Version classiqueVersion mobile

La cité des réseaux

 | 
Paulin Ismard

Chapitre 5. Le phénomène associatif et les transformations de la société civique athénienne entre haute et basse époque hellénistique

Chapitre 5. Le phénomène associatif et les transformations de la société civique athénienne entre haute et basse époque hellénistique

Texte intégral

  • 1 À titre d’exemple, A. J. Festugière, « Le fait religieux à l’époque hellénistique » [Études de rel (...)
  • 2 V. Suys, « Les associations cultuelles dans la cité aux époques hellénistique et impériale », dans (...)
  • 3 Arnaoutoglou, Thusias heneka, et J. S. Kloppenborg et S. G. Wilson éd., op. cit. Sur les problèmes (...)

1Qu’on l’associe à l’essor de l’individualisme et au déclin de l’identité civique, ou qu’on l’étudie sous l’angle des cadres d’expression de l’évergétisme, le phénomène associatif s’est imposé comme une des composantes essentielles de l’étude des sociétés hellénistiques1 – au point même d’être souvent présenté comme une véritable spécificité de la période2. Sous le terme d’association sont traditionnellement rassemblés divers groupes cultuels dont l’autonomie à l’égard des structures d’encadrement et de participation civique autorise l’invocation courante des catégories du volontaire ou du privé3.

  • 4 Arnaoutoglou, Thusias heneka, et M.-F. Baslez, « Place et rôle des associations dans la cité d’Ath (...)
  • 5 V. Gabrielsen, « The Rhodian Associations and Economic Activity », dans Z. Archibald, J. K. Davies (...)

2Leur étude a récemment donné lieu à plusieurs contributions importantes, qui ont permis d’affiner les perspectives ouvertes il y a plus d’un siècle par les travaux pionniers d’E. Ziebarth et F. Poland. À travers plusieurs articles, M.-F. Basiez s’est principalement intéressée aux pratiques de sociabilité des associations et à leur fonction de médiation pour un ensemble de communautés étrangères de l’Attique hellénistique. I. Arnaoutoglou a de son côté entrepris une analyse exhaustive des communautés d’orgéons, d’éranistes et de thiasotes, principalement sous l’angle de leur organisation interne et de leur statut juridique4. En dehors de l’Attique, le rôle économique des associations a récemment été mis en valeur, en même temps que des analyses en termes de réseau ont été mobilisées pour approcher l’ampleur et la fluidité de la sociabilité associative5.

3La richesse de ces contributions rendrait dérisoire toute nouvelle recherche prétendant à l’exhaustivité sur les associations « privées » ou « volontaires » de l’Athènes hellénistique. Il convient toutefois de noter les limites des perspectives qui orientent la plupart de ces travaux.

4Selon la conception élargie de la notion d’association qui oriente notre travail, il est apparu que le phénomène associatif constituait une donnée structurante de la société athénienne depuis l’époque archaïque. La traditionnelle segmentation de l’analyse entre subdivisions civiques (dèmes et phratries), associations privées (orgéons, thiases, eranoi) et congrégations religieuses (genê) n’a pas lieu d’être si on admet que l’ensemble de ces communautés participaient, selon des modalités variables, à la construction et à l’expression d’une identité athénienne dont il convient de mesurer la pluralité des échelles d’expression. À ce titre, l’analyse des évolutions des « associations cultuelles privées » de l’époque hellénistique gagnerait sans doute à être articulée à celle des autres communautés dont l’étude est généralement cantonnée aux époques archaïque et classique : dèmes, phratries et genê. Nous nous attacherons ici précisément à l’analyse des interactions qui unissent les différentes formes associatives dans leurs développements respectifs, depuis la fin du ive siècle jusqu’à la fin du ier siècle.

  • 6 Sur la question de la citoyenneté, Osborne, Naturalization ; I. Savalli, « I neocittadini nelle ci (...)
  • 7 Sur les élites des cités, P. Gauthier, « Les cités grecques et leurs bienfaiteurs », BCH, suppl. X (...)
  • 8 Les études sur la vie religieuse se sont surtout attachées à la question de la continuité des form (...)
  • 9 Voir par exemple P. Gauthier, op. cit. (1985), p. 4-5 ; P. Gauthier, « Bulletin épigraphique 1994  (...)
  • 10 F. Quass, Die Honoratiorenchicht in den Städten des griechischen Ostens, Untersuchungen zur politi (...)

5Le phénomène associatif est en outre généralement abordé selon une perspective synchronique. De la fin du ive siècle au milieu du ier siècle, les « associations privées » présenteraient un visage homogène. Une telle approche néglige les interrogations nées d’un ensemble de recherches conduites depuis vingt ans à propos des institutions6, de la société7 ou de la vie religieuse8 des cités de l’âge hellénistique. Alors qu’une orientation s’est dégagée pour identifier, à la suite des travaux de P. Gauthier, une rupture entre haute et basse époque hellénistique perceptible au plus tard dans la seconde moitié du iie siècle9, plusieurs contributions préfèrent insister, au contraire, sur la continuité des pratiques institutionnelles et des structures sociales, imputant principalement au contexte international l’essentiel des mutations des cités grecques10. Or, conduite selon une perspective diachronique, l’étude de l’ensemble des communautés athéniennes de l’époque hellénistique pourrait apporter une contribution significative au débat autour de l’unité de la période hellénistique et la pertinence de la distinction, en son sein, entre une haute et une basse époque. Plus globalement, l’analyse des structures communautaires constitue sans doute un angle d’approche intéressant pour aborder, à la croisée de l’organisation civique et des structures sociales, les recompositions de la société civique athénienne, sans se cantonner a priori à l’étude de catégories sociales préétablies ou à celle des structures institutionnelles.

6Pour mettre en valeur les convergences et les divergences d’évolutions entre les différentes communautés, il convient, paradoxalement, de les aborder tout d’abord séparément. Nous verrons peu à peu un processus d’ensemble se dessiner autour d’une période charnière : la première moitié du iie siècle. En effet, à partir du milieu du iie siècle, aucune activité communautaire n’est plus attestée de la part des dèmes et des phratries ; le phénomène s’inscrit sans doute dans l’évolution générale des structures de peuplement de l’Attique mais il témoigne aussi d’évolutions institutionnelles de grande ampleur. A la même date, la physionomie des « associations cultuelles privées » semble connaître quelques modifications. Alors que le vocabulaire associatif se spécialise, pour la première fois apparaissent dans notre documentation des communautés composées de citoyens et d’étrangers. Par ailleurs, certaines associations ont peut-être été amenées à prendre en charge des fonctions autrefois dévolues aux dèmes. Enfin, à la basse époque hellénistique, l’activité des genê athéniens connaît un spectaculaire renouveau, sans doute indissociable de l’idéologie archaïsante propre à l’Athènes des iie et ier siècles. La structure des communautés évolue sensiblement : alors qu’un même individu peut revendiquer l’appartenance à plusieurs genê, les modes de dévolution des sacerdoces semblent de plus en plus confisqués par une élite restreinte à l’intérieur de la communauté. Par ailleurs, l’identité de gennète est progressivement mobilisée au sein des stratégies de distinction de l’élite athénienne, les genê en venant peut-être même à définir une nouvelle aristocratie définie en termes statutaires dans la cité de la fin du ier siècle.

Notes

1 À titre d’exemple, A. J. Festugière, « Le fait religieux à l’époque hellénistique » [Études de religion grecque et hellénistique, Paris, 1972 (1re éd. 1945), p. 114-128, ici p. 125] ou P. Veyne, Le pain et le cirque, Paris, 1976, p. 303.

2 V. Suys, « Les associations cultuelles dans la cité aux époques hellénistique et impériale », dans V. Dasen et M. Piérart éd., Ἰδία καὶ δημοσία. Les cadres « privés » et « publics » de la religion grecque antique, Kernos, suppl. 15, 2005, p. 203-218 (ainsi p. 203 : « La multiplication des associations cultuelles durant cette période s’inscrit donc dans le contexte plus large du développement de la vie associative en général »), ou J. S. Kloppenborg, « Collegia and Thiasoi. Issues in Function, Taxonomy and Membership », dans J. S. Kloppenborg et S. G. Wilson éd., Voluntary Associations in the Graeco-Roman World, Londres, 1996, p. 16-30 (ainsi p. 17 : Voluntary associations – collegia in Latin, thiasoi, koina, orgeones, eranoi, and a variety of other terms in Greek are essentially phenomena of the Hellenistic period, of the urban centres and of the urban poor).

3 Arnaoutoglou, Thusias heneka, et J. S. Kloppenborg et S. G. Wilson éd., op. cit. Sur les problèmes posés par l’usage a priori de ces catégories, voir notre introduction.

4 Arnaoutoglou, Thusias heneka, et M.-F. Baslez, « Place et rôle des associations dans la cité d’Athènes au ive siècle », dans P. Carlier éd., Le ive siècle. Nouvelles approches historiographiques, Paris, 1996, p. 281-291 ; M.-F. Baslez, « Les associations dans la cité grecque et l’apprentissage du collectif », Ktèma, 23, 1998, p. 431-440 ; M.-F. Baslez, « Les notables entre eux. Recherches sur les associations d’Athènes à l’époque romaine », dans S. Follet éd., L’hellénisme d’époque romaine. Nouveaux documents. Nouvelles approches (Ier s. a. C-IIIe s. p. C.), Paris, 2005, p. 105-120 ; M.-F. Baslez, « Entraide et mutualisme dans les associations des cités grecques à l’époque hellénistique », dans M. Molin éd., Les régulations sociales dans l’Antiquité, Rennes, 2006, p. 157-168.

5 V. Gabrielsen, « The Rhodian Associations and Economic Activity », dans Z. Archibald, J. K. Davies, V. Gabrielsen et G. Oliver éd., Hellenistic economies, Londres, 2001, p. 215-244, et A. Monson, « The Ethics and Economies of Ptolemaic Religious Associations », AncSociety, 36, 2006, p. 221-238. Pour l’analyse du monde associatif en termes de réseaux, voir V. J. Gabrielsen, « Brotherhoods of Faith and Provident Planning ; The Non Public Associations of the Greek World », Mediterranean Historical Review, 22.2, 2007, p. 183-210, et H. Remus, « Voluntary Association and Networks : Aelius Aristides at the Asclepieion in Pergamum », dans J. S. Kloppenborg et S. G. Wilson éd., op. cit., p. 146-175.

6 Sur la question de la citoyenneté, Osborne, Naturalization ; I. Savalli, « I neocittadini nelle città ellenistiche. Note sulla concessione e l’acquisizione della politeia », Historia, 34, 1985, p. 387-431 ; P. Gauthier, « L’octroi du droit de cité à Athènes », REG, 99, 1986, p. 119-133 ; P. Frôhlich et C. Müller éd., Citoyenneté et participation à l’époque hellénistique. Actes de la table ronde des 21-22 mai 2004 (Paris, BNF), Paris, 2005. À propos des magistratures, P. Fröhlich, Les cités grecques et le contrôle des magistrats (ive -Ier siècle avant J.-C.), Genève, 2004 ; P. Fröhlich, « Les magistrats des cités grecques : image et réalité du pouvoir (iie s. av. J.-C.-ier s. ap. J.-C.) », dans H. Inglebert éd., Idéologies et valeurs civiques dans le monde romain. Hommage à Claude Lepelley, Paris, 2002, p. 75-92. Sur les Conseils, H. Müller, « Bemerkungen zu Funktion und Bedeutung des Rats in den hellenistische Städten », dans M. Wörrle et P. Zanker éd., Stadtbild und Bürgerbild im Hellenismus, Munich, 1995, p. 41-54, P. Hamon, « À propos de l’institution du Conseil dans les cités grecques de l’époque hellénistique », REG, 114, 2001, p. XVI-XXI, et P. Hamon « Le Conseil et la participation des citoyens : les mutations de la basse époque hellénistique », dans P. Fröhlich et C. Müller éd., op. cit., p. 121-144.

7 Sur les élites des cités, P. Gauthier, « Les cités grecques et leurs bienfaiteurs », BCH, suppl. XII, Paris 1985 ; F. Quass, Die Honoratiorenchicht in den Städten des griechischen Ostens, Untersuchungen zur politischen und sozialen Entwicklung in hellenistischer und rômischer Zeit, Stuttgart, 1993 ; I. Savalli-Lestrade, « Remarques sur les élites dans les poleis hellénistiques », dans M. Cébeillac-Gervasoni et L. Lamoine éd., Les élites et leurs facettes. Les élites locales dans le monde hellénistique et romain, Rome, 2003, p. 51-64, et P. Hamon, « Élites dirigeantes et processus d’aristocratisation à l’époque hellénistique », dans H.-L. Fernoux et C. Stein éd., Aristocratie antique : modèles et exemplarité sociale, Dijon, 2007, p. 79-100.

8 Les études sur la vie religieuse se sont surtout attachées à la question de la continuité des formes de la vie religieuse entre les époques classique et hellénistique. Parmi les contributions récentes, F. Graf, « Bemerkungen zur bürgerlichen Religiosität im Zeitalter des Hellenismus », et A. Chaniotis, « Sich selbst feiern ? Die städtischen Feste des Hellenismus im Spannungsfeld zwischen Religion und Politik », dans M. Wörrle et P. Zanker éd., op. cit., p. 103-114 et p. 147-172 ; P. Pakkanen, Interpreting Early Hellenistic Religion. A Study Based on the Mystery Cult of Demeter and the Cult of Isis, Helsinki, 1996 ; Mikalson, Religion of Hellenistic Athens.

9 Voir par exemple P. Gauthier, op. cit. (1985), p. 4-5 ; P. Gauthier, « Bulletin épigraphique 1994 », REG, 107, 1994, p. 505-508 ; P. Fröhlich, op. cit. (2004), p. 241-242 et p. 450-464 ; P. Gauthier, « Introduction », dans P. Fröhlich et C. Müller éd., op. cit., p. 1-6 ; dans une perspective quelque peu différente, B. Dreyer, Untersuchungen zur Geschichte des spätklassischen Athen (322-ca. 230 v. Chr.), Stuttgart, 1999, et B. Dreyer, « Wann endet die klassische Demokratie Athens ? », AncSociety, 31, 2001, p. 27-66.

10 F. Quass, Die Honoratiorenchicht in den Städten des griechischen Ostens, Untersuchungen zur politischen und sozialen Entwicklung in hellenistischer und römischer Zeit, Stuttgart, 1993 ; C. Habicht, « Ist ein “Honoratiorenregime” das Kennzeichen der Stadt im späteren Hellenismus ? », dans M. Wörrle et P. Zanker éd., op. cit., p. 87-92 ; C. Vial, Les Grecs de la paix d’Apamée à la bataille d’Actium, Paris, 1995, p. 236-237 ; I. Savalli-Lestrade, art. cité (2003).

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Cette publication numérique est issue d’un traitement automatique par reconnaissance optique de caractères.
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search