1Dans la grande tradition républicaine européenne1, la France ferait-elle figure d’exception par le contenu qu’elle aurait donné à son républicanisme ? Et ce contenu se distinguerait-il avant tout par son insistance particulière sur la question de la justice sociale et de l’égalité des conditions ?

2C’est la double question qui nous a paru justifier le présent volume, réunit des chercheurs venus d’horizons divers, historiens, politistes, philosophes. A priori, un simple coup d’œil bibliographique semble confirmer cette intuition : dans les textes fondateurs de l’historiographie républicaine – notamment les deux grands livres de John Pocock et Quentin Skinner2 –, la France fait l’objet d’un relatif silence, comme si son cas peinait à entrer dans le schéma commun3. On y trouve certes quelques références à Rousseau, à Montesquieu, mais sans commune mesure avec l’attention portée à d’autres penseurs comme Machiavel, bien sûr, mais également Guichardin, ou même Locke. Aucun développement n’est consacré à la Révolution française4 et aux conceptions républicaines qui s’y développent et s’y expérimentent concrètement, confrontant la rhétorique de l’humanisme civique, de manière frontale, au réel et à ses exigences. Le sort fait au républicanisme français indiquerait-il donc qu’il ne serait pas soluble dans l’analyse cambridgienne ?

3 L’hypothèse de l’exception française se heurte cependant à une objection évidente : beaucoup des thèmes soulevés dans les textes et les arguments des républicains dégagés par l’historiographie cambridgienne se retrouvent en France – la référence à la vertu civique, la critique de la corruption liée au luxe et des excès des classes les plus favorisées, l’allégeance au modèle antique et à la liberté politique à travers la revendication de certaines libertés, le projet de suppression ou de modération du système monarchique par l’introduction ou par le renforcement d’institutions représentatives… Sans aucun doute, Rousseau, Montesquieu, Mably, mais également Robespierre, Saint-Just ou Babeuf participent chacun à leur manière, dans leurs proclamations, dans leurs prises de position politiques, dans leurs choix, de ce « langage » et de ces valeurs communes.

4C’est la raison pour laquelle la tradition historiographique de l’école de Cambridge, suivie en France par Jean-Fabien Spitz notamment, tend à insister sur le rapport de continuité et d’homogénéité entre toutes les variantes du discours républicain. Voici ce qu’écrit Jean-Fabien Spitz, par exemple :

La philosophie politique républicaine n’est ni une utopie ni une spécificité nationale car, peu ou prou, elle s’est incarnée dans toutes les institutions des démocraties contemporaines qui, toutes, savent, à des degrés divers, que leur fonction est de rétablir des équilibres que le mouvement naturel des facteurs, dans une société de marché, tend sans cesse à bouleverser5.

5Pour dépasser le constat de l’étrange écart entre cette affirmation d’homogénéité, d’une part, et d’autre part, le déséquilibre, au sein de l’historiographie, du traitement réservé à la France et aux auteurs français par rapport à celui qui est réservé aux autres pays et aux autres auteurs de la tradition républicaine, nous nous sommes proposés d’examiner de plus près les traits constitutifs du « langage » de l’humanisme civique, aux yeux mêmes des théoriciens de l’école de Cambridge, en nous demandant s’ils conviennent pour la description des auteurs et de la politique républicaine française. Il ne s’est pas agi, bien sûr, de nier l’évidence d’une transmission des idées mais plutôt de rechercher les modalités d’acclimatation et d’adaptation de ces thèmes au contexte national et à ses débats internes. Nous voulions, par ce biais, rendre compte du fait que, pour des raisons historiques, mais également théoriques, le républicanisme social a trouvé dans la France des Lumières et de la Révolution un terrain d’élection, marquant pour longtemps l’orientation globale des idées républicaines dans ce pays.

LA LIBERTÉ RÉPUBLICAINE ET LA QUESTION DE LA PARTICIPATION CIVIQUE

6Quentin Skinner a notamment travaillé sur la question du statut de la liberté dans le discours républicain. Les personnes libres sont ainsi définies, en référence au droit romain, par un statut qui leur permet de ne pas être sous le contrôle d’une autre et donc d’être leur propre maître (sui juris) au contraire de l’esclave (alieni juris)6. Nous ne discuterons pas directement ici de cette conception de la liberté républicaine, qui s’oppose aussi bien à la liberté du libéralisme comme « absence d’interférences » qu’à la conception positive de la liberté, issue de la pensée antique (qui fait de la liberté un idéal positif d’excellence morale7). Ce qui nous importe ici est que cet idéal, en se polarisant sur la libération des personnes, minimise le principe de participation démocratique.

7Si on admet cela (et c’est notre hypothèse de travail), n’y aurait-il pas une partie de l’idée républicaine qui aurait été laissée de côté par l’école de Cambridge ? Cette historiographie ne ferait-elle pas l’impasse sur l’articulation forte entre république et souveraineté populaire dans certaines traditions, au premier rang desquelles, bien sûr, la tradition française, où la libération est indissociable de la prise de pouvoir du peuple ou de la restitution au peuple de son pouvoir ?

8Quentin Skinner, dans son maître ouvrage, Les fondements de la pensée politique moderne, étudie bien l’usage de la référence à la souveraineté populaire. Mais il l’introduit au sein de la genèse du constitutionnalisme, c’est-à-dire d’une théorie de la limitation du pouvoir souverain, notamment dans le cadre de la contestation de la monarchie absolutiste naissante8. La figure du peuple n’apparaît alors pas tant comme l’acteur qui doit prendre la place du monarque que comme celui dont la représentation a été usurpée par le roi devenu tyran, et qu’il devrait faire respecter par un légitime droit de résistance. C’est donc pour modérer l’exercice d’un pouvoir monarchique exorbitant s’il est absolu qu’est introduite l’idée de constitution, notamment en France, c’est-à-dire du principe de la subordination du prince aux exigences constitutives de l’État, auxquelles il doit se soumettre et qu’il doit servir plutôt que l’inverse9. Ces réquisits de l’exercice du pouvoir seraient censés contenir les conditions auxquelles le peuple a accepté de déléguer son pouvoir10. Ceux qui combattirent le pouvoir absolu du monarque utilisèrent l’image du peuple moins dans la perspective d’une refondation du gouvernement que dans celle d’une théorie des cadres politiques et des limitations de l’action du monarque.

9Au contraire, un penseur comme Rousseau ne fait pas primer le principe d’une constitution comprise comme texte juridique organisant les pouvoirs, car la république est d’abord un régime où la volonté du peuple exprimée dans la loi est souveraine11. Car le peuple peut défaire ce qu’il a fait et ne saurait s’imposer des liens infrangibles12. N’y aurait-il pas ici la marque d’une inflexion forte du discours républicain aux abords de la Révolution française ?

RÉPUBLIQUE ET JUSTICE SOCIALE

10La référence fondatrice au pouvoir du peuple permettrait, dans un cadre rousseauiste, de penser la capacité du peuple souverain à agir en vue de sa propre conservation, de sa propre harmonie et de son propre intérêt en se constituant comme une personne morale unifiée à travers des processus de mobilisation démocratiques. Le peuple, auteur-acteur de son destin collectif, pourrait alors prendre lui-même des mesures visant directement à l’amélioration de son sort. Ceci donnerait accès à une théorie de la république sociale capable d’utiliser des leviers de régulation bien plus puissants et ambitieux que ceux auxquels donne accès le pur et simple horizon de non-domination entre les personnes.

11Cette thématique nous amène au cœur de la difficulté apparente de l’historiographie cambridgienne à appréhender le républicanisme français. La problématique de la souveraineté populaire, portée à son parachèvement dans la pensée de Rousseau, est associée, de manière étroite, aux conditions proprement sociales de son exercice, c’est-à-dire à un certain degré d’égalisation des conditions13.

12Notre hypothèse est que la question sociale est même, à des degrés différents, centrale dans le républicanisme français de cette période14. Si celle-ci apparaît explicitement et comme un objet spécifique dès les premiers temps de la Révolution française15, comme « aporie fondamentale sur laquelle une société expérimente l’énigme de sa cohésion et tente de conjurer le risque de la fracture16 », elle existe déjà sous la plume de Rousseau ou de Mably. Or, l’école de Cambridge (Pocock et Skinner en particulier), en polarisant les discussions concernant le républicanisme autour des questions portant sur la liberté des individus et les vertus civiques, a relégué pour le moins celles de la justice sociale au second plan.

13Céline Spector attribue le rejet, chez Arendt notamment, d’un rousseauisme constitué en politique de la pitié à une méfiance envers un projet politique qui substituerait à la quête de la libération un objectif compassionnel de suppression de la misère et du traitement des maux des déshérités17. On pourrait se demander si ce n’est pas par une défiance sinon similaire, au moins proche, que l’école de Cambridge et notamment Pocock ont laissé de côté la tradition rousseauiste18 comme telle, en privilégiant la critique de l’humanisme marchand et l’appel à la vertu civique d’inspiration antique, plutôt que le recours à la souveraineté populaire et la défense de politiques sociales.

14Des philosophes considérés comme les principaux représentants du républicanisme en France au siècle des Lumières – Rousseau bien sûr mais également l’abbé de Mably, pour ne parler que des plus connus – ont insisté sur la nécessité de mesures générales portant sur la répartition des ressources en régime républicain. Significativement, cette dimension est souvent minorée, voire tout à fait ignorée par les commentateurs contemporains du républicanisme, particulièrement en ce qui concerne Mably19.

15C’est peut-être, avant tout, un contexte spécifique qui explique, en France, l’importance de la question sociale dans le discours républicain. Le contexte français en effet est, dès avant la Révolution, particulièrement propice à la discussion sur les inégalités et le problème crucial de la subsistance des citoyens sous un gouvernement légitime. On peut dire qu’à partir de 1750 et jusqu’à la veille de 1789, le débat public se polarise de manière croissante en France, sans doute plus qu’ailleurs, autour des questions économiques. On citera, en particulier, les controverses autour de la propriété privée des biens (des terres et des marchandises), du prix et du commerce des blés, qui débouchent dans les années 1770 sur la « guerre des farines20 ». Ces questions particulièrement urgentes à cette période ont donné lieu, non seulement aux révoltes populaires que l’on connaît, mais aussi à des passes d’armes plus théoriques autour de la responsabilité des accapareurs, de la liberté ou non de la production et du commerce des grains, sur sa subordination politique à des considérations d’intérêt général ou, au contraire, sur sa libéralisation et sur l’émancipation des intérêts et des opérations des propriétaires sur leurs biens21. Cette situation est, pour une grande part, ce qui rend possible et génère une nouvelle manière de parler des sources d’oppression et des moyens de s’en libérer. Il est notable que, dans ce contexte, la réflexion sur la nécessité de contenir les inégalités déborde le cadre des auteurs républicains pour être traitée par des représentants d’autres écoles de pensée, qui n’en apportent pas moins leur pierre au débat22. Il résulte de tout ce climat qu’en France, dès avant la Révolution, le « langage » républicain n’est pas seulement celui de la libération des citoyens par l’empire de la loi, mais se marque aussi, d’une part, essentiellement chez Rousseau et ses épigones, par l’élaboration d’une doctrine forte de la souveraineté populaire et, d’autre part, par la revendication de la maîtrise publique sur la production, la gestion et la distribution des ressources avec les prémisses balbutiantes de l’État social et de la propriété sociale.

RÉPUBLICANISME SOCIAL ET RÉVOLUTION FRANÇAISE

16On soutiendra donc l’idée que dès avant 1789, par la prégnance de la doctrine rousseauiste de la souveraineté populaire comme par l’attention aux questions proprement sociales et à l’idéal d’égalité matérielle, le républicanisme français constitue bien, jusqu’à un certain point, une « exception ». Certains historiographes s’inscrivant dans le sillage cambridgien le reconnaissent du reste implicitement. Il est remarquable, en effet, que l’attention spécifique aux républicains français de la seconde moitié du xviii^esiècle les conduit naturellement à faire une place éminente à la question de la justice sociale dans leur analyse : c’est le cas de Jean-Fabien Spitz, qui, dans l’introduction d’un ouvrage consacré aux critiques de ces humanistes civiques français, est amené à insister sur ces thèmes. Il donne même un caractère central à la question de la souveraineté populaire et à la question sociale dans ce qui doit être réactivé du républicanisme aujourd’hui23. Il est d’autant plus frappant, dans cette perspective, que la différence d’accent et de préoccupations de ces républicains français par rapport à leurs prédécesseurs italiens ou anglais ne soit non seulement pas soulignée, mais se trouve même passée sous silence. D’autant plus frappant que l’impasse soit faite, dans cette lignée des républicains français égalitaristes, sur les Jacobins comme ayant puissamment participé à l’élaboration théorique et pratique d’institutions républicaines « plébéiennes ».

17La suite de l’histoire, c’est-à-dire le processus révolutionnaire avec l’avènement de la Première République, accentue en effet le paradigme égalitaire du républicanisme français prérévolutionnaire. Au niveau le plus évident, comme l’écrivait déjà Michel Vovelle il y a une vingtaine d’années : « Entre 1792 et 1794 l’idée s’est imposée aux acteurs éminents ou modestes de l’aventure collective que République et Révolution étaient indissociables24. »

18La République française est née dans le choc d’affrontements violents et largement imprévisibles. Les représentants du nouveau pouvoir eux-mêmes n’ont été acquis à l’idée d’un régime non monarchique que suite à la rupture, dont l’initiative incombe au roi lui-même, du premier pacte constitutionnel qui avait été établi. Les justifications théoriques de ce nouvel état de fait, et les projets qui s’en sont suivis, sont, de ce point de vue, inséparables de leurs conditions objectives d’émergence historique. On peut considérer que ce sont les circonstances inouïes de mise en place de la République française qui lui ont donné ses caractéristiques originales et qui ont durablement influé sur le républicanisme national qui s’est peu à peu imposé à tous (c’est d’ailleurs une hypothèse importante pour comprendre le présent ouvrage). Or, au premier rang de celles-ci, il faut compter l’irruption de l’intervention populaire directe sur la scène politique, à travers une mobilisation sans-culotte qui ne se dément pas, à partir de 1789, mais surtout de 1792 à 1795-1796, soutenue ou relayée par des innovations institutionnelles qui, malgré leur caractère éphémère, ou seulement projeté, posent pour la première fois sous une forme concrète le problème du pouvoir du peuple25.

19Dans un premier temps, les députés français ont certes privilégié la solution constitutionnelle de l’encadrement (et de la limitation drastique) du pouvoir monarchique par un rappel au roi qu’il tient son pouvoir du peuple (c’est notamment le principe directeur de la Constituante), et mirent de côté le principe de la participation populaire universelle. Mais le deuxième moment révolutionnaire26, en revanche, même si cela ne fut pas sans heurts et sans réticences27, fut celui du recours au peuple en vue du renversement de la monarchie et de la refondation du pouvoir politique concentré sur sa participation aux décisions (c’est ce mouvement qui mènera à l’été 1792 et à la Convention). L’invocation, toute rousseauiste, de la « volonté générale » s’accompagne, dans ce cadre, d’une référence de plus en plus marquée, même si elle n’est, chez certains, que rhétorique, à l’expression directe de la volonté du peuple.

20Il est, en tout cas, aisé de voir que le peuple s’est peu à peu imposé comme personnage principal de la scène révolutionnaire et comme sujet incontournable des décisions politiques. Les députés ont donc progressivement été amenés à s’appuyer sur son intervention directe pour fonder le nouveau pouvoir, à chaque étape de ses transformations. À leur corps défendant, parfois, les autorités politiques ont été placées devant la nécessité d’avaliser, de fait, les décisions émanant de la souveraineté populaire sous sa forme révolutionnaire, c’est-à-dire insurrectionnelle. La République de 1792 elle-même résulte en définitive d’un coup de force populaire. La Constitution de 1793, produite par la fraction montagnarde de l’Assemblée, fait, la première, une place à la démocratie directe par l’instauration des « Assemblées primaires », qui peuvent remettre en cause des lois votées par les députés si elles les jugent iniques.

21Ainsi, il semblerait que le recours au peuple, dans la tradition française, apparaisse moins comme un moyen pour limiter l’exercice du pouvoir gouvernemental que comme une exigence révolutionnaire de refondation de l’exercice même du pouvoir. Dans le droit fil de cette exigence, sous la Terreur, les innovations se déploient sur le double front qui avait d’ores et déjà commencé à s’esquisser dans les décennies prérévolutionnaires, et dont on trouvait une première synthèse dans l’articulation rousseauiste de la souveraineté du peuple et de la maîtrise collective du développement des inégalités sociales. Les différentes versions du républicanisme social de cette période demeurent remarquablement redevables, à un niveau ou à un autre, à la doctrine du Genevois, même si certaines s’en démarquent peu à peu28.

22L’analyse de la transformation du républicanisme sous l’effet de la Révolution constitue en soi un trop vaste sujet pour être traité dans son intégralité dans le cadre de cet ouvrage. Il va de soi que l’originalité du républicanisme français à l’époque contemporaine est étroitement tributaire de cet événement majeur. L’exemple de Babeuf29 montre une des façons dont le thème rousseauiste de la souveraineté populaire, réinvesti par le représentant de l’aile la plus radicale du républicanisme français, a pu être adapté aux circonstances et aux objectifs des acteurs de l’événement jusqu’à devenir partie intégrante d’un projet de « république des Égaux », ennemi de la propriété privée au nom de l’idéal de la communauté des biens, seule institution capable de faire véritablement advenir la fraternité républicaine. Dans le spectre qui va du projet jacobin de limitation du droit de propriété, au nom de l’intérêt général30, à l’aspiration à la transformation radicale des rapports sociaux par le biais du politique, on trouve l’origine de la conception, si typiquement française, dans une certaine mesure ambiguë, de la « République sociale », réclamée à grands cris dans les mouvements insurrectionnels du xix^e siècle, et qui donne sa coloration au socialisme de Jean Jaurès autant qu’aux théories du service public chez un théoricien du droit comme Duguit. La spécificité du républicanisme français court jusqu’à nos jours. Nous espérons que cet ouvrage contribuera modestement à en éclairer certaines caractéristiques.

PRÉSENTATION DES TEXTES

23Nous consacrerons la première partie du présent recueil à l’étude des questions d’historiographie générale sur les rapports de l’école de Cambridge avec la tradition de la république sociale française issue de l’épisode révolutionnaire. Les deux premières contributions mettent l’accent sur le fait que le républicanisme en tant que tel n’est pas une exception française mais un mouvement européen profond. Dans ce cadre, la Révolution de 1789, injustement ignorée par l’école de Cambridge, en constitue la quintessence et l’aboutissement. Kent Wright reconnaît l’étrange omission de la tradition française au sein de l’école de Cambridge, mais reprenant le jugement de Judith Shklar, il considère que la Révolution française est comme l’aboutissement d’une vieille tradition européenne radicale ; assumant l’héritage de l’école de Cambridge, il montre l’effort récent des historiens pour réintégrer la France, et singulièrement la Révolution, dans le récit cambridgien. Christophe Miqueu, dans une perspective différente, récuse l’idée d’une exception française ; il s’efforce de montrer que la question sociale précède largement l’événement révolutionnaire français. Plus que sur l’école de Cambridge, Christophe Miqueu s’appuie sur les travaux de Jonathan Israel pour appuyer sa thèse et enquête dans les fondements les plus profonds d’un radicalisme républicain qui remonte au moins à Spinoza.

24Dans un deuxième temps, nous nous consacrons à l’étude du moment prérévolutionnaire qui, par certains aspects, peut sembler écartelé entre deux formes de république : la république de la vertu civique « à la Rousseau » et la république commerçante. Pierre Crétois s’efforce ainsi de montrer l’existence d’une connexion forte, dans la pensée de Rousseau, entre souveraineté populaire et égalité. Il y voit la trace d’une spécificité de la tradition française prérévolutionnaire. De son côté, Arnault Skornicki rappelle l’existence d’une forme républicaine compatible avec la société commerçante au sein de l’économie politique des Lumières, déjà mise en évidence par John Pocock. Cependant, loin de se réduire à « l’humanisme commercial » et à une forme naissante de libéralisme, l’économie politique française du second xviii^e siècle comporte également un courant critique qui traite de la question sociale et de la répartition de la propriété, notamment illustré à travers les figures de Forbonnais et de Necker, à égale distance aussi bien de la république civique de Rousseau que des promoteurs de la liberté absolue du commerce (comme les physiocrates).

25Il s’agit ensuite de nous concentrer sur le moment révolutionnaire, là encore à travers des figures contrastées, de Babeuf à Condorcet, en passant par les tenants montagnards de la politique sociale de l’an II, tous favorables à l’émergence de la république. Françoise Brunel s’efforce de reconstituer la cohérence et la consistance fortes de ce que Jean Jaurès a appelé le « collectivisme individualiste » propre à certains dirigeants jacobins du Comité de salut public sous la Terreur, réinscrivant leur projet commun dans la généalogie des luttes pour la « République sociale » propres aux révolutions du xix^e siècle. Dans la volonté de « terminer la Révolution » en fondant la République sur des institutions civiles démocratiques, on peut, selon elle, nettement déceler la volonté d’enraciner la citoyenneté de tous dans une égalité sociale qui ne devait plus pouvoir être remise en question. Yannick Bosc met en évidence l’existence d’une pensée sociale chez Paine et Condorcet, s’efforçant, en même temps, de les distinguer. Les « politiques sociales » de Paine et Condorcet indiquent qu’ils ne partagent pas une même conception de la république. La « politique sociale » de Condorcet est limitée, pensée en termes d’assurance. Paine, au contraire, fonde sa politique redistributrice, qui va jusqu’au principe d’allocation universelle, sur une critique de l’appropriation. Selon Paine, les droits de l’homme, s’ils sont pris au sérieux, impliquent une conception de l’État social (de la république) fondée sur le droit à l’existence et non sur les droits du propriétaire (ce qui est la conception de Condorcet). Enfin, Stéphanie Roza établit un parallèle entre les problématiques de Rousseau et de Babeuf en ce qui concerne la représentation du peuple et les modes de constitution de la volonté générale. La question qui se pose est celle de la capacité du peuple à se constituer lui-même comme peuple ou, au contraire, de la nécessité de l’intervention d’un législateur.

26Dans le sillage de l’événement révolutionnaire, s’instaure une véritable pensée de la république comme expression et émancipation du peuple, qui est indissociablement démocratique et sociale. Dans ce cadre, Jean-Numa Ducange insiste sur la spécificité de l’appel à la république dans le socialisme jaurésien. Il montre, ce faisant, la divergence du socialisme de la synthèse jaurésienne avec le socialisme germanique qui soupçonne le républicanisme d’être une forme politique bourgeoise. Thomas Boccon-Gibod, relisant Rousseau à partir de la théorie du droit public de Léon Duguit, insiste sur le fait que la conception du juriste, étroitement liée à une conception sociologique de l’émergence de la règle de droit, peut éclairer la pensée de Rousseau. Mais il ajoute que la thèse rousseauiste ne s’arrête pas là car le Genevois insiste sur la source subjective de la loi et sur la dépendance non seulement sociologique, mais aussi morale, des individus au sein de la cité, élément décisif d’une politique républicaine.

27À l’issue de ce parcours, nécessairement partiel et sans doute à prolonger, nous espérons, sinon avoir définitivement prouvé l’existence d’une exception républicaine française, du moins avoir réuni certains éléments qui montrent que, par le recours à la souveraineté populaire et par l’exigence d’une action politique en faveur de formes plus ou moins fortes d’égalitarisme, la pensée républicaine française revêt, à bien des égards, une radicalité particulière.