Jacques Lafon comme professeur, un témoignage

Olivier Beaud

p. 15-19


Texte intégral

1De Jacques Lafon, on peut dire qu’il était d’abord et surtout un professeur attaché à transmettre son savoir par la voie de l’enseignement oral. De ce point de vue, le recueil d’articles qui reflète uniquement la dimension du savant, donne une image infidèle et partielle de ce que fut son œuvre d’universitaire. Il gomme ce qui était l’essentiel à ses yeux : la pratique de l’enseignement, exercice dans lequel il excellait.

2Les notes de cours qu’il a laissées indiquent le soin qu’il apportait à la préparation de ses cours. La publication, dans le présent recueil, du cours de DEA sur le droit colonial suffit à illustrer la qualité exceptionnelle de ces cours quant à leur contenu. Il est d’ailleurs regrettable qu’aucun de ces grands cours de premier cycle (à Dijon, à Saint-Quentin ou à Paris I) n’aient pas débouché sur la publication d’un ouvrage. Mais ce qui prouve qu’il fut un grand professeur, c’est surtout l’impression qu’il a laissée à tous ceux qui ont eu la chance de suivre ces cours. Certes, une telle image est plus fugace que la trace laissée par les écrits du savant, mais elle est peut-être plus marquante pour ses nombreux élèves qui ont appris, grâce à lui, ce que pouvait représenter un véritable cours d’Université et un véritable universitaire. Ayant eu cette chance là, puisqu’ayant suivi l’un de ses cours de première année d’histoire du droit, nous souhaiterions évoquer ce souvenir afin de témoigner au nom de tous les élèves qu’il a eus et de rendre hommage à celui qui a été leur professeur.

3C’était en octobre 1976, à l’Université à Dijon, et la plupart des étudiants qui étaient là, dans cet amphithéâtre Proudhon, n’avaient non seulement aucune idée du droit, mais encore moins de l’histoire du droit. Quel ne fut pas leur étonnement lorsqu’ils virent un jeune professeur, arpentant l’estrade de gauche à droite, montant et descendant les marches de chaque côté de l’amphi, les entretenir des subtilités des rapports entre droit et société, entre histoire du droit et histoire sociale ! Certes, le contenu de ce cours introductif a plutôt désarçonné les novices que nous étions alors, et il serait présomptueux d’affirmer que nous avions bien compris la portée et les enjeux de ce discours inaugural. Mais la première impression était la bonne : l’étudiant profane avait le sentiment d’être en présence d’une « personnalité », d’un professeur hors du commun.

4Un professeur qui, d’abord, usait de ses remarquables talents oratoires pour charmer son auditoire, en recourant non pas à l’arme facile de la démagogie, – qui sévissait quelquefois dans cette période se situant encore dans le prolongement de la vague post-soixante-huitarde – mais à celle d’un savoir rendu plus vivant encore par une belle rhétorique et une présence humaine. Comment ne pas penser ici à ce que disait Savigny du professeur qui, comme le virtuose, doit provoquer l’attention et l’enthousiasme de son auditoire ? « Tout l’art du maître consiste à susciter méthodiquement la force créatrice de l’auditeur et lui faire découvrir la science ». De ce point de vue, les cours de Jacques Lafon répondaient parfaitement à l’exigence d’un cours, décrite par le fondateur de l’École historique du droit : « rendre possible la liberté de mouvement de l’esprit par la maîtrise de toute la matière ».

5Travaillant beaucoup ses cours, au point d’ailleurs de les savoir presque par cœur pour ne jamais avoir à lire ses notes et marcher en même temps qu’il professait, Jacques Lafon faisait tout pour ne pas ennuyer son auditoire. Sorte de politesse du professeur à l’égard de ses étudiants, mais aussi sentiment du devoir de l’universitaire à qui tient à cœur son magistère. Tant de facilité, alliée à tant de science, ne pouvait manquer d’impressionner la plupart de ses étudiants qui se pressaient à ce cours, et ne le désertèrent pas au fil de l’année. Il est vrai – pour être honnête –, que certains étudiants étaient indisposés par une telle supériorité intellectuelle, incapables qu’ils étaient de l’admirer.

6Mais ce rapport de séduction – pourquoi ne pas le dire ? – que le professeur entretenait avec ses auditeurs n’aurait pas pu fonctionner s’il n’avait pas été adossé à une maîtrise parfaite du sujet qui le passionnait : l’histoire du droit, discipline, disait-il, que, « en tant qu’intellectuel plutôt qu’homme de science », il considérait pour lui, comme pour les étudiants, comme « un moyen de comprendre le monde ». Discipline aride, si on la traite de manière aride, mais qui peut devenir légère si la grâce de la science a bien voulu s’emparer de celui qui l’enseigne. Or, c’était le cas au point le plus élevé dans ce cas précis. Jacques Lafon avait adopté le parti pris de renouveler l’histoire du droit en la rapprochant de l’histoire sociale. Loin de prendre la pose du génie qui entendait réinventer toute sa discipline, il se bornait à rappeler sa dette envers ceux qu’ils considéraient comme ses véritables maîtres : Jacques Ellul et Bernard Schnapper, dont ils voulaient poursuivre les travaux, tout en s’inspirant aussi des recherches alors récentes de Pierre Legendre sur l’histoire de l’administration.

7Animé par cette ambition d’éclairer le droit par la société et la société par le droit, il entendait donc proposer une autre histoire du droit. Cette année-là, il entreprit d’étudier les institutions clé du XIXe siècle de la Restauration à la IIIe République. Au grand dam des redoublants, il avait donc abandonné l’étude de l’Ancien Régime et de la Révolution, et avait entrepris de relever le défi d’une histoire juridique du XIXe siècle, sans se priver cependant d’une série de flash-back sur la Révolution française. Il justifie ce choix dans un texte autobiographique : « Ce changement s’explique largement par le fait que, nommé à Dijon, j’y serai essentiellement chargé de l’histoire du droit public et que je serai amené, comme tous les collègues, à réfléchir à ce qu’on peut apporter aux étudiants. Dans le fond, les étudiants s’intéressent à l’histoire du droit pour deux raisons différentes et qui ne sont pas incompatibles : le goût de l’exotisme, le souci de compréhension du présent, non pas par la comparaison, mais par la filiation ; la démarche historique va dans le dernier sens : il s’agit de trouver des racines, de retracer un cheminement, de reconstituer des strates. Et c’est là qu’arrive le XIXe siècle. Partant d’une institution moderne, actuelle, et essayant de retrouver son passé, en creusant, en dégageant des racines, je me heurtai à ce XIXe siècle en friche, non étudié encore par les historiens du droit ». Cette démarche, qui était hétérodoxe à une époque où il était d’usage de ne jamais aller au-delà de la Révolution française, reflète également un trait de caractère du grand professeur : la souveraine liberté dans le choix des sujets qu’il traite, liberté qui suppose évidemment de s’affranchir de la dictature des programmes et des règlements bureaucratiques qu’affectionnent tant de petits maîtres à l’Université – et liberté qui passe aussi par le désir de renouveler ses enseignements chaque année. Un véritable cours d’Université est celui d’un savoir en action, d’un savoir qui se cherche et se renouvelle.

8Ainsi, dans ce cours d’histoire du droit, il évoquera avec brio toute une série d’institutions, non seulement les institutions politiques, mais aussi les institutions administratives, économiques et sociales. Les étudiants entendront cette année-là une description des différents régimes politiques à partir de l’analyse, de l’armée, de l’école (de la loi Guizot aux lois de Jules Ferry), des institutions économiques (de la Banque de France, par exemple), de la presse (de l’analyse des mécanismes indirects de censure de la monarchie limitée, comme le cautionnement, jusqu’à l’étude de la grande loi fondatrice de 1881). Le cours était d’ailleurs marqué par la période, et l’analyse des institutions n’allait pas sans une solide étude des classes sociales. La diversité des sources et le nombre de références attestaient du sérieux des recherches qui avaient alimenté le cours, et indiquaient au néophyte, à un élève fraîchement émoulu du lycée, comment se construisait un véritable cours de faculté. Un cours qui allait servir d’étalon modèle pour évaluer les autres enseignements.

9Tout aussi originales étaient l’organisation des travaux dirigés et la manière dont les fiches de travaux dirigés étaient élaborées. Lors de cette année-là, la lecture des ouvrages littéraires fut recommandée pour illustrer les problèmes historiques de chaque période étudiée dans le cours magistral. La Restauration fut étudiée à partir des Paysans de Balzac pour montrer les effets de la Révolution française sur la paysannerie, et le conflit entre le droit coutumier issu de l’Ancien Régime et le nouveau droit de propriété issu de la Révolution française. La Monarchie de Juillet fut passée au crible de Lucien Leuwen pour montrer la société censitaire en action, la puissance des notables et la force de la corruption politique de cette époque. La Révolution de 1848 fut envisagée à travers la vision sarcastique de Flaubert dans l’Éducation sentimentale, alors que la Troisième République le fut par l’intermédiaire d’Anatole France et de son spirituel Anneau d’améthyste qui révélait, grâce à des dialogues savoureux, le conflit entre l’État et l’Église.

10Par sa pratique d’enseignement, Jacques Lafon montrait qu’il avait un sens très élevé de ses devoirs de professeur. C’est ce sens qui le faisait participer à sa manière au concours extérieur de recrutement de l’École nationale de la magistrature ; il rédigea un corrigé particulièrement critique sur une note de synthèse en droit civil, qu’il avait choisie, regrettant que les candidats – censés être des juristes confirmés – étaient passés à côté du sujet en faisant assaut de bons sentiments au lieu de traiter la question de l’incapacité des enfants mineurs. C’est aussi avec le même sens du devoir qu’il rédigeait ses rapports pour la Section d’histoire du droit du Conseil National des Universités, privilégiant toujours, dans son appréciation des travaux, les apports à la science historique du droit, et méprisant les considérations subalternes que certains croient nécessaire d’introduire dans ce genre d’exercice.

11Jacques Lafon exerçait son métier d’universitaire avec un idéal qui était élevé. Il adhérait à cette vision de Max Weber selon laquelle « l’éducation scientifique constitue une affaire d’aristocratie intellectuelle, (...) aristocratie de l’esprit, non aristocratie sociale ». Par conséquent, il ne pouvait éprouver qu’une grande désillusion face à l’évolution de l’Université. Déjà en 1982-1983, il avait malicieusement introduit dans un recueil de documents à l’attention des étudiants de première année de Dijon (cours d’introduction au droit), un article de presse de son maître Jacques Ellul, intitulé « Mise à mort de l’Université » (Le Monde, 12 IX 1975) qui est un réquisitoire féroce et justifié contre la réforme du DEUG, et contre la tendance, triomphante aujourd’hui, à transformer l’Université en un « collège technique », méconnaissant l’indispensable formation humaniste à laquelle doit tendre l’Université. L’évolution depuis 1982 a malheureusement renforcé la bureaucratisation et la « technicisation » de l’Université. Alors que nous discutions de ces questions, au sein de notre éphémère Collectif national pour une Université, il nous confiait, avec quelque mélancolie, qu’il ne pouvait plus faire, comme il y a vingt ans, de cours ambitieux en première année de droit, tant la population estudiantine avait changé et s’avérait incapable de prendre correctement des notes et de suivre en même temps. Le fait de rabaisser ses ambitions, de ne plus pouvoir utiliser les résultats des recherches pour féconder son enseignement, le rendait un peu amer. Le même découragement le saisissait également lorsque, le croisant à la Bibliothèque nationale ou à la Bibliothèque Cujas, il m’expliquait avec son humour habituel le parcours du combattant que constituait la recherche des matériaux nécessaires pour écrire un article à Paris sur l’histoire du droit colonial. Il était également passablement irrité par l’attitude peu charitable de quelques collègues juristes de Paris I, qui sabotèrent – en douce et au nom du positivisme juridique le plus étroit – l’enseignement d’histoire du droit en supprimant les T.D. obligatoires.

12Mais, malgré ses déceptions et ses découragements, il continuait à exercer son métier de professeur avec le talent qui était le sien. Il était parti au Caire pour y enseigner et continuer ses recherches sur le droit proche-oriental, avec la ferme intention de continuer et d’achever son opus magnum sur l’histoire du droit colonial. Le destin en aura décidé autrement. Il nous reste l’image d’un grand professeur qui, à maints égards, peut faire figure de modèle pour ceux qui exercent – ou ceux qui veulent – exercer le métier d’universitaire.

***

13Nous tenons à remercier tous ceux qui ont concouru d’une façon ou d’une autre à la publication de ce recueil.

14Nous remercions Monsieur Jean-Louis Lafon, frère de Jacques, d’avoir bien voulu autoriser la publication des textes et pour son soutien financier. Nous remercions aussi les responsables des revues Autrement, Droits, Études, Méditerranées, de la Revue historique, du journal Le Monde et les éditeurs des Mélanges Romuald Szramkiewicz et des Mélanges Jean Bart, et des Actes des Journées de Rennes – 1994, « Administration et Droit » qui ont accepté la reproduction d’articles déjà publiés. Nous exprimons notre gratitude au professeur Bernard Moleur qui a revu pour la publication le cours sur l’Histoire du droit colonial et à Marie-Laure Poumarède qui s’est chargée de la saisie et de la mise en forme des textes.

15Nous remercions le professeur Marie-France Renoux-Zagamé, directrice du Centre d’Histoire des droits communs, et ses collègues de la section d’histoire du droit de Paris I pour le soutien qu’ils ont apporté à ce projet, qui a été également honoré par une subvention du conseil scientifique de l’Université Paris I.

16Nous tenons aussi à remercier la Société d’Histoire du Droit en la personne de sa présidente, le professeur Anne Lefebvre-Teillard, pour ses encouragements et l’aide financière qu’elle a bien voulu lui accorder. Nous sommes enfin très reconnaissants envers les Publications de la Sorbonne qui ont accepté d’accueillir cet ouvrage dans leur collection et d’en assurer la diffusion.


Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.