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Regards croisés sur les constitutions tunisienne et française à l’occasion de leur quarantenaire

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Rafâa Ben Achour
, 
Jean Gicquel

Naissance et évolution de la Ve République

Philippe Ardant

Texte intégral

1Rares sont les pays qui numérotent leurs républiques, comme les Égyptiens leurs dynasties ou les royaumes leurs monarques. Plus rares encore, ceux qui comme la France ont connu cinq régimes républicains, le cas est unique même, je crois. Une telle succession banalise, désacralise, cette forme de gouvernement et laisse présager la poursuite de la série. Pourquoi ne pas entrevoir pour le prochain millénaire un colloque permettant des regards croisés sur une Constitution tunisienne de 1959, toujours immuable, et sur une Constitution de la Xe République d’une France, elle, changeante ?

2Comment en est-on venu en France en 1958 à élaborer une nouvelle Constitution ? Comment l’ a-t-on rédigée et adoptée, comment a-t-elle évolué, vécu ? La Constitution française se superpose-t-elle exactement en 1999 au texte adopté par le peuple le 28 septembre 1958 ?

3Telles sont les questions que l’on a souhaité me voir évoquer devant vous aujourd’hui. Vaste programme pour lequel les organisateurs m’ont généreusement accordé une demi-heure. Je ne proteste pas, c’est le sort commun, aussi autant ne pas perdre plus de temps dans de vains préliminaires et entrer tout de suite dans le vif du sujet.

4En 1958 la France est engluée dans une guerre avec l’Algérie qui n’ose pas dire son nom. Sur le plan militaire la situation n’est pas désespérée, mais l’opinion publique internationale est dressée contre la France et aucune solution satisfaisante au conflit n’est avancée.

5L’armée, la majorité des Français établis en Algérie ne supportent pas cette impuissance et cette incertitude, une révolte éclate à Alger le 13 mai à partir de laquelle la IVe République va s’effondrer en quelques jours.

6Le problème était-il constitutionnel ? La Constitution de 1946 donnait-elle au pouvoir l’autorité et les moyens de résoudre la crise ?

7Le régime était en accusation depuis longtemps, la réflexion constitutionnelle se poursuivait depuis son origine et un projet de révision de la Constitution avait été approuvé par l’Assemblée nationale quelques semaines auparavant, le projet Félix Gaillard. Le procès fait aux institutions de 1946 était d’ailleurs injuste. Sur le plan économique et social les succès de la IVe République sont éclatants, la décolonisation est commencée et l’édification de l’Europe entreprise. Je suis de ceux qui pensent que l’impuissance en la circonstance du régime tient plus aux hommes et aux partis qu’aux institutions.

8C’est aussi le sentiment des acteurs en place puisqu’ils n’attendent rien de la révision constitutionnelle mais s’adressent à un homme, Charles de Gaulle, « le plus illustre des Français ». Investi Premier ministre le 2 juin 1958, celui-ci estime qu’il ne pourra réaliser ce qu’on attend de lui – c’est-à-dire le retour de l’armée dans la légalité et la solution du problème algérien – sans une réforme en profondeur des institutions.

9Le contexte dans lequel va naître la Constitution de la Ve République est donc celui d’une crise interne grave, aux prolongements internationaux inquiétants, d’un soulèvement militaire limité, de l’incapacité des hommes au pouvoir à faire face à la situation et du recours à un sauveur glorieux mais aux desseins obscurs, dont on sait seulement qu’il entend changer la Constitution.

10Cette Constitution va être élaborée rapidement en suivant une procédure inédite. Elle donnera pendant quarante ans à la France une stabilité gouvernementale sans précédent dans son histoire, mais elle se transformera par petites touches ou par secousses parfois, d’une façon non linéaire, s’éloignant progressivement du schéma initial.

Naissance

11De Gaulle est pressé. Il a 68 ans, il attend ce moment depuis 12 ans. Le pays d’abord impatient a remis son destin entre ses mains et s’il se désintéresse ensuite de l’élaboration de la Constitution, de Gaulle sait qu’il faut faire vite, afficher une rupture et frapper les imaginations par des gestes spectaculaires. Il veut que la rédaction de la Constitution soit achevée pour le 4 septembre, anniversaire de la proclamation de la République en 1870. Soit dans les trois mois...

12Dans ces conditions, il ne peut être question d’élire une Constituante ou de faire élaborer un projet par les Chambres. De Gaulle n’a que peu de considération pour la représentation nationale. Il trouve insuffisant et inadapté le projet Gaillard, il craint que les discussions ne s’enveniment, s’enlisent et s’éternisent. Il met donc le Parlement en congé jusqu’au début d’octobre.

13Avant de se séparer, les parlementaires donnent mandat au « gouvernement » de réviser la Constitution sans respecter les dispositions à cette fin du texte de 1946. Au « gouvernement » et non au « gouvernement du général de Gaulle », pour éviter un rapprochement fâcheux avec la loi constitutionnelle du 10 juillet 1940 qui confiait la même tâche au « gouvernement de la République, sous l’autorité et la signature du Maréchal Pétain ».

14Sur le plan de la procédure, de Gaulle a les mains assez libres. La tradition républicaine de l’élaboration de la Constitution par les représentants élus de la nation est interrompue : la rédaction de la Constitution mettra à contribution trois catégories d’auteurs :

  • des experts ;
  • des hommes politiques ;
  • de Gaulle lui-même.

Des experts

15Le projet initial est rédigé par un groupe d’experts, et on sait l’importance de ce type de document sur lequel les autres rédacteurs sont amenés à travailler ensuite. Ses propositions orientent et canalisent les débats.

16Ces experts qui sont-ils ?

17Ce sont des technocrates, ou des techniciens du droit, assez peu nombreux – une vingtaine –, jeunes – à peine des quadras –, énarques pour la plupart, maîtres de requêtes au Conseil d’Etat souvent, professeurs de droit parfois, parisiens et mâles – une seule femme en effet, Françoise Dulère.

18Peu d’hommes politiques parmi eux, à l’exception de leur mentor, Michel Debré, parlementaire très engagé dans les combats du gaullisme sous la IVe et alors Garde des Sceaux. Celui-ci a préparé un schéma qui est débattu point par point.

19Plus tard, à la fin août, le texte sera soumis à un autre examen technique, celui du Conseil d’État. Étudié par une Commission spéciale puis par l’Assemblée générale du Conseil, en séance de nuit parfois, il fera l’objet d’une dernière série de propositions et aménagements.

Des hommes politiques

20Le gouvernement est, bien entendu, associé à l’élaboration du projet. Moins peut-être au Conseil des ministres lui-même que par l’intermédiaire d’un Comité interministériel, réunissant, autour du général de Gaulle, les ministres d’État, dont le rôle n’a pas été négligeable. Ce comité étudie les propositions des experts au fur et à mesure de leur rédaction. Un avant-projet est arrêté par lui le 25 juillet.

21Surtout, il était apparu impossible politiquement que les parlementaires soient entièrement tenus à l’écart de la procédure. Aussi un Comité consultatif constitutionnel avait-t-il été créé. Composé de députés, de sénateurs et de personnalités choisies par le gouvernement, 39 personnes au total, dont 26 parlementaires, il était présidé par l’ancien Président du Conseil Paul Reynaud. Le Comité consultatif siégera pendant près d’un mois de fin juillet à fin août et rendra un avis le 24 août. Ses débats furent longs et animés, il corrigera sur certains points l’ avant-projet gouvernemental, mais sans le dénaturer.

22Le texte est alors repris par le Comité interministériel avant l’intervention du Conseil d’État, dont l’avis est examiné en Conseil des ministres. Le projet est adopté le 3 septembre, place la République, par le général de Gaulle.

Le général de Gaulle

23De Gaulle n’a pas été directement et de façon suivie présent dans la procédure, beaucoup moins par exemple – car la comparaison s’impose – que Bonaparte dans l’élaboration de la Constitution de l’an VIII. Mais il n’en n’a pas moins porté beaucoup d’attention aux travaux des experts, dont Michel Debré lui rendait compte fidèlement, et à ceux du Comité consultatif où Raymond Janot, l’un des commissaires du gouvernement, était en quelque sorte son porte-parole. Il a eu l’occasion, d’autre part, d’être auditionné par ce Comité et d’y répondre à un certain nombre de questions. Présidant, en outre, le Conseil de cabinet et le Comité interministériel, il a pu peser ainsi sur le contenu du texte.

24Cette procédure est la moins démocratique de celles suivies en France pour élaborer une Constitution républicaine. Aussi, la représentation nationale dans son ensemble ayant été mise à l’écart, il était nécessaire de faire légitimer directement par le peuple le travail accompli ; ce fut l’objet du référendum du 28 septembre. Le « oui » obtint 79, 25 % des suffrages exprimés. L’opposition du Parti communiste, de groupuscules d’extrême gauche et d’extrême droite, ainsi que de personnalités comme François Mitterrand, Pierre Mendès-France ou Roland Dumas, ne réussit à convaincre qu’un électeur sur cinq.

25En réalité, on avait voté pour ou contre de Gaulle plus que sur le contenu de la Constitution.

26À la naissance d’une Constitution, comme à celle d’un enfant, on se penche sur le nouveau-né et chacun d’évoquer des ressemblances ou des traits prometteurs pour l’avenir. Mais si les parents sont en général comblés par la découverte de ressemblances, les auteurs de Constitutions sont le plus souvent fiers de ce qu’il y a de neuf dans le texte.

27Or de Gaulle veut innover. Qu’attendait-il d’une nouvelle Constitution ?

28Il veut un pouvoir fort dans un État fort. Pour lui le jeu des partis explique l’impuissance de la IVe République, l’État s’est délité et le pouvoir n’est nulle part. Il faut rétablir l’État et placer à sa tête un chef « digne de ce nom ». De Gaulle est un étatiste et non un libéral, un pragmatique et non un théoricien. Il a bien dans la tête quelques idées sur ce que doit être l’organisation du pouvoir, il les a exposées en 1946 à Bayeux, mais il n’a pas de Constitution toute prête. Pour l’essentiel il veut un chef d’État puissant, ayant des pouvoirs propres lui permettant de défendre les intérêts supérieurs de la nation, dont le Président sera le gardien, et, en l’occurrence, de régler le problème algérien.

29Le texte élaboré à partir de cette orientation générale va s’efforcer de la mettre en œuvre par une série d’innovations, mais dans l’ensemble il marque autant une continuité qu’une rupture avec les Constitutions de la IIIe et de la IVe République.

30L’eût-il voulu d’ailleurs que de Gaulle n’aurait pu rompre entièrement avec la tradition française : adopter le régime présidentiel, par exemple, ou inscrire dans la Constitution le scrutin majoritaire uninominal à un tour, faire élire le Président au suffrage universel direct, bouleverser le statut de la seconde Chambre... Les circonstances ne s’y prêtaient pas, une bonne partie de la classe politique et de l’opinion surveillait avec vigilance les actes de quelqu’un accusé de vouloir instaurer un pouvoir personnel. Les compromis sont donc nombreux, mais n’est-ce pas la règle dans les régimes démocratiques ?

31Au surplus, si de Gaulle était assez libre, on l’a vu, pour l’organisation de la procédure d’élaboration du texte, il ne l’était pas entièrement pour le fond. Le Parlement lui avait fixé cinq bases à respecter – rappelant par là curieusement les cinq conditions acceptées par Louis-Napoléon en 1851 – dont le choix du régime parlementaire, le maintien du suffrage universel (quelle méfiance !) et l’indépendance de la justice.

32En définitive, la structure des institutions est classique avec un Parlement bicaméral et un exécutif bicéphale. Le Président est irresponsable, le Premier ministre dirige l’action du gouvernement et n’est responsable que devant l’Assemblée nationale. Sur ces points sensibles, les solutions adoptées semblent écarter toute menace de pouvoir personnel.

33Il n’a pas été jugé utile, d’autre part, de rédiger une nouvelle Déclaration des droits, la Constitution se contente de proclamer l’attachement aux droits définis en 1789 et en 1946. D’ailleurs le texte se caractérise par son aspect strictement procédural, sans exposés de principe, la filiation ici avec les lois constitutionnelles de 1875 est nette.

34Pourtant les innovations ne sont pas absentes et certaines sont majeures, on ne retiendra que les principales :

  • le Parlement et la loi ne sont plus souverains, un Conseil constitutionnel, très différent du pâle Comité de la IVe, pourra être appelé à contrôler la constitutionnalité de la loi ; en même temps le référendum législatif est consacré ;
  • le Parlement élabore la loi en coopération étroite avec le gouvernement ; les procédés de rationalisation du parlementarisme, existant déjà dans le texte de 1946, sont développés et renforcés ; il pourra se faire qu’une loi soit adoptée sans avoir été votée par le Parlement ;
  • la délégation du pouvoir législatif est constitutionnalisée ;
  • une forme de fédéralisme est mise en place avec les peuples d’Outre-Mer, sous le nom de « Communauté ». Au-delà de l’Algérie, la perspective de la décolonisation pèse sur les débats et un temps considérable y est consacré à l’élaboration des dispositions concernant cette Communauté.

35À travers nombre de ces dispositions transparaît un renforcement de l’exécutif conforme au vœu de de Gaulle et complété par les articles concernant le Président de la République :

  • ses missions sont définies largement à l’article 5 ;
  • il n’est plus l’élu du Parlement mais d’un collège de 80 000 personnes au sein duquel députés et sénateurs sont noyés ;
  • il peut exercer une dictature provisoire, si le pays traverse des circonstances dramatiques, c’est l’article 16 ;
  • il peut dissoudre discrétionnairement l’Assemblée nationale ;
  • il nomme le Premier ministre et préside le Conseil des ministres.

36Promulguée le 4 octobre 1958, la Constitution régit aujourd’hui encore l’organisation et le fonctionnement des pouvoirs publics. Est-ce la même Constitution ?

Evolution

37En 1958, tous les observateurs penchés sur la nouvelle Constitution lui donnent une espérance de vie limitée, elle organise provisoirement un pouvoir dont on attend qu’il mette fin à la guerre d’Algérie. La tâche accomplie, de Gaulle retournera à Colombey et la République à ses jeux anciens. La critique interne des textes est pauvre, à quoi bon puisqu’il ne doit pas durer ?

38Quarante et un ans plus tard, la Constitution de 1958 est toujours là, elle a connu 5 Présidents, 11 législations, 27 gouvernements, des dissolutions, des référendums, des alternances et des cohabitations, les événements de 1968 et elle est confrontée aujourd’hui à l’édification de l’Union européenne.

39Elle n’a pas traversé ces années, tant d’événements, ces crises et ces tempêtes sans évoluer elle-même, sans s’adapter. Sous l’influence de quels facteurs ? Dans quel sens ? La structure du texte, ses grandes options ont peu bougé. Mais des retouches plus ou moins importantes sont venues l’amender en même temps qu’une intégration constructive était donnée à ses dispositions parfois obscures. Mais c’est surtout l’évolution des forces politiques qui a transformé son interprétation, dans un sens parfois très éloigné de l’esprit du texte initial.

40L’évolution de la Constitution est passée tout d’abord par des adaptations du texte et par les interprétations autorisées qui en ont été données.

41La procédure de révision a été entreprise à 19 reprises, avec succès 13 fois, sans être menée à son terme trois fois, aboutissant à un échec deux fois et enfin une dernière est en cours, son issue étant attendue pour le 24 janvier 2000. En 40 ans, 19 révisions, le rapprochement de ces chiffres pourrait donner le sentiment d’une instabilité chronique : une tous les deux ans en moyenne, et sous-entendre l’existence de malfaçons graves qu’il a fallu corriger.

42En réalité il n’y a pas eu de mise en chantier permanente, ou à rythme régulier, de modifications de la Constitution. Si quatre procédures ont été engagées jusqu’en 1969, il y en eut quatre encore dans la décade suivante, la dernière en 1976 et une seule – non menée à son terme – entre 1976 et 1990. En revanche, depuis 1992 la France en est à la neuvième révision, nu point que quelqu’un a proposé que la Constitution soit présentée à l’avenir sous forme de feuillets mobiles comme un vulgaire Code des impôts. L’accélération du phénomène : trois révisions entre janvier 1999 et janvier 2000, est malsaine, elle désacralise la Constitution et insécurise les étudiants et parfois leurs professeurs qui se demandent s’ils ont le bon texte en main.

43Surtout faut-il en déduire que le texte de 1958 est inadapté, usé, et que ses retouches tournent au rapetassage et n’ont d’autre but que de le maintenir encore en vie ? En survie artificielle ?

44Pourquoi ces révisions ? Qu’est-ce qui les a rendu nécessaires ?

45Les révisions de la Constitution de 1958 ont poursuivi en gros trois séries d’objectifs :

  • apporter au texte des retouches techniques, minimes (régime des sessions, modalités d’élection du Président en 1976...) ou plus importantes (statut du CSM, responsabilité pénale des ministres...). À l’expérience, certaines dispositions se sont révélées inadaptées ou peu efficaces, on les améliore, on les corrige sans bouleverser les grands équilibres entre les institutions ;
  • d’autres retouches ont au contraire eu pour objet d’apporter des modifications essentielles au statut ou au fonctionnement d’une institution : l’élection au suffrage universel direct du Président en 1962, l’ouverture de la saisine du Conseil constitutionnel en 1974. Ce sont les deux seules révisions qui aient transformé en profondeur l’esprit du texte initial, la seconde n’ayant d’ailleurs révélé sa portée que progressivement. Depuis 1974 rien de ce calibre ;
  • enfin les révisions rendues nécessaires par l’évolution de la société française (la parité) et surtout la société internationale : fin de la Communauté, édification de l’Europe, Tribunal pénal international. La plupart des révisions intervenues depuis 1992 relèvent de cette catégorie et ne corrigent pas des imperfections du texte initial. Le flux de ces révisions est destiné à se poursuivre, aussi longtemps que le Parlement n’acceptera pas, comme cela a été suggéré, et à l’exemple de pays étrangers, d’inscrire dans le texte une disposition de portée générale souscrivant à l’avance aux transferts de souveraineté rendus nécessaires par l’édification de l’Europe.

46Dans l’ensemble donc, le schéma initial tient bon et les révisions, auxquelles le peuple n’a été directement associé qu’à trois reprises, n’ont pas servi à consolider un édifice en péril mais à lui permettre de s’adapter à un contexte national et international qui change.

47D’autres adaptations sont venues de là où on ne les attendait pas, du Conseil constitutionnel. Personne en 1958 n’avait imaginé le rôle qu’il allait être amené à jouer et l’apport qui serait le sien à l’interprétation de la Constitution. De garde-frontière du domaine réglementaire il est devenu en quelque sorte un constituant subsidiaire, après le coup d’éclat de la décision de juillet 1971 et grâce à l’élargissement de sa saisine en 1974.

48Le bilan de sa participation à l’évolution et à la clarification de la Constitution est trop riche pour être traité ici. Comment ne pas évoquer cependant :

  • la délimitation d’un bloc de constitutionnalité, dépassant largement le texte de 1958 et dont le respect s’impose au législateur ;
  • à partir de là, la protection constitutionnelle accordée aux libertés par l’interprétation audacieuse de la formule du Préambule de 1958 confirmant « l’attachement » de la République aux principes proclamés en 1789 et en 1946 ;
  • les précisions apportées, à travers une foule de décisions, au principe d’égalité ;
  • les éclaircissements sur la portée du principe de la souveraineté nationale ;
  • le sus donné aux dispositions concernant la protection du domaine réglementaire ou les limites du droit d’amendement, etc.

49Il est beaucoup plus vite fait de dresser la liste des articles de la Constitution auxquels le Conseil constitutionnel n’a pas eu à se référer que de ceux dont il a eu à préciser le sens et la portée. Par là, il a activement participé à l’évolution de la Constitution, à l’occasion de sa mise en œuvre. On ne peut plus comprendre le texte de 1958 sans l’éclairer par la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Et la limite est parfois bien difficile à tracer entre ce qui est interprétation de sa part et création, c’est-à-dire participation à l’œuvre constituante.

50Ce rôle inattendu joué par le Conseil constitutionnel est d’ailleurs l’un des caractères marquants de l’évolution dans la pratique des institutions de 1958, le Conseil s’est imposé comme un acteur majeur de la vie internationale.

51Dans la pratique, un autre facteur allait jouer un rôle encore plus considérable dans l’évolution de la Constitution de la Ve République : les variations des forces politiques.

52Dans l’esprit des constituants de 1958 le nouveau régime devait connaître une configuration des forces politiques identique à celle de la IVe République, c’est-à-dire caractérisée par l’existence d’une multitude de partis politiques, un émiettement de la représentation et, en conséquence, en l’absence de parti majoritaire, la difficulté à constituer des gouvernements bénéficiant d’un appui parlementaire stable, c’est-à-dire de la durée estimée nécessaire pour vraiment diriger le pays. D’où la présence dans la Constitution des nombreuses dispositions de rationalisation du parlementarisme dont on attendait qu’elles donnent à l’équipe gouvernementale la stabilité souhaitée.

53L’hypothèse de la reproduction du système de partis de la IVe République devait être infirmée rapidement et durablement puisque, depuis 1962, il s’est toujours trouvé à l’Assemblée nationale une majorité fidèle pour soutenir le gouvernement pendant la durée de la législature. Le phénomène eut pour premier effet d’enlever beaucoup d’utilité aux procédés de rationalisation du parlementarisme.

54Beaucoup plus important dans ses conséquences est le fait que le Président de la République est apparu, qu’il le veuille ou non, comme le chef de la majorité parlementaire, tout au moins jusqu’en 1986.

55Alors que l’exécutif avait été au cœur du texte de 1958 où de délicats équilibres – pas toujours limpides – avaient été définis entre le Président et le Premier ministre, l’apparition du fait majoritaire a créé une situation nouvelle dans laquelle le Président devient le chef sans partage de l’exécutif, se subordonne le Premier ministre, le démet au besoin et s’empare, lorsqu’il le souhaite, de ses attributions.

56Une nouvelle Constitution s’est mise en place sans que soit modifié le texte de 1958, s’éloignant du schéma parlementaire initial – la responsabilité du gouvernement devant le Parlement disparaît en pratique pour faire place à une responsabilité devant le chef de l’État. Les dispositions de la Constitution doivent être lues dans ce nouvel éclairage, avec sa Constitution réelle la France vit sous un régime inédit, auquel on a proposé toute sorte de dénomination, la plus répandue étant celle de présidentialisme.

57À vrai dire la situation n’est pas sans précédent d’une dénaturation du régime organisé par la Constitution. En France, même la IIIe République en fournit un bon exemple, avec son glissement du régime parlementaire au régime d’assemblée.

58On aurait donc pu prendre son parti de cette évolution si la transformation était apparue comme définitive. Mais l’ironie du résultat des consultations électorales a fait qu’il est arrivé à trois reprises que le fait majoritaire se mette en place au profit du Premier ministre et contre le Président. Si la première alternance en 1981 avait laissé intacte, et même renforcée, ce qu’on peut appeler la conception du gaullisme du bicéphalisme de l’exécutif, celle de 1986, introduisant la cohabitation dans notre vie politique, réduisait le Président aux pouvoirs que lui attribue la Constitution et faisait du Premier ministre le chef qui détermine et conduit, avec son gouvernement, la politique de la nation. La dynastie voulue en 1958 réapparaissait, jamais depuis 1958 on avait été aussi proche de la lettre de la Constitution.

59La situation s’étant reproduite en 1993 et en 1997, on peut dire qu’aujourd’hui l’évolution a fait apparaître que la France dispose de deux Constitutions s’appliquant alternativement au gré des variations de la conjoncture politique. Comme Rome avait un Consul pour la paix et un autre pour la guerre, le pays est dirigé selon les circonstances par le Président ou par le Premier ministre.

60Il ne m’appartient pas de dire, dans un exposé qui s’est voulu avant tout descriptif, s’il s’agit d’une bonne chose ou d’une perversion.

61Tout au plus est-il de s’interroger sur la durée d’une telle situation et par là sur l’avenir de la Constitution actuelle. Pour ma part, je pense que l’important est que le pays soit gouverné. Cohabitation ou pas, il l’a été et il l’est ; en période de cohabitation les possibilités de nuisance du Président sont somme toute limitées, le gouvernement gouverne.

62Certains préconisent, je pense en particulier à M. Seguin encore cette semaine, un changement radical de régime par l’adoption du régime présidentiel. Une telle fin pour la Ve République ne serait pas un drame, mais le remède proposé me paraît totalement inadapté aux réalités politiques et partisanes de la France.

63Il y a, il est vrai, une autre hypothèse : celle qu’aucune majorité stable ne se dégage des prochaines élections législatives, les gouvernements successifs étant ensuite renversés sur l’œil impuissant du Président. Une troisième Constitution pourrait alors s’imposer, en alternance avec les deux premières, celle d’un régime d’assemblée atténué, à l’image des troisième et quatrième Républiques.

64Il faudrait alors penser à numéroter les Constitutions de la Ve République.

Auteur

Professeur à l’Université de Paris II.

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