Hommage à Jacques Lafon

Maurice Quénet

p. 6-9


Texte intégral

Jacques Lafon – Ankara avril 1980

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1C’est avec un profond chagrin que j’évoque la mémoire de Jacques Lafon, ami si ancien et si fidèle.

2J’ai répondu à l’invitation de parler de Jacques Lafon, au triple titre de président de l’Association des Historiens du droit pour le professeur et le chercheur, de recteur en fonction, portant la robe de ce ministerium, en hommage aux fonctions diplomatiques illustrées par le conseiller culturel, et enfin en qualité d’ami. En quelques mots, je vais évoquer un ami discret mais non secret, un homme intelligent, fidèle dans ses choix et assuré dans ses convictions sans jamais s’écarter du libéralisme bienveillant aux hommes et aux idées qui le caractérisait.

3Pardonnez-moi d’être personnel ce soir, je ne sais pas dire autre chose ni ressentir d’une autre manière, car c’est un peu de ma propre vie dont il est question. J’ai connu Jacques Lafon dans l’équipe d’agrégation d’Arlette Lebigre, lui jeune et expérimenté, moi jeune et fort novice. Il « tutorait » en quelque sorte mon inexpérience et m’apprenait les usages. Ensuite, j’ai participé à son équipe d’agrégation, selon le rythme dense de cette époque et à temps plein. Nous avions d’abord sympathisé. Nous nous sommes, alors, liés d’amitié et je me souviens que le lendemain des résultats du concours 1974, concours que j’ai quelques raisons de connaître, c’est rue de Grenelle, dans le petit appartement de Jacques, que mon épouse et moi-même avons dîné avec deux autres personnes. « Premier dîner de professeur, tu t’en souviendras toute ta vie », me dit alors le maître de maison. C’est exact et le souvenir de cette soirée en demeure intact comme le charme qui enveloppait cette réunion amicale.

4Jacques Lafon, pour nous tous qui le connaissons, dégageait un charme particulier. Il n’était ni charmant, ni encore moins charmeur comme l’on dit, mais il avait du charme et sa personne en irradiait. Pour quels motifs ? Sa parfaite éducation, certes, jamais prise en défaut et toujours au service d’une conception exacte des relations sociales. Mais aussi cette acuité instinctive qui le conduisait à porter sur les événements, sur les dossiers, sur les personnes, le jugement qui convenait, sans appel, mais sans acrimonie, ni encore moins méchanceté. On suivait facilement son opinion parce qu’elle était, non pas moyenne et suffisamment insignifiante pour ne pas déplaire, mais convaincante, charpentée, définitive.

5Une attitude, un souvenir partagé sans doute, et Jacques Lafon revit devant nous. Le regard ironique, la voix en demi-teinte, les mots exactement choisis, le raisonnement se déroulait, la conclusion tombait et elle était ponctuée, en privé, par ce rire étouffé qui terminait les phrases, la tête légèrement penchée en avant, la main sur la bouche pour arrêter un éventuel ton de trop. Il n’y avait plus rien à ajouter. En plus de tout cela, des dons réels de comportement social en faisaient un commensal parfait, un compagnon de voyage et un partenaire de congrès recherché. Comme il était fidèle en amitié, il comptait beaucoup d’amis.

6Qu’on ne se méprenne pas, Jacques n’était pas un mondain, il était un personnage du monde, prenant fort au sérieux sa mission et ses fonctions et sachant opérer les distinctions qui convenaient. C’est ce sérieux qui attirait les responsabilités. On ne remplit pas à trois reprises les fonctions de conseiller culturel et dans des capitales importantes, sans avoir prouvé que l’on était parfaitement apte à ces fonctions. Reconnaissance dans la fonction diplomatique et dans la carrière universitaire, succès devant les auditoires étudiants, constituent les récompenses d’un travail continu intense et varié, servi par de réels talents dans la recherche et l’écriture. Jamais de facilité, toujours de l’aisance. Travail intense, honnêteté intellectuelle, disponibilité totale et sens du devoir servent assez bien au portrait général.

7Terme démodé que le devoir d’État et, cependant, terme si exact pour un homme si rigoureux et si jeune d’esprit. Nous en avons bien souvent parlé, surtout ces dernières années, ainsi que de la signification de l’engagement au service public et du temps qui fuyait entre nos doigts. Depuis quelques mois, la rigueur de ce devoir apparaissait plus lourde. En juillet dernier, à l’un de ses amis qui le pressait de rentrer pour assister à un mariage le regret s’exprimait par la nécessité d’assister à la réception du 14 juillet, liée aux obligations de sa mission au Caire. Encore le devoir en premier et avant tout choix personnel. Pour tous ceux qui ont perçu sa fatigue, au printemps dernier, cette application à assumer les obligations d’une fonction lointaine, teintée d’une ombre de résignation, trouvait d’abord sa source dans le sens du devoir à accomplir. C’est un exercice solitaire que celui-ci, comme le fut le moment tragique où la mort surprit Jacques dans un appartement fermé que ses collaborateurs ne parvenaient pas à ouvrir. Personne n’était là et aucun de nous qui en concevons du regret, qui n’avons pas répondu à temps à des invitations aussi aimables que discrètes.

8 En ce moment, sans doute notre présence d’aujourd’hui apporte une réponse : celle de l’amitié plus forte que la séparation.

9Dans cette église, il est à propos de le dire. L’instant de la mort est l’instant de la vie. C’est ce que Jacques croyait, car il était chrétien en profondeur sans jamais en parler au-delà d’un cercle étroit et sans que jamais ses convictions intimes n’altèrent son libéralisme entier, son discernement tolérant ou son esprit scientifique.

Notes de fin

* Hommage rendu au professeur Jacques Lafon par le recteur Maurice Quénet, le 25 janvier 2000 en l’église Saint-Étienne du Mont, à Paris.


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