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La cité des réseaux

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Paulin Ismard

Chapitre 3. Les systèmes cultuels associatifs et les échelles d’expression de la vie religieuse athénienne

Chapitre 3. Les systèmes cultuels associatifs et les échelles d’expression de la vie religieuse athénienne

Texte intégral

1En étudiant le rôle des associations dans la construction progressive de la citoyenneté de l’époque archaïque jusqu’à la fin de l’époque classique, nous avons pu mettre en lumière la richesse et la variété de la vie communautaire athénienne, et éclairer les grandes scansions qui marquent l’évolution du rôle joué par les associations au sein de la politeia. Nous avons par ailleurs montré que les associations de citoyens étaient reconnues juridiquement par la loi athénienne sous une forme assez similaire à celle d’autres instances civiques telles que les collèges de magistrats. Plus largement, l’analyse des formes de reconnaissance juridique du phénomène associatif a révélé l’extension dans l’ensemble du corps civique athénien de la catégorie du public. L’enquête mérite d’être poursuivie désormais sous l’angle des pratiques cultuelles, sphère à laquelle est cantonnée le plus souvent l’étude des associations dites « privées ». Selon la perspective adoptée depuis le début de notre enquête, la dimension rituelle des pratiques associatives ne sera abordée ni dans les cadres d’analyse propices à une histoire de la religion grecque attentive à caractériser les divinités et les cultes propres à l’univers associatif, ni sous l’angle de l’étude des pratiques de sociabilité ; elle nous conduira avant tout à examiner les échelles d’expression communautaire de la vie religieuse dans l’Athènes classique.

  • 1 Voir en particulier F. de Polignac, « Sanctuaires et société en Attique géométrique et archaïque : (...)
  • 2 C. Morgan, Early Greek States beyond the Polis, Londres, 2003. L’ouvrage aborde particulièrement l (...)

2L’étude peut s’inspirer à cet égard des perspectives ouvertes par plusieurs travaux récents consacrés au rôle des pratiques cultuelles et des configurations territoriales qui leur sont associées dans la construction des identités collectives à l’époque archaïque. Dans une série d’articles, E de Polignac a attiré l’attention sur la variété des systèmes cultuels propres aux sociétés de l’époque archaïque et invité à observer les articulations, les superpositions, les phénomènes de continuité ou de discontinuité susceptibles de les associer au sein d’un même contexte régional1. En examinant le rôle joué par les sanctuaires dans la définition progressive de l’identité de plusieurs ethnê de l’époque archaïque, C. Morgan s’est particulièrement attachée, de son côté, à dévoiler la complexité des interactions associant différents sites à l’intérieur d’un ethnos2. Loin de constituer une forme d’organisation primitive au regard de la polis, l’ethnos est ainsi pensé comme un système de relations. Selon les différentes échelles examinées, on pourrait observer en leur sein la construction d’identités locales et régionales qui s’inscrivent à chaque fois dans des processus complexes de différenciation et d’harmonisation. Réfutant le paradigme traditionnel qui oppose centre et périphérie, C. Morgan a ainsi avancé la notion de territoire palimpseste (palimpsest space) pour désigner la multiplicité des échelles territoriales (locales, régionales, ethniques) dans lesquelles pouvaient s’inscrire ses différents sanctuaires.

  • 3 Si on peut supposer, sans le prouver, que l’existence de la Tétrapolis de Marathon remonte aux pre (...)
  • 4 Cohen, Athenian Nation, en particulier p. 22-30.
  • 5 Nous empruntons ici l’expression à J. Revel éd., Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience,(...)
  • 6 Nous empruntons le terme à F. de Polignac, art. cité (2006), p. 9-24.
  • 7 Sur l’analyse de la pluralité des échelles et de leur articulation en sciences sociales, voir les (...)

3L’analyse des territoires des ethnê archaïques n’est peut-être pas dénuée d’intérêt pour penser les échelles territoriales de la cité-État d’Athènes à l’époque classique – cité de taille exceptionnelle que certains documents invitent à penser comme composée de plusieurs poleis3. Formulée de la sorte, l’hypothèse n’est guère originale. Récemment, E. Cohen a lui aussi proposé de faire de l’Athènes classique un ethnos, en insistant notamment sur l’« idéologie nationale » athénienne qui traverserait et relierait les différentes composantes d’une société très différenciée4. Sous cette forme, toutefois, la référence à l’ethnos sert avant tout à définir ce qui constituerait une version antique de l’idée nationale. La proposition d’E. Cohen ne permet guère d’éclairer la complexité des relations susceptibles d’associer, par un ensemble de pratiques rituelles se déployant selon des « jeux d’échelles5 » variés, les différentes composantes de la société athénienne. L’hypothèse ne prétend pas, à ce titre, réfuter le rôle structurant de l’identité civique à l’époque classique – et encore moins faire de l’Athènes classique une cité inachevée. Sa seule valeur heuristique tient à ce qu'elle permet d’éclairer les articulations et les connexions qui associent différentes communautés, et d’évaluer l’importance du « modèle civique » dans les « dynamiques d’appartenance6 » à l’œuvre dans le cadre des pratiques cultuelles associatives. À une approche hiérarchique qui ordonne, classe et emboîte les différents groupes qui composent la cité, il faudrait ainsi privilégier une perspective horizontale qui révélerait les multiples liaisons entre une série de communautés, liaisons constitutives de la définition à l’époque classique du lien social. L’échelle civique ne constituerait dès lors qu’une des échelles parmi d’autres d’interactions dans la cité7.

  • 8 F. De Polignac, La naissance de la cité grecque, Paris, 1995 (2e éd.), p. 96
  • 9 Notre approche est en ce sens différente des analyses conduites sur l’époque archaïque dans les pr (...)
  • 10 L. E. Baumer, Kult im Kleinen. Ländliche Heiligtümer spätarchaischer bis hellenistischer Zeit. Att (...)

4Une telle perspective suppose l’examen attentif des interactions qui se déploient dans les différents sanctuaires attiques. Les échanges par lesquels les sanctuaires constituent le lieu de « médiations cultuelles (qui) fourniss(ai)ent le plus souvent le terme des accords, rejets et partages et exclusions dont le détail souvent nous échappe, mais qui nourrissent ce processus d’intégration à plus vaste échelle par le double réaménagement des frontières externes (spatiales) et internes (sociales)8 » ne sont pas cantonnés, en effet, à l’époque archaïque, pas plus que l’échelle civique n’en constitue l’unique horizon9. Si les sanctuaires attiques ont récemment donné lieu à une étude importante reposant sur l’archéologie, celle-ci, de démarche fondamentalement descriptive et refusant de penser les différents sanctuaires en termes de réseau, demeure décevante10. Une analyse s’appuyant principalement sur l’épigraphie permet de révéler de nombreux aspects inédits de la question. Elle conduit notamment à reconstituer les dynamiques d’intégration qui caractérisent, selon des échelles variées, les différentes communautés de la société athénienne de l’époque classique. Les organisations dites « régionales », tels la ligue d’Athéna Pallènis ou les Tetrakômoi de la région de Phalère, constitueront à ce titre un terrain d’observation privilégié.

5Plus largement, s’impose une analyse des « systèmes cultuels » associatifs, terme sous lequel nous entendons l’ensemble des configurations territoriales et des significations qui leur sont associées, construites par les pratiques rituelles d’une même communauté. Outre qu’il révèle le caractère composite propre à de nombreuses structures associatives, l’examen des systèmes cultuels de la Tétrapole de Marathon et du genos des Salaminiens éclairera la complexité des liens qui associent différentes communautés d’échelles variées, depuis de petites communautés locales jusqu’à la cité elle-même.

  • 11 Voir, à titre d’exemple la définition proposée par T. Linders, The Treasurers of the Other Gods in (...)

6La démarche conduira à interroger en définitive ce qu’on appelle un culte civique, défini traditionnellement par le contrôle que la Boulè ou le dêmos exerce sur son activité, son financement ou ses sacerdoces11. À ce titre, l’analyse des configurations cultuelles propres aux deux divinités qui ont intégré la religion civique athénienne à l’époque classique, Asklépios et Bendis, s’avère riche d’enseignements en raison des multiples interactions qui s’y manifestent entre les instances civiques et plusieurs associations cultuelles.

Notes

1 Voir en particulier F. de Polignac, « Sanctuaires et société en Attique géométrique et archaïque : réflexion sur les critères d’analyse », dans A. Verbanck-Piérard et D. Viviers éd., Culture et cité. L’avènement d’Athènes à l’époque archaïque, Bruxelles, 1995, p. 75-101 ; F. de Polignac, « Divinités régionales et divinités communautaires dans les cités archaïques », dans V. Pirenne-Delforge éd., Le Panthéon des cités. Des origines à la périégèse de Pausanias. Kemos, suppl. 8, 1998, p. 23-34 ; F. de Polignac, « Espaces de communication et dynamiques d’appartenance en Grèce archaïque », REA, 108, 2006, p. 9-24.

2 C. Morgan, Early Greek States beyond the Polis, Londres, 2003. L’ouvrage aborde particulièrement la Thessalie, la Phocide, la Locride orientale, l’Achaïe et l’Arcadie de l’époque archaïque.

3 Si on peut supposer, sans le prouver, que l’existence de la Tétrapolis de Marathon remonte aux premiers temps de l’époque archaïque, nous verrons que l’organisation est bien vivante aux époques classique et hellénistique.

4 Cohen, Athenian Nation, en particulier p. 22-30.

5 Nous empruntons ici l’expression à J. Revel éd., Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, 1996.

6 Nous empruntons le terme à F. de Polignac, art. cité (2006), p. 9-24.

7 Sur l’analyse de la pluralité des échelles et de leur articulation en sciences sociales, voir les remarques de B. Lepetit, « Architecture, géographie, histoire : usages de l’échelle », Genèses, 13, 1993, p. 118-138, ici p. 137 : « La multiplication contrôlée des échelles de l’observation est susceptible de produire un gain de connaissance dès lors que l’on postule la complexité du réel (les principes de la dynamique sociale sont pluriels et se donnent à lire selon des configurations causales différentes) et son inaccessibilité (le mot de la fin n’est jamais donné et la modélisation est toujours à reprendre) », et J. Revel, « Micro-analyse et construction du social », dans J. Revel éd., op. cit., p. 15-36, qui précise p. 19 : « C’est le principe de la variation qui compte, non le choix d’une échelle particulière. »

8 F. De Polignac, La naissance de la cité grecque, Paris, 1995 (2e éd.), p. 96

9 Notre approche est en ce sens différente des analyses conduites sur l’époque archaïque dans les premiers travaux de F. de Polignac autour du rôle des sanctuaires dans la définition de l’identité civique et la reprise de leur perspective dans les ouvrages collectifs, R. Hägg et N. Marinatos éd., Greek Sanctuaries. New Approaches, Londres, 1992, et S. Alcock et R. Osborne éd., Placing the Gods, Oxford, 1994.

10 L. E. Baumer, Kult im Kleinen. Ländliche Heiligtümer spätarchaischer bis hellenistischer Zeit. Attika, Arkadien, Argolis, Kynouria, Rhaden, 2004, qui se contente seulement d’indiquer p. 30 : Unter dem von Athen dominierten System der grossen attischen Kultzentren existierte in Attika ab spätarchaischer und vor allem in klassischer Zeit ein eigentliches Subsystem kleinerer und kleinster Kultnetze, die ihre jeweilige Ausformung lokalen Traditionen und ebenso lokal geprägten religiösen Bedürfnissen verdankten.

11 Voir, à titre d’exemple la définition proposée par T. Linders, The Treasurers of the Other Gods in Athens and their Functions, Meisenheim am Glan, 1975, p. 14.

© Éditions de la Sorbonne, 2010

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