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Distribution des marchés hebdomadaires et déplacements marchands : l’exemple de la Normandie orientale à la fin du Moyen Âge

p. 99-110


Texte intégral

1La question de la distribution géographique et temporelle des marchés hebdomadaires dans un espace commercial n’est pas sans soulever quelques interrogations. D’un point de vue institutionnel, au moins depuis le xiiie siècle, elle relève d’une prérogative régalienne et d’usages défendus par les institutions royales, dont l’intention avouée est de préserver le monopole local. Pour cela, les marchés bénéficient, dès leur création, d’une aire de compétence et de non-concurrence définie avec précision. Pourtant, quand on observe le semis parfois dense des marchés, on constate que ces zones de monopole ne sont pas toujours respectées et, surtout, que les marchés sont agencés de manière fine et structurée le long des principaux axes de circulation. Or, pour expliquer cette situation et comprendre pourquoi un marché se trouve à un endroit plutôt qu’à un autre, pourquoi il se réunit ce jour de la semaine et non le lendemain, il faut accepter de sortir du cadre institutionnel local, habituellement dévolu aux marchés hebdomadaires par l’historiographie1, et raisonner en termes de déplacements marchands. On observe alors que certains marchés, situés sur des axes principaux, bafouent (avec l’assentiment des institutions royales) la réglementation relative à l’implantation des marchés. À cela, une raison : ils contribuent à la circulation marchande et à un commerce échappant au cadre local.

2Dans cette perspective, une étude de cas a été réalisée à propos des marchés établis le long des principales voies de pénétration du pays de Caux (Normandie orientale) à la fin du Moyen Âge. Il en ressort que la majorité des marchés sont installés sur une route, un cours d’eau ou dans un port, et que leur distribution spatiale et temporelle, loin d’être anarchique, leur permet de servir de relais entre les principaux centres commerciaux de cet espace polarisé entre commerces rouennais et parisien. L’étude montre également que, à la fin du Moyen Âge, le marché local a peu à peu été supplanté par un marché intégré aux réseaux d’échanges, entraînant ainsi la coexistence de deux conceptions du marché : l’une, seigneuriale, pour laquelle le marché est local ; l’autre, si besoin est, cautionnée par l’autorité publique, pour laquelle le marché appartient à un réseau débordant le cadre restreint de la seigneurie.

3D’un point de vue méthodologique, l’étude de l’implantation de ces marchés et du déplacement de leurs usagers n’est pas sans poser quelques difficultés, dès lors que l’on accepte de sortir de l’observation empirique d’une carte des droits de marché, qui nous fera immanquablement constater qu’ils sont installés sur un axe de circulation. Afin de sortir de cette impasse, qui revient finalement à énoncer que les marchés hebdomadaires sont alimentés par des déplacements marchands, et de saisir les mécanismes d’implantation des marchés, deux solutions s’offrent à l’historien. La première résulte de l’utilisation d’un modèle géographique, de type Christaller, dont l’utilisation désinvolte peut amener à de véritables impasses, voire à un artefact produit par la recherche2. La seconde, plus adéquate, propose une lecture minutieuse des sources manuscrites, afin de compléter – voire de dépasser – les données géographiques. Elle permet de constater que, si le marché médiéval s’inscrit bien dans un espace de circulation, celui-ci n’est pas subi, mais consciemment défini par ses contemporains.

Marchés et espaces

4À la fin du Moyen Âge, ce que nous désignons sous le vocable de marché hebdomadaire est l’exercice du droit de marché par un seigneur. Ce droit lui a été concédé par le roi au terme d’une procédure de création, qui peut s’apparenter à une sorte d’étude de marché diligentée par les institutions régaliennes3 et dont la fonction essentielle est de s’assurer que le nouveau marché pourra s’insérer dans un maillage de marchés préexistants, sans menacer l’équilibre économique. Au terme de cette procédure, une lettre patente est alors délivrée au seigneur, qui obtient le droit de réunir un marché en un jour et un lieu déterminés. Cette création est en principe immuable, puisqu’un seigneur ayant l’intention de changer les lieu et (ou) jour de rassemblement de son marché serait dans l’obligation de formuler une autre requête. Ce qui provoquerait une enquête et l’établissement d’une nouvelle lettre patente4.

5Les textes et procédures judiciaires relatifs à des marchés témoignent de l’importance de ces lettres, qui résultent d’un processus institutionnel et délivrent le droit de réunir légalement un rassemblement commercial temporaire portant le nom de marché. Rares, elles sont pourtant pour l’historien le meilleur moyen de comprendre la manière dont le réseau des marchés a été pensé et les motivations de l’administration royale pour répondre favorablement à la requête d’un demandeur. Comme l’indique une lettre patente datée de 1491, instituant un marché à Londinières5, on constate que les motivations avancées sont toujours les mêmes : l’abondance des ressources locales, l’importante fréquentation marchande (ou la possibilité de l’attirer) et le bien public.

Charles, par la grace de Dieu roy de France. Savoir faisons a tous present et avenir nous avoir receue humble suplication de noz tres chers et bien amez [...] chapitre de Rouen, seigneurs de la terre et seigneurie de Londinieres ou bailliage de Caux, contenant que le lieu de Londen[ieres est] assis en un beau pais et circuit et environné de rivieres, de praierie et d’autres belles terres habondentes en bien, et y ont lesditz supplians toute ju[stice h]aulte, moyenne et basse. Aussi souventes fois plusieurs bons marchans y vont fréquentant, repparant et ont fait de leurs marchandises, parquoy [ce seroit] chose convenable, utile et prouffitable, tant pour la délivrance des biens desdits supplians que pour la chose publique du païs d’environ, audit lieu [de Lo]ndenieres feussent et soient doresnavant establies deux foires et un marché6.

6Un autre exemple, daté de 1488, emprunté cette fois à l’Ile-de-France, atteste que ces motivations ne diffèrent pas d’une région à l’autre, et ce bien que, avec une franchise toute particulière, l’autorité royale y voie ici également un bon moyen de renflouer ses caisses :

Charles, par la grace de Dieu roy de France. Savoir faisons a tous presens et advenir nous avoir receu humble supplicacion de notre cher et feal cousin, conseiller et chambellan Loys, seigneur de Graville, Sees et Bernay, admiral de France, contenant que, entre ses autres terres et seigneuries, il est seigneur, et a lui comporte et appartient la terre et seigneurie de Marcoussis, laquelle est assise sur et prés des grans chemins passans et en lieu ou affluent et habondent plusieurs biens et marchandises, mais, a l’occasion de ce qu’il n’y a foires et marchez, il n’y sejourne et frequente que peu de marchans. Pour laquelle cause et que ce seroit le bien de la chose publicque que aud. lieu de Marcoussis y eust foires et marchez, parquoy le païs d’environ que a esté longtemps inhabité et encore bonnement ne se peut restorer et mettre sus pour les longues guerres et divisions qui ont eu cours en notre royaume s’en pouroit ressouldre et par ce moien les habitans d’icelui payeroient et supporteroient mieulx et plus aisément les charges et devoirs qu’ilz doivent7.

7Dès la fondation, la fréquentation marchande est donc un élément déterminant dans la création d’un marché. Et ce d’autant que, en sus des lettres patentes, les textes juridiques nous indiquent que les marchés sont agencés les uns par rapport aux autres en fonction de critères de déplacement. En Normandie, des usages coutumiers ayant force de loi – mis par écrit au xiiie siècle – imposent, en effet, qu’aucun marché ne puisse être établi au préjudice des marchés environnants. Ils doivent être distants de 6 lieues (soit près de 11 km)8, s’ils se réunissent le même jour :

A ceo qe marché deit estre ousté par ceste assise cum nusaunce a autri marché joynaunt, covendra qe le pleintif assigne la nusaunce issi, qe par la ou il ad soen marché par acun jour de la symeine en tele vile, la ad celi, de qi la pleinte est fete, fet crier et lever marché par mesme le jour en mesme la vile, ou en autre vile en meyns de vi lues et demi et la terce partie de une lue de soen marché9.

8Ces textes précisent que cette distance de 6 lieues est équivalente à celle qu’il est humainement possible de parcourir à pied en une journée pour aller au marché, commercer, puis rentrer. Cette distance est portée à 20 lieues (soit un maximum de 25 km), quand le déplacement est équestre :

Commune journé est au meyns de xx lues ; soit dounc la journé departie en III parties, issi qe la une partie soit assigné a ceux qi vount vers le marché, l’autre partie soit assigné a marchaunder, et la terce partie est de retourner del marché, par si qe gentz puessent tut fere de jour, issint qe ne convendra point as gentz aler ne retourner de nutauntre10.

9Si l’on considère ces textes, le marché médiéval est donc envisagé par ses contemporains comme l’épicentre d’une aire d’attraction commerciale d’un rayon de 11 km, quand le déplacement s’effectue à pied, et qui peut s’étendre jusqu’à 25 km, quand le déplacement est équestre.

10Pourtant, si l’on tente de cartographier ces principes coutumiers, en figurant les aires d’attraction pédestre et de non-concurrence à l’aide d’un simple cercle dont la localité serait l’épicentre, on constate immédiatement qu’ils sont bien souvent bafoués. C’est le cas, par exemple, des marchés de Bouteilles, d’Arques-la-Bataille et d’Envermeu, qui environnent Dieppe11 et qui, comme celui de Dieppe, se réunissent chaque samedi au mépris des aires d’attraction de leurs voisins. Les motifs expliquant ces chevauchements peuvent être multiples et parfois fort simples : les marchés proches les uns des autres appartiennent tous à un même seigneur, un accord a pu être passé entre deux seigneuries, afin qu’ils coexistent ; les marchés peuvent être spécialisés et ne pas se concurrencer sur le plan commercial, etc. Les documents témoignent d’ailleurs de ces accords qui permettent la coexistence de ces marchés concurrentiels, en vertu d’arrangements locaux. Ces derniers ont bien souvent enfermé le marché dans sa fonction locale, puisque, en restant à ce niveau de lecture, les historiens sont unanimes à déclarer que le marché hebdomadaire est un instrument commercial local, au service de la seigneurie qui l’héberge, et qu’il n’attire que les personnes résidant dans son aire d’attraction et de non-concurrence. Mais ce serait alors oublier que 95 % des marchés sont installés sur un axe de circulation (route, cours d’eau, port) dont la portée déborde largement la seigneurie et l’espace local. Les hommes du Moyen Âge en ont conscience, ainsi que l’atteste la documentation.

Des marchés sur des axes routiers

11Les preuves les plus évidentes apparaissent, une fois encore, dans les lettres patentes. La plus précise en la matière est relative à la fondation du marché de La Mailleraye-sur-Seine12, à la fin du xve siècle. Ce port de Seine est situé à environ 60 km de Rouen et ne dispose d’aucun droit de marché avant l’établissement d’une lettre patente en 1485. À cela, une raison : la localité de la Mailleraye-sur-Seine est littéralement enclavée au milieu de marchés appartenant à la puissante abbaye de Jumièges, au non moins puissant archevêque de Rouen et au roi de France. D’un point de vue coutumier, un nouveau marché n’a donc aucune légitimité et ne peut répondre aux impératifs de la procédure de création. Pourtant, en 1485, Charles VIII octroie à Colart de Moÿ, seigneur du lieu, le droit de réunir un marché, en ignorant souverainement la présence des marchés environnants. Le texte va même jusqu’à réduire, au mépris de la coutume, faire de non-concurrence du marché à deux lieues. Pourtant, dans les années qui suivent sa création, aucune plainte n’est déposée à son encontre pour la bonne raison que ce marché n’intéresse pas le réseau local. La lettre patente est d’ailleurs explicite à ce propos : le marché est établi afin que les marchands étrangers et les navires circulant sur la Seine et s’arrêtant dans le port puissent s’y ravitailler.

Il n’y a aucun marchié environ ledit lieu de la Mesleraye a distance de deux lieues ou environ audit bailliage, qui est au dommaige de la chose publique, et que, s’il avoit marchié audit lieu de la Mesleraye ou affluent plusieurs personnes, les denrees et marchandises qui y seroient apportées pourroient estre recueillies vendues et distribuées, et aussi que les marchans estrangiers et autres portans denrees, qui souvent y conversent et reposent leurs navires, y pourroient avoir et recueillir les choses a eulx necessaires13.

12Et, de fait, si l’on observe la circulation des navires sur la Seine, on constate que l’ensemble des bateaux doivent faire une halte dans le port de La Mailleraye-sur-Seine, afin de déposer le pilote qui les a aidés à entrer dans le fleuve et à le remonter. C’est également là qu’ils devront s’arrêter, afin d’attendre le prochain mouvement des marées et de trouver les chemins de halage qui leur permettront de rejoindre la capitale normande. Chaque jour, ce petit port reçoit ainsi la visite de navires et de marchands qui rejoignent ou quittent Rouen et sont contraints d’accoster quelques instants ou quelques heures. Le texte ne fait que suggérer ce qu’ils y font : ils opèrent quelques transactions commerciales. Or, sans marché, celles-ci échappent en partie au seigneur qui ne peut ni les contrôler, ni en tirer pleinement profit. La requête tout comme la réponse qui lui est apportée sont sans ambiguïté : ce sont la circulation commerciale et la fréquentation marchande extra-locales qui ont justifié la création de ce marché bafouant les règles coutumières. Ceci se pratique avec l’assentiment de l’autorité publique, qui y trouve également son compte.

13Si on étudie la répartition géographique et hebdomadaire des marchés le long de la Seine, on constate en effet que le nouveau marché de La Mailleraye-sur-Seine complète un réseau de marchés installés à une distance moyenne de 20 km le long des méandres de la Seine séparant Harfleur14 de Rouen. Cette répartition n’est pas le fruit du hasard, puisque les marchés sont agencés de manière à ce que les navires circulant entre ces deux ports puissent, quel que soit le jour de leur entrée en Seine, trouver au moins une assemblée de marché sur leur route. Mais, pour que cela fonctionne, il convient que tous les jours de la semaine soient pourvus d’un marché. Or, ce n’était pas le cas. Aucun marché ne se réunissait le vendredi, avant la création de celui de La Mailleraye-sur-Seine. En choisissant de l’installer en ce lieu et en ce jour de vendredi, l’autorité publique l’a fermement défini comme un marché-étape (ou marché-relais), impliqué dans un réseau de circulation qui déborde le cadre local. Ainsi, lors de cette fondation, ce qui a été pris en considération par l’administration royale, ce ne sont pas les coutumes et les droits locaux, mais la possibilité de mettre en relation le commerce local et un commerce régional, interrégional, voire national.

14Bien qu’exemplaire, ce cas n’est pas unique. Il s’observe également à Harfleur, entre le xive et la fin du xve siècle. À la différence du marché de La Mailleraye-sur-Seine, le témoignage est plus discret. Il s’exprime par une absence de lettre patente créant un marché et, surtout, par une procédure judiciaire fleuve dans laquelle la royauté pratique la politique du laisser-faire. Le port d’Harfleur est considéré par la plupart des historiens de la Normandie comme un comptoir commercial à l’embouchure de la Seine. Or, au milieu du xive siècle, ce port ne dispose pas du droit de réunir un marché. C’est que, non loin de là, en haut d’une côte à fort dénivelé, les religieuses de Montivilliers disposent du droit de réunir trois marchés. Ces dames sont riches et puissantes, et il serait malvenu d’installer officiellement un marché dans la proximité immédiate des leurs, et ce même si son détenteur est le roi. Pourtant, toutes les semaines, plusieurs marchés se réunissent à Harfleur, au grand dam des religieuses, qui, après des décennies de procédures, voient leurs marchés péricliter. L’attitude royale est alors on ne peut plus ambiguë : elle enjoint à la justice de prendre des sanctions et, dans le même temps, verse des aides aux habitants pour réédifier les halles et alloue des droits et privilèges aux Harfleurais ainsi qu’aux étrangers pour commercer sur le marché. Bien qu’incompréhensible pour les religieuses de Montivilliers, qui saisissent de nombreuses fois la justice, cette ambivalence de la royauté s’explique pourtant si l’on prend en considération la localisation et le statut économique du port de Harfleur et de son marché. Ils sont reconnus comme une étape commerciale indispensable au bon fonctionnement du commerce rouennais et indirectement parisien. Ils contrôlent d’une certaine manière l’embouchure de la Seine et sont pourvoyeurs de forts revenus que la royauté ne peut faire semblant d’ignorer. Interrompre la réunion du marché de Harfleur reviendrait à entraver la circulation des hommes et des marchandises le long de la Seine et mettrait en péril une articulation essentielle du commerce local, régional et interrégional.

15Ces exemples, témoignant d’un marché hebdomadaire débordant l’espace local, grâce aux voies de circulation sur lesquelles il est installé, concernent tout l’axe de la Seine, qui, du fait de son importance en termes de circulation marchande, nous offre un corpus documentaire très riche. Faute de données suffisantes, il est bien entendu extrêmement complexe de mener une telle étude sur l’ensemble des axes de circulation et tout particulièrement sur le réseau routier, qui nous est en partie inconnu. Une enquête menée le long des anciennes voies romaines de factuelle Seine-Maritime a permis de constater, là encore, une distribution spatiale des marchés très organisée. Sur un même axe, la distance séparant les marchés est en général comprise entre 5 et 11 km (soit une distance que l’on peut aisément parcourir à pied ou à cheval en une journée). En adjoignant à l’analyse les jours de rassemblement des marchés, l’étude a démontré qu’il était possible de fréquenter chaque jour un marché différent pour se rendre d’un point A à un point B. Tel est, par exemple, le cas sur l’axe Tôtes-Harfleur pour peu que l’on débute son voyage un lundi. Les marchands avaient donc, s’ils le voulaient, tout le temps, en une journée, d’aller au marché, de commercer puis, comme le disait précédemment l’un des textes coutumiers, de poursuivre leur route afin de « se rendre en un autre marché ».

L’adaptation du réseau des marchés

16Lors de la création d’un marché, la fréquentation marchande est donc, au même titre que les coutumes ou les besoins locaux, un critère pris en considération par l’autorité publique. Mais l’on constate également que cette fréquentation marchande est aussi un facteur qui va entrer en ligne de compte, quand il s’agit d’adapter le réseau économique à la conjoncture économique, politique ou sanitaire. Ceci est possible grâce à une caractéristique essentielle du marché : sa capacité à se mettre en veille, s’il est déserté par ses usagers, et à se réactiver, s’ils se dirigent de nouveau vers lui.

17Il s’agit là d’un mécanisme intrinsèque au droit de marché qui, légalement concédé, est imprescriptible. Si le marché cesse de fonctionner, le droit est alors inusité, mais pas annulé. Lorsque les conditions nécessaires à son rassemblement redeviennent favorables, il peut reprendre une activité et son détenteur réclamer les droits et privilèges y étant associés, indépendamment d’éventuels changements opérés à la tête de la seigneurie et sans qu’il soit nécessaire d’en réitérer la demande auprès du roi. Si la conjoncture économique, politique ou sanitaire rend le rassemblement d’un marché impossible ou inutile, parce que non rentable, ce dispositif permet de ne pas interrompre les flux commerciaux. C’est ainsi qu’en Normandie orientale, durant la guerre de Cent Ans, de nombreux marchés ont cessé de se réunir, tandis que leurs marchands et usagers s’orientaient, de manière temporaire, vers des rassemblements commerciaux plus sûrs. Une fois la situation revenue à la normale, ces marchés ont alors repris leurs activités, et les flux marchands leur cours initial. Nous disposons de plusieurs exemples d’adaptation de ce type dans le pays de Caux, mais le plus parlant est celui de Dieppe, qui apporte des éléments chiffrés.

18À Dieppe, les données comptables relatives aux étals du marché nous montrent qu’entre 1409 et 1425, en pleine occupation anglaise, la population des étalagistes dieppois a augmenté de près de 57 %, alors que les conditions n’étaient pas réputées favorable au commerce, ce qui semble indiquer une concentration de la population et du commerce – peut-être seulement d’approvisionnement – dans cet espace protégé par des murailles. Entre 1435 et 1438, alors que le port vient d’être libéré, le nombre d’étals augmente encore de 10 %, marquant ainsi l’attrait que pouvait constituer une ville libérée, fortifiée et défendue par une garnison. Le déclin progressif et la stagnation du nombre des étals et des étalagistes, jusqu’en 1452, peuvent certes poser question, mais ils témoignent surtout de la mise en veille du commerce résultant de l’enclavement de la ville et du climat d’insécurité provoqué par la progressive reconquête de la Normandie.

19De 1452 à 1473, la Normandie entre, avec la fin de la guerre de Cent Ans, dans une période de croissance démographique et économique. Dieppe n’échappe pas à la règle et, entre 1452 et 1463, le nombre de ses étals atteint un niveau supérieur à celui des années calmes de 1408-1409. Dieppe, comme les autres villes de Normandie, pénètre dans l’âge d’or de la croissance économique. Pourtant, à partir de 1463, le nombre des étals s’effondre. Il ne faut toutefois pas interpréter cette diminution comme une crise économique affectant la société dieppoise, mais plutôt comme un effet de la reconstruction, déplaçant la population urbaine vers les campagnes, les villes et le pôle économique et urbain de Rouen nouvellement reconstruit. Le marché de Dieppe se vide des étals et des étalagistes qui, venus se réfugier dans la ville pendant la guerre, vont peu à peu réinvestir les infrastructures économiques et réactiver des marchés délaissés. Ce rétablissement du réseau économique entraîne une diminution d’activité pour l’ancien marché protégé, car les usagers ne se déplacent plus vers un seul, mais vers plusieurs marchés. Dans le cas de Dieppe, entre 1463-1464 et 1472-1473, cette redistribution semble avoir réduit l’effectif des artisans présents sur le marché de 10 %, et celui des étals de 19 %.

20« Aller au marché » : l’expression semble anodine. Elle inscrit en fait le marché dans un réseau de circulation complexe, qui peut évoluer en fonction de la mobilité marchande et de l’identité des usagers du marché. Il arrive ainsi qu’un marché d’approvisionnement, que nous pourrions alors qualifier de local, devienne en quelques décennies un marché de négoce ouvert à un commerce de plus grande envergure. C’est le cas par exemple à Duclair15, à quelques kilomètres de Rouen, à la fin du xive siècle. En 1395, ce marché voit en effet apparaître, entre ses étals des marchands, des négociants de draps et de laine rouennais16, clairement identifiés par les historiens de la Normandie comme des acteurs d’un commerce au moins régional et interrégional17. Les motifs pour lesquels ils rejoignent Duclair sont fiscaux : ces négociants et armateurs préfèrent aller commercer à Duclair, plutôt que dans la capitale normande sanctionnée par une lourde amende royale pesant sur les transactions marchandes. L’événement peut sembler anodin. Pourtant, en quelques décennies, ce petit marché d’approvisionnement, situé sur les routes fluviales et terrestres du commerce rouennais et parisien, et dont l’activité périclitait, est relancé, puis transformé en un marché collectant des productions drapières et lainières pour les marchands de Rouen. Le seul fait que des marchands se soient déplacés vers lui l’a inscrit dans un réseau de circulation à l’articulation du commerce local et du grand commerce.

21Dès l’établissement d’une lettre patente, le marché existe, parce qu’on le fréquente. Sans usagers, il n’a pas de raison d’être et a vocation à disparaître. Les contemporains l’ont d’ailleurs bien compris, puisqu’ils nomment les usagers des marchés des « fréquentants ». Ce sont ces hommes et ces femmes, mais aussi leurs marchandises se déplaçant chaque semaine, qui lui permettent d’exister, de s’inscrire ou non dans la longue durée, voire de déterminer son rôle et sa fonction. Au Moyen Âge, les marchés sont partout, mais tous n’ont pas les mêmes fonctions. Ils constituent la trame de la vie domestique et, au-delà, peuvent mettre en rapport les sociétés locales et le monde, les économies locales et la société globale. Leur appréhension impose donc à l’historien de délaisser les définitions contemporaines – anachroniques – du marché, de prendre en considération leur processus de constitution, selon le principe de non-concurrence, au cœur d’un espace et d’envisager que celui-ci puisse être traversé par d’autres réalités : celles de l’exploitation seigneuriale des revenus du commerce, de l’amélioration des finances et du domaine royal ou encore de la circulation des hommes, des biens et des marchandises, ainsi que des modalités de circulation et des moyens de transport.

Notes de bas de page

1 Une présentation de l’historiographique relative aux marchés hebdomadaires est proposée dans la thèse d’I. Theiller, Les marchés hebdomadaires en Normandie orientale, doct. histoire, dir. M. Arnoux, G. Bois, univ. Paris 7, 2004, p. 80-102.

2 W. Christaller, Die zentralen One in Süddeutschland. Eine ökonomisch-geographische Untersuchung über die Gesetzmässigkeit der Verbreitung und Entwicklung der Siedlungen mit städtischen Funktionen, léna, 1933, nouv. éd., Darmstadt, 1968. Pour une critique du modèle de Christaller appliqué au commerce temporaire : Theiller, Les marchés..., op. cit. n. 1, p. 171-175.

3 Interviennent successivement la Chambre des requêtes et le Conseil du roi, la Chambre des comptes, le bailliage ; y participent alternativement le roi et ses conseillers, les gens des comptes, le bailli et ses officiers, le procureur du roi en bailliage.

4 Concernant la procédure de création des marchés : I. Theiller, « La création des marchés hebdomadaires aux xive-xve siècles : quatre documents pour l’histoire des marchés hebdomadaires normands », Histoire et sociétés rurales, 24 (2005), p. 105-121. Pour plus de précisions sur les appels et procédures relatifs aux créations de marchés : Theiller, Les marchés..., op. cit. n. 1, p. 116-140.

5 Londinières est située dans le nord-est de la Seine-Maritime, à environ 25 km du port de Dieppe.

6 Rouen, Arch. dép. de la Seine-Maritime, G 3734 : chapitre cathédral de Rouen, lettre patente établissant deux foires et deux marchés à Londinières (juillet 1491). Cf. Theiller, « La création... », loc. cit. n. 3, p. 118-119.

7 Chamarande, Arch. dép. de l’Essonne, 13 J 10, lettre patente de Louis XI établissant un marché à Marcoussis, à la demande de Louis Malet de Graville (décembre 1488).

8 Ces estimations kilométriques ainsi que celles qui suivent ont été établies à l’aide de la lieue commune de France (15000 pieds romains ; 4,452 km) et de la lieue de Paris ou de Touraine (2000 toises à 6 pieds de roi, mesurait 3,8962 km), voir J.-C. Hocquet, La métrologie historique, Paris, 1995 (Que sais-je ?, 297), p. 49-51.

9 Britton : The French Text Carefully Revised with an English Translation, 1, 32, éd. F. M. Nichols, t. 1, Oxford, 1865, p. 413.

10 Ibid. Les textes plus tardifs restituent la règle en ces termes : « La journée commune d’un voyageur ne peut excéder 20 lieues et [...] en divisant le jour en trois parties, un marchand avoit six heures pour aller au marché, six heures pour trafiquer et six heures pour retourner chez lui ou se rendre en un autre marché » (D. Hoüard, Dictionnaire analytique historique, étymologique, critique et interprétatif de la Coutume de Normandie, Rouen, 1780-1782, t. 3, p. 210).

11 Ces localités sont situées au nord-est de la Seine-Maritime : Bouteilles, canton de Dieppe ; Arques-la-Bataille, canton d’Offranville ; Envermeu, chef-lieu de canton, arrondissement de Dieppe ; Dieppe, chef-lieu de canton.

12 Seine-Maritime, La Mailleraye, actuellement Guerbaville, canton de Caudebec-en-Caux.

13 Rouen, Arch. dép. de la Seine-Maritime, 203 J 40, liasse no 1 : dossier relatif au marché de La Mailleraye-sur-Seine et à la foire Saint-Mathurin (avril 1485). Cf. Theiller, « La création... », loc. cit. n. 3, p. 115-117.

14 Harfleur, Seine-Maritime, canton de Montivilliers.

15 Duclair, Seine-Maritime, chef-lieu de canton, arrondissement de Rouen.

16 Rouen, Arch. dép. de la Seine-Maritime, 9 H 551, abbaye de Jumièges, baronnie de Duclair, non daté (fin xive siècle, sans doute 1395 ou 1396). Ce document est édité dans I. Theiller, « Petite histoire du marché de Duclair à la fin du xive siècle d’après un brouillon conservé aux Archives départementales de la Seine-Maritime », De part et d’autre de la Normandie médiévale. Recueil d’études en hommage à François Neveux, éd. P. Bouet, C. Bougy, B. Garnier, C. Maneuvrier, Caen, 2009 (Cahier des Annales de Normandie, 35), p. 173-181.

17 P. Cailleux, Trois paroisses de Rouen du xiiie au xve siècle (Saint-Lô, Notre-Dame-de-la-Ronde et Saint-Herbland) : étude de topographie et d’urbanisme, doct. histoire, dir. Ph. Contamine, univ. Paris 4, 1998 ; Cl. Haquet, Les « sages marchans et bourgeois de Rouen », de la Harelle à la conquête anglaise (1382-1418). Un estat des gens tres nécessaire, thèse de l’École des chartes, Paris, 2003.

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