Focus / Laromiguière, philosophe et bibliothécaire

1Pierre Laromiguière est né en 1756 à Livinhac-le-Haut, en Auvergne, dans une famille de négociants et petits propriétaires. À 10 ans, il est envoyé au collège de Villefranche-de-Rouergue, tenu par les pères de la Doctrine chrétienne. Très tôt, ceux-ci remarquent les capacités du jeune élève et décident tout aussi vite de sa destinée : il sera doctrinaire et enseignera dans les collèges de la congrégation. C’est ainsi qu’à 17 ans Laromiguière entre au noviciat à Toulouse et est nommé peu après régent de cinquième au collège de Moissac. Au cours des années suivantes, il exerce comme professeur dans de nombreux collèges, y compris les plus prestigieux, comme celui de l’Esquile à Toulouse ou au Prytanée de La Flèche. En 1785, il est ordonné prêtre bien que sa vocation soit probablement moins religieuse qu’enseignante. L’on peut, en effet, nourrir quelques doutes quant à la solidité de sa foi : la légende – invérifiable et sans doute exagérée comme toutes les légendes – veut qu’il n’ait dit la messe qu’une seule fois et qu’il ait même eu beaucoup de difficultés à la terminer. Sa véritable conversion, si conversion il y a, est celle qui le conduit au condillacisme, après le choc qu’a pu représenter pour lui la lecture de la Logique, parue en 1780, puis de toutes les œuvres de Condillac. C’est désormais dans ce cadre intellectuel que vont se déployer sa pensée et son enseignement.

2Bien que d’un tempérament peu vindicatif, Laromiguière professe alors des idées de plus en plus progressistes, qui lui valent quelques menus ennuis avant la Révolution. Il accueille celle-ci avec bonheur, prête serment à la Constitution civile du clergé et quitte peu après l’état ecclésiastique. En 1793, il publie son cours de philosophie sous le titre de Projet d’élémens de métaphysique¹ et l’adresse à plusieurs membres du comité d’instruction publique, à Garat, alors ministre de l’Intérieur, ainsi qu’à Sieyès. Tous, et en particulier Sieyès, qui en parle « plus avantageusement que personne² », tiennent l’ouvrage en haute estime et, selon le témoignage de Daunou, le donnent à lire autour d’eux. À compter de cette date, Laromiguière est introduit dans le groupe informel, mais pas encore conscient d’exister comme tel, des Idéologues. Le 22 frimaire an III (12 décembre 1794), il est désigné par le district de Toulouse pour faire partie des 1 500 élèves de l’École normale de l’an III. Il suit avec un intérêt particulier les leçons sur « l’analyse de l’entendement » professées par Garat, au point d’adresser à celui-ci une lettre contenant diverses observations sur le cours. La sentence tombe au début de la séance suivante lorsque Garat déclare : « Il y a ici quelqu’un qui devrait être à ma place. »

Fig. 1. Portrait de Laromiguière figurant en frontispice de la sixième édition de ses Leçons de philosophie, Paris, H. Fournier, 1844 (VC 7439).

3Sa réputation étant désormais bien établie, Laromiguière est assez logiquement élu le 2 germinal an IV (22 mars 1796) membre associé de l’Institut national, au sein de la section d’analyse des sensations et des idées, dans la classe des sciences morales et politiques. Si le magistère de la philosophie au sein de l’Institut est alors sans conteste occupé par Cabanis et Destutt de Tracy, il y fait cependant deux communications remarquées qui sont publiées dans le premier volume des Mémoires de la classe : « L’analyse des sensations » et « La détermination du mot idée ». Fidèle avant tout à sa vocation d’enseignant, il refuse successivement deux propositions qui l’en auraient éloigné : en l’an V et en l’an VI (1797-1798), il ne donne suite ni à la demande de Sieyès de l’accompagner dans son ambassade à Berlin, ni à celle de Bonaparte de participer à l’expédition d’Égypte. En revanche, tout au long du Directoire, il occupe plusieurs postes de professeur au sein des écoles centrales de Paris, de l’Institut des boursiers ou du Prytanée français. Il contribue par ailleurs à l’édition des Œuvres de Condillac en 23 volumes qui paraît en l’an VI [1798]. On le voit également fréquenter le salon de Mme Helvétius et participer aux fameux dîners du tridi où se retrouvent la plupart des Idéologues. Il est aussi proche de Mme de Condorcet³ au point que plusieurs de leurs amis auraient envisagé la possibilité d’un mariage, mais lorsque cette idée lui est communiquée, ce célibataire endurci rétorque : « Nous ferions, l’un et l’autre, une grande faute, elle de changer son nom, moi de lui donner le mien. »

4Comme la plupart de ses amis, Laromiguière est favorable au coup d’État de Brumaire. Alors que Sieyès lui propose un poste au Sénat, son choix se porte plutôt sur le Tribunat au motif que c’est dans cette chambre que l’on débat. La suite est bien connue : les relations entre les Idéologues et le Premier consul ne cessent de se dégrader. Les premiers acceptent mal le caractère de plus en plus autoritaire du régime et le retour en force de la religion catholique ; le second ne supporte pas les critiques de ces « douze ou quinze nébuleux métaphysiciens ». Au cours de l’hiver de l’an X (1802), les Idéologues et assimilés siégeant au Tribunat sont éliminés, parmi lesquels on retrouve Chénier, Constant, Daunou, Ginguené et Laromiguière, bien que ce dernier ne compte pas parmi les opposants les plus virulents. L’année suivante, la classe des sciences morales et politiques, dernier « lieu de pouvoir » de l’Idéologie, est supprimée au sein de l’Institut et Laromiguière est reversé dans la classe d’histoire et littérature anciennes. En signe de protestation, celui-ci n’y mettra jamais les pieds.

5C’est dans ce contexte qu’il est nommé le 9 fructidor an XII (26 août 1804) bibliothécaire du Prytanée français. On pourrait s’étonner qu’il accepte une autre fonction que celle d’enseignant, mais en réalité il n’y a rien là qui doive surprendre : tout au long de ces années, Laromiguière a en effet été un familier, en tant qu’examinateur ou professeur, de l’Institut des boursiers ou du Prytanée ; en outre, les Idéologues ont toujours porté un intérêt aux bibliothèques⁴ ; enfin, il faut compter avec l’intelligence politique de Bonaparte, qui, s’il sait être impitoyable avec ses ennemis, veille aussi, chaque fois que c’est possible, à intégrer ses opposants à son « système », voire à leur procurer un emploi. Si, comme on peut le voir par ailleurs, tout indique qu’il s’investit avec zèle dans ses nouvelles fonctions, c’est toutefois par son activité de philosophe qu’il se signale : en 1805, il publie Paradoxes de Condillac, ou Réflexions sur la langue des calculs ; un peu plus tard, il intervient pour que l’enseignement de la philosophie occupe toute la place qui doit, à ses yeux, lui revenir dans le programme des lycées. Aussi, après la création de l’Université impériale, ses écrits et son expérience de l’enseignement, son caractère modéré, les bonnes relations qu’il entretient avec le Grand-Maître, Fontanes, en dépit de leurs divergences intellectuelles, se conjuguent en faveur de sa nomination, le 19 septembre 1809, comme professeur de philosophie à la faculté des lettres, fonction qu’il cumule avec celle de bibliothécaire de l’Université.

6Au départ, son auditoire est essentiellement constitué des élèves de l’École normale, (re)créée en 1808. Victor Cousin, élève de la première promotion en 1810, évoquera bien des années plus tard l’impression que lui a laissée l’enseignement de son premier maître :

Il est resté et restera toujours dans ma mémoire, avec une émotion reconnaissante, le jour où, pour la première fois en 1810, élève de l’École normale, destiné à l’enseignement des lettres, j’entendis M. Laromiguière. Ce jour décida de toute ma vie. […] Je ne suis pas Malebranche ; mais j’éprouvai en entendant M. Laromiguière ce qu’on a dit que Malebranche éprouva en ouvrant par hasard un traité de Descartes⁵.

7Le 26 avril 1811, Laromiguière prononce son Discours d’ouverture sur la langue du raisonnement. En 1811, 1812 et 1813, il assure lui-même ses leçons : celles-ci se caractérisent par la grande clarté du propos, qualité cardinale du philosophe selon lui, et connaissent une grande affluence. Après 1813, sa santé défaillante (inflammation de la vessie) le contraint à ne plus assurer son enseignement et à le déléguer à François Thurot, son suppléant depuis 1811⁶. Son activité se partage alors entre ses fonctions d’examinateur, la rédaction de ses Leçons, l’accueil des étudiants dans son bureau de la bibliothèque⁷ et la direction de celle-ci.

8En 1814 et 1815, il assiste sans regret à la chute de l’Empire et accueille plutôt favorablement le nouveau régime. Ses sympathies vont à la gauche modérée et libérale : il le manifeste notamment en août 1817, quand, à la suite de la saisie du Censeur européen, il se porte, avec d’autres personnalités⁸, caution de Charles Comte et de Charles Dunoyer, emprisonnés pour délit de presse. Mais sa grande affaire en ce début de la Restauration est la publication de ses Leçons de philosophie, ou Essai sur les facultés de l’âme dont le premier volume paraît en 1815 et le second en 1818. Ce faisant, il prend ses distances avec le monisme matérialiste de ses amis Cabanis et Destutt de Tracy et verse dans le spiritualisme sans pour autant s’attirer les bonnes grâces de Maine de Biran ou de Victor Cousin, qui publient l’un en 1817, l’autre en 1819, sous le même titre, un Examen des Leçons de philosophie de M. Laromiguière, auquel ils reprochent de n’avoir pas suffisamment rompu avec Condillac. Il reste que les Leçons connaissent un grand succès et que l’on commence à voir des professeurs de collège se proclamer « laromiguièristes ».

9L’assassinat du duc de Berry, la chute du ministère Decazes et bientôt la constitution d’un gouvernement ultra ont, comme on sait, de grandes conséquences dans le champ de l’enseignement : Mgr Frayssinous est nommé Grand-Maître de l’université, l’École normale est fermée, Guizot et Cousin sont privés de leur enseignement. Pendant la période la plus droitière de la Restauration (1822-1827), l’acuité du combat politique entre le gouvernement et les « doctrinaires » a pour effet indirect et paradoxal de consolider les positions tant philosophiques qu’administratives de Laromiguière. On peut certes s’étonner qu’un condillacien en philosophie et un libéral en politique soit alors en bons termes avec Mgr Frayssinous : il est même question un moment d’un mariage entre une nièce du Grand-Maître et un neveu du philosophe⁹ ! Mais à y regarder de plus près, la chose n’est pas si surprenante. Laromiguière est, en effet, un modéré en tout, il ne nourrit aucune ambition et se moque des vanités¹⁰, il revendique sa filiation avec la philosophie du siècle passé et, surtout, il n’est affilié à aucun « parti ». Soit tout le contraire d’un Victor Cousin, qui est fondamentalement un homme de pouvoir, se targue d’avoir fondé la philosophie du nouveau siècle et a une réelle capacité de mobilisation de la turbulente « jeunesse des écoles ». À cela s’ajoute le fait que la philosophie de Laromiguière n’est pas très facile à classer selon les catégories en usage à l’époque : le cousinien Philibert Damiron le démontre à sa façon dans son Essai sur l’histoire de la philosophie en France au xix^e siècle (1828) en le rangeant dans la première édition parmi les sensualistes puis dans la seconde, parue quelques mois plus tard, parmi les éclectiques. On conçoit que Mgr Frayssinous se soit satisfait d’un « opposant » en fin de compte si peu dangereux.

10Quand, après la déroute des ultras aux élections de 1827, les libéraux se retrouvent en position de force, Victor Cousin ne se prive pas de se livrer à une attaque sans concession de l’école de Condillac et du sensualisme. Laromiguière n’est pas épargné : en 1829, les critiques formulées à son encontre en 1817 et 1819 sont rééditées sous la forme d’un petit volume : Leçons de philosophie de M. Laromiguière jugées par M. Victor Cousin et M. Maine de Biran.

11La relation entre Laromiguière et Cousin est complexe à démêler. Au-delà de la divergence philosophique, il est clair que la différence de leurs situations sous le ministère Villèle, c’est-à-dire durant la période ultra de la Restauration, a laissé des traces. Si leurs rapports sont toujours courtois, ils ne sont guère chaleureux. Lorsque après la révolution de Juillet Victor Cousin règne en autocrate sur l’enseignement de la philosophie, le fait pour un professeur d’être catalogué laromiguièriste n’est évidemment pas de bon augure pour sa carrière. Pour autant, Laromiguière, dont les Leçons de philosophie continuent de faire référence, ne peut être ignoré : lorsqu’il faut redéfinir en 1832 le programme des questions de philosophie susceptibles d’être posées aux examens, Cousin confie cette tâche à un binôme constitué de son premier maître et du premier de ses disciples, Théodore Jouffroy, ce tandem formant en quelque sorte la synthèse du passé et de l’avenir. À la différence de certains de ses fidèles comme Cardaillac, Marrast, Saphary ou Valette, Laromiguière se garde de croiser le fer avec Cousin et l’éclectisme. Peu porté à la polémique, il considère que sa meilleure réponse réside dans l’amélioration continue de ses Leçons. De son vivant, quatre nouvelles éditions faisant chacune l’objet d’une révision ou d’adjonctions sont publiées¹¹, auxquelles s’ajouteront deux éditions posthumes prenant en compte ses ultimes corrections¹².

12Au-delà de son activité de philosophe et d’examinateur, c’est bien entendu la bibliothèque de l’Université qui l’occupe le plus et l’oblige à batailler pour contester des décisions qui lui paraissent nuire à l’établissement dont il a la charge ou pour solliciter des moyens supplémentaires. À cet égard, comme en philosophie avec Cousin, Laromiguière aura à souffrir, sous la monarchie de Juillet, du fait que Guizot, ministre de l’Instruction publique à trois reprises entre 1832 et 1837, ne le considère pas comme étant vraiment de son camp.

13Laromiguière est toujours en fonctions lorsqu’il décède brutalement en 1837 à 81 ans. Devant sa tombe, Cousin (au titre de la philosophie), Droz (au titre de l’Académie des sciences morales et politiques¹³), Le Clerc (au titre de la faculté des lettres) et Valette (en sa qualité de suppléant pour son enseignement) prennent la parole. Quand vient le moment de désigner son successeur dans la chaire de philosophie à la faculté, Valette se porte assez naturellement candidat, mais c’est sans surprise que Victor Cousin impose le sien, Théodore Jouffroy, qui, comme son prédécesseur, va cumuler cette fonction avec celle de conservateur de la bibliothèque.