1Le développement juridique de la situation des partis politiques dans la République fédérale d’Allemagne, ainsi que la conception scientifique dominante, s’expliquent par l’échec de la République de Weimar. Le renouveau démocratique d’après guerre était basé sur la conception que les partis politiques étaient indispensables pour une démocratie parlementaire. Cette conception était déjà sous-jacente pendant la République de Weimar, mais n’avait trouvé à cette époque aucune expression constitutionnelle. Les partis étaient pourtant alors en fait les vecteurs essentiels du processus politique tout en n’apparaissant que de façon extraconstitutionnelle (Triepel). Selon le mot de G. Radbruch, ils étaient la « partie honteuse » du droit constitutionnel allemand1. La Loi fondamentale a intégré les partis politiques dans la Constitution en réaction à la dictature passée et leur a consacré une disposition particulière à l’article 21, et ce tout comme d’autres Constitutions postdictatoriales ; en cette matière, l’Italie avait ouvert le chemin avec l’article 49 de sa Constitution.

2Sous un angle fonctionnel, les partis sont les instruments qui transforment les conceptions politiques de la population en décisions des organes étatiques. Les partis sont les instruments essentiels de la souveraineté populaire. Sans de telles structures intermédiaires, les intérêts et les conceptions de la population ne peuvent être ni organisées et articulées, ni intégrées dans le processus de décision étatique. Dès qu’un système politique (à savoir un ensemble d’institutions visant à prendre des décisions contraignantes pour la société) est différencié, l’influence sur les organes de décision exigée par le postulat de la démocratie ne peut être exercée que par des structures qui sont spécialisées dans cette mission d’influence. Or la fonction centrale des partis politiques est précisément d’exercer systématiquement une influence sur les décisions politiques.

3Par l’intégration des partis dans la Constitution, le droit allemand a reconnu le rôle de ces derniers et leur a conféré une dignité constitutionnelle. Ceci est lié à la protection juridique de l’exercice de leur fonction. Les partis restent cependant des groupements de la société civile, ils n’appartiennent pas à l’appareil d’Etat2. Cette fonction d’intermédiation des partis imprègne leur statut juridique. Ils ont fondamentalement une position intermédiaire entre la sphère de liberté de la société civile et les institutions de l’Etat. C’est pourquoi ces organisations, par lesquelles la société exerce une influence sur l’Etat, sont caractérisées par leur statut juridique ambigu : elles se rapprochent des organisations étatiques sans en avoir la qualité. Ceci est visible pour les partis, mais aussi pour les groupes parlementaires. En particulier dans ses débuts, la jurisprudence de la Cour constitutionnelle fédérale a eu tendance à trop intégrer les partis dans la sphère étatique, elle fut exagérément impressionnée par leur reconnaissance constitutionnelle.

4Cette fonction des partis est reconnue dans l’article 21, alinéa I de la Loi fondamentale, comme « participation au processus de création de la volonté politique du peuple ». Le droit allemand offre une série de garanties pour protéger le fonctionnement correct des partis. Plus précisément, aux quatre types de relations qu’entretiennent les partis correspondent quatre grands principes :

• relations des partis avec l’Etat : à cet égard, la liberté de création et d’action est garantie aux partis. Le droit assure la concurrence dans la démocratie par un système pluripartiste : liberté de constitution des partis (ou liberté d’accès au marché) et liberté d’action (ou droit à la concurrence). Ceci est complété par un principe applicable aux :

• relations entre les partis, celui de l’égalité des partis.

• relations des partis avec les citoyens : les partis ont l’obligation de rendre publique leur situation financière, ils doivent publier leurs ressources et leurs donateurs de même que leurs dépenses. Ceci est une conséquence historique du financement du parti national-socialiste par des milieux industriels dans les derniers temps de la République de Weimar ; le citoyen doit savoir quelles forces soutiennent les partis ;

• relations des partis avec leurs membres. Celles-ci doivent obéir aux principes de la démocratie interne ; seul un parti respectant en son sein les principes démocratiques peut remplir la fonction d’un parti, laquelle consiste à transmettre les désirs de la population.

5En résumé, la fonction des partis est la clé de la compréhension de leur statut juridique. La garantie juridique de la liberté, de l’égalité, de la transparence et du caractère démocratique de l’organisation interne des partis sont les bases fondamentales du droit allemand des partis.

II – Dispositions de la loi sur les partis politiques

6Ces directives constitutionnelles ont été concrétisées dans la loi sur les partis politiques, en partie également dans la loi électorale. Cette dernière réserve aux partis politiques la possibilité d’établir des listes de candidats aux élections à la représentation proportionnelle. Je ne développerai pas plus ce rapport fondamental entre existence des partis et élections, que nous devons à Maurice Duverger.

7Dans un but de légitimation, la loi allemande sur les partis politiques décrit longuement les fonctions des partis (§ 1). La notion de parti est définie comme un groupe de citoyens qui veulent participer à la représentation du peuple au Parlement. On peut remarquer que dans cette définition, le niveau communal est exclu. Un parti perd son statut juridique particulier, lorsque pendant six années consécutives, il n’a pas pris part aux élections. Le critère décisif de la définition d’un parti politique est donc sa participation aux élections parlementaires.

8Les partis sont en Allemagne des associations de droit privé, qui, très souvent, ne possèdent pas la personnalité juridique. Cependant, ils sont en pratique traités très largement comme s’ils avaient cette personnalité juridique. La loi permet expressément qu’un parti puisse ester ou être assigné en justice en son nom propre (§ 3 de la loi sur les partis politiques). Le nom du parti doit être distinct du nom des autres partis (une consécration du principe de concurrence loyale) et il est protégé juridiquement.

9L’égalité entre les partis est aussi organisée dans la Loi sur les partis, plus précisément dans les cas où la puissance publique met des installations à leur disposition, ou leur offre des prestations. La loi prévoit que le montant de ces prestations puisse être modelé d’après les résultats que les partis ont obtenus dans les dernières élections. La constitutionnalité de cette modulation est problématique. Cette égalité graduelle est intolérable, si l’on se met dans l’optique des partis : les acteurs ont tous les mêmes chances dans la concurrence nouvelle ! La modulation est cependant justifiée et même nécessaire si l’on se place du point de vue de l’égalité des citoyens qui soutiennent le parti : un nombre plus important de citoyens mérite de bénéficier de plus d’avantages qu’un nombre plus faible de citoyens ; dans le cas contraire, les petits groupements seraient avantagés. Ceci serait aussi une atteinte aux conditions de concurrence.

10La loi allemande sur les partis exige de ces derniers un programme écrit et des statuts écrits qui doivent contenir les dispositions essentielles d’organisation interne. La loi elle-même contient des exigences d’organisation minimales. Ces dispositions sont censées garantir structurellement la démocratie interne des partis. Entre autres, la direction doit être réélue au moins tous les deux ans, et les décisions essentielles doivent être réservées au Congrès du parti. Les mesures disciplinaires doivent être contenues dans un règlement ; une exclusion du parti n’est permise que pour les raisons prévues par la loi et ne peut être prononcée que par un tribunal arbitral et non par la direction du parti. Les conditions posées à la présentation de candidats aux élections étatiques sont particulièrement strictes. Cette exigence de démocratie interne du parti a une portée pratique : c’est ainsi que dans le Land de Hambourg, les élections furent annulées en raison du caractère non démocratique du processus de désignation des candidats du parti Chrétiens-Démocrate.

III – Financement des partis

11Le financement des partis politiques est un problème difficile dans tous les pays. Liberté, égalité et transparence des partis sont également dans ce domaine les directives constitutionnelles dont il faut tenir compte. La Cour constitutionnelle fédérale a finalement admis que le financement public visant à permettre l’exécution normale des missions, des partis était admissible3, c’est-à-dire que les partis politiques pouvaient bénéficier en tant que tels de financements publics et non plus comme auparavant pour leurs simples activités électorales. La seule condition pour ce financement est que le parti ait obtenu lors des dernières élections au Bundestag ou au Parlement européen au moins 5 % des voix ou 1 % pour les élections aux parlements des Länder. Le parti reçoit un mark pour chaque voix. Ce financement public est régi par la loi (§ 18 et suivants de la loi sur les partis). Selon la doctrine majoritaire, cette loi ne correspond pas à une obligation constitutionnelle en effet, le financement public des partis serait selon cette même position à la discrétion du législateur. Personnellement, je ne partage pas cette position. Je considère qu’un financement public partiel correspond à une exigence constitutionnelle.

12Le financement public contribue à une meilleure exécution des missions des partis, et à leur indépendance à l’égard des groupes économiquement forts. Il est ainsi au service de l’égalité des chances pour défendre leurs intérêts respectifs. Pour que les partis n’aient pas une existence propre déconnectée du citoyen, ce financement public ne peut être qu’un financement partiel. C’est pourquoi il existe un « maximum relatif » : un parti ne peut pas obtenir de l’Etat plus que la somme qu’il a lui-même recueillie auprès des citoyens. Pour des raisons d’économies budgétaires, et aussi pour contrecarrer une sorte de « self-service » des partis, le montant des moyens publics accordés aux partis ne peut pas dépasser un « maximum absolu » fixé par la loi. Ce « maximum absolu » ne peut être augmenté qu’à la suite d’une procédure visant à l’objectivité et nécessitant l’intervention d’une commission désignée par le Président de la Fédération. La limitation du financement public des partis a pour finalité de maintenir la dépendance des partis vis-à-vis de la société.

13Il existe aussi un financement indirect des partis par le biais de la déductibilité fiscale des cotisations des adhérents et des dons aux partis. L’égalité des partis exige ici une réglementation minutieuse. Pour éviter de favoriser des partis qui représentent des milieux aisés, la déductibilité fiscale est limitée de façon stricte à un avantage effectif de 1500 D.M. 3000 D.M. supplémentaires peuvent être déduits selon une autre disposition de la loi. Au total, les dons sont encouragés fiscalement jusqu’à un maximum de 6000 D.M.. Si l’on considère le montant que le citoyen moyen peut donner à un parti, ce seuil paraît encore trop élevé.

IV – Interdiction de certains partis

14C’est une particularité du droit allemand que de pouvoir interdire certains partis politiques. Le fondement de cette interdiction est l’article 21, alinéa 2, de la Loi fondamentale. La constitution allemande est la seule au sein de l’Union Européenne qui prévoit cette possibilité. Cette possibilité est aussi prévue dans d’autres pays, mais par des lois ordinaires. La disposition constitutionnelle allemande s’explique historiquement par la chute de la République de Weimar, due à son incapacité à se défendre contre les partis voulant mettre à bas la démocratie. La philosophie connue sous le nom de « wehrhafte Demokratie », c’est-à-dire une démocratie qui est capable de se défendre, est simple : une constitution libérale qui se prend au sérieux ne peut accorder à personne la liberté de faire tomber cet ordre libéral. Cela constituerait une garantie paradoxale des libertés.

15C’est moins le principe fondamental qui donne à réfléchir que le risque d’abus et le monopole de cette compétence d’interdiction entre les mains de la Cour constitutionnelle fédérale. La demande d’interdiction est une décision politique discrétionnaire, à la disposition du gouvernement fédéral, du Bundesrat et du Bundestag. Dans les dernières décennies, cette possibilité n’a plus joué aucun rôle puisque la confiance dans la force du processus politique s’est manifestement renforcée au fil de l’histoire de la République fédérale. Avant que ne soit rendue la décision juridictionnelle d’inconstitutionnalité, aucune conséquence juridique ne doit être attachée à l’apparente inconstitutionnalité d’un parti. La pratique, qui consistait à qualifier les partis extrémistes d’« ennemis de la Constitution » (et non pas « inconstitutionnels ») et à discriminer leurs adhérents du fait de leur simple appartenance au mouvement a été considérée comme une violation des articles 10 et Il de la Convention par la Cour Européenne des Droits de l’Homme4.

V – Appréciation d’ensemble

16Après cinquante ans d’expérience de la Loi fondamentale, le régime juridique des partis en Allemagne apparaît avoir fait ses preuves pour l’essentiel. La reconnaissance des partis comme acteurs essentiels et respectables du processus politique se retrouve de nos jours dans de nombreuses constitutions plus récentes. Les partis jouent un rôle primordial dans la démocratie parlementaire et bénéficient ainsi d’une garantie juridique de leur liberté et de leur égalité, mais ils ont aussi l’obligation de publier leurs finances et d’organiser leur fonctionnement interne de façon démocratique.

17Comparée à d’autres pays, la situation des partis en Allemagne fait preuve d’un degré relativement élevé de juridicisation. Ce légalisme est aussi la conséquence des échecs passés de la démocratie en Allemagne. Lors de la restauration de la démocratie, tout ce qui était possible pour l’établissement de la démocratie a été entrepris avec les moyens qu’offre le droit. La juridicisation peut être considérée comme compensant une culture politique traditionnellement libérale.

18Dans les premières années de la République fédérale, l’élévation du statut des partis à un rang constitutionnel a conduit à des exagérations ; à ceci peut être rattaché le fait que la Cour constitutionnelle fédérale qualifie les partis d’« organes constitutionnels »5, ce qui avait également des conséquences en matière de procédure. Aujourd’hui il n’y a plus ce danger qui existait, à savoir une étatisation des partis et une médiatisation de la volonté du peuple par les partis, qui pouvaient être considérés comme les ultimes points de rattachement de la volonté politique, comme le fit la théorie dite de l’Etat des partis (« Parteienstaatdoktrin ») de G. Leibholz. Une illustration juridique de ceci est le fait, par exemple, que les députés n’ont pas juridiquement un mandat impératif, leur dépendance à l’égard du parti étant simplement factuelle et ne pouvant pas être imposée en droit.

19Il faut cependant constater que l’élévation du statut des partis et leur bonne santé financière ont conduit à une domination de ces derniers sur le processus politique, alors qu’ils étaient censés n’être, selon la Constitution, que des acteurs politiques au milieu d’autres acteurs politiques. Chaque système de médiation politique des intérêts a ses propres procédés de sélection. C’est pourquoi il apparaît juste de renforcer la transparence du processus politique en favorisant l’influence politique directe du peuple, celle qui ne passe pas par les partis. Un remplacement des partis n’est pas envisageable, mais il faudrait penser à un complément qui consisterait en des élections directes plus nombreuses et en des instruments de démocratie directe. Il ne faut pas oublier non plus qu’il existe des limites aux activités des partis dans les domaines de la politique de nomination dans les emplois de l’administration et de la justice. Jusqu’à aujourd’hui, la mission du droit des partis politiques avait été de renforcer et de protéger ces derniers ; désormais, la fonction d’une deuxième génération du droit des partis devrait être d’empêcher que les partis politiques interviennent dans les domaines qui suivent une autre logique que celle de la concurrence entre eux et de fixer des limites à leurs activités.