Jacques Lafon
Un explorateur de voies nouvelles
p. 11-13
Texte intégral
1Le 19 novembre 1999, le professeur Jacques Lafon décédait brutalement au Caire où il dirigeait l’Institut du droit des affaires internationales. Ce recueil a pour objectif de faire mieux connaître les travaux d’un professeur d’histoire du droit qui fut aussi un diplomate, et qui a consacré sa vie de chercheur à ouvrir des pistes, à tracer des voies nouvelles.
2Pionnier dans ses recherches, Jacques Lafon le fut dès sa thèse soutenue à l’Université de Bordeaux en 1969, sous la direction du professeur Bernard Schnapper. Son étude des régimes matrimoniaux pratiqués en Bordelais au tournant des XVe et XVIe siècles utilisait les méthodes de l’histoire sérielle, fort peu en vogue en histoire du droit, et, surtout, montrait ce que l’exploitation intelligente de sources juridiques pouvait apporter à une connaissance globale d’une société aussi bien dans ses structures que dans les mouvements qui l’animent. Assez fraîchement accueillie par la corporation des historiens du droit, elle devait susciter l’intérêt des historiens « des Lettres », encore marqués par l’influence de l’École des Annales et elle fut publiée, à l’instigation de Fernand Braudel, dans la collection Démographie et Société de l’E.P.H.E. (VIe section)1.
3Jacques Lafon aurait pu devenir un des maîtres de l’histoire du droit privé, mais, reçu à l’agrégation en 1970 et affecté à l’Université de Dijon, c’est vers l’histoire du droit public qu’il va se tourner, ici encore en franc-tireur. À l’exemple de son maître, Bernard Schnapper qui montrait la voie, il a choisi de transgresser la limite, alors sacro-sainte, de 1789 pour gagner à l’histoire du droit les nouveaux territoires du XIXe siècle. Pendant une dizaine d’années, l’histoire de l’administration sera son domaine de prédilection. On lui doit une stimulante synthèse dans un ouvrage collectif sur l’Administration2, ainsi qu’une contributions sur « le contrat de fonction publique » au numéro spécial resté mythique que la vénérable RHD consacra en 1974, sous la direction de Pierre Legendre à « la bureaucratie et le droit »3. Ensuite une série d’études sur les rapports entre l’Église et l’État devait le conduire à la publication en 1987 d’un livre intitulé : Les prêtres, les fidèles et l’État – le ménage à trois du XIXesiècle4 \ à partir d’un dépouillement de la jurisprudence du Conseil d’État en matière d’appel comme d’abus, Jacques Lafon y menait une réflexion sur l’autorité légitimée par la morale chrétienne, comme principe d’organisation sociale.
4Une fois encore, les conditions étaient réunies pour une reconnaissance par la communauté scientifique en tant que spécialiste éminent de l’histoire administrative du XIXe siècle. Mais, comme il l’a dit lui-même, Jacques Lafon n’aimait pas « les situations acquises en histoire du droit comme dans d’autres domaines de [sa] vie »5. Aussi, par trois fois, il prit des distances avec le métier d’universitaire, qu’il aimait pourtant passionnément, pour exercer une autre activité : celle de diplomate. Il occupa ainsi les fonctions de conseiller culturel successivement auprès des ambassades de France à Ankara (1977-1981), La Haye (1985-1989) et Damas (1989-1992). Il n’est pas le lieu de rappeler ici le rôle qu’il a joué dans ces trois postes, nous souhaitons plutôt souligner combien cette expérience fut féconde pour l’historien et le chercheur qu’il n’a jamais cessé d’être.
5Jacques Lafon l’a souvent dit : son premier séjour à Ankara et à Istanbul fut la découverte d’un monde qui a exercé sur lui une véritable fascination : le Moyen-Orient. Un monde qu’il a appréhendé d’abord dans sa dimension turque et même ottomane, puis, lors de son séjour à Damas, sous l’angle arabe. Cette découverte lui a inspiré le désir de suivre de nouvelles pistes qui l’on conduit à s’intéresser, toujours en historien du droit, à divers points de rencontre entre l’Occident et l’Orient, tels que le régime des capitulations ottomanes, les processus de codification des droits orientaux à l’aune des modèles européens ou encore les incidences juridiques des conflits de puissance dans la région. Jérusalem, point de rencontre s’il en est, fut aussi une source d’inspiration et c’est en juriste qu’il consacra un ouvrage au pluralisme interconfessionnel de la Ville sainte ; le livre publié en 1998 n’a pas eu l’accueil qu’il méritait, sans doute parce que son auteur plaidait pour une « internationalisation », politiquement incorrecte6.
6Dans le même temps, son expérience de diplomate a poussé Jacques Lafon à s’intéresser aussi à l’histoire de l’action culturelle de la France au Proche-Orient et spécialement à la défense et à l’illustration de la langue française. De toutes ces pistes entrecroisées, il est sorti de belles séries d’articles parus, entre 1986 et 1998, dans diverses revues ou dans des contributions à des colloques.
7Ce sont ces travaux qui sont réunis dans le présent recueil. Un groupe d’amis et de collègues a pensé que la meilleure façon de rendre hommage à la mémoire du professeur Lafon était de rassembler dans un même volume des études dispersées dans des publications d’accès parfois difficiles et d’y ajouter quelques textes inédits, retrouvés dans ses papiers. Leur rapprochement le long de deux itinéraires : Les relations juridiques entre l’Occident et le Moyen-Orient d’une part, et L’histoire de la diplomatie culturelle de la France d’autre part, montrent qu’ils forment comme les linéaments d’ouvrages en projet.
8Plus récemment, dans le cadre d’un enseignement dans le DEA d’Anthropologie juridique de Paris I, le professeur Lafon s’était intéressé à l’histoire du droit colonial ; sa curiosité de chercheur y retrouvait un terrain familier, l’histoire du droit public et des institutions administratives, mais enrichie de son expérience des confrontations culturelles et des processus de domination. Un nouveau projet d’ouvrage est né, qui devait à nouveau défricher un terrain laissé en jachère depuis le temps de la décolonisation et la suppression des chaires de droit colonial. Ce livre sur l’histoire du droit colonial, qu’il devait écrire avec la collaboration, d’un de ses élèves, Bernard Moleur, professeur à l’Université d’Avignon ne verra pas le jour. Mais il subsiste les notes d’un cours que Jacques Lafon a enseigné pendant les trois dernières années de sa vie, à Paris puis au Caire. Nous avons pensé qu’il était utile de le livrer au public, non seulement comme un témoignage du talent et des engagements du professeur, dont Olivier Beaud parle par ailleurs, mais aussi pour l’intérêt qu’il présente dans un domaine encore peu exploré par l’historiographie. Bernard Moleur a revu les notes de cours afin de les rendre lisibles et nous le faisons précéder d’un article posthume dans lequel Jacques Lafon précisait sa réflexion sur le droit colonial : ces textes constituent le troisième itinéraire, malheureusement trop tôt interrompu.
9Enfin, l’hommage n’aurait pas été complet si nous n’avions pas rendu compte d’autres aspects marquants de la personnalité de Jacques Lafon. Nous avons donc retenu deux ou trois textes plus courts qui ne sont pas à proprement parler des travaux de recherche, mais qui témoignent, d’une part de la lucidité d’un homme de terrain, bon connaisseur des questions d’actualité et partisan convaincu du rapprochement franco-turc, et d’autre part de la nostalgie d’un homme de culture, amoureux d’un Orient rêvé et grand admirateur du poète alexandrin Constantin Cavafy et de Lawrence Durrell.
10Les lecteurs pourront ainsi apprécier l’exceptionnelle qualité et l’originalité de l’œuvre d’un intellectuel passionné par le Moyen-Orient et riche d’une triple expérience d’historien, de juriste et de diplomate.
Notes de bas de page
1 J. LAFON, Régimes matrimoniaux et mutations sociales, Les Époux bordelais (1450 – 1550), Paris, SEVPEN, École Pratique des Hautes Études, coll. Démographie et Sociétés, XVI, 1972. Voir le compte-rendu d’Alain Collomp dans Annales ESC, 1974, p. 832 : « un modèle d’histoire sérielle quantitative ».
2 L’histoire de l’Administration, L’Administration, Hachette, Paris, 1974, p. 312-343.
3 Le contrat de fonction publique. Note sur la naissance de l’État-patron, Revue historique de droit français et étranger, Sirey, 1974, p. 658-695.
4 Les prêtres, les fidèles et l’État – Le ménage à trois du XIXe siècle, Paris, Bibliothèque Beauchesne, coll. Religions et Société Politique, vol. 12, Paris, 1987, 380 p.
5 Dans une « autobiographie intellectuelle », texte manuscrit et incomplet, composé pour une conférence, date et lieu inconnus.
6 Jérusalem, Paris, Montchrestien, coll. Clefs, 1998.
Auteur
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Jacques Poumarède
Professeur à l’Université de Toulouse I
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