1La première bibliothèque de l’université de Paris est officiellement fondée en 1765, et ouverte au public en 1770. La date paraît tardive, eu égard à l’ancienneté d’une institution qui remonte à 1215 et qui a toujours proclamé son attachement aux livres. L’historiographie y a vu une illustration de l’incurie qui caractérise généralement l’université à l’époque moderne¹. Et la fondation elle-même a pu être lue comme le fruit heureux de deux événements purement accidentels : le legs en 1762 de sa bibliothèque personnelle par un ancien professeur, Jean-Gabriel Petit de Montempuys, et la récupération par l’université du collège Louis-le-Grand (suite à l’expulsion des jésuites intervenue aussi en 1762), collège qui était pourvu d’un beau fonds de livres et de locaux adaptés. Cependant, si les circonstances ont en effet facilité les choses, cette fondation s’inscrit bien dans un mouvement plus général de création de bibliothèques publiques et universitaires. Elle correspond également à une entreprise de réaffirmation d’une identité universitaire largement malmenée depuis le xvii^e siècle par l’avancée du pouvoir royal et du parlement de Paris qui ont réduit avec constance l’autonomie médiévale. Au-delà des fonds et des locaux fortuitement récupérés entre 1762 et 1765, il s’agit donc de réinscrire cette fondation dans un contexte plus large que la tradition des monographies érudites, pour en saisir le sens et les modalités². C’est aussi l’occasion d’insister sur les enjeux politiques comme personnels et pratiques de cette création, à la suite des précédents travaux qui ont plutôt privilégié une analyse détaillée des fonds de la bibliothèque³.

Pourquoi fonder une bibliothèque de l’université ?

2Depuis le xvii^e siècle, on avait assisté à Paris à la multiplication des bibliothèques, pour atteindre une vingtaine de grands établissements à la Révolution⁴. Les premières d’entre elles, héritières des cabinets de curiosités, étaient avant tout des institutions princières ou ministérielles, outils de prestige dont le modèle est fourni par la bibliothèque Ambrosienne de Milan, ouverte au public en 1609⁵. À Paris, la plus fameuse fut un temps celle de Mazarin, dirigée à partir de 1642 par Gabriel Naudé et ouverte depuis 1644 au public (alors entendu comme les érudits et les personnes de qualité⁶). Mais il faut aussi compter la bibliothèque royale, plus largement ouverte à partir de 1720 et dont les collections s’accroissent régulièrement (plus de 160 000 volumes vers 1730), ou celle constituée à l’Arsenal par le marquis de Paulmy à partir de 1771. La Ville de Paris ouvre la sienne en 1763. On trouve également dans la capitale des bibliothèques conventuelles de plus en plus nombreuses, bien garnies et toujours ouvertes aux érudits. Les plus notables au xviii^e siècle sont celles de Saint-Germain-des-Prés, de Saint-Victor (ouverte au public dès 1654), ou de Sainte-Geneviève (la plus grande, à proximité immédiate des collèges, avec 20 000 imprimés vers 1700, 60 000 à la Révolution)⁷.

3Signe que l’université de Paris n’est pas imperméable à ces influences, la faculté de médecine se dote en 1746 d’une nouvelle bibliothèque destinée aux étudiants et docteurs⁸. Si la faculté de droit en reste dépourvue jusqu’à la Révolution, les juristes peuvent compter sur les ressources de la bibliothèque des avocats, fondée en 1708. Du côté de la théologie, plusieurs établissements disposent de collections remarquables : celle du collège de Sorbonne (qu’il faut bien distinguer de la faculté dont il n’est qu’une des composantes) est indiscutablement la première, avec plus de 30 000 volumes à la Révolution, mais le collège de Navarre (8 000 volumes), ou celui des séminaires comme Saint-Sulpice (plus de 10 000 volumes à la fin du siècle), ne sont pas en reste. Même des institutions plus modestes, comme le collège des Irlandais, font alors l’effort d’investir dans un tel équipement⁹. Sans allonger davantage l’énumération, la cause paraît entendue, le xviii^e siècle est bien celui d’une densification sans précédent du semis parisien de bibliothèques. L’existence d’une telle offre, accessible aux membres gradués de l’université, conduit en définitive à s’interroger sur l’utilité effective d’une bibliothèque proprement universitaire.

4Cependant, les multiples ressources parisiennes ne font que souligner par contraste l’éclatement et l’évanescence d’une université qui reste une institution tiraillée entre les quatre facultés rivales de théologie, de médecine, de droit et des arts, elle-même subdivisée suivant les origines géographiques de ses membres entre les quatre nations de France, de Normandie, de Picardie et d’Allemagne, et enfin physiquement dispersée entre quelques écoles et une quarantaine de collèges, qui ont tous leur personnalité juridique propre. Seul le recteur, élu par les seules nations de la faculté des arts parmi ses membres, et des privilèges fiscaux communs assurent un semblant d’unité. De plus, du nord au sud de l’Europe, les autres universités se dotent souvent d’une bibliothèque commune qui sert autant leur rayonnement que les nouvelles conditions du travail scientifique. Le mouvement est amorcé par la bibliothèque de l’université de Leyde en 1595, bientôt suivie par la très fameuse Bodléienne d’Oxford en 1602, bénéficiaire de l’équivalent du dépôt légal anglais à partir de 1610, celle de Padoue en 1629, Turin en 1720. Significativement, l’université de Göttingen, créée ex nihilo en 1737 et préfigurant à bien des égards l’université humboldtienne, est d’emblée dotée d’une bibliothèque interfacultaire, qui atteint 180 000 volumes à la fin du siècle et contribue à l’établissement de sa renommée¹⁰. En France, seule l’université de Caen dispose avant 1765 d’une bibliothèque propre¹¹. Dans ce contexte, l’université de Paris peut-elle encore tenir son rang sans bibliothèque ? Jean-Gabriel Petit de Montempuys résume bien le sentiment général dans son testament de 1762 qui, justement, entend fonder une bibliothèque universitaire : « J’ai cru devoir placer dans ce dernier acte des pensées de ma vie […] que j’ai toujours été étonné que l’université de Paris, la première du monde, n’ait pas une bibliothèque riche en livres de sa compétence et en manuscrits de son travail¹². » On l’aura compris, au-delà de son utilité pratique, la bibliothèque est alors d’abord vue comme un outil indispensable à la défense de la renommée parisienne.

Une si longue gestation (1686-1770)

5La première tentative identifiée d’ouverture d’un tel établissement prend place assez précocement, entre 1686 et 1689, lors de la réorganisation par le pouvoir du commerce du livre à Paris¹³. L’université est alors dépouillée de ce qui restait de sa tutelle sur le livre parisien, et ne manque pas de protester dans son Mémoire pour l’université de Paris contre certains règlements de l’année 1686, touchant les imprimeurs, libraires et relieurs, rédigé en 1689. Elle y demande notamment qu’un exemplaire de chaque livre imprimé lui soit remis, ce qui lui permettrait de se constituer une bibliothèque. On relève cependant que cette dernière revendication n’arrive qu’après celles qui concernent la nomination des grands libraires-jurés et ses prétentions à surveiller la circulation des livres. La motivation première est bien la restauration de son pouvoir symbolique et effectif sur le commerce du livre parisien, plus que la volonté réelle de construire une bibliothèque, dont la mise en œuvre pratique n’est même pas esquissée.

6L’université n’ayant rien obtenu lors de cet épisode, la pièce est rejouée entre 1723 et 1726, à l’occasion d’une nouvelle réforme de la librairie parisienne¹⁴. Les libraires étant réputés appartenir à l’université dans le règlement de la Librairie du 28 février 1723, l’université leur impose une cérémonie de prestation de serment au recteur, dont la première se déroule en grande pompe le 9 mars 1726. L’université se voit aussi accorder à cette occasion le droit de prélever un exemplaire de chaque livre imprimé afin d’alimenter une future bibliothèque propre, à la condition – jamais remplie – de construire un local pour abriter ce fonds. Si le projet n’aboutit donc toujours pas, dans les négociations avec le pouvoir la volonté de se doter d’une bibliothèque apparaît désormais au moins aussi importante que le contrôle de la librairie.

7La création effective de la bibliothèque de l’université intervient finalement dans les années 1760, imbriquée dans une série de crises politiques et de reconfigurations éducatives qui la dépassent largement mais qui seules l’ont rendue possible. Avec l’expulsion des jésuites à partir de 1762, on assiste en effet à un bouleversement total du système éducatif français. Plus largement, les années 1765-1771 sont le théâtre d’un rapport de force tendu entre le pouvoir royal et les parlements, directement lié à ces événements. L’université de Paris bénéficie en tout cas dans un premier temps de la disparition de ses concurrents traditionnels et récupère une partie des bâtiments du collège Louis-le-Grand. Ce vaste complexe, où s’installe le siège de l’université en 1763, offre une solution au problème de locaux sur lequel buttait l’ouverture effective de la bibliothèque, le fonds Montempuys étant resté en caisses jusqu’à cette date.

Fig. 1 Arrest de la cour du Parlement, qui ordonne que la bibliotheque de l’université sera placée dans le collége de Louis-le-Grand.

8Ce triomphe apparent est cependant tempéré par le rôle prépondérant que joue à cette occasion le parlement de Paris, au détriment des prérogatives traditionnelles de l’université, notamment lorsqu’il se réserve une étroite tutelle financière et pédagogique du nouveau collège Louis-le-Grand, à travers son bureau d’administration¹⁵. En 1763, les quatre administrateurs qui y siègent pour le parlement sont des poids lourds politiques qui, en plus, se piquent d’éducation : Rolland d’Erceville, L’Averdy, Roussel de La Tour et Terray. La tension avec l’université – et en particulier la faculté des arts, première concernée – est accentuée par la réunion autoritaire à Louis-le-Grand de vingt-huit petits collèges de boursiers en déshérence, ce qui lèse un certain nombre d’intérêts dans cette faculté. Le mécontentement général s’y manifeste par une protestation officielle adressée au roi par l’université le 25 avril 1764, qui s’attire en réponse une destitution de fait du recteur réfractaire, Camille Camyer. En décembre 1764, une fusion du fonds de livres de l’université (environ 5 000 volumes issus du legs Montempuys) et d’une partie de celui du collège ex-jésuite (environ 13 000 volumes) est proposée, sous l’égide du bureau d’administration qui nommerait le bibliothécaire, ce que refuse l’université. Mais, alors que se profile également la création du concours de l’agrégation afin de remplacer les professeurs jésuites (réalisée en mai 1766), que le conflit entre le roi et ses parlements s’envenime, le bureau d’administration, soucieux de ne pas s’aliéner davantage l’université, cède finalement à ses exigences en mars 1765 et accepte la fusion des fonds dans une bibliothèque unique de l’université, administrée par elle et installée dans les locaux du collège. Cette volonté d’apaisement vis-à-vis de la corporation universitaire est également sensible en 1766 dans les lettres patentes portant création de l’agrégation qui instituent, sans lien direct avec leur objet ni justification particulière sinon s’attirer leurs bonnes grâces, une gratification nouvelle aux divers officiers de l’université, dont « 1 000 livres [au] bibliothécaire, 800 livres au sous-bibliothécaire, 600 livres à celui qui sera nommé par ledit bibliothécaire pour avoir soin, sous ses ordres, de ladite bibliothèque, et 1 000 livres pour fournir à l’entretien desdits livres, ainsi qu’il sera réglé par délibération du tribunal de notredite université¹⁶ ». Plus largement, la réforme éducative est d’ailleurs accompagnée d’un relèvement substantiel de la subvention royale annuelle à la faculté des arts, qui se traduit par une augmentation immédiate de 30 % des revenus enseignants à partir de 1766¹⁷. C’est donc ce contexte politique particulier, marqué entre décembre 1764 et août 1766 par le souhait des deux pouvoirs concurrents du roi et du parlement de Paris de séduire les universitaires et, d’autre part, par leur volonté d’avancer sur le dossier prioritaire de l’agrégation, qui conduit à des concessions importantes sur la bibliothèque et permet de débloquer une situation pendante depuis des décennies.

9Les problèmes de locaux et de tutelle administrative réglés, reste à organiser dans la pratique le fonctionnement de la bibliothèque et à recruter son personnel. Dans l’immédiat, à partir de 1765, le recteur François Lebel puis son successeur Paul Hamelin remplissent l’office de bibliothécaire. Le vieux doyen de la faculté de théologie, Joseph Xaupi (1688-1778), et le procureur de la nation de France, ­Berthelin, se chargent de rédiger un règlement, qui n’est adopté par l’université qu’en mars 1770, à la suite de longs débats internes. Le choix de ces deux personnages est révélateur du poids des facultés de théologie et des arts dans l’affaire, celles de droit et de médecine étant tenues à l’écart du projet. La faculté de médecine se plaint ainsi en 1770 de ce que « cette bibliothèque étant dénommée de l’Université, la faculté de médecine, qui est partie intégrante de l’Université, n’en ait eu connaissance que par la voix publique¹⁸ ».

10Le règlement de 1770 confirme la prépondérance de la faculté des arts sur cette bibliothèque, qui reflète en réalité sa domination sur les institutions universitaires, son investissement dans la lutte contre les menées parlementaires entre 1763 et 1765 (la théologie et le droit s’étaient désolidarisés d’elle dans ce combat au printemps 1764), ainsi sans doute que son intérêt plus marqué pour la création d’une bibliothèque, en l’absence d’équipement qui correspondrait directement à ses compétences à Paris. L’article 1^er stipule ainsi que « le bibliothécaire sera nommé par le tribunal de l’université et choisi entre les émérites de la faculté des arts¹⁹ ». De même, la politique d’acquisition envisagée dans le règlement fait inévitablement une place aux quatre facultés ou « compagnies », mais seules les disciplines relevant de la faculté des arts sont explicitement mentionnées dans la seconde partie de l’article 8 : « Les fonds destinés à l’augmentation de la bibliothèque seront par [le bibliothécaire] employés : 1^o à acheter les livres qui conviennent plus particulièrement à l’université et aux différentes compagnies dont elle est composée 2^o à acquérir les suites d’ouvrages de sciences ou de littérature qu’il est utile de compléter. » On rejoint ici les conceptions de Montempuys qui préconisait dans son testament de « faire attention à ne recevoir que des livres profitables aux bonnes lettres et à la religion ». Au moins autant que la bibliothèque de l’université, on a bien ici affaire à une bibliothèque de la faculté des arts.

Fig. 2 Réglement pour la bibliothéque de l’université, homologué par arrêt du 25 mai 1770.

11Les autres dispositions du règlement s’inscrivent globalement dans les pratiques communes du temps, en particulier la décision d’une ouverture au public extérieur à l’université les lundis, mercredis et samedis. La présence de tables et de chaises, l’interdiction du prêt, sauf dérogation, montrent que le lieu est conçu comme une bibliothèque de travail. Le budget d’acquisition est en revanche très modeste comparé à celui des autres bibliothèques parisiennes, avec 150 livres annuelles à la discrétion du bibliothécaire, les 1 000 livres prévues dans les lettres patentes de 1766 restant à chaque fois subordonnées à l’approbation de l’université. Par rapport aux prescriptions de 1766, le profil et les émoluments du personnel sont légèrement modifiés par l’université, qui institue d’abord un bibliothécaire en titre qu’elle nomme, nécessairement professeur émérite de la faculté des arts (c’est-à-dire qui a exercé plus de vingt ans), logé et dont les appointements sont portés à 1 600 livres par une gratification supplémentaire de 600 livres supportée par l’université sur ses fonds propres (il est vrai que le recteur était le titulaire au moment de la rédaction du règlement…). Il est aidé, ou suppléé sans doute pour les tâches les plus triviales, par un auxiliaire au statut mal défini (« celui qui sous ses ordres prendra soin de la bibliothèque ») et que ses modestes émoluments de 600 livres (la portion congrue d’un curé) placent en bas de l’échelle des salariés instruits. Le sous-bibliothécaire, qui est imaginé plus jeune que le bibliothécaire puisqu’il n’est pas nécessairement émérite, est en revanche un universitaire en poste, ou au moins un agrégé. Il est également logé sur place et dispose des 800 livres prévues en 1766, auxquelles s’ajoute encore la pension d’émérite qui se monte alors à environ 1 000 livres²⁰, ce qui le place au niveau de revenu des professeurs en exercice. Mais la fonction de sous-bibliothécaire est vue comme une fonction à temps plein : on exige de lui qu’il démissionne d’un éventuel poste de professeur au jour de son entrée en fonction – ce qui n’est pas attendu du bibliothécaire en titre, qui peut cumuler fonctions et revenus. En contrepartie s’esquisse pour ce sous-bibliothécaire une forme de professionnalisation, appuyée sur une véritable carrière spécialisée et distincte de l’enseignement, puisqu’on l’autorise à postuler comme bibliothécaire en titre après dix années d’exercice, dérogeant ainsi à l’exigence de recrutement d’un professeur émérite. Enfin, un « domestique » est affecté à l’institution et payé 100 livres par l’université (et non sur les revenus des messageries fournis par le pouvoir royal comme les autres). Au final, ce règlement de 1770 entend faire des bibliothécaires une émanation directe du corps professoral artien auquel ils sont assimilés par leur formation et leur salaire.

Vingt ans d’activité

12L’analyse de la petite population des quatre titulaires qui se succèdent à partir de 1765 et de leurs adjoints confirme ce profil. Deux traits caractérisent ces hommes. Ce sont des professeurs chevronnés et reconnus qui ont tous exercé dans des chaires prestigieuses de rhétorique ou de philosophie des meilleurs collèges parisiens, dont deux (Hamelin et Duval) sont aussi devenus chefs d’établissement. D’autre part, tous ont été recteurs, c’est-à-dire élus par leurs pairs de la faculté des arts pour représenter l’université à travers son office le plus prestigieux, ce qui confirme la fonction de représentation dévolue à la bibliothèque. Logiquement, compte tenu de ces caractéristiques, ils ont au moins une cinquantaine d’années au moment de leur désignation²¹.

13Dans le détail, si Lebel n’est semble-t-il nommé que pour occuper formellement la fonction au moment de la création de la bibliothèque, Hamelin reste en poste douze ans, jusqu’à son décès. C’est un opposant farouche à la réforme générale des années 1762-1766 et au bureau d’administration, auteur en 1767 d’un virulent pamphlet paru anonymement²⁴, mais il avait accepté – ou subi – l’absorption du collège de Beauvais par Louis-le-Grand en 1764 et la disparition de son propre poste de principal (contre une rente viagère de 3 000 livres néanmoins). Sa nomination comme bibliothécaire en 1765 et recteur en 1767 apparaît aussi comme une forme de pied de nez de la faculté au parlement. L’exercice de sa charge est marqué par une tentative inaboutie de vendre sa bibliothèque personnelle à l’université en 1766 pour une somme de 10 000 livres, ce qui montre en tout cas que l’homme a toujours été soucieux de ses intérêts financiers. Sa nomination comme principal du collège de La Flèche, sans que l’on sache s’il s’agit d’une récompense ou d’une manière d’éloigner de Paris un universitaire remuant, l’amène à quitter Paris en octobre 1771²⁵, ce qui conduit à s’interroger sur la réalité de son travail à la bibliothèque après cette date. Une partie des tâches a dû être assumée par le sous-bibliothécaire nommé en 1767, Antoine Maltor. En contradiction avec les statuts de la bibliothèque, ce dernier a en parallèle continué à exercer comme professeur de rhétorique au collège Louis-le-Grand jusqu’en 1790. Est-ce la raison du refus de le nommer comme bibliothécaire au décès de Hamelin en 1777 ? Ou bien, encore une fois, le recours à Pierre Duval, qui s’était illustré comme opposant aux réformes des années 1760 alors qu’il était procureur de la nation de Normandie, marque-t-il un choix plus politique de la faculté ? Ou encore une tendance du recteur en titre à s’arroger la place quand elle devient vacante ? Quoi qu’il en soit, c’est bien Maltor qui, sous un statut ou l’autre, est dans la place pendant vingt-six ans, de 1767 à 1793.

14Cette période est marquée par une volonté de réorienter les fonds vers ce qui fait le cœur de l’activité de la faculté des arts, les belles-lettres et les sciences. La théologie dominait en effet de manière écrasante parmi les livres hérités de Montempuys (48 % des titres) et ceux récupérés des jésuites (40 %), auxquels il faudrait encore ajouter les titres relevant du droit canonique²⁶. À l’inverse, l’histoire et les belles-lettres ne représentaient que 27 % des titres de Montempuys et 40 % des jésuites. Les achats effectués entre 1766 et 1769 alors que Paul Hamelin est bibliothécaire accordent à l’inverse une nette priorité aux belles-lettres et à l’histoire, qui représentent 63 % des acquisitions. Compte tenu du budget relativement modeste alloué à ces achats, qui pèsent peu par rapport aux ouvrages hérités, la réorientation des fonds est à peine sensible en 1770, au moment où est dressé un premier catalogue général, mais elle permet sans doute de combler les manques les plus criants et confirme surtout la finalité artienne de la bibliothèque. Le fait que des acquisitions aient été effectués avant 1769 par Hamelin, que le bibliothécaire et surtout que le domestique chargé du balayage et nettoyage de la salle aient été régulièrement payés dès 1765 semble indiquer que la bibliothèque a pu fonctionner (au profit des seuls membres de l’université ?) avant même la proclamation de son règlement et son ouverture au public en 1770²⁷.

15La fréquentation de la bibliothèque comme la nature précise du public restent difficile à cerner, faute de registres d’entrée ou de prêts, ou encore de témoignages. Il est clair que la bibliothèque n’est pas destinée aux élèves qui n’auraient pas achevé leur cursus dans la faculté des arts, ceux-ci disposant d’une petite bibliothèque d’usuels ailleurs dans le collège Louis-le-Grand²⁸. Par son fonds et son fonctionnement, elle s’adresse essentiellement aux professeurs de la faculté des arts qui s’adonnent volontiers aux travaux d’érudition littéraire et en avaient été les principaux promoteurs. L’autre public potentiel est constitué des étudiants en théologie qui n’auraient pas accès aux ressources des grands collèges comme la Sorbonne ou Navarre ou à celles des séminaires, et qui doivent pour passer leur baccalauréat et leur licence préparer une série de thèses dans lesquelles sont discutées de classiques questions doctrinales. La délibération du bureau d’administration du 20 mars 1765 stipule que les « maîtres et les étudiants [en théologie] » du collège Louis-le-Grand auront accès au fonds de la nouvelle bibliothèque de l’université, et auront même le privilège d’y emprunter des livres, le collège s’engageant à remplacer ceux qui seraient perdus. Le prêt a effectivement été mis en place puisque, le 2 septembre 1779, Duval dresse devant le bureau d’administration un état des livres prêtés aux maîtres et étudiants du collège qui n’ont pas été rendus²⁹.

Fig. 3 Liste des noms des bibliothécaires successifs établie vers 1885 (partiellement erronée pour les premières années).

16Il n’est pas certain que le troisième cercle visé, celui des amateurs et curieux, Parisiens ou étrangers, qui sont essentiels pour assurer la réputation de l’établissement, ait été présent en masse. Même si, en 1787, le Guide des amateurs et des étrangers voyageurs a Paris estime que la bibliothèque est « remarquable par la rareté des éditions, par le nombre et le choix des livres qui la composent » et qu’on y voit « deux fort beaux globes de Coronelli » (qui sont des copies au format réduit des originaux, dont on trouve une dizaine de paires à Paris), elle fait pâle figure comparée à la bibliothèque Sainte-Geneviève, que le même ouvrage crédite de 80 000 volumes et dont il mentionne le cabinet de curiosités, avec ses collections d’histoire naturelle, son médailler, ses vases étrusques et sa momie égyptienne³⁰. La bibliothèque de l’université est ainsi expédiée en moins d’une page par Thiéry, sans description de la salle, quand celle de Saint-Germain-des-Prés a droit à six pages dans son guide.

17Avec un peu moins de 20 000 volumes en 1789 (dont beaucoup de doublons et de vieilleries jansénistes) et sans trésor spectaculaire, la bibliothèque de l’université ne peut donc prétendre briller dans le paysage parisien. En ce sens, la bibliothèque n’a pu constituer un véritable outil de rayonnement de l’université dans le paysage européen comme l’auraient souhaité Montempuys et ses collègues. Les handicaps qui expliquent cette situation tiennent d’abord à des fonds récupérés par donation (tant pour l’université que pour le reliquat de la bibliothèque jésuite) qui n’avaient pas été constitués pour former une bibliothèque universitaire ; à un budget d’acquisition trop modeste, qui dépassait à peine un millier de livres tournois – la moitié du salaire annuel d’un seul enseignant ; à l’incapacité à capter au moins une partie du dépôt légal, qui lui aurait permis d’actualiser en permanence ses collections ; enfin, à un personnel peu spécialisé (sauf peut-être Maltor au fil du temps), directement issu du corps enseignant, au sein duquel le critère premier de sélection semble d’avoir été à un moment donné recteur. D’un autre côté, on peut aussi considérer que l’existence d’une bibliothèque universitaire est déjà en soi une victoire, qui montre que l’institution n’est pas si moribonde et qu’elle a su négocier au mieux les compensations accordées par le pouvoir lors de la réforme imposée de 1766. Elle permet finalement à Paris de rejoindre le cercle assez fermé des universités qui sont dotées d’une bibliothèque en 1789. Et, malgré de multiples vicissitudes³¹, dont la suppression officielle de l’université de Paris en 1793, c’est ce fonds qui servira de noyau à la reconstitution d’une bibliothèque de l’université de Paris au xix^e siècle, et donc à la bibliothèque interuniversitaire de la Sorbonne contemporaine.