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La cité des réseaux

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Paulin Ismard

Chapitre 4. Les associations de l’Athènes classique, entre crédit privé et finances publiques

Chapitre 4. Les associations de l’Athènes classique, entre crédit privé et finances publiques

Texte intégral

  • 1 Aristote, Éthique à Nicomaque, VIII, 1160a (trad. R. Bodéüs).

Ainsi donc, les autres associations, chacune pour sa part, ont en vue l’intérêt (αἱ μέν οὖν ἄλλαι κοινωνίαι κατὰ μέρη τοῦ συμφέροντος ἐφίενται). Par exemple, les compagnies maritimes cherchent à tirer parti de la navigation, pour produire des richesses ou quelque chose de ce genre ; les compagnies militaires, de leur côté, cherchent à tirer parti de la guerre pour obtenir ce quelles visent : les richesses, la victoire ou la possession d’une cité ; et il en va encore de même des membres d’une tribu ou d’un dème (ὁμοίως δὲ καὶ φυλέται καὶ δημόται)1.

  • 2 Poland, Geschichte Vereinswesens, Leipzig, 1909, p. 453-498.
  • 3 Finley, Studies in Land and Credit, p. 97-106, et, dans une perspective très semblable, P. Millett (...)

1À en croire Aristote, au même titre que les groupements à vocation commerciale, les tribus et les dèmes de l’Attique classique seraient avant tout définis par la communauté d’intérêts qui unit leurs membres. Loin d’être anodine, la remarque du philosophe met en évidence un fait encore trop souvent négligé : les associations constituaient des espaces économiques de premier plan dans la cité classique. Certes, depuis les travaux de F. Poland au début du siècle, la dimension économique des activités associatives n’est plus tout à fait terra incognita2. Sous l’égide de M. Finley en particulier, le rôle des associations dans les circuits du crédit de l’Athènes classique a bien été mis en valeur3. Il est à peine excessif toutefois de constater que son étude a avant tout servi de porte d’entrée aux perspectives primitivistes appliquées à l’analyse du crédit antique, le rôle des structures associatives témoignant de son « encastrement » dans le paradigme traditionnel de la philia.

  • 4 Pour une approche générale, voir T. Linders, « Sacred Finances : Some Observations », dans T. Lind (...)
  • 5 Comme le rappelle B. Dignas, op. cit., p. 25 : Temple finances were not merely a branch of civic f (...)

2Une telle approche mérite sans doute aujourd’hui d’être révisée à la lumière des nouvelles recherches conduites depuis une quinzaine d’années au sujet de l'économie des cités grecques. Celles-ci ont éclairé la variété des échelles d’activité économique dans les cités en insistant sur le rôle joué par les sanctuaires et les communautés, collèges de prêtres ou associations locales, qui les administraient4. Il est désormais avéré que les trésors des sanctuaires ne constituaient pas à proprement parler une branche des finances civiques, bien qu’ils aient été administrés par l’ensemble ou une partie de la communauté civique5. Que le propriétaire des biens d’un sanctuaire soit une divinité et non la cité ne constituait pas un artefact juridique, puisque les cités remboursaient les sommes empruntées aux sanctuaires. En ce sens, les instances civiques se trouvaient face aux caisses des sanctuaires dans le même rapport que n’importe quel membre de la cité.

  • 6 Dans la littérature anglo-saxonne, la controverse reste néanmoins encore très aiguë : voir notamme (...)
  • 7 A. Bresson, « Prosodoi publics, prosodoi privés : le paradoxe de l’économie civique » [La cité mar (...)
  • 8 A. Bresson, op. cit., p. 252-253.

3Parallèlement, plusieurs travaux importants ont débouché sur de nouveaux modèles qui permettent de dépasser la controverse traditionnelle entre primitivistes et modernistes, et ouvrent des horizons nouveaux quant au rôle économique joué par les associations dans la cité classique6. Réfléchissant sur la notion de prosodoi (revenus), A. Bresson a par exemple mis en lumière l’absence de distinction entre la sphère de l’État et celle de l’économie « privée » dans la cité classique, ce qui rendrait inadéquate toute analyse en termes de macro-et micro-économie7. Une même structure économique rentière fonctionnerait à différentes échelles dans la cité. Les espaces économiques de la cité classique devraient dès lors être analysés en vertu d’un continuum associant en ses deux extrémités la sphère de l’idiotês et celle de la cité, et au sein duquel les « associations intermédiaires » joueraient un rôle essentiel8. Un tel paradigme invite particulièrement à éclairer l’enracinement, à travers de multiples procédures, de l’économie civique dans le corps social, et les formes de circulations ou de transferts, entre différents types d’espace économique dans la cité.

  • 9 J. K. Davies, « Ancient Économies : Models and Muddles », dans H. Parkins et C. Smith éd., Trade, (...)

4Dans une série d’articles qui souhaitent dessiner les contours d’une nouvelle modélisation de l’économie des cités antiques, J. K. Davies a formulé une ambition très voisine9. En souhaitant mettre en évidence la constitution d’espaces économiques en deçà et par-delà les cadres stricts de la cité classique, Davies souligne la variété des échelles de fonctionnement de l’économie civique. L’économie de la cité antique se caractériserait par la diversité de ses centres d’impulsion et la complexité des réseaux associant les différentes cellules économiques. L’espace de la communauté civique ne constituerait dès lors qu’un des espaces d’activité économique parmi d’autres dans une économie qu’une analyse multiscalaire, encore à venir, éclairerait avec profit.

  • 10 Voir les remarques de Μ. I. Finley, L’économie antique, Paris, 1975 (1re éd. 1973), p. 185-186, et (...)
  • 11 Voir chapitre 2, p. 167-179.

5On comprend dans ce contexte l’éclairage que l’étude de la vie économique propre aux associations peut apporter à l’analyse du fonctionnement de l’économie civique en général. S’il est avéré que, dans l’Athènes classique, les associations n’ont jamais constitué des cadres susceptibles, à l’instar des corporations médiévales, de structurer la production ou d’organiser et réguler un quelconque marché10, l’analyse de leur rôle économique sous l’angle des pratiques de crédit est riche de perspectives. En attestant, à l’époque de Lycurgue, l’existence d’une vente de terres civiques organisée par une multitude de communautés mais dont les trésors civiques devaient être les bénéficiaires, l’examen des stèles des hekatostai nous conduisait déjà sur de tels sentiers11.

  • 12 L’étude peut s’inspirer à ce titre des remarques récemment formulées par V. Chankowski, « Les plac (...)

6Il conviendra bien évidemment dans un premier temps de montrer le rôle des associations dans le fonctionnement du crédit entre particuliers dans la société de l’époque classique. Dans la lignée de notre interrogation sur les échelles d’expression du fait civique dans la cité classique, notre recherche nous conduira néanmoins à dépasser le cadre restreint de la vie financière des associations pour comprendre leur articulation éventuelle à ce qu’il est convenu d’appeler les finances civiques12.

Notes

1 Aristote, Éthique à Nicomaque, VIII, 1160a (trad. R. Bodéüs).

2 Poland, Geschichte Vereinswesens, Leipzig, 1909, p. 453-498.

3 Finley, Studies in Land and Credit, p. 97-106, et, dans une perspective très semblable, P. Millett, Lending and Borrowing in Ancient Athens, Cambridge, 1991, p. 171-178.

4 Pour une approche générale, voir T. Linders, « Sacred Finances : Some Observations », dans T. Linders et B. Alroth éd., Economics of Cult in the Ancient Greek World, Uppsala, 1992,p. 9-13 ; S. B. Aleshire, « Towards a Definition of “State Cult” for Ancient Athens », dans R. Hägg éd., Ancient Greek Cult Practice from the Epigraphical Evidence, Stockholm, 1994, p. 9-16 ; le bilan proposé par L. Migeotte, « Finances sacrées et finances publiques dans les cités grecques », dans J. F. Gonzalez Castro éd., Actas del IX congreso Espanol de Estudios clasicos, vol. 6, Madrid, 1998, p. 181-185, et L. Migeotte, « La gestion des biens sacrés dans les cités grecques », dans Symposion 2003. Akten der Geselsschaft für griechische und helllenistische Rechtsgeschichte, Cologne, 2006, p. 233-246. Hors d’Athènes, l’ouvrage de B. Dignas, Economy of the Sacred in Hellenistic and Roman Asia Minor, Oxford, 2002, et les études rassemblées par V. Chankowski sous le titre « Les dieux manieurs d’argent : activités bancaires et formes de gestion dans les sanctuaires », Topoi, 12-13.1, 2005, p. 9-132, constituent deux contributions majeures. Dans le contexte athénien, la production récente a été importante : T. Linders, The Treasurers of the Other Gods in Athens and their Functions, Meisenheim am Glan, 1975 ; Rosivach, The System of Public Sacrifice, Atlanta, 1994 ; Μ. B. Cavanaugh, Eleusis and Athens. Documents in Finance, Religion and Politics in the Fifth Century BC, Atlanta, 1996 ; J. K. Davies, « Temples, Credit, and the Circulation of Money », dans K. Shipton et A. Meadows éd., Money and its Uses in the Ancient World, Oxford, 2001, p. 117-128.

5 Comme le rappelle B. Dignas, op. cit., p. 25 : Temple finances were not merely a branch of civic finances, et p. 33 : In contrast to the commonly accepted view it would appear that priests possessed a group identity and did not merely represent civic magistrates.

6 Dans la littérature anglo-saxonne, la controverse reste néanmoins encore très aiguë : voir notamment les divergences entre P. Millett, op. cit., et E. Cohen, Athenian Economy and Society. A Banking Perspective, Princeton, 1992. Voir à ce propos le compte rendu de P. Millett, op. cit., par E. Cohen dans la Bryn Mawr Classical Review : http//ccat.sas.upenn.edu/bmcr/1992/03.04.10.html.

7 A. Bresson, « Prosodoi publics, prosodoi privés : le paradoxe de l’économie civique » [La cité marchande, Bordeaux, 2000, p. 243-261].

8 A. Bresson, op. cit., p. 252-253.

9 J. K. Davies, « Ancient Économies : Models and Muddles », dans H. Parkins et C. Smith éd., Trade, Traders and the Ancient City, Londres, 1998, p. 225-256 ; J. K. Davies, « Hellenistic Economies in the Post-Finley Era », dans Z. H. Archibald, J. K. Davies, V. Gabrielsen et G. J. Oliver éd., Hellenistic Economies, Londres, 2001, p. 11-62 ; J. K. Davies, « Linear and Nonlinear Flow Models for Ancient Economies », dans J. G. Manning et I. Morris éd., The Ancient Economy. Evidence and Models, Stanford, 2005, p. 127-156. J. K. Davies reconnaît que le cadre athénien sert tacitement de référence à toutes les analyses (J. K. Davies, op. cit. (2005), p. 142). Ces réflexions sont encore largement programmatiques, J. K. Davies, op. cit. (2005), p. 154, reconnaissant que la recherche à venir pourrait s’inscrire dans différents paradigmes scientifiques : To retain the notion of a single surface of interaction [...] ; to explore the world of self imitating fractal patterns ; to explore the sorts of dynamic nonlinear models, influenced by chaos theory, which are being applied to more and more contexts of the natural world ; or to conceive of a multidimensional economic world populated by microentities comparable to the strings of contemporary string theory in physics.

10 Voir les remarques de Μ. I. Finley, L’économie antique, Paris, 1975 (1re éd. 1973), p. 185-186, et, avant lui, M. Weber, Économie et société dans l’Antiquité, Paris, 2001 (1re éd. 1924), p. 97-98. Pour Weber, en l’absence de corporations, c’est la cité elle-même qui avait les traits d’une structure corporative (voir notamment M. Weber, Histoire économique. Esquisse d’une histoire universelle de l’économie et de la société, Paris, 1991 [1re éd. 1923], p. 350-351).

11 Voir chapitre 2, p. 167-179.

12 L’étude peut s’inspirer à ce titre des remarques récemment formulées par V. Chankowski, « Les places financières dans le monde grec classique et hellénistique des cités », Pallas, 74, 2007, p. 93-112, p. 94, qui invite, dans le cadre civique, à « poser la question globale des pouvoirs financiers [...] en termes de réseaux ».

© Éditions de la Sorbonne, 2010

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