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Des sociétés en mouvement. Migrations et mobilité au Moyen Âge

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Société des historiens médiévistes de l’Enseignement supérieur public

Circulation des détenteurs de l'autorité

Les élites et la mobilité à l’époque carolingienne : l’exemple de Théodulfe d’Orléans

Claire Tignolet

Texte intégral

  • 1 Pitirim Sorokin (Social Mobility, New York, 1927,) est le premier à avoir employé la métaphore spa (...)

1La thématique du congrès invite à réfléchir aux différentes formes de « mobilité » des personnes. On parle de mobilité lorsqu’un individu se déplace sur un territoire, mais on emploie également le terme pour désigner un changement de statut social ou politique, cette mobilité verticale pouvant être positive ou négative, ascendante ou descendante1. La mobilité apparaît donc comme un phénomène à la fois géographique, social et politique. Les interactions entre ces différentes dimensions sont complexes, et il convient de les analyser dans leur contexte. Le parcours de Théodulfe, connu comme poète, théologien et évêque d’Orléans, actif des années 780 à 820/821, nous permet de proposer quelques pistes de réflexion sur les caractères et les enjeux de la mobilité à l’époque carolingienne.

  • 2 Théodulfe d’Orléans, Versus contra Iudices, poème 28, éd E. Dummler, Berlin, 1881 (MGH Poetae, 1), (...)
  • 3 Sur les déplacements des missi, voir l’article de Laurent Jégou dans ce volume.
  • 4 Théodulfe d’Orléans, Venus..., op. cit., n. 2, v. 141-142, p. 497.
  • 5 C. Van Rhijn, Shepherds of the Lord. Priests and Episcopal Statutes in the Carolingian Period, Tur (...)
  • 6 Capitulum, 1, 32, éd P. Brommer, Hanovre, 1984 (MGH Capit. episc., 1), p. 129.
  • 7 P. Brommer, « Die Rezeption der bischöflichen Kapitularien Theodulfs von Orleans », Zeitschrift fü (...)

2La carrière de Théodulfe est faite de déplacements qui sont liés à ses fonctions et révèlent la place qu’il occupe dans la société de son temps. Sa tournée d’inspection dans le Sud de la Gaule en compagnie de Leidrade, en 798, est un déplacement aux enjeux multiples, bien connu par les Versus contra Indices2 : Théodulfe se voit confier une charge d’importance dans une région que les Carolingiens cherchent alors à mieux contrôler3. Cette mission ponctuelle s’inscrit dans les pratiques du gouvernement carolingien : l’autorité des missi dépend en effet étroitement de celle du souverain qui les a nommés. Théodulfe connaît la région qu’il visite : Inde revisentes te, Carcasona, Redasque, Moenibus inferimus nos cito, Narbo, tuis4, ce qui souligne la volonté de Charlemagne de choisir des hommes compétents, et peut-être liés aux élites locales, pour ces missions de confiance. D’autres visites d’inspection de Théodulfe sont plus régulières : en tant qu’évêque d’Orléans, il doit en effet parcourir son diocèse pour surveiller les fidèles et les clercs dont il a la responsabilité. Les visites pastorales lui offrent ainsi un moyen de contrôler l’espace et les hommes5. Nous ne disposons pas de témoignages directs sur les tournées de Théodulfe dans son diocèse, mais les dispositions sur le déplacement des prêtres dans leur paroisse, indiquées dans son capitulaire épiscopal6, portent à croire qu’il s’est lui-même rendu auprès des populations, comme les conciles lui en faisaient obligation. D’ailleurs, la diffusion de son premier capitulaire dans la région orléanaise et, bien au-delà, dans l’Europe carolingienne7 suggère une autre forme de mobilité, celle des textes, qui peut accompagner les déplacements des personnes ou en pallier l’absence. Ces déplacements de Théodulfe, révélateurs des pratiques du pouvoir carolingien, traduisent son insertion dans le monde des élites, justifiée par les fonctions qu’il occupe. Mais Théodulfe doit, avant tout, sa place à l’empereur : les relations qui se sont établies entre Théodulfe et Charlemagne, puis Louis le Pieux donnent en effet une signification plus particulière aux déplacements de cet homme, à la cour comme ailleurs.

  • 8 La royauté et les élites dans l’Europe carolingienne (du début du ixe siècle aux environs de 920),(...)
  • 9 Théodulfe viendrait de Saragosse selon A. Freeman, Theodulfof Orleans : Charlemagne’s Spokesman ag (...)
  • 10 Voir la lettre 225 d’Alcuin qui félicite Théodulfe, éd E. Dümmler, Berlin, 1895 (MGH Ep., 2), p. 3 (...)

3Les déplacements de Théodulfe ne relèvent pas seulement d’une fonction, ils témoignent aussi de la façon dont les élites carolingiennes gravitent autour du souverain8. Dans la proximité du roi, ils ont de fortes implications politiques et sociales, comme en témoigne le parcours de l’évêque d’Orléans. Certains des déplacements de Théodulfe sont liés à une forme d’ascension politique. C’est le cas de l’arrivée dans le monde franc de cet homme de provenance hispanique9. Si les motivations personnelles de Théodulfe nous échappent, on peut penser en revanche que Charlemagne a joué un rôle central en attirant le nouveau venu à la cour au moment où d’autres lettrés s’y retrouvaient. Le déplacement physique correspond ici à une ascension politique et sociale, dans la mesure où Théodulfe accède au cercle des proches de Charlemagne. Il bénéficie, dès lors, de la faveur du souverain et il est amené à se déplacer dans son entourage. Or, certains déplacements peuvent être particulièrement gratifiants : ainsi, en 800, Théodulfe accompagne Charlemagne à Rome et reçoit de la part de Léon III le pallium, une récompense originale, car Théodulfe demeure évêque, et d’autant plus prestigieuse qu'elle est reçue à l’occasion du couronnement impérial10. Les effets positifs de ces déplacements pour Théodulfe sont nets : il s’agit d’une « mobilité verticale positive ».

  • 11 Poèmes 70, 76 à 79 adressés à Louis, 71 à Aiulf de Bourges et 72 à Modoin d’Autun, voir Théodulfe (...)

4D’autres déplacements lui sont en revanche moins favorables. A l’occasion de la révolte de Bernard d’Italie en 817, l’évêque d’Orléans est en effet déposé et exilé à Angers puis au Mans. Déplacement physique et mobilité politique prennent cette fois-ci un sens négatif. La destitution est en elle-même un acte exceptionnel à l’encontre d’un évêque. L’exil de Théodulfe a une signification d’autant plus violente que son influence à la cour a été grande. L’éloignement spatial devient une manifestation concrète de la disgrâce, Angers et Le Mans se situant dans un espace périphérique par rapport aux centres de pouvoir carolingiens. Cependant, si cette mise à l’écart met un terme à sa carrière ecclésiastique et politique, Théodulfe s’efforce de combler la distance qui le sépare de Louis le Pieux en envoyant des poèmes à l’empereur ou en faisant appel à des proches11. Cet éloignement constitue certes un frein à sa mobilité sociale (qui consisterait alors en un retour en grâce), mais souligne aussi l’importance de la communication écrite pour garder des contacts, entretenir, voire regagner sa place. Les implications politiques et sociales de chaque déplacement de Théodulfe sont réelles et complexes, mais ce sont bien les liens entretenus avec le roi qui sont l’un des éléments moteurs de sa carrière.

  • 12 Sur la mobilité sociale du haut Moyen Âge, voir la contribution de Régine Le Jan et François Bouga (...)
  • 13 Alcuin, de York à Tours. Écriture, pouvoir et réseaux dans l’Europe du haut Moyen Age, éd. Ph. Dep (...)
  • 14 Topographies of Power in the Early Middle Ages, éd. M. De Jong, Fr. Theuws, Leyde-Boston-Cologne, (...)

5Si le parcours heurté de Théodulfe dans l’entourage des souverains rend son exemple particulier, il convient cependant de s’interroger sur l’ampleur de sa trajectoire. Proposons pour cela quelques pistes de comparaison. Même si l’on ignore l’origine précise de Théodulfe, il semble certain que, avant son arrivée en Francie, il ait fait partie des élites hispaniques, vu son bagage intellectuel. Son ascension sociale n’est donc pas la même que celle d’un homme comme Ebbon, elle est plutôt à rapprocher de celle de Paul Diacre12. La promotion de Théodulfe dans l’entourage de Charlemagne est certes fulgurante, mais le nouveau venu ne semble pas avoir changé de groupe de statut à son arrivée à la cour. On remarque également que l’espace géographique parcouru par Théodulfe au cours de sa carrière est assez réduit, surtout si on le compare à celui qu’a parcouru Alcuin13. Néanmoins, ses déplacements le portent vers des lieux centraux du monde carolingien : résidences de la cour, lieux de couronnement, chefs-lieux ecclésiastiques14. Cette polarisation dépend bien des formes de mobilité que nous avons constatées et qui s’opèrent dans l’entourage du souverain et dans le cadre de ses fonctions. De plus, cet espace est celui des relations sociales construites par Théodulfe : on ne lui connaît pas de parenté, et ses contacts ont surtout été noués dans le milieu de la cour ou parmi les ecclésiastiques. En somme, à un horizon de mobilité réduit semble correspondre un horizon social et relationnel tout aussi réduit, entièrement polarisé par les souverains et la cour.

  • 15 L’expression est de R. Le Jan, « Prosopographica Neustrica : les agents du roi en Neustrie, 639-84 (...)

6La mobilité de Théodulfe est bien celle d’un membre de l’élite carolingienne, dans la mesure où elle se déroule à l’échelle de l’empire comme à l’échelle locale et s’inscrit dans la logique des mécanismes développés par les Carolingiens pour maîtriser leur territoire et les populations. Mais c’est une mobilité dans laquelle n’intervient pas l’élément familial – Théodulfe étant exilé et évêque –, et, en cela, elle est particulière. La mobilité de Théodulfe est plus précisément celle d’un « agent du roi15 » : un homme dont le pouvoir dépend du souverain qui l’a nommé et qu’il est chargé de servir de différentes manières, par ses compétences intellectuelles et théologiques, et en tant que missus, évêque, abbé ; mais aussi un homme dont la position reste précaire, puisqu’il ne tient son autorité et sa légitimité que du prince.

Typologie des déplacements de Théodulfe

Notes

1 Pitirim Sorokin (Social Mobility, New York, 1927,) est le premier à avoir employé la métaphore spatiale pour analyser la mobilité sociale. Le concept connaît un grand succès chez les sociologues (C.-H. Cuin, Les sociologues et la mobilité sociale, Paris, 1993), comme chez les historiens. Pour l’époque médiévale, on peut renvoyer à l’article de David Herlihy, (« Three Patterns of Social Mobility in Medieval Society », Journal of Interdisciplinary History, 3 [1973], p. 623-647), mais aussi à des programmes de recherche plus récents, voir le colloque « La mobilità sociale nel medioevo : rappresentazioni, canali, protagonisti, metodi d’indagine » de l’École française de Rome en 2008.

2 Théodulfe d’Orléans, Versus contra Iudices, poème 28, éd E. Dummler, Berlin, 1881 (MGH Poetae, 1), p. 493-517.

3 Sur les déplacements des missi, voir l’article de Laurent Jégou dans ce volume.

4 Théodulfe d’Orléans, Venus..., op. cit., n. 2, v. 141-142, p. 497.

5 C. Van Rhijn, Shepherds of the Lord. Priests and Episcopal Statutes in the Carolingian Period, Turnhout, 2007.

6 Capitulum, 1, 32, éd P. Brommer, Hanovre, 1984 (MGH Capit. episc., 1), p. 129.

7 P. Brommer, « Die Rezeption der bischöflichen Kapitularien Theodulfs von Orleans », Zeitschrift für Rechtsgeschichte, Kan. Abt., 61 (1975), p. 113-160.

8 La royauté et les élites dans l’Europe carolingienne (du début du ixe siècle aux environs de 920), éd. R. Le Jan, Lille, 1998.

9 Théodulfe viendrait de Saragosse selon A. Freeman, Theodulfof Orleans : Charlemagne’s Spokesman against the Second Council of Nicea, Aldershot, 2003.

10 Voir la lettre 225 d’Alcuin qui félicite Théodulfe, éd E. Dümmler, Berlin, 1895 (MGH Ep., 2), p. 368-369.

11 Poèmes 70, 76 à 79 adressés à Louis, 71 à Aiulf de Bourges et 72 à Modoin d’Autun, voir Théodulfe d’Orléans, Versus..., op. cit. n. 2, p. 560-581.

12 Sur la mobilité sociale du haut Moyen Âge, voir la contribution de Régine Le Jan et François Bougard lors du colloque « La mobilità sociale nel medioevo : rappresentazioni, canali, protagonisti, metodi d’indagine », Rome, mai 2008, à paraître.

13 Alcuin, de York à Tours. Écriture, pouvoir et réseaux dans l’Europe du haut Moyen Age, éd. Ph. Depreux, B. Judic, Rennes-Tours, 2004.

14 Topographies of Power in the Early Middle Ages, éd. M. De Jong, Fr. Theuws, Leyde-Boston-Cologne, 2001.

15 L’expression est de R. Le Jan, « Prosopographica Neustrica : les agents du roi en Neustrie, 639-840 », La Neustrie. Les pays au Nord de la Loire de 650 à 850, dir. H. Atsma, Sigmaringen, 1989, p. 231-269.

Table des illustrations

Légende Typologie des déplacements de Théodulfe
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© Éditions de la Sorbonne, 2010

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