1Les nouveaux programmes de collège, appliqués à la rentrée 2009, suppriment tout enseignement sur les événements qui séparent l’Empire romain chrétien et l’Empire carolingien. Le médiéviste déplore ce trou béant, qui sanctionne un certain dédain envers une période de bouleversements, fondatrice d’une nouvelle réalité politique et culturelle en Europe. Néanmoins, cette suppression aura peut-être un effet bénéfique, à savoir de voir disparaître la carte des grandes invasions qui, dans tous les manuels, venait appuyer la leçon, alors qu’une telle présentation est loin de faire l’unanimité chez les spécialistes. En effet, ces représentations expliquent toujours l’apparition des royaumes barbares sur les territoires de l’Occident romain, au cours du v^e siècle, par l’invasion de tribus en marche, venues des confins du monde connu, le Nord de l’Europe ou les steppes asiatiques suivant les langues qui leur sont attribuées, sans contact avec les populations environnantes. Cette longue migration aboutit à l’Empire romain occidental, dont les armées apparaissent comme balayées par ces vagues humaines. Le seul questionnement qui est proposé à l’enseignant concerne la composition ou la chronologie de cette marée humaine1. Le terme de migration viendrait souligner que c’est toute une population, femmes, enfants et vieillards compris, qui aurait traversé le limes – on imagine poussée par une autre migration, par exemple celle des Huns –, tandis que celui d’invasion soulignerait l’aspect essentiellement militaire de cette conquête. Le remplacement de « migration » par « incursion » permettrait d’envisager des vagues successives de migrants. Mais que l’on parle de migration, d’invasion ou d’incursion, l’idée d’un déplacement massif d’une population endogamique sur des milliers de kilomètres n’est jamais remise en cause.

Migrants et migrations en question

2Comme le souligne la contribution de Stefano Gasparri, la recherche a pourtant pris ses distances depuis longtemps face à ce modèle. Il reposait essentiellement sur les sources romaines qui attribuent la fragmentation politique en cours dans l’Occident romain à un déchaînement de forces hostiles, présentées comme totalement étrangères au monde romain. C’est notamment le point de vue des Histoires d’Ammien Marcellin2, composées vers 376, mais citées par les manuels scolaires en appui de la leçon sur la disparition de l’Empire romain d’Occident3. Les sources latines ne décrivent néanmoins les Barbares qu’à partir du moment où ceux-ci sont présents dans l’empire. Bien qu’elles présentent de façon systématique les Barbares comme des sauvages indomptés, étrangers à toute forme de civilisation, ces sources témoignent aussi de leur présence, aux côtés ou à la tête des soldats romains, depuis plusieurs générations. La présentation des migrations des iv^e et v^e siècles s’appuie donc implicitement sur des sources bien plus tardives, les récits d’origines composés entre le vi^e et le xiii^e siècle. Ils relatent les origines d’un peuple en Scythie, en Scandie ou à Troie et présentent son histoire comme une migration jalonnée de victoires, jusqu’à la conquête qui lui permet de fonder un royaume. Après avoir longtemps cherché à reconstituer le trajet des tribus errantes ainsi décrites, l’archéologie fut la première à rompre l’unanimité sur la question des migrations, dès les lendemains de la Seconde Guerre mondiale. Il apparut désormais impossible de repérer des mouvements de population de grande ampleur sur la première partie du trajet qui leur était attribué, ce qui conduisit non pas à réfuter l’idée d’une migration ou son parcours, mais à restreindre le nombre supposé des migrants à un petit groupe qui n’aurait pas laissé de traces archéologiques4.

3C’est dans ce contexte historiographique que Reinhard Wenskus élabora le modèle dit de l’« ethnogenèse » à la fin des années 19505. Il suppose que la présentation des groupes ethniques comme une lignée endogamique n’était qu’une fiction politique au service du pouvoir royal. Loin de correspondre à des groupes génétiquement distincts, les peuples barbares seraient principalement fondés sur le sentiment d’appartenance de leurs membres, cristallisé autour de traditions anciennes. Ainsi, les peuples du haut Moyen Âge, considérés comme des communautés de tradition, se seraient constitués en plusieurs étapes, à partir de petits groupes prestigieux porteurs d’un noyau de traditions ethniques. La formation d’un grand peuple aurait résulté de la diffusion de ces traditions et du sentiment d’appartenance quelles soutiennent. Parmi les traditions ethniques, la croyance en une origine commune tiendrait une place fondamentale. Suivant ce modèle explicatif, diffusé par les travaux de Herwig Wolfram puis de Walter Pohl6, la migration serait donc réelle, mais limitée à un petit groupe, parfois envisagé comme restreint à une famille royale7. Depuis les années 1990, ce modèle a été néanmoins remis en cause en ce qui concerne les traditions qui auraient ainsi été portées depuis les commencements par le clan à l’origine de la recomposition du peuple. Dans la perspective ouverte par Wenskus, ces traditions concernaient le système politique, la religion, la langue, ainsi que les récits du passé et de la migration.

4Or, les études portant sur ces points reviennent à limiter les apports extérieurs au monde romain. Ainsi, l’étude des carrières au sein de l’empire souligne l’insertion des chefs barbares dans le système politique romain. Avant de fonder des royaumes indépendants, les ancêtres des rois barbares étaient parvenus depuis plusieurs générations aux plus hautes responsabilités dans le système impérial, comme le montrent par exemple les travaux de Karl Ferdinand Werner sur la carrière des généraux Arbogast et Mérobaud8. Les lois promulguées par les souverains barbares reprennent de nombreux éléments du droit romain vulgaire, et leur rédaction même, au tournant du vi^e siècle, montre l’acculturation romaine des élites, soutenant une loi écrite promulguée sous l’autorité du souverain9. La religion païenne fut abandonnée très tôt pour le christianisme par certains peuples, comme les Goths, ou cohabita longtemps avec celui-ci, comme pour les Lombards10, sans que l’identité ethnique de ces peuples n’en paraisse affaiblie, et le christianisme s’avéra très vite un soutien privilégié de l’autorité royale11. Quant à l’idée d’une continuité particulière des traditions orales et des pratiques chez les Germains12 ou celle d’une « royauté germanique sacrée » (Sakralkönigtum)13, elles apparaissent aujourd’hui comme des créations historiographiques datées, sans support dans les sources contemporaines.

5Les éléments étrangers à la civilisation romaine qui auraient été apportés depuis les confins par les peuples barbares, ou plutôt par le groupe porteur de traditions ethniques à la base de leur formation, apparaissent donc en nombre de plus en plus restreint. On peut toujours y compter la langue, car les nouveaux pouvoirs adoptèrent d’emblée le latin pour l’expression écrite, comme sur le sceau du roi franc Childéric, mais promurent aussi l’utilisation d’autres langages. Néanmoins, la diffusion d’une langue indique un changement de son statut politique, pas nécessairement un afflux de population, comme le montre le cas de l’Angleterre, où le vieil anglais fut adopté par une population pourtant composée en majorité de descendants des Britto-Romains14. L’apparition d’une langue ne signifie pas non plus nécessairement un apport extérieur au monde romain, comme le montre l’Armorique, où le breton fut parlé dans la région dominée par des Britanni qui ne pouvaient venir que du monde romain. Quant à la migration elle-même, il est possible de prouver que les récits tardifs que nous en avons reposent sur des modèles ethnographiques et littéraires antérieurs15. Ils ne comportent que des noms de personnes et de très rares noms de lieux qui n’avaient jamais été mentionnés auparavant. L’itinéraire qu’ils décrivent n’a de sens que dans la vision romaine des confins, où Troie, la Scythie et la Scandie appartiennent à des régions voisines peuplées d’humains à la limite de l’animalité. Les toponymes, comme Gotland ou Jutland, ne peuvent guider notre raisonnement, car ils apparurent pour la première fois chez des auteurs qui connaissaient les récits d’origine médiévaux et projetaient les étapes de la migration décrite sur les nouvelles régions qu’ils découvraient. Les toponymes ne viennent prouver que la diffusion médiévale des récits d’origine, nullement la réalité d’une migration.

6L’idée d’un long déplacement de groupes ethniques constitués, même limités à un petit groupe, repose ainsi sur un ensemble d’arguments de plus en plus réduit. Il y a peu, il existait pourtant un consensus sur un déplacement limité des peuples barbares, depuis le Nord-Est de l’Europe jusqu’au cœur du monde romain occidental. Une telle représentation reposait sur l’analyse des cultures matérielles et sur l’assimilation de leurs porteurs à certains groupes ethniques. La diffusion d’une culture matérielle était ainsi associée à un déplacement des groupes barbares16. L’association d’une identité ethnique et d’une culture matérielle peut néanmoins être remise en cause. Une culture matérielle peut ainsi se diffuser en dehors du déplacement de ses porteurs initiaux, par mimétisme, tandis qu’une nouvelle culture matérielle peut être élaborée par un groupe ethnique stable. L’association des cultures matérielles et des identités ethniques fait aujourd’hui l’objet d’un débat passionné au sein des archéologues. Sebastian Brather réfute ainsi l’ensemble des travaux antérieurs, en soulignant la conception nationaliste qui les sous-tend, car les classements par peuple, culture, race ou langue reposent sur une vision de populations homogènes et clairement distinctes17. Or ce modèle ne peut être projeté hors des xix^e et xx^e siècles, surtout pour des groupes barbares à la composition flexible et hétérogène.

7Selon Sebastian Brather, vouloir distinguer une culture matérielle pose en soi un problème épistémologique, puisque cela revient à distinguer, au sein d’un continuum de pratiques matérielles, certains objets comme plus significatifs. La continuité spatiale entre les cultures matérielles permet plusieurs délimitations possibles, car, suivant les éléments choisis comme déterminants, les centres et les espaces de diffusion périphériques sont différents. Ainsi, l’archéologue projette ses propres classifications, qui reflètent ses a priori et non ceux des individus étudiés. En outre, les espaces des cultures archéologiques seraient trop vastes et trop dispersés pour permettre un sentiment d’appartenance commune, tandis que l’archéologue ne serait pas capable de distinguer, au milieu de tous les objets mis avec le défunt, ceux qui correspondent à une identité ethnique, parmi tous les autres éléments constitutifs de l’identité sociale d’un individu (comme le genre, le statut, le rang, etc.). Sebastian Brather refuse ainsi les travaux de Frank Siegmund sur les Francs et les Alamans, car il considère que la différence d’armement dans les tombes ne montre pas une différence ethnique, mais l’évolution des techniques guerrières, en rapport avec la constitution d’un groupe social particulier18.

8L’argumentation de Sebastian Brather porte d’autant plus qu’elle s’appuie sur des exploitations de fouilles qui révèlent la prééminence de traditions, et non de théories, sur l’attribution ethnique. Les attributions ethniques par les archéologues varient suivant les États actuels, ce qui reflète à la fois leur différence de formation et les a priori liés à la position géographique du lieu fouillé et non aux objets mis au jour. Cette remise en cause globale est loin de faire l’unanimité, d’autant qu’elle débouche sur une impasse théorique, en refusant toute interprétation ethnique par l’archéologie. S’opposent à lui des archéologues comme Volker Bierbrauer19, qui défend toujours l’existence d’objets particuliers liés à l’identité ethnique, tandis que Florin Curta affirme la possibilité d’une interprétation des objets en termes d’appartenance ethnique, parmi les autres interprétations possibles, comme le genre ou le rang20. Walter Pohl y voit, quant à lui, le cheminement parallèle des questionnements de l’historien et de l’archéologue sur la malléabilité et la manipulation des identités ethniques21. Cette discussion témoigne de la profondeur des remises en cause, dès lors que l’identité ethnique est conçue comme flexible, soumise aux fluctuations du sentiment d’appartenance de chaque individu, et finalement mise sur le même plan que les autres composantes de l’identité sociale.

9La question des migrations apparaît donc comme un vaste chantier historiographique. Si rares sont ceux qui soutiennent encore l’idée de multitudes en marche depuis la Scandinavie, l’ampleur des remises en cause varie entre ceux qui retiennent l’idée d’une migration sur une longue distance, mais limitée à un petit groupe, ceux qui envisagent un déplacement sur plusieurs générations depuis les régions continentales à l’écart de l’Empire romain, ou ceux qui refusent toute approche de cette période en suivant des critères ethniques, jugés trop subjectifs et circonstanciels pour laisser des traces tangibles et univoques, dans les fouilles comme dans les textes.

Cultures matérielles et construction des identités

10Pour soutenir le modèle des grandes migrations de peuples, le dernier argument des tenants de l’ethnogenèse classique restait ainsi celui du déplacement des cultures matérielles. Si ce système est aujourd’hui remis en cause, c’est avant tout parce que l’on ne considère plus les objets retrouvés dans les tombes comme des données brutes. Au même titre que les productions écrites, les dépôts funéraires constituent des œuvres construites pour être porteuses de sens. À ce sujet, prenons un seul exemple, celui d’une découverte réalisée à Saint-Dizier, en Haute-Marne22. En 2002, une équipe de l’INRAP, dirigée par Marie-Cécile Truc, mit au jour trois sépultures privilégiées du second tiers du vi^e siècle. Deux hommes et une jeune femme avaient bénéficié d’un apprêt funéraire complexe, dont les formes étaient sans rapport avec les usages locaux, qui restaient encore très inspirés par les coutumes gallo-romaines. Déduire l’identité ethnique de ces trois personnes reste toutefois affaire d’interprétation.

11A priori, il est parfaitement possible de soutenir que nous sommes face à une élite migratoire. Les chefs de Saint-Dizier sont ainsi inhumés dans des chambres funéraires en bois, alors que les Gallo-Romains préfèrent les sarcophages de pierre ou de plâtre. Plus exotique encore, un cheval est enterré à proximité immédiate de la tombe du plus jeune des chefs, ce qui est une coutume venue d’outre-Rhin23. Les défunts arborent tous de l’orfèvrerie polychrome, typique des hautes élites barbares, et les hommes ont été inhumés avec l’ensemble de la panoplie guerrière franque : scramasaxe et bouclier, mais surtout angon et francisque, que les sources byzantines et romaines considèrent comme propres aux Francs. Sur le pommeau de son épée, un chef porte un anneau de dignité, qui symbolise un lien de dépendance personnelle, vraisemblablement avec le souverain. Au revers du pommeau, de fines runes germaniques ont été gravées ; elles forment le mot germanique alu, qui signifie « bière ». Signe ultime de barbarie, les chefs de Saint-Dizier boivent effectivement de la bière. On a déposé à leur côté un seau et des coupes d’érable destinés à ce breuvage. Or, à la fin du vi^e siècle, le poète Venance Fortunat nous décrit la consommation de bière par les Francs dans des coupes d’érable, usage qu’il considère comme contraire à toute la civilisation romaine24. Notons en outre que le seau de Saint-Dizier est orné de têtes humaines estampées, d’aspect assez impressionnant. Ce décor est très proche du modèle retrouvé dans la tombe du jeune prince mérovingien de Cologne.

12Conclure en toute certitude que ces trois chefs étaient de véritables migrants venus d’outre-Rhin reste pourtant impossible. En effet, le beau faciès archéologique des « tombes de chefs » n’apparaît que dans les années 480, c’est-à-dire après l’époque de la migration supposée du peuple franc. En outre, aucun des éléments qui le composent n’est ancien ou « ethnique », au sens moderne du terme. Ainsi, la mode de l’inhumation est relativement récente pour les peuples barbares occidentaux et elle provient d’une imitation des modes provinciales romaines. L’armement dit franc n’apparaît pas avant le milieu du v^e siècle ; les pièces les plus spécifiques, notamment l’épée longue – la spatha de type « Krefeld-Gellep » – et l’angon, étaient totalement inconnues des Francs de l’Antiquité. Quant à la fameuse francisque, elle n’est pas clairement attestée pour le iv^e siècle25.

13Le même raisonnement peut être mené sur les parures. La riche orfèvrerie cloisonnée de grenats a l’air, a priori, très archaïque et très « barbare ». En réalité, elle apparaît chez les Francs pour la première fois en 481, dans le mobilier funéraire du roi Childéric. Il s’agit alors de pièces d’origine danubienne. Ce n’est qu’à partir de la fin du v^e siècle que cette mode est copiée par tous les Francs. Par ailleurs, les analyses physico-chimiques de Thomas Calligaro ont montré que les orfèvres du vi^e siècle ont eu recours à des grenats d’Inde et du Sri Lanka, qui étaient inaccessibles aux Francs avant leur entrée sur le sol romain. Les grenats de Bohême, que l’on peut considérer comme plus « germaniques », ne devinrent d’usage courant qu’à partir de 600, l’approvisionnement oriental cessant pour des raisons inconnues26.

14On doit rester tout aussi prudent quant au sens à donner aux contenants trouvés en contexte funéraire. Les analyses très fines de Marie-Cécile Truc ont notamment montré que la quasi-totalité des vases et des verreries étaient déposés vides et en position retournée ; il ne s’agissait pas d’offrandes alimentaires pour festoyer dans un éventuel Walhalla germanique, mais d’un simple dépôt de vaisselle précieuse, coutume largement diffusée dans l’Antiquité romaine, et notamment en Gaule. Pour finir, l’inhumation de cheval reste assurément un geste de prestige et de distinction27, mais elle ne représente pas nécessairement une proclamation de paganisme barbare identitaire. Les chefs de Saint-Dizier, comme toute la haute élite du royaume d’Austrasie, étaient certainement baptisés. La dame portait notamment une bague cruciforme, assez originale pour que sa tonalité chrétienne ne laisse guère de doute. En somme, il est tout aussi possible de plaider que les trois chefs de Saint-Dizier étaient des sédentaires ayant adopté quelques modes étrangères.

15Mieux vaut donc sans doute poser le problème de l’identification des défunts en d’autres termes. Par exemple, on peut observer que la culture matérielle du début du vi^e siècle est extrêmement innovante. Elle est aussi éloignée de la culture des Gallo-Romains du v^e siècle que de celle des Francs de l’Antiquité. Les véritables Barbares immigrés ont donc dû opérer une révolution mentale et vestimentaire pour que l’on continue à les considérer comme des Francs. Mais, à l’inverse, il devint assez facile pour des Gallo-Romains d’imiter les pratiques de la nouvelle élite dirigeante jusqu’à parvenir à adopter leur identité. Dans ce cas, pour les hommes vivant dans la première moitié du vi^e siècle, l’important n’était probablement pas de savoir si l’on descendait ou non des Barbares venus de la Germanie profonde. L’essentiel était plutôt de disposer des moyens financiers qui permettaient d’obtenir les marqueurs matériels d’appartenance à l’élite (cheval, angon, bijoux précieux). Or, ces marqueurs avaient été mis à la mode par les rois mérovingiens, qui se revendiquaient d’un monde germanique réel ou fantasmé.

16L’anthropologie apporte quelques éléments d’explication à ce phénomène. On sait que, lorsqu’une élite se sent inquiète, elle cède assez facilement à ce que l’on appelle le « stress social ». Il s’agit d’un besoin violent d’afficher son statut et de clamer sa richesse par une surconsommation tendant au gaspillage. Dans une société ancienne, ce phénomène se traduit généralement par un accroissement du faste funéraire, sans rapport avec les usages religieux traditionnels28. Or, au moment de l’effondrement de l’Empire romain, il est évident que les aristocrates, indigènes ou migrants, ont subi une forte pression. Ils ont soudainement éprouvé le besoin de changer de repères et de se repositionner dans la hiérarchie des royaumes barbares. Ceci expliquerait que les dépôts d’objets précieux augmentent brusquement dans les tombes franques à partir des années 480, pour retrouver un niveau normal après 550, lorsque la nouvelle aristocratie s’est stabilisée. Le goût de l’orfèvrerie polychrome prend aussi son sens : pour les puissants, il fallait rapidement imiter la mode tapageuse du nouveau pouvoir mérovingien, pour bien montrer son adhésion à la dynastie de Clovis et de ses héritiers.

17Pour le haut Moyen Âge, la figure du migrant doit ainsi être maniée avec une grande prudence. En effet, la réalité de la migration reste dissimulée derrière les stratégies de gestion de l’identité. Les migrants de première génération cherchent souvent l’intégration à tout prix. À cette fin, ils dissimulent leur origine, changent leur mode de vie et tentent d’adopter les codes de comportement de leur société d’accueil. Ainsi en est-il, autour de l’an 400, du groupe des généraux que l’on appelle les « Barbares impériaux ». Par exemple, le général vandale Stilicon s’habille à la mode romaine et fait revêtir à son fils la toge sénatoriale ; devenu régent d’Occident, il fait passer en 397 et 399 des constitutions impériales interdisant le port de vêtements barbares à l’intérieur de la ville de Rome. Stilicon surenchérit dans la romanité, de peur d’être pris pour un Barbare29.

18Une fois l’établissement des nouveaux royaumes achevé, la figure du migrant redevient positive. Être barbare n’est plus un handicap, mais au contraire un avantage, puisque ce statut permet de prétendre à un prestige et surtout à un pouvoir particulier. À cette époque-là, les véritables Barbares tentent de sauvegarder les rares traits identitaires qui subsistent encore. Mais ce sont surtout les élites locales qui copient les modes barbares, réelles ou supposées, avec plus ou moins de bonheur. Au bout de trois ou quatre générations, la migration devient le support d’une nouvelle propagande. Le voyage est vécu comme le geste originel qui a permis de sortir de l’animalité ou du paganisme. Cette odyssée constitue en même temps le signe d’une élection divine, soudant le peuple et le promettant à un grand avenir30. Un siècle après l’établissement des royaumes barbares, la figure du migrant paraît donc empreinte de nostalgie et se prête à toutes les reconstructions.

19Il reste maintenant à remarquer que les différentes réponses qui ont été apportées à la question des grandes migrations ne sont pas neutres d’un point de vue historiographique. Au xix^e siècle et durant le premier xx^e siècle, le modèle des grandes invasions se fonde sur la certitude de l’identité profonde entre le peuple et la nation en marche. Il nourrit les mouvements romantiques, allemand et français, en un temps où l’unité ethnique est jugée nécessaire à l’unification politique. Les grandes invasions triomphent dans l’historiographie européenne en même temps que le modèle de l’Etat-nation. La théorie de l’ethnogenèse, quant à elle, naît dans les années 1960 et fleurit dans les années 1980. Elle est la fille d’une Europe qui connaît à la fois une critique du modèle de l’Etat-nation et une intégration massive de populations immigrées par le biais d’une acculturation rapide. L’ethnogenèse projette sur les Barbares les rêves de l’assimilation réussie. Les remises en cause actuelles sont, elles aussi, le fruit d’une génération intellectuelle, celle qui a connu à la fois la fin des idéologies et le désenchantement d’un Tiers Monde où les leaders de la décolonisation avaient cru créer de l’identité en traçant des lignes sur la carte. Depuis, en Afrique ou au Proche-Orient, on a compris combien ce type d’ethnicité pouvait être faible. L’identité du groupe n’apparaît plus comme une donnée, ni même comme une construction progressive, mais comme une fiction, rassurante ou impérialiste, diffusée par le groupe dominant.

20En somme, les réponses apportées à la question des grandes invasions sont différentes, mais les résultats finaux ne resteraient-ils pas les mêmes ? On ne sait pas si les chefs de Saint-Dizier venaient ou non du Barbaricum, lorsqu’ils furent inhumés vers 550. Mais, à tort ou à raison, ils firent de leur mieux pour affirmer qu’ils étaient francs, afin de profiter des opportunités socio-politiques offertes par Clovis et ses successeurs. Cette stratégie de séduction du pouvoir central s’avéra payante. Au vii^e siècle, toutes les élites du nord de la Loire étaient désormais persuadées d’être issues des nobles Francs d’outre-Rhin. À l’échelle de l’Europe barbare, la réalité du déplacement des peuples pose problème. À l’échelle de l’individu, elle constituait probablement une vérité fondatrice. Répondre à la question des grandes migrations, c’est donc essayer, d’une certaine façon, de trancher entre l’Histoire et la mémoire.