« Elle a une structure régulière et discontinue ; un ordre qui donne l’illusion de l’unité, mais qui cache l’insignifiance de la vie. Elle est pareille à un arbre. »

Jules Romains, « La bibliothèque de la Sorbonne », Puissances de Paris, 1911

1En septembre 1893, à la nouvelle Sorbonne, l’atmosphère est à l’effervescence : l’architecte – Henri-Paul Nénot (1853-1934) – et son équipe s’apprêtent à lancer la troisième et dernière tranche du pharaonique chantier ouvert depuis neuf ans au cœur du Quartier latin pour doter la prestigieuse université de Paris de bâtiments modernes (fig. 1). On sent néanmoins poindre une certaine mélancolie devant l’imminence de la destruction de la vieille Sorbonne, celle que le cardinal de Richelieu avait fait bâtir par Jacques Lemercier au xvii^e siècle¹. L’achèvement du « temple nouveau et magnifique que la République [élève] à la science² » implique en effet de mettre à bas l’ancien collège, à l’exception de la chapelle (1635-1653), qui abrite le tombeau de Richelieu. De l’avis de chacun, les vieux bâtiments ne manquaient pas de caractère mais, fort délabrés, ne répondaient plus aux exigences de la science ou de l’enseignement. Ils vont laisser place à la partie « centrale » du vaste ensemble facultaire projeté par Nénot.

Fig. 1. Nouvelle Sorbonne. Vue à vol d’oiseau (héliog. Dujardin).

Fig. 2. Henri-Paul Nénot en 1902, photographie Piron.

2Décidée en 1881 par Jules Ferry, la reconstruction de la Sorbonne avait, en effet, donné lieu à un concours d’architecture placé sous la responsabilité du vice-recteur de l’université de Paris, Octave Gréard. Ouvert le 1^er mai, fermé le 30 novembre, jugé le 13 décembre³, ce concours permet au jeune Nénot (fig. 2), tout juste rentré de la Villa Médicis où il avait séjourné quatre ans (1878-1882) à la suite de son Grand Prix de Rome (1877)⁴, de s’imposer parmi vingt-sept concurrents, pour certains illustres (notamment Bernier, Ballu classé troisième, Defrasse, Formigé classé quatrième, Vaudoyer, Hermant, Lheureux classé neuvième). Nénot, bien qu’auréolé d’un parcours académique prestigieux et fort d’un apprentissage à l’agence d’architecture de l’Opéra auprès de Charles Garnier, n’a encore qu’une expérience très réduite de la maîtrise d’œuvre⁵. Néanmoins, sa réputation de jeune prodige le précède, lui dont les envois de Rome avaient été particulièrement remarqués, lui qui avait récemment été classé premier (à l’unanimité moins une voix) dans le concours international pour la construction, à Rome, du monument à la gloire de Victor-Emmanuel⁶. Et si l’exécution de ce projet lui avait échappée au motif qu’il n’était pas italien, son succès l’avait doté de 50 000 francs-or qui lui permettent de préparer, seul, le concours de la Sorbonne. Nénot a souvent évoqué le rôle décisif joué par Charles Garnier (l’un de ses maîtres avec Paul-Eugène Lequeux et Jean-Louis Pascal) pour convaincre le jury de ne pas, cette fois, s’en tenir à un premier prix mais de lui confier l’exécution, malgré son jeune âge (il n’avait pas 30 ans) et la somme considérable en jeu (23 millions de francs)⁷.

Fig. 3. Plan du premier étage de la nouvelle Sorbonne.

Fig. 4. Ancienne Sorbonne. Cour d’honneur. Bâtiment est (façade à l’ouest).

Fig. 5 Nouvelle Sorbonne. Cour d’honneur. Bâtiment est (façade à l’ouest).

3Onze ans ont passé. Les premiers édifices de la Sorbonne ont été ­inaugurés, investis par leurs usagers⁸. Nénot est devenu une « éminence », presque un « notable » de l’architecture ; il a fait, à la Sorbonne et dans de nombreux chantiers privés, la preuve de son talent et de son professionnalisme. On loue son endurance au travail, sa sincérité, mais aussi son sens du dialogue, sa bonne humeur inaltérable, son inlassable amabilité permettant de surmonter toutes les difficultés. La dernière phase du chantier de la Sorbonne doit lui permettre d’atteindre la cohérence tant espérée en reliant le palais académique qui, depuis 1889, s’élève au nord de la parcelle, à la faculté des sciences formant son pendant au sud, du côté de la rue Cujas, et dont la construction, amorcée en 1888, touche à sa fin. La bibliothèque est mise en œuvre au dernier acte de ce chantier fleuve. Elle sera inaugurée le 27 décembre 1897, trois ans avant l’achèvement complet de la nouvelle Sorbonne. De fait, après avoir envisagé, lors du concours, d’installer la bibliothèque dans la chapelle de Lemercier⁹, Nénot l’avait ramenée au centre de l’édifice. Symboliquement, étude et connaissance étaient ainsi placées au cœur de l’université, dans l’axe de son entrée principale (côté rue de la Sorbonne), au premier étage d’une aile (l’aile est) en façade sur la cour d’honneur (fig. 3). Tout aussi rationnelle dans sa distribution que monumentale dans son traitement architectural, tout aussi moderne qu’ancrée dans l’histoire, la bibliothèque, au moment où elle ouvre ses portes aux premiers lecteurs, révèle tous les paradoxes de la Sorbonne de Nénot.

Fig. 6. Paris, La Sorbonne. Escalier de la bibliothèque, carte postale, s. d.

Fig. 7. Bibliothèque de l’Université. Salle de lecture.

Fig. 8. Paris, La Sorbonne. Bibliothèque de l’Université, la réserve, carte postale, s. d.

Renaître en ses murs : la vieille et noble Sorbonne ayant vécu, vive la nouvelle et grandiose Sorbonne !

4En architecture comme en physiologie, Octave Gréard considère que « c’est la fonction qui crée l’organe¹⁰ ». Or, les besoins exprimés par les professeurs et les services de l’université de Paris consultés en amont du concours impliquaient de disposer a minima de 27 417 mètres carrés (contre 12 789 occupés en 1882¹¹). Des terrains avaient été acquis au sud et au nord de l’ancienne Sorbonne pour permettre l’extension du domaine universitaire, mais le concours imposait de conserver l’église, bien qu’elle ne soit pas encore protégée au titre des monuments historiques¹², ainsi que la forme et les dimensions de la cour d’honneur¹³, ce qui réduisait d’autant la surface disponible. Pour le reste, les candidats étaient libres d’approprier ou de reconstruire les bâtiments existants, option retenue par la plupart des candidats. D’ailleurs le libellé du concours lui-même était sans équivoque : il s’agissait bien de reconstruire la Sorbonne et non de l’agrandir.

5En 1893, les Amis des Monuments parisiens s’émeuvent (enfin ?) du sort réservé à l’« architecture si sobre, si robuste¹⁴ » de Lemercier ; la presse architecturale aussi. L’architecte et critique Émile Rivolaen ne décolère pas contre une administration n’ayant formulé qu’« un vœu timide, en faveur de la conservation de ces murs vénérables¹⁵ ». Dans les colonnes de La Construction moderne, il insiste sur le fait qu’« un bon moyen pour conserver à l’église un cadre convenable, […] eût été de conserver tout ce qui n’est pas encore démoli », s’empressant d’ajouter à l’endroit de Nénot qu’« il est peu d’architectes – même les “restaurateurs” – qui ne soient des vandales endurcis ». Cela ne l’empêche pas de reconnaître les « qualités remarquables de cet ensemble très largement et simplement “écrit”, bien éclairé en toutes ses parties et où l’on circule facilement », d’annoncer que « tout sera neuf et magnifique, presque colossal » et de célébrer la « nouvelle et grandiose Sorbonne¹⁶ ». Octave Gréard, qui « porte » littéralement la reconstruction de la Sorbonne sur le plan institutionnel et qui est définitivement acquis au projet de Nénot, est en proie au même paradoxe : en 1893, au moment où la Sorbonne perd définitivement son ancien écrin monumental, il écrit son histoire¹⁷, un moyen de perpétuer la mémoire d’une institution en pleine mue architecturale.

6Pourtant Henri-Paul Nénot ne mésestime pas l’intérêt de l’ancienne Sorbonne. Pétri de culture beaux-arts, « talent nourri aux hautes sources et d’une souplesse rare¹⁸ », il sait que la chapelle de Lemercier est un chef-d’œuvre de l’architecture classique française devenu, en outre, le symbole de l’université de Paris¹⁹. Il en fait d’ailleurs, avec la cour d’honneur, l’élément ordonnateur du dense complexe de bâtiments qu’il déploie sur un quadrilatère délimité par les rues de la Sorbonne, des Écoles, Saint-Jacques et Cujas. La cour devient justement le lieu de l’expression de toutes les stratifications historiques : outre l’église conservée sur le flanc sud, la restitution des deux degrés horizontaux²⁰, le cadran solaire replacé à son emplacement originel, les façades, les toitures et les lucarnes, « conçues dans le goût de l’architecture Louis XIII²¹ », portent la trace de l’architecture de Lemercier (fig. 4 et 5). Volontiers archéologue, Nénot remonte même le temps jusqu’à « l’antique église », celle élevée par Robert de Sorbon au xiv^e siècle²². Il en conserve le souvenir par des rigoles creusées dans le pavement et qui, traitées en une mosaïque claire s’accordant avec le ton des pavés, permettent de percevoir, même subrepticement, la présence des anciennes constructions. Pour Nénot, il s’agit avant tout de transmettre la mémoire du lieu. Mais une architecture peut-elle relever de la métempsychose ? L’âme de l’ancienne Sorbonne peut-elle continuer d’habiter la nouvelle alors qu’inexorablement, nous l’avons vu, à partir de 1893, « l’architecture blanche de M. Nénot remplace les murs noirs, les amphithéâtres vastes et décoratifs succèdent aux sombres salles à gradins d’antan²³ », cette perte faisant naître chez les acteurs mêmes du projet une nostalgie à la hauteur de leur enthousiasme pour la nouveauté « d’un des plus beaux édifices du Paris moderne²⁴ ».

Un rêve d’architecte : accorder les traditions du grand art avec les combinaisons de l’art pratique le plus ingénieux²⁵

7Le plan quadrillé que Nénot élabore pour la nouvelle Sorbonne relève, en effet, de l’art de la grande composition auquel l’École des beaux-arts l’avait formé et dont son Grand Prix de Rome (Athénée pour une ville capitale, 1877) témoignait déjà. Cette organisation, logique et fortement hiérarchisée, lui permet de loger, dans un seul et même ensemble, un palais académique (chancellerie et rectorat), les facultés des lettres et des sciences ainsi que les Écoles des chartes (qui se substitue, en cours de projet, à la faculté de théologie initialement prévue) et des hautes études. Dans son introduction à la Monographie de la nouvelle Sorbonne, Octave Gréard rappelle que, « outre les dépendances de l’Académie et les bureaux des Facultés, l’ensemble des constructions, celles qui intéressaient directement l’enseignement, comprenait : 22 amphithéâtres, parmi lesquels le grand amphithéâtre de trois mille places ; 5 bibliothèques, 2 musées d’art, 16 salles d’examen, 22 salles de conférences ou d’étude, 37 cabinets de professeurs-directeurs, 240 laboratoires, laboratoires de professeurs ou d’élèves, munis de leur mobilier, fourneaux, hottes, tableaux, appareils de toute sorte²⁶ ». De fait, l’extrême complexité programmatique distingue la nouvelle Sorbonne des « simples » palais universitaires ou facultaires récemment construits ou mis en chantier à Rennes, Nancy, Bordeaux ou Lille²⁷. À Paris, la situation est quelque peu différente : l’école de pharmacie (1877-1882, arch. : Charles Laisné) vient d’être achevée, tandis que celles de droit et de médecine ont vu leurs locaux considérablement agrandis (respectivement par Ernest Lheureux, 1876-1878 puis 1893-1899, et par Léon Ginain, 1875-1900). La nouvelle Sorbonne est donc dévolue au cumul – c’est en soi considérable – des fonctions d’administration et de gouvernance académiques, et des fonctions d’enseignement et de recherche liées aux lettres et aux sciences.

8Devant l’ampleur de la tâche à accomplir, Henri-Paul Nénot avait ingénieusement programmé une édification en trois tranches, pour permettre notamment la continuité de l’activité des personnels et de la formation des étudiants. L’architecte tiendra délais et budgets, ce qui lui vaudra une réputation de professionnel aguerri aux grandes commandes publiques. Le chantier de la Sorbonne, qui l’occupera dix-sept années (1884-1901), débute donc par l’édification du palais académique (1884-1889) dont la façade principale donne sur la rue des Écoles et qui comprend, au rez-de-chaussée, le grand amphithéâtre flanqué, de part et d’autre, des secrétariats des facultés des lettres et des sciences, et, dans les étages desservis par un escalier d’honneur précédé d’un grand vestibule, les locaux du rectorat et la chancellerie, des salles d’enseignement et d’examens destinées à l’École des hautes études et aux deux facultés ainsi que les appartements du recteur. Il se poursuit par la construction de l’essentiel des installations de la faculté des sciences (1888-1894), ensemble de salles de cours et de laboratoires se développant à l’est et au sud de la chapelle, jusqu’aux rues Saint-Jacques et Cujas. Enfin, la partie centrale de la Sorbonne (1893-1901), qui se déploie entre les galeries Robert de Sorbon et Gerson, dans l’espace englobant la chapelle et la cour d’honneur abrite, outre la bibliothèque et ses réserves, l’amphithéâtre Richelieu, l’École des chartes ainsi que divers locaux facultaires.

La bibliothèque, cœur et âme de l’université

9De toutes les installations de la nouvelle Sorbonne, la bibliothèque témoigne avec le plus d’éloquence des aspirations de l’architecte à réinventer l’espace universitaire tout en célébrant l’âme de l’institution, peut-être parce que, riche de ses collections, elle est particulièrement à même d’en perpétuer l’identité. La bibliothèque gagne, nous l’avons vu, en accessibilité et en honorabilité : elle qui était précédemment reléguée au troisième étage des ailes nord et ouest de la Sorbonne de Lemercier²⁸ occupe désormais tout le premier étage de l’aile est de la cour d’honneur. Elle est accessible depuis le vestibule du rez-de-chaussée par un large escalier décoré de toiles marouflées de Georges-Antoine Rochegrosse représentant respectivement Le chant des muses réveillant l’âme humaine (panneau central, 1898), La Science et Le Rêve (panneaux latéraux, 1899 ; fig. 6). En même temps qu’elle s’affirme comme un palais, la bibliothèque devient un équipement efficient²⁹, une « machine » architecturale au service d’un enseignement supérieur désormais fondé « sur l’examen critique des textes et le contrôle des documents³⁰ ».

10Sa salle de lecture (fig. 7), de plan rectangulaire (62 × 10 mètres), peut accueillir 460 étudiants, ce qui est considérable en comparaison de la toute nouvelle bibliothèque de l’École de droit qui, plus audacieuse d’un point de vue architectural, ne peut en contenir que 72. À la Sorbonne, les lecteurs travaillent sur de grandes tables en bois, à la lumière de lampes à double opaline. L’espace, subdivisé en trois travées par des arcs doubleaux, est surtout éclairé par quinze grandes fenêtres rectangulaires s’ouvrant sur la cour d’honneur auxquelles répondent, dans une symétrie presque parfaite, des baies donnant à l’est³¹. La salle de lecture, ainsi éclairée latéralement, est couverte d’une voûte en anse de panier ornée de caissons moulurés. Celui du centre, un tondo, reçoit une œuvre de Guillaume Dubufe (Et Scientia quoque poesis erit). Les murs, plaqués de bois ou de rayonnages de livres dans leur partie basse, sont couverts d’ornementations végétales d’Adrien Moreau-Néret. Aux deux extrémités de la salle, Nénot met métaphoriquement en abyme la prestigieuse histoire de la Sorbonne en disposant deux compositions décoratives représentant respectivement Le Cardinal Richelieu examinant avec l’architecte Lemercier les plans de la Sorbonne (toile marouflée, panneau de 9,5 × 3 m, Marcel Baschet et Paul Thomas) et François I^er visitant l’atelier de Robert Estienne (toile marouflée, panneau de 9,5 × 3 m, Jean-Paul Laurens). En optant pour ce « classicisme un peu Louis XVI³² » qui ne laisse rien paraître de l’emploi généralisé du métal dans la structure de l’édifice, Nénot s’éloigne définitivement des idéaux de rationalisme architectural et esthétique expérimentés dès le milieu du xix^e siècle par Henri Labrouste à la bibliothèque Sainte-Geneviève (1843-1850) et à la Bibliothèque nationale (1857-1867), plus récemment mis à l’honneur par Ernest Lheureux à la bibliothèque de l’École de droit (1876-1878), et tant loués par Anatole de Baudot, pour qui la Sorbonne de Nénot est une occasion manquée (de plus !) de faire triompher raison et méthode en envisageant les œuvres modernes uniquement sous l’angle de l’utilité³³.

11Pour Nénot, l’architecture est bien entendu affaire de technique mais aussi d’art, nul ne cédant à l’autre³⁴. Sa bibliothèque est un decorum, mais c’est aussi un outil³⁵ qu’il souhaite parfaitement approprié à son usage. Ainsi, la surface qu’il lui accorde dans le nouveau bâtiment est considérablement augmentée (1 565 mètres carrés contre 782 auparavant), sans compter les appartements du conservateur et des agents, ni la bibliothèque Victor-Cousin envisagée comme une entité indépendante. Les deux réserves de la bibliothèque – qui ne communiquent pas entre elles, ce qui sera parfois reproché à Nénot – se déploient sur cinq niveaux à l’arrière de la salle de lecture, perpendiculairement à cette dernière, vers la rue Saint-Jacques. Lors de leur mise en service, elles ont une capacité (500 000 à 600 000 volumes) largement supérieure à la collection de la bibliothèque³⁶. Conçues selon une stricte économie de moyens, elles affichent ostensiblement, contrairement à la salle de lecture, leur structure métallique et leurs nombreux équipements techniques (fig. 8). Nénot prend soin d’y introduire un éclairage direct qui ne soit pas pour autant nuisible à la conservation des documents, respectant à la lettre les prescriptions des bibliothécaires en poste³⁷. En cela, la bibliothèque de Nénot, tout comme l’ensemble de la nouvelle Sorbonne, est un instantané de l’époque qui l’a vue naître.

Une architecture à l’épreuve du temps

12« Il faut avoir rudement travaillé pour arriver à faire quelque chose qu’on ait conçu en propre », reconnaîtra Nénot une fois l’édifice achevé, s’empressant d’ajouter : « [H]eureusement, les différentes parties de la Sorbonne moderne porteront leur âge et le mien³⁸. » L’architecte répond ainsi à Octave Gréard qui lui demandait, non sans esprit, s’il n’en était pas « de la façade d’un monument comme de l’introduction d’un livre », ajoutant : « [N]e devrait-elle pas être le dernier morceau à faire, pour bien exprimer la pensée du monument³⁹ ? » Il faut dire que le vice-recteur, comme son architecte, ont conscience d’avoir accompli un grand œuvre. Comme le célèbrent certains observateurs, ils sont parvenus à « synthétiser la transformation profonde qui s’est produite dans l’Université ». Par leur action conjointe, la Sorbonne, « sans cesser d’être savante, […] a su devenir aimable⁴⁰ ». Mais ils savent aussi que cette réussite n’est que temporaire. Dès 1882, le vice-recteur soulignait que, si considérables que puissent paraître les besoins exprimés par les professeurs et les différents services de l’université et ayant servi de base au concours d’architecture pour la reconstruction de la Sorbonne, ils ne faisaient que répondre à l’état présent de l’enseignement supérieur, sans présager de ses évolutions futures⁴¹. Or ces évolutions sont rapides, sans appel. En 1906, cinq ans seulement après l’achèvement de la Sorbonne, l’université de Paris, déjà trop à l’étroit dans ses murs, décide de la construction de plusieurs instituts dans le Quartier latin. Nénot en construira quatre – institut océanographique (1908-1910), institut de chimie (1910-1913), institut du radium (1911-1914), institut de géographie (1913-1926) –, accompagnant l’université dans cette nouvelle transformation. La bibliothèque quant à elle essuie ses premières critiques peu de temps après son ouverture. En 1901, dans une étude sur le budget des bibliothèques allemandes qu’il publie dans la Revue politique et parlementaire⁴², Félix Chambon, bibliothécaire à la Sorbonne, regrette que les bibliothèques universitaires françaises ne soient que trop rarement installées dans des bâtiments distincts et indépendants des autres espaces de l’université, contrairement à l’usage outre-Rhin⁴³. Il fustige une construction « déplorable » (éloignement des services, locaux peu éclairés à l’exception de la salle de lecture et surtout capacité de stockage trop limitée), ne répondant en rien aux « desiderata d’un bibliothécaire », concluant son réquisitoire à charge en citant son confrère clermontois Jules Laude : « La nouvelle bibliothèque de la Sorbonne est de celles qu’on démolit en Allemagne pour en faire de neuves⁴⁴. » Il est vrai que les réserves sont vite saturées, ce qui conduira les conservateurs successifs à de multiples adaptations⁴⁵. Il faudra toutefois attendre quelques années avant de voir les réserves de la bibliothèques de la Sorbonne surélevées (1932, 1973) et ses installations intérieures modifiées pour accueillir des lecteurs de plus en plus nombreux. Néanmoins, quelles qu’aient été les adaptations successives – et elles furent nombreuses –, les visiteurs actuels de la Sorbonne, comme ceux du début du xx^e siècle, peuvent « après un instant de repos dans la grande cour à l’aspect si monumental » rejoindre la bibliothèque, observer les « étudiants et les étudiantes dans l’immense salle, décorée avec simplicité et un goût parfait ; [comprendre] qu’ils s’y plaisent et [éprouver] quelques regrets à ne pas être des leurs⁴⁶ ».