréquentée alors par des étudiants en musicologie de Paris 4 et des hypokhâgneux et khâgneux option musique du lycée Fénelon. Ce qu’ils disaient de la musicologie me semblait mystérieux et me passait largement au-dessus de la tête. Mais Béatrice Berstel nous encourageait à faire des exposés d’analyse. Ainsi, un élève qui préparait le CAPES a expliqué Tout un monde lointain de Dutilleux – œuvre qui était au programme du concours. Je me rappelle avoir fait l’analyse d’un allegro de sonate de Haydn devant un inspecteur de la musique de la Ville de Paris. J’étais intimidé et aussi intrigué par le fait qu’on l’appelait « Monsieur l’Inspecteur », appellation que je croyais réservée aux officiers de police. Les autres élèves étaient très gentils et ne me tenaient pas à l’écart de leurs conversations, même s’ils avaient une dizaine d’années de plus que moi. C’est dans cette classe que j’ai fait la connaissance d’Eric Montalbetti, jusqu’à très récemment directeur artistique de l’Orchestre philharmonique de Radio France, du chef d’orchestre Vincent Barthes, de la musicologue Claire Delamarche, spécialiste notamment de Bartók.

6Si, pour l’apprentissage de l’harmonie, étudier en parallèle le piano m’était d’une grande aide, les autres instruments que je pratiquais me permettaient de me familiariser avec d’autres domaines. Certes, la flûte à bec est étrangère à l’orchestre symphonique et le saxophone, qui y a fait une entrée relativement récente, y occupe une position assez marginale. Cependant, leur apprentissage fait que, aujourd’hui, lorsque j’écris pour orchestre, j’ai des facilités pour préciser les articulations des bois, et même des vents en général, alors que les cordes gardent toujours pour moi quelque chose de mystérieux. Ce ne sont pas les quatre mois, quand j’avais huit ans, durant lesquels je me suis escrimé tout seul sur un violon prêté par un camarade d’école qui en changeait, qui m’ont apporté une grande compétence en la matière. Flûte à bec et saxophone m’ont fait découvrir des musiques qu’on avait moins l’occasion de pratiquer au piano. Grâce à la flûte à bec, j’ai eu accès au répertoire de la Renaissance et du baroque. J’ai joué du Corelli, du Marcello, du Haendel, j’ai eu l’occasion de me produire en soliste dans un Concerto de Vivaldi et dans le quatrième des Concertos brandebourgeois de Bach. Et je connaissais Marin Marais bien avant le succès du film qu’Alain Corneau a tiré du roman de Pascal Quignard Tous les matins du monde. Curieusement, c’est aussi la flûte à bec qui m’a initié aux délices de la musique contemporaine : frapper sur le bois de l’instrument, faire des sons saturés en soufflant démesurément dans le bec… Au piano, le seul répertoire contemporain que j’avais abordé se limitait à Darius Milhaud, Jean Rivier, Jacques Ibert ou Jean-Michel Damase. C’est surtout grâce au saxophone que j’ai pu découvrir une assez large palette esthétique, qui allait des musiques les plus expérimentales au jazz et aux musiques que l’on n’appelait pas encore « actuelles ».

7Guy Lacour, mon premier professeur de saxophone et l’auteur d’un recueil d’études pour l’instrument qui est le best-seller des éditions Billaudot, regardait avec bienveillance les esquisses que je lui soumettais. Lui-même m’avait dit être autodidacte en matière de composition et avoir appris le métier en étant copiste pour des éditeurs. Ceci m’avait beaucoup surpris car j’en étais au même moment, en classe d’écriture, à l’étude de la dizaine de volumes des « Challan » où l’on apprend, systématiquement et dans l’ordre, accords classés et notes étrangères. Je me souviens de lui avoir montré une pièce pour saxophone et piano. Il s’est mis au piano et m’a demandé de jouer la partie de saxophone. J’en étais dans les Challan aux accords de septièmes d’espèce, majeures et mineures, et ce n’est sans doute pas un hasard si la pièce en question avait des sonorités jazzy un peu frelatées, car je l’avais truffée de ces accords.

8J’ai commencé les classes de jazz vers l’âge de treize ans. Dans celle de piano jazz, Jean-Michel Bernard m’a initié à la gamme acoustique, au blues, au mode II de Messiaen. En classe d’ensemble, je retrouvais un contrebassiste, un batteur, un trompettiste, parfois un vibraphoniste. J’étais au piano – beaucoup plus rarement au saxophone. François Jeanneau nous faisait improviser sur des standards. Cela m’a appris à canaliser mon imagination et, comme dans la classe de musique de chambre, à écouter les autres. En jazz et en musique de chambre, j’ai découvert le plaisir de jouer à plusieurs, plaisir qui ne m’a jamais quitté et qui est un bon antidote à la solitude qu’implique une activité de création comme la composition. La pratique de la musique de chambre m’ouvrait aussi tout un répertoire, était une bonne école de déchiffrage et m’enseignait à apprivoiser assez vite les œuvres.