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Des sociétés en mouvement. Migrations et mobilité au Moyen Âge

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Société des historiens médiévistes de l’Enseignement supérieur public

Introduction

Rosa Maria Dessi, Philippe Jansen et Michel Lauwers

Note de l’éditeur

Le texte qui suit a été rédigé par Rosa Maria Dessi, Philippe Jansen et Michel Lauwers (CEPAM, UMR 6130, univ. de Nice/CNRS), membres du comité scientifique du Congrès de Nice, à l’organisation duquel ont également participé Germain Butaud, Cécile Caby et Yann Codou. L’équipe des médiévistes de Nice tient à rendre hommage à Monique Zerner, qui a joué un rôle important, dans les années 1990, dans le développement des études médiévales au sein de notre université, en association avec le CNRS. Nous exprimons également notre gratitude aux collègues de l’université de Turin, notamment Giuseppe Sergi et Enrico Artifoni, qui ont contribué à la qualité et au succès du Congrès de 2009.

Texte intégral

  • 1 D’autres perspectives de recherche peuvent être envisagées : A. Boureau, « Une histoire intellectue (...)
  • 2 Les notes du cours, dont le titre complet est « Comment vivre ensemble : simulations romanesques de (...)

1Le premier Congrès de la Société des historiens médiévistes de l’Enseignement supérieur public fut organisé en 1969 dans la toute jeune université de Nice, à l’instigation de Jean Gautier Dalché. Le sujet alors choisi, La démographie médiévale. Sources et méthodes, était incontestablement dans l’air du temps. Pour son XLe Congrès, notre Société s’apprêtant à se réunir une nouvelle fois à Nice, il nous a paru intéressant d’aborder à nouveaux frais le thème des populations médiévales, à l’aune des plusieurs questionnements propres à l’histoire sociale. Cette proposition, liée au problème des déplacements collectifs et, de manière plus générale, à celui de la mobilité des personnes1, nous semblait à même d’éclairer de manière originale certaines réalités structurelles, matérielles et idéologiques, des sociétés médiévales, tout en renvoyant aux préoccupations du monde contemporain marqué par la globalisation des relations humaines et l’effacement des frontières historiques, l’accroissement des déplacements contraints et des migrations de nécessité, l’érection des murs et l’organisation des camps de transit, monde partagé entre une vision qui tente de protéger la société des étrangers et une autre qui se demande « comment vivre ensemble », pour reprendre le titre que Roland Barthes donna à l’enseignement qu’il dispensa au Collège de France, sur proposition de Michel Foucault, en 19772.

2En un moment dramatique, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, dans son maitre ouvrage sur La société féodale, Marc Bloch avait souligné la récurrence et l’importance des migrations dans les sociétés anciennes, mais également le tournant qu’a représenté dans l’histoire occidentale l’« arrêt » de ce qu’il appelait les « invasions » :

  • 3 M. Bloch, La société féodale, 1re éd., Paris, 1939, rééd., Paris, 1968, ici p. 95. Les propos de Ma (...)

Jusque-là ces ravages par des hordes venues du dehors et ces grands remuements de peuples avaient véritablement donné sa trame à l’histoire de l’Occident, comme à celle du reste du monde. Dorénavant, l’Occident en sera exempt. À la différence, ou peu s’en faut, du reste du monde. Ni les Mongols, ni les Turcs ne devaient faire plus tard autre chose qu’effleurer ses frontières. Il aura certes ses discordes ; mais en vase clos. D’où la possibilité d’une évolution culturelle et sociale beaucoup plus régulière, sans la brisure d’aucune attaque extérieure ni d’aucun afflux humain étranger3.

  • 4 Bloch, La société féodale, op. cit. n. 3, p. 104.

3Dans ce « vase clos » que constitua dès lors l’Occident chrétien, la mobilité des personnes ne cessa pas, mais elle revêtit d’autres formes. Marc Bloch évoquait du reste à ce propos « cette sorte de mouvement brownien, à la fois perpétuel et inconstant, dont la société tout entière était traversée4 ». On peut s’interroger, comme le fait Mathieu Arnoux dans ce volume, sur la pertinence d’une telle image, par laquelle Marc Bloch entendait surtout distinguer les déplacements caractéristiques du monde antique (qui empruntaient de grandes voies de communication) de la mobilité plus diffuse que connurent les sociétés médiévales (dans lesquelles la circulation « ne se canalisait pas selon quelques grandes artères ; elle se répandait, capricieusement, en une multitude de petits vaisseaux »). Aujourd’hui, il nous revient d’explorer non seulement les formes, mais aussi le sens et les fonctions de cette mobilité des personnes qui connut de profondes transformations, en Occident, entre le ixe et le xve siècle, à l’issue des grands mouvements de peuples et alors que les déplacements collectifs s’inscrivaient dans de nouvelles structures de pouvoir et répondaient à de nouvelles stratégies sociales. Il serait d’ailleurs éclairant de comparer, de ce point de vue, les destins différents de la partie occidentale et de la partie orientale de l’ancien Empire romain, ainsi que le suggérait Marc Bloch en 1939 :

  • 5 Ibid., p. 95.

Voyez, par contraste, le destin de l’Indo-Chine où, au xive siècle, la splendeur des Chams et des Khmers s’effondra sous les coups des envahisseurs annamites ou siamois. Voyez surtout, plus près de nous, l’Europe orientale, foulée, jusqu’aux Temps modernes, par les peuples de la steppe et les Turcs. Qu’on se demande, une minute, ce qu’eût été le sort de la Russie sans les Polovtsi et les Mongols. Il n’est pas interdit de penser que cette extraordinaire immunité, dont nous n’avons guère partagé le privilège qu’avec le Japon, fut un des facteurs fondamentaux de la civilisation européenne, au sens profond, au sens juste du mot5.

4La dimension universelle ou la non-finitude de l’espace chrétien entraîna cependant des opérations de « colonisation » (chrétiens installés en Terre sainte, transferts de population liés à la frontière mouvante de la Reconquista dans la péninsule Ibérique, etc.) et, dans certains cas, l’expulsion des ennemis de la Chrétienté : si ces réalités n’ont guère été évoquées par les participants au Congrès de Nice, elles n’en constituent pas moins une dimension importante du thème choisi.

5Les travaux du Congrès ont été organisés en trois sessions, renvoyant à trois champs d’investigation, que Stefano Gasparri, Mathieu Arnoux et Dominique Iogna-Prat ont accepté d’introduire :

61. Mouvements de peuples, ethnogenèse et transformation du monde ancien. Les recherches qui ont été consacrées, dans les dernières décennies, à la question des « invasions », « migrations » et « mouvements de populations » ont notamment porté sur les processus d’ethnogenèse et d’acculturation ayant contribué à la transformation du monde antique. Les grandes migrations de l’Antiquité tardive et du haut Moyen Âge y sont souvent présentées comme des phénomènes aux caractères spécifiques et irréductibles, du point de vue des rythmes et de l’organisation des déplacements, de leurs buts, des relations avec les autorités et les populations des territoires où s’installent les migrants. La première session du Congrès, sorte de préliminaire aux deux volets suivants, était destinée à dresser un bilan et à mettre en perspective cette historiographie (surtout anglo-saxonne, allemande et autrichienne), ainsi qu’à vérifier la pertinence, dans la longue durée, des mécanismes sociaux attestés lors de ces mouvements de populations, en les comparant à d’autres phénomènes migratoires et à des faits de colonisation plus tardifs. On pouvait envisager, dans cette perspective, l’extension du peuplement arabo-musulman, la colonisation allemande vers l’Est, la présence slave en pays grecs byzantins ou les déplacements des Balkans vers l’Italie. Ce sont les migrations Scandinaves, dont Marc Bloch envisageait la fin comme un tournant dans l’histoire occidentale, qui sont évoquées dans ce volume.

72. Les déplacements collectifs, en particulier liés à l’encadrement des populations et à l’organisation des activités humaines. Concernant les formes médiévales de déplacements collectifs, on est tenté d’opérer des distinctions entre les déplacements réguliers ou répétés entre des lieux de séjours temporaires et les déplacements définitifs, entre les mobilités spontanées et les mobilités forcées – les différents critères susceptibles de fonder cette dernière distinction devraient du reste faire l’objet d’un examen critique. Différents cas de figure ont été du moins envisagés au cours du Congrès :

8– Migrations, itinérances professionnelles et organisation des marchés. Lorsqu’un groupe se déplace pour répondre à une sollicitation, à un projet (social, idéologique) ou à un espoir de conditions de vie meilleures, le transfert peut être définitif, sans retour. Tel est le cas pour les communautés religieuses qui « essaiment » afin de fonder de nouveaux monastères ou couvents (encore que l’essaimage n’entraîne généralement pas l’abandon de l’établissement d’origine), pour les formes de colonisation du sol (dans le cadre d’un remaniement du système seigneurial et de l’habitat) ou pour tous les migrants ruraux qui s’installent dans les villes. Des déplacements liés aux transformations des conditions environnementales, aux « catastrophes » naturelles ou aux épidémies peuvent être également définitifs.

9– Par déplacements « spontanés » temporaires, on entend souvent des transferts qui impliquent le maintien de relations avec faire de départ, ainsi qu’un retour ou du moins des allées et venues. On compte dans cette catégorie la plupart des mouvements liés aux activités humaines (pasteurs pratiquant l’élevage nomade ou transhumant, artisans sur les chantiers de construction, marchands se déplaçant entre lieux d’échange), à l’organisation des marchés ou au fonctionnement d’institutions comme l’Église (mobilité des membres du clergé). Il faut inclure dans ce genre d’itinérance tous les types de wandering scholars, maîtres du savoir, maîtres d’école, universitaires et étudiants. À la fin du Moyen Âge, ces déplacements liés au savoir et à la culture se sont d’ailleurs enrichis de pratiques nouvelles : humanistes se rendant dans les bibliothèques, chroniqueurs passant d’un seigneur à l’autre, artistes au service des princes mécènes.

10– Transferts de populations et déplacements contraints. Les déplacements, qu’ils soient volontaires ou contraints, posent la question de l’autorité capable de gérer ou d’imposer de tels mouvements à la population. Des déplacements sur une faible distance, mais répétés à intervalles très fréquents, ont ainsi été suscités par les pratiques du prélèvement seigneurial (charrois, corvées, etc.) concernant une part importante de la population rurale. Ces déplacements permanents participèrent à l’appropriation et à la gestion d’espaces vécus. De manière plus radicale, les pouvoirs locaux, qui entreprenaient de réorganiser l’habitat, le peuplement et l’exploitation des terres, sont également à l’origine de processus de transfert et de regroupement de la population, dont historiens et archéologues s’efforcent aujourd’hui de saisir la nature, la chronologie et l’impact. L’initiative peut aussi venir d’autorités souveraines, qui ont pu procéder à des déplacements massifs de populations, comme l’atteste la politique des empereurs byzantins déportant au ixe siècle des Slaves en Asie Mineure ou les procédures d’exclusion typiques des communes italiennes, qui peuvent s’analyser comme des déplacements contraints résultant d’une politique mise en œuvre par les cives exerçant l’autorité urbaine. On aborde ainsi la question des déplacements relevant de l’exercice de la justice : procédures d’exil et de bannissement, mais aussi pèlerinages pénitentiels.

113. Circulation des détenteurs de l’autorité et déambulation rituelle. L’une des caractéristiques notables du « gouvernement » à l’époque médiévale tient à la fréquence des déplacements effectués par les détenteurs de l’autorité, qu’il s’agisse de rois, de papes, d’évêques, d’abbés, de magistrats, de podestats, de prédicateurs, etc. Circuitus des évêques et des rois, itinérance des cours royale et pontificale, tournées pastorales, visites monastiques visent à appréhender et à contrôler l’espace, à affirmer ou affermir un pouvoir sur des représentants, des fidèles ou des dépendants, à manifester de manière symbolique et à rendre présente une autorité. On peut remarquer que la pratique même du déplacement constitue une forme d’expression de l’autorité qui souligne, dès lors, le caractère « extérieur » du gouvernant par rapport aux gouvernés, une position qui facilite les procédures d’arbitrage : c’est le cas pour les missi de l’époque carolingienne, les podestats de l’Italie communale ou les enquêteurs des grandes tournées administratives. Des déplacements, parfois réguliers et institutionnalisés, marquent à l’inverse la position de soumission ou de dépendance de ceux qui sont en mouvement : visites des évêques à la Curie pontificale, comptes rendus des baillis royaux à la cour de France, etc. Dans son mécanisme, sa fonction et ses effets, le phénomène n’est alors pas très différent de celui que représentent les déplacements réguliers imposés dans le cadre du contrôle seigneurial. Il est également des déplacements de ce genre qui sont plus épisodiques, circonstanciels : envoi d’ambassades aux souverains, de procurateurs devant des cours seigneuriales, consuls de colonies de marchands, etc. Les itinérances qui viennent d’être évoquées revêtent souvent une forte dimension rituelle. C’est bien sûr également le cas des processions, pèlerinages et autres circuitus sacralisants.

  • 6 Une telle approche plurielle constitue l’originalité des travaux menés lors du Congrès de Nice par (...)

12Le principal objectif scientifique du Congrès de Nice consistait à mettre en rapport les différentes réalités qui viennent d’être évoquées et que les chercheurs traitent généralement de manière distincte. Les initiateurs du projet avaient fait le pari qu’il était non seulement possible, mais également souhaitable d’articuler ces réalités diverses pour saisir dans sa globalité le phénomène de la mobilité des personnes dans les sociétés médiévales6. C’est que tous les types de migrations, parcours, itinéraires et trajets énumérés ci-dessus ont participé, au Moyen Âge, à la structuration des rapports sociaux. Dans une telle perspective, il n’y a pas lieu d’opposer les phénomènes de déplacement et de déambulation à la sédentarité, voire au processus de fixation des populations, souvent présenté comme l’un des phénomènes importants, voire caractéristiques de la période médiévale : mobilité et ancrage gagnent à être envisagés de manière dialectique, ainsi que le montrent un grand nombre de contributions de ce volume. C’est à Paolo Cammarosano qu’a été confiée la tâche ardue de dégager les lignes de force du Congrès : ses conclusions devraient permettre au lecteur de vérifier la pertinence du projet à l’origine des travaux menés à Nice entre le 4 et le 7 juin 2009.

Notes

1 D’autres perspectives de recherche peuvent être envisagées : A. Boureau, « Une histoire intellectuelle des populations médiévales », Annales HSS, 61 (2006), p. 233-244.

2 Les notes du cours, dont le titre complet est « Comment vivre ensemble : simulations romanesques de quelques espaces quotidiens », ont été récemment publiées : R. Barthes, Comment vivre ensemble ? Notes de cours et de séminaires au Collège de France, 1976-1977, éd. Cl. Coste, Paris, 2002.

3 M. Bloch, La société féodale, 1re éd., Paris, 1939, rééd., Paris, 1968, ici p. 95. Les propos de Marc Bloch sont relevés et commentés par G. Arnaldi, L’Italia e i suoi invasori, Rome-Bari, 2004, en part. p. 190-191. Après l’assassinat de Marc Bloch, Lucien Febvre publia ses cours et ses notes sur les « invasions » : M. Bloch, « Les invasions : deux structures économiques », Annales d’histoire sociale, 8 (1945), no 1, p. 33-46 ; Id., « Les invasions : occupation du sol et peuplement », Annales d’histoire sociale, 8 (1945), no 2, p. 13-28 ; Id., « Sur les grandes invasions : quelques positions des problèmes », Revue de synthèse, 19/40 (1940-1945), p. 55-81. On notera que la question des « invasions » avait été de même examinée (et réévaluée) par Henri Pirenne au lendemain de la Première Guerre mondiale (notamment au Congrès des sciences historiques de Bruxelles en 1923), dans un contexte de remise en cause des modèles « germaniques » qui donna naissance au fameux Mahomet et Charlemagne, voir C. Violante, La fine della « grande illusione ». Uno storico europeo tra guerra e dopoguerra, Henri Pirenne (1914-1923). Per una rilettura della « Histoire de l’Europe », Bologne, 1997, en part. p. 260-279.

4 Bloch, La société féodale, op. cit. n. 3, p. 104.

5 Ibid., p. 95.

6 Une telle approche plurielle constitue l’originalité des travaux menés lors du Congrès de Nice par rapport à d’autres entreprises collectives portant sur des thèmes voisins (dans lesquelles le millénaire médiéval n’occupe d’ailleurs pas une place prépondérante) : Le migrazioni in Europa (secc. XIII-XVIII). Atti della 25a settimana di studi dell’Istituto internazionale di storia economica F. Datini di Prato, Prato, 1994 ; La mobilité des personnes en Méditerranée de l’Antiquité à l’époque moderne. Procédures de contrôle et documents d’identification, dir. Cl. Moatti, Rome, 2004. La quasi-totalité des contributions de ce volume se fondent sur l’exploitation de la documentation écrite. Il faut cependant rappeler que les phénomènes de mobilité laissent des traces matérielles que peuvent notamment scruter les archéologues, anthropologues et géo-archéologues. À partir de quels indices et de quels concepts (continuité/discontinuité, diffusion, seuils, etc.) est-il possible de saisir, par ces disciplines, la nature, l’ampleur et l’impact des phénomènes de migration et de déplacement ? Ces questions, qui n’ont été que très indirectement abordées lors du Congrès, en particulier dans la première section, devraient faire l’objet de recherches dans les années à venir.

© Éditions de la Sorbonne, 2010

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