Paris au travail

1Quand Bouvard et Pécuchet, les deux héros flaubertiens, se lancent dans leur aventure boulimique vers les domaines du savoir, ils abordent inévitablement l’histoire de France ; c’est à ce moment qu’ils tombent sur l’histoire de la Révolution française. Nous sommes en 1845 et, sous la tonnelle de leur jardin en Normandie, ils lisent ensemble l’Histoire de la Révolution d’Adolphe Thiers. Mais à animer « les plates descriptions de l’auteur », interviennent, dans leur conversation, « des souvenirs presque personnels » ; et en effet, il se trouve que « des vieillards leur avaient parlé de 93 ». La mémoire du Paris révolutionnaire ne s’était donc pas encore effacée et rebondissait, grâce aux récits des témoins, consacrés à certaines de ses images les plus évocatrices. « Dans ce temps-là, écrit Flaubert, les grandes routes étoient couvertes de soldats qui chantaient la Marseillaise. Sur le seuil des portes, des femmes assises cousaient de la toile pour faire des tentes1 ».

2Cette image qui s’installe dans l’iconographie révolutionnaire et démontre une certaine longévité était la conséquence du décret rendu par le Comité de salut public le 23 août 1793, cité effectivement par Adolphe Thiers, qui mettait en réquisition permanente tous les Français. D’abord les hommes entre 18 et 25 ans soumis à la levée de masse, mais aussi bien, à différents titres, les autres secteurs de la population. Voilà le passage de Thiers :

Tous les Français seront en réquisition permanente pour le service des armées. Les jeunes gens iront au combat ; les hommes mariés forgeront les armes et transporteront les subsistances ; les femmes feront des tentes, des habits, et serviront dans les hôpitaux ; les enfants mettront le vieux linge en charpie[.]2

3 Or, malgré l’importance d’une telle mesure, le bilan d’ensemble de cette opération nous échappe, ainsi que les détails relatifs à l’organisation concrète de ce type de travail dans la capitale. Le caractère très lacunaire des sources nous empêche de décrire et de mesurer précisément ce grand remaniement du monde du travail parisien, occasionné par la Révolution.

4À vrai dire, au moins au sujet de la production d’armes, les sources sont plus généreuses, ce qui a permis à Camille Richard de nous laisser un travail important sur ce thème3. Mais il s’agit d’un cas particulier qui concerne surtout une main d’œuvre spécialisée : des armuriers professionnels, dont notamment ceux de Maubeuge réfugiés à Paris après l’évacuation de leur manufacture, en août 1793, sous la menace de l’armée autrichienne. Il s’agit donc d’une main d’œuvre partiellement « extraterritoriale », mise en réquisition à cause de sa spécialisation ; d’autres potentiels réquisitionnés dans ce secteur ne représentaient qu’une composante marginale et minoritaire.

5Pour ce qui est, en revanche, de la production d’autres équipements comme les objets d’habillement et de campement, l’appel au travail engageait et concernait des secteurs bien plus larges de la population parisienne ; pourtant, sur ce plan, nous sommes malheureusement nettement moins bien renseignés. Ces lacunes ne peuvent que proposer à nouveau un curieux paradoxe historiographique (ou plutôt archivistique) sur lequel j’ai déjà eu occasion d’insister, en ce qui concerne les classes laborieuses parisiennes sous la Révolution4. Tout se passe en effet dans les sources – mais aussi chez les historiens – comme si sous l’Ancien Régime le peuple de Paris se consacrait essentiellement à travailler, tandis que – quelques années plus tard, à partir de 1789 – ce même peuple ne faisait que la Révolution.

6Or, le peuple de Paris – comme nous l’a appris Daniel Roche – n’est pas quelque chose de figé, mais une entité en cours de transformation, ce qui fait que, parmi les spécialistes d’histoire parisienne, chacun, en quelque sorte, a « son » peuple de Paris. Dans les pages qui suivent, je propose donc de parler brièvement du mien.

7Le chantier de recherche portant sur le monde du travail parisien sous la Révolution semble actuellement plutôt délaissé. J’aimerais donc reprendre ce grand sujet à partir d’un secteur particulier, assez typique, celui évoqué justement par Bouvard et Pécuchet, pour essayer de donner consistance à une image léguée par l’iconographie de la Révolution. Il s’agit d’une recherche en cours dont je me bornerai ici à exposer quelques jalons, sans prétendre affronter la question dans son ensemble.

8 L’attention des historiens de la révolution parisienne a été attirée à plusieurs reprises par ce sujet. Comme point de départ, il convient donc de rassembler tous les éléments déjà connus du dossier, dispersés dans différents ouvrages, pour essayer un travail de « remixage » visant à remettre en perspective les matériaux dont on dispose. Et cela à la lumière d’une problématisation nouvelle, qui tienne compte d’un fait dont je suis persuadé : que ce sujet ne représente guère un détail parmi d’autres de l’histoire de Paris sous la Révolution. C’est en revanche un nœud stratégique, un point de convergence et de jonction de plusieurs éléments ; un observatoire important qui permet de vérifier certains aspects du fonctionnement de la société parisienne dans son ensemble. L’image d’Épinal qui représente les femmes, associées à l’effort commun du peuple de Paris pour la défense, cache en fait une réalité bien plus crispée : un terrain de difficultés administratives, une zone trouble de contestations, d’affrontements, et aussi d’échecs. Si on envisage ce sujet comme une sorte de plaque tournante où s’entrecroisent différentes problématiques, il s’avère bien plus complexe qu’on ne l’a cru, car les ouvrages qui s’en sont occupés jusqu’ici – la plupart du temps de façon marginale – se sont bornés en général à étudier un seul de ces multiples aspects.

9À Paris il n’y avait, au xviii^e siècle, aucune véritable tradition de fabrication d’équipements militaires. Si on excepte l’Hôtel des Invalides, au début du siècle, la capitale contribuait peu à ce travail ; la plupart des équipements se faisaient en province et, en l’occurrence, il y avait des marchands forains qui ouvraient des succursales à Paris, soulevant les protestations des marchands merciers parisiens contre le monopole qu’ils avaient accaparé dans la fourniture de tissus aux régiments5.

10Sous la Révolution en revanche, les productions de guerre à Paris répondent à une double exigence : d’une part celle de contribuer à résoudre la situation dramatique où se trouvent les hommes en réquisition pour l’armée et, d’autre part, celle de stimuler et de véhiculer l’élan patriotique.

11Le nombre largement accru d’hommes nouvellement appelés à la défense nationale, face aux premières déroutes militaires et à l’avancée de l’ennemi, avait posé d’importants problèmes d’équipement. Dans une adresse à ses concitoyens du 1^er janvier 1793, le ministre de la Guerre, Pache, signalait que déjà au mois d’août le vêtement de l’armée française était en mauvais état et que les dépôts en étaient dépourvus. Face à l’urgence – rappelait Pache – « chaque Français partit comme il se trouva, vêtu et équipé, soit par ses propres moyens, soit par ceux de ses amis et de ses voisins, soit par ceux des Municipalités et des Corps Administratifs et tous volèrent à la défense de la Patrie6 ». Tout cela relevait de l’improvisation. Au moment de l’arrivée du froid, les vêtements avec lesquels les troupes étaient parties paraissaient désormais largement insuffisants.

12Sans attendre l’hiver, dès sa nomination en octobre 1792, Pache avait déployé de grands efforts pour faire face à l’état de dénuement des soldats7 : habits, vestes, culottes, pantalons, guêtres, bas, d’une part, et tentes pour le campement, de l’autre. L’appel de janvier 1793 espérait susciter une grande mobilisation collective des habitants de la capitale pour pourvoir aux besoins des soldats. Il s’agissait en effet d’un investissement qui concernait transversalement plusieurs couches de la population parisienne, non seulement dans le travail plus spécialisé de la confection, mais aussi pour la coupe des tissus et autres fonctions auxiliaires ou préparatoires à la production des tailleurs.

13Or, se dégage parallèlement un deuxième registre : celui du concours patriotique. L’exigence de productivité devait trouver dans le patriotisme le soutien idéal. Les deux registres se chevauchent ainsi, pendant tout le cours de la Révolution, dans l’appel du gouvernement à la ville de Paris. Il s’agit d’une forme de mobilisation qui s’appuyait sur le grand potentiel d’énergie révolutionnaire de la capitale, visant à expérimenter des voies nouvelles pour pourvoir à l’armement et à l’équipement.

14Les règles du jeu s’avèrent donc profondément changées par rapport aux temps de l’Ancien Régime. Dans une société de plus en plus politisée, la production d’effets pour l’armée n’est plus simplement une affaire d’ordre économique. Sous la Révolution, à côté d’une « économie morale » se dégage ainsi, chez les classes travailleuses parisiennes, ce que j’appelle une sorte d’économie éthico-politique8 qui met l’élan patriotique au service de la production de guerre et permet de profiter de l’engagement politique collectif pour obtenir un résultat sur le plan productif. Cette forme collective de mobilisation dans le monde du travail servait à renforcer l’engagement patriotique et le sentiment de cohésion de la capitale en révolution.

15La réquisition permanente de la population parisienne, lancée par le décret du Comité de Salut Public pour le service de l’armée, devait néanmoins être organisée. Dans le cas, par exemple, de la récolte du salpêtre, utilisé pour fabriquer la poudre à canon, il s’agissait essentiellement d’un concours général de la population, invitée dans toutes les sections de la capitale à contribuer volontairement, faisant appel à son élan patriotique9.

16 Tous les citoyens étaient invités à descendre dans leur cave recueillir la terre et les plâtras salpêtrés, gratter les murs pour récupérer du salpêtre. « C’est du sol même de la République – déclarait le conventionnel Frécine, chargé de la raffinerie révolutionnaire du salpêtre – que les bras des hommes libres doivent extraire la poudre destinée à exterminer l’odieuse race des tyrans10 », d’où les définitions souvent employées de « poudre révolutionnaire » ou de « poudre tyrannicide ».

17La récolte dans les caves des particuliers était un travail occasionnel et bénévole ; mais ensuite il fallait lessiver et raffiner le salpêtre, ce qu’on faisait dans les ateliers installés spontanément dans les différentes sections de la capitale, souvent dans d’anciens établissements religieux. Le grand atelier parisien de raffinage, installé dans l’ancienne abbaye Saint-Germain, et celui de Grenelle, affecté à la production de poudres, employaient de nombreux ouvriers salariés, si l’on s’en tient aux déclarations de Barère, exaltant cette grande entreprise patriotique qui, non seulement servait à approvisionner l’armée, mais donnait du travail à « 1500 pères de famille », condamnés autrement au chômage11.

18Par ce vaste système, la Révolution avait donc remplacé l’ancienne communauté des salpêtriers parisiens, un métier règlementé qui, d’après Savary, rassemblait, au début du siècle, 26 maîtres en 32 ateliers12. La réorganisation à Paris de cette production, sous forme de Régie nationale des poudres et salpêtre, fut un succès éclatant, stimulé par la guerre. Cette entreprise dépendait néanmoins de la matière première, à savoir le salpêtre brut. Il fallait donc que « l’exploitation du salpêtre ne se refroidisse point, que la chimie du peuple continue son travail utile » : il importait donc d’« activer les travaux des sections, de ranimer le patriotisme des ouvriers », déclarait toujours Barère, dans son rapport de synthèse, en messidor an II13.

19En fonction de ces opérations, on avait mobilisé aussi des savants pour organiser, en ventôse an II, des « cours révolutionnaires et gratuits » au Jardin des plantes, afin d’apprendre aux délégués parisiens et à ceux des autres départements les nouvelles techniques de fabrication des salpêtres et poudres14. Ces cours étaient tenus, entre autres, par Guyton, Fourcroy, Berthollet, et notamment par le chimiste Carny – ancien employé de la Régie fondée par Turgot en 1775 – le plus expert dans ce domaine, et qui avait mis à point un système nouveau et efficace de raffinage.

20Le résultat de cette rencontre entre mobilisation populaire et nouveaux procédés de production fut admirable : le potentiel productif en sortit décuplé. C’est ainsi que la récolte et la fabrication du salpêtre prennent une place importante dans l’iconographie révolutionnaire, comme en témoignent les fêtes organisées en hommage à cette opération, les couplets, les chansons patriotiques, ainsi que les pièces de théâtre qui exaltent les résultats de cette quête patriotique. Une belle gouache de Jean-Baptiste Lesueur mettant en exergue la solidarité citoyenne face à cette nouvelle tâche républicaine est sans doute l’exemple le plus évocateur15.

21La clé de ce succès résidait justement dans Paris et dans son rôle centralisateur. « C’est à Paris – remarque en effet Barère – que nous devons placer les grands établissements, les ateliers ; c’est ici la clef de voûte républicaine. En mettant dans le centre de la République et du gouvernement les grands ateliers de raffinage de salpêtre et de poudrerie, on concentre de plus en plus la force révolutionnaire16. » On soulignait ici le strict rapport qui s’instaurait entre production, centralisation et patriotisme. Paris disposait justement d’un capital démographique incomparable qui favorisait cette mobilisation sur le terrain du travail. La récolte du salpêtre se fondait donc sur le zèle patriotique volontaire, ce qui avait permis à Barère de proclamer avec une certaine fierté : « Nous avons formé un peuple de salpêtriers et de fabricants de poudre. » Et inversement, Momoro pouvait définir le patriotisme parisien comme un « salpêtre moral » toujours prêt à exploser17.

22La fabrication du salpêtre devient ainsi un moment exemplaire de l’activité révolutionnaire ; elle rassemble en effet un certain nombre d’éléments qui en font presque un paradigme de l’engagement collectif. Ce succès dépend de plusieurs facteurs. D’abord, parmi les différentes productions de guerre, celle du salpêtre est certainement la plus réussie économiquement. Le travail de récolte et de fabrication est simple ; les investissements nécessaires, plutôt faibles ; la main d’œuvre déqualifiée joue ici un rôle important, mais l’opération dans son ensemble associe toutes sortes de citoyens, y compris les savants qui se mobilisent pour organiser et améliorer la production. Voilà une première forme de concours patriotique au travail où l’élan bénévole côtoyait des formes d’emploi salarié au bénéfice des plus démunis. Sans compter que, sur le plan symbolique, le salpêtre, mobilisant toutes sortes de citoyens – hommes, femmes, vieillards, enfants – dans la production d’un ingrédient fondamental de la poudre à canon, représente une première étape métaphoriquement significative vers la militarisation de la société dans son ensemble contre les ennemis de la patrie.

23En revanche, la production pour l’habillement ne bénéficiait pas de toutes ces circonstances favorables ; elle s’articulait de tout autre façon et s’annonçait plus complexe. Ici aussi la question du travail rejoignait le thème de l’engagement patriotique, mais plusieurs autres éléments intervenaient et se chevauchaient. Tout d’abord, des problèmes de gestion de l’entreprise. Comment organiser la production pour obtenir les meilleurs résultats en fonction des exigences militaires ?

24À vrai dire, l’effort pour la fabrication d’objets de petit habillement n’attend pas l’appel de Pache de l’automne 1792, lorsque la France est déjà en guerre, mais remonte au mois d’avril précédent, en vue de la formation d’un camp sous Paris, conçu pour faire face aux dangers imminents provenant de l’étranger18. Le premier directoire de l’habillement était composé essentiellement de marchands drapiers, spécialisés dans le commerce et la production des tissus. On avait donc eu recours à une régie de spécialistes, chargés de commissionner et d’acheter les effets d’habillement et campement des troupes, puis de les envoyer aux armées. Le travail avait été partagé parmi de nombreux tailleurs parisiens ; mais les résultats ne furent pas bons. Déjà en novembre 1792, Pache dénonçait la lenteur des opérations, la grande confusion, ainsi que le risque de conflits d’intérêt dans la gestion19. Et en effet les gaspillages, la mauvaise qualité des fournitures et la dilapidation étaient évidents et caractérisèrent cette première administration. Les fournitures militaires – dénoncera Pelet dans son bilan, présenté à la Convention le 25 mai 1793 – « sont les canaux par où s’écoule en silence et avec rapidité, la fortune de l’Etat20 ».

25Cela posait un premier gros problème d’ordre administratif. Le ministre de la Guerre, Servan, décide alors de changer de critère en remplaçant les membres du directoire de l’habillement par des patriotes, étrangers à la pratique commerciale directe et à l’exercice du métier. Le 30 septembre 1792, le relais est pris par des experts d’organisation de la production et par des savants : entre autres Lazowski et Lepage, anciens inspecteurs des manufactures et du commerce21, et Vandermonde, de l’Académie des sciences22 : c’est un nouveau chapitre qui s’ouvre dans la gestion de cette production.

26Mais, si les précédents administrateurs seront arrêtés en tant que prévenus d’irrégularités dans leur gestion, soupçonnés de « dilapidations énormes » et devront justifier leurs comptes23, les choses ne vont pas beaucoup mieux avec les nouveaux venus. Ils seront accusés, à leur tour, de corruption et d’incapacité. Lazowski meurt accidentellement, sauvegardant ainsi sa réputation de bon patriote, mais Lepage est arrêté pour irrégularités présumées et corruption. Vandermonde, qui jouissait pour autant de l’estime de ses concitoyens, est arrêté et demeure en détention pendant quelques semaines à la fin de son mandat, faisant les frais des attaques portées contre Pache et Bouchotte. Il sera libéré grâce à l’intervention de Hassenfratz et Desfieux, et avec l’appui du Bureau de consultation des Arts et Métiers de l’Académie des sciences. Cette expérience d’un savant emprunté pour la gestion d’un domaine particulièrement délicat, semble donc fort peu réussie.

27La dernière administration de l’habillement, installée le 6 mai 1793, voit à sa tête Sulpice Huguenin, militant cette fois-ci de premier plan de la sans-culotterie parisienne, homme du faubourg Saint-Antoine, qui avait été président de la Commune révolutionnaire du 10 août. Cette fonction administrative se politise donc davantage par le recours à des patriotes ; mais Huguenin sera aussi attaqué et accusé de malversations de toutes sortes. Et parmi ses collègues, Provenchère, reconnu coupable de prévarication, sera renvoyé au tribunal révolutionnaire et condamné à mort le 7 prairial an II. Ce ne sera pas le seul à partager ce destin dans cette nouvelle couvée d’administrateurs, ce qui témoigne d’un secteur à haut potentiel de contamination24.

28On peut en conclure qu’il s’agissait d’emplois où – à tort ou à raison – le risque de se compromettre était élevé, mais où la possibilité de faire des profits et même de s’enrichir illégalement était tout à fait concrète : un terrain piégé donc, où tentation, abus et soupçon se côtoyaient. Le fait de comporter des profits potentiellement fort élevés, mais aussi des risques non négligeables, était d’ailleurs une caractéristique que le secteur de l’habillement partageait avec le vaste domaine des fournitures militaires dans son ensemble25. Cela explique la vulnérabilité du rôle d’administrateur de l’habillement ainsi que la tendance de ce rôle à être contaminée et à tomber dans le collimateur de l’opinion publique, d’où un roulement assez rapide dans l’exercice de cette fonction.

29Les marchandises défectueuses, pour cause d’insouciance des producteurs, de superficialité dans les contrôles des produits, ou carrément de mauvaise foi, n’étaient pas exceptionnelles. En outre, les premières administrations n’avaient rendu aucun compte, ni dressé aucun état de situation des magasins ; il nous manque donc un bilan quantitatif et qualitatif sur ces opérations et sur les personnes employées, ainsi qu’un rapport entre fournitures de tissus et objets produits dans la capitale. Nous disposons en revanche de quelques bilans dressés périodiquement à l’initiative de la Convention et confiés à certains de ses membres qui, par un aperçu d’ensemble, se chargent de mettre en évidence tous les dégâts et les inconvénients accumulés à la suite d’une mauvaise gestion26.

30Si la direction et l’organisation des travaux d’habillement ne cessent pas de poser des problèmes, le travail en soi ne s’avère pas pour autant moins problématique. Car, parmi les nouvelles valeurs de la nation régénérée, il y a l’abolition des privilèges, ce qui impose que tous les citoyens puissent bénéficier des nouvelles opportunités ouvertes par la Révolution, surtout s’ils sont en conditions de détresse et de chômage.

31Une question capitale se pose alors : comment partager le travail dans la capitale ? La mobilisation civique débute précocement, mais de façon désorganisée et spontanée au moment de la préparation d’un camp sous Paris. « Les premières mesures adoptées par ces administrateurs, observe Pache dans son appel aux sections de novembre 1792, et qui consistèrent à diviser cette confection entre un grand nombre de tailleurs de Paris, n’eurent pas le succès qu’ils s’en étaient promis. Il résultoit une lenteur et une confusion préjudiciable au service. » C’était l’époque des premiers administrateurs qui, « forcés à des précautions par le danger de placer légèrement leur confiance, s’exposoient au reproche d’accorder des préférences arbitraires ». Toutefois, nous ignorons les conditions dans lesquelles les entrepreneurs convoqués firent confectionner les premiers produits d’habillement.

32 Au même moment résonnait l’appel aux ouvriers à se présenter au ci-devant couvent des Célestins pour la production de tentes27 et le 8 septembre, il y a trace d’une distribution de matériaux aux sections pour la production de ce même article, destinée au camp sous Paris. Cette situation encore anarchique sera officialisée par le décret du 6-8 octobre 1792 qui charge le pouvoir exécutif d’installer des ateliers de confection à Paris, ville proche des armées du Nord.

33Le principe s’impose donc de répartir le travail sur la base des sections qui, après l’insurrection du 10 août, avaient considérablement augmenté leur rôle social et politique. Les sections créent en effet leurs ateliers pour la coupe des objets d’habillement : « Chaque atelier – remarque Ernest Mellié, d’après l’exemple de la section des Invalides – avait ses coupeuses et ses receveuses […] la section ne devait faire aucun bénéfice et tous les avantages étaient pour les ouvriers. Néanmoins l’administration des habillements conservait encore des entrepreneurs28. »

34Un nouveau critère s’ajoute donc à ceux imposés, d’une part, par la nécessité d’une gestion avantageuse de la production et, de l’autre, par les impératifs de l’esprit patriotique : celui de la répartition égalitaire du travail dans les différents quartiers de la capitale. « Il s’agit – remarque toujours Pache – de profiter de l’énergie de toutes les sections de Paris29. »

35Des ateliers et des magasins s’installent dans les différents quartiers pour la livraison des étoffes et la réception des objets confectionnés. Cela implique d’abord un important changement dans la topographie productive de la ville : des anciens établissements religieux comme l’Oratoire, le couvent des Filles-Dieu, Saint-Joseph, ou encore des casernes, des hôpitaux, sont en partie transformés en magasins ou en ateliers. À ces endroits vont s’ajouter par la suite les ateliers sectionnaires.

36Le passage à un nouveau type de gestion sur base sectionnaire devait se faire graduellement, sans annuler les engagements qui avaient été déjà pris avec les précédents soumissionnaires. Mais gérer et organiser l’élan patriotique des sections n’était pas facile : il fallait exaucer les attentes légitimes des citoyens qui cherchaient de l’emploi dans les travaux pour l’armée, sans pour autant sacrifier les intérêts de la République. Nous assistons alors à une première expérimentation visant à coordonner différents intérêts qui ne coïncidaient pas forcément : ceux de l’administration de l’habillement, des sections, des fournisseurs, des citoyens. Il fallait donc une bonne dose d’équilibrisme pour concilier tout ça.

37 D’autant plus qu’un principe ultérieur se glissait désormais dans cet enjeu complexe : la volonté de faire profiter de cette opération les citoyens les plus démunis et notamment « ceux que le patriotisme a porté à faire pour la Révolution les sacrifices les plus pénibles30 ». Le travail pour l’armée devenait ainsi une mesure larvée d’assistance ; la France révolutionnaire faisait intervenir dans ce domaine un nouveau registre : celui de la bienfaisance.

38De cette façon, on essayait de lier la mobilisation pour les productions de guerre aux politiques traditionnelles d’assistance, bien connues à Paris, visant à compenser le chômage et soulager l’indigence. Les ateliers de charité, ouverts en 1788 et puis fermés l’année suivante, étaient très onéreux ; ils avaient été relayés par d’autres travaux publics occasionnés par la Révolution, comme le chantier de démolition de la Bastille et, plus récemment, le camp sous Paris qui pourtant avait été démantelé dès que le danger d’invasion n’était plus imminent. Il fallait compenser ce vide en essayant aussi d’employer les femmes des volontaires, désormais sans revenu. Deux importants ateliers de filature, consacrés aux indigents – surtout des femmes – avaient été installés depuis 1790 dans les couvents des Jacobins et des Récollets31 : une entreprise sans doute plus rentable par rapport aux travaux de terrassement réservés d’habitude à cette forme d’assistance.

39Cependant, dans cette déclinaison « sociale » de l’élan patriotique, une nouvelle variable s’ajoutait qui n’allait pas sans créer d’autres ambigüités dans les critères de gestion, bouleversant le rôle même du travail et de son organisation. Le principe de la rentabilité pouvait reculer par rapport aux buts charitables de l’opération. La question était alors de savoir quelle baisse de productivité pouvait tolérer l’administration, au nom de la bienfaisance ou, si l’on veut, en fonction d’une gestion « éthico-politique » du travail ?

40Le bilan dressé par Pelet et présenté à la Convention le 9 mai 1793, une des rares sources dont nous disposons avec une vue d’ensemble, contenait un réquisitoire impitoyable sur l’état de cette production. Si la Convention n’intervenait pas pour « dissiper le chaos de l’administration actuelle », il y avait à craindre une « horrible catastrophe » ; et cela, entre autre, à cause de « l’avidité des fournisseurs et des ouvriers ».

41Le principe même du travail décentré dans les sections posait problème. On se demandait, à juste titre, si cette façon d’organiser la production, tout en répondant à des critères de justice distributive, était plus efficace ou si elle n’était pas simplement plus coûteuse. D’autant plus que, d’après Pelet, l’habitude de donner les étoffes en compte aux sections, établie par Pache, donnait lieu à nombre d’abus, de la part même des commissaires sectionnaires.

42 Le secteur où régnait « le plus grand désordre » était – d’après Pelet – celui des outils de campement :

On a eu le dessein, dans le principe d’occuper utilement les ouvriers des faubourgs, mais sous d’autres vues absolument contraires aux lois d’une administration sage ; on a commandé ces outils sans prévoyance, sans nombre fixe, sans modèles, sans règles aucune dans les soumissions […] pendant plus de trois mois on a rempli les magasins d’outils détestables, absolument détestables, absolument incapables de servir et qu’on a été forcé de recevoir parce que, d’une part, les ouvriers exigeaient impérieusement et à force ouverte qu’on les reçût et qu’on les leur payât ; et que de l’autre on ne pouvait légalement les rejeter, faute de modèles qui auraient attesté leur défectuosité par la comparaison.

43Il se peut que ces rapports exagèrent à dessein la gravité de la situation. La production sectionnaire, tant bien que mal, se poursuivait. D’ailleurs, dans le secteur des fournitures militaires il y avait généralement alternance, cohabitation et complémentarité entre divers systèmes de gestion ; la Révolution héritait de l’Ancien Régime « d’une palette de solutions possibles32 », déjà expérimentées. Le secteur parisien du « petit équipement », par exemple, donnait vraisemblablement lieu à des formes mixtes d’organisation du travail, car les opérations étaient, elles aussi, différenciées ; d’un côté, la coupe nécessitait une main d’œuvre moins spécialisée, avec recours à un large emploi de femmes, mais devait se faire dans des ateliers centralisés, au niveau citadin ou sectionnaire. La confection en revanche exigeait une plus grande expérience et donnait lieu à des marchés avec les tailleurs. Dans le cadre, composite et bigarré, de l’artisanat parisien, chaque secteur spécifique cherchait à se tailler une place dans le travail pour les fournitures militaires.

44Le 5 mars 1793 un groupe de tailleurs patentés de Paris demandaient « à être exclusivement employés à la coupe et à la couture des habits destinés aux volontaires nationaux33 » ; c’était vraisemblablement un réflexe corporatif. On sait qu’à Paris il y avait un grand nombre de tailleurs et de couturières, notamment dans certains quartiers, comme celui de la rue Saint-Honoré où on avait placé, dans le ci-devant couvent des Oratoriens, un des centres de production pour l’habillement.

45Ce secteur de la production de guerre ne cessait pas pour autant de soulever des polémiques et des protestations, ce qui témoigne d’une difficulté structurelle dans son organisation – notamment en ce qui concerne le système sectionnaire, qui présentait plusieurs inconvénients.

46Un administrateur chargé du contrôle des magasins de Paris suggérait, entre autres, le 11 mai 1793, « de faire attention à l’influence que les sections de Paris prétendent sur l’administration de l’habillement en ce qu’elles nomment des commissaires qui exigent des pièces d’étoffe pour la confection des habits qu’il en résulte des abus très graves » : « les commissaires emploient aux habillemens un cinquième d’étoffe de plus que l’administration qui s’en est assurée pour l’expérience qu’elle en a fait34 ». Tout cela sans compter que deux commissaires par section pesaient sur le budget, représentant 96 salaires en plus à payer.

47Sur le versant opposé, quelques mois plus tard, le 29 août 1793, un large mouvement de protestation qui rassemblait des ouvrières soulignait les favoritismes de l’administration centrale dans l’attribution des travaux et demandait surtout de confier intégralement les travaux aux sections, en supprimant les grands ateliers et les grands bureaux de distribution organisés en régie, accusés de dilapidation35. La polémique restait donc ouverte.

48Encore une fois il s’agit d’un système mixte, avec ateliers de coupe, ateliers sectionnaires, commissaires de section, marchés avec de producteurs particuliers et formes de sous-traitance.

49Mais, dans ce cas aussi, ce secteur se démontre particulièrement vulnérable à la corruption : une corruption qui se fragmente et se diffuse sous forme de pots de vin, déjà dénoncés par le ministre de la Guerre, Bouchotte. On peut même dire qu’à Paris la corruption n’est plus désormais du simple ressort des grands fournisseurs, mais tend en quelque sorte à se « démocratiser », impliquant des personnages tout a fait ordinaires : un phénomène qu’il serait intéressant de bien explorer.

50Au bout de ce bref aperçu qui n’a pu présenter qu’un premier tour de la question, un certain nombre de conclusions s’imposent. La comptabilité générale de l’opération – comme on l’a déjà remarqué – nous échappe, car initialement les administrateurs rendent rarement leurs comptes ; mais qui plus est, nous ne sommes pas renseignés sur l’organisation locale du travail dans les sections, ce qui ne nous permet pas de connaître les répercussions et les influences de cette pratique collective dans le quotidien de la ville.

51Toutefois, les différentes productions de guerre ont certainement entraîné des changements remarquables, avec de nouvelles concentrations de travailleurs dans un contexte urbain où les grandes manufactures étaient traditionnellement minoritaires et où prévalaient les petits établissements.

52Le bilan de cette opération témoigne néanmoins de l’improvisation et des tâtonnements qui se vérifient, sur le plan de la gestion de l’entreprise, dans l’effort de concilier des critères et des intérêts parfois contradictoires, sur un terrain – celui des fournitures pour l’armée – physiologiquement glissant.

53Des éléments nouveaux se mêlent sur ce terrain à des facteurs de continuité, par rapport à l’organisation du travail dans la capitale, sous l’Ancien Régime. Certes, le langage du patriotisme se superpose à celui du travail et devient, dans les mains du gouvernement, un puissant instrument de mobilisation des énergies productives de la ville. Mais en même temps, le peuple de Paris sait exploiter ce même langage et s’y adapter rapidement pour avancer ses revendications, surtout en matière d’emploi.

54On assiste ainsi au brassage de vieilles revendications et d’attentes traditionnelles avec la nouvelle mentalité révolutionnaire. Une poussée d’en bas mêle, en effet, des aspirations d’ordre à la fois égalitaire et charitable ; cela a engendré, chez certains historiens qui ont abordé cette question – notamment Ernest Mellié et Albert Soboul – une sorte de sympathie idéologique rétrospective à l’égard de cette expérience, témoignage d’une certaine solidarité sociale qui semble annoncer des lendemains prometteurs.

55Sur un plan plus concret, il convient de souligner plutôt l’impact des productions de guerre sur la topographie productive parisienne qui en sort partiellement redessinée ; ce remaniement semble avoir contribué de façon non négligeable à saper la pratique et l’idéologie corporatives dans la ville : la rhétorique de la guerre, le nouveau langage du travail imposent un maquillage ou une remise à jour des anciennes revendications traditionnelles relevant du monde des jurandes.

56Voilà pourquoi j’estime que la question des productions de guerre ne représente pas un simple détail de l’histoire parisienne. Sur ce plan, la Révolution se révèle être non seulement une expérience extraordinaire qui prouve concrètement et pour la première fois, malgré toutes ses limites, la force d’une mobilisation collective, mais, une fois de plus, un grand laboratoire, un terrain de brassage qui prédispose la société urbaine à de grands changements de physionomie.