Conclusion
p. 267-270
Texte intégral
1« Le périurbain contribue-t-il à inventer de nouvelles façons de produire la ville1 ? » Et, dans une perception souvent très globalisante des lotissements « à l’américaine », peut-on revenir sur une appréciation de cette fabrication d’une ville nécessairement homogène, nécessairement à l’opposé de l’urbain, nécessairement participant des logiques de la fragmentation sociale ? Les trois entrées que j’ai mobilisées révèlent quelques amorces de réponse. Sur l’objet lotissement lui-même, on peut avancer que cette brique élémentaire, socialement et fonctionnellement a priori homogène, traduit les logiques de production. Cette maille territoriale à la fois juridique et fonctionnelle permet de mieux saisir les évolutions de l’urbanisation sur les marges métropolitaines, dans ses phases de croissance comme dans ses phases de repli : depuis 2005 (avant la crise des subprimes), la production s’est ralentie, stabilisant un peu les espaces de frange métropolitaine et leur permettant d’évoluer vers plus de maturité. À travers le lotissement planifié, qui représente plus de la moitié de la production de logements, on capture des évolutions rapides de la métropole. Ainsi, les formes des nouveaux projets enregistrent des injonctions environnementales à la densité et intègrent les nouveaux courants urbanistiques favorisant l’interconnexion. Mais on observe surtout que tout converge, tant dans le discours des acteurs que dans l’évolution des morphologies, vers une continuité des pratiques de planification en « grand » (les lotissements complexes associant boucles et impasses), les nouvelles formes plus denses du nouvel urbanisme ne progressant que très marginalement, au gré des opportunités foncières et des remplissages de dents creuses.
2Ceci posé, le questionnement présenté ici porte sur la construction des voisinages : comment se structurent les voisinages sur les marges suburbaines, dont les caractéristiques morphologiques principales relèvent de la fragmentation spatiale et de la réticularité ? Quelques éléments de réponse et des axes de réflexion peuvent être avancés, sous l’hypothèse de l’homogénéité socio-économique du produit lotissement. Il s’agit d’éclairer les niveaux auxquels se construisent les appartenances, entre la rue et le bloc, la brique élémentaire du lotissement défini par sa morphologie (le superblock), le projet de développement résidentiel dans sa globalité (master planned community), qui incorpore plusieurs lotissements emboîtés, ou bien encore l’appartenance à la juridiction (municipalités ou zones non incorporées). L’analyse de la littérature montre qu’il n’y a pas de réponse univoque, et pourtant il se construit bien une certaine urbanité, fondée sur les liens forts et les liens faibles, qui se traduit par des comportements d’attachement et de coprésence. Cette question nécessite donc la mise à l’épreuve du lotissement planifié comme maille pertinente permettant de définir les proximités et les voisinages. Il ressort des analyses que la structure multiscalaire dans laquelle le lotissement s’inscrit est têtue. D’une part, l’analyse par les prix immobiliers permettait de dégager des zones homogènes, et l’on a repéré la relative adéquation de la maille lotissement pour expliciter les contextes d’homogénéité de prix. Mais, au-delà des prix, les principaux axes analytiques de la division sociale de l’espace ne se calent pas sur les mêmes voisinages : autant la différenciation socio-économique opère plutôt à courte portée, autant la structure par âge et le cycle de vie ainsi que les modalités de la ségrégation ethnoraciale opèrent en périphérie, selon des logiques de voisinage de longue portée. L’analyse des voisinages obéit donc à une logique multiscalaire qui montre que le lotissement fait partie des logiques globales de la ségrégation métropolitaine, en agissant plutôt localement sur les axes de l’âge et des revenus ; mais l’analyse qui porte sur les discontinuités sociospatiales montre qu’il n’a que peu de portée sur la ségrégation reposant sur la « race » (entendue au sens du recensement) et les origines (hispaniques et latinos notamment), dont la structure des proximités sociospatiales se déploie d’abord métropolitaine.
3Une approche par la question institutionnelle replace le lotissement de promoteur dans les dispositifs de financement de la production. Les causalités ne sont pas évidentes à délier, et il faut fonctionner par faisceaux de preuves (démarche hypothético-déductive de l’analyse spatiale), mais aussi par induction (entretiens, connaissance fine du terrain, observation) : développer des tactiques analytiques différentes dans les méthodes et les approches permet de saisir les objets, les effets, les proximités et leurs probables relations.
4Les logiques financières s’appuient sur les échelons locaux, et en particulier sur le lotissement. Celui-ci est placé au cœur d’une chaîne de paris et d’engagements contractuels dans une logique de rente. Les engagements contractuels lient les acquéreurs, les copropriétaires, les promoteurs, les collectivités locales et des districts spéciaux, par un système de dépendance mutuelle qui repose sur le prix du bien.
5L’analyse des prix montre l’importance des caractéristiques du bien et du voisinage dans la formation de celui-ci, mais aussi d’un certain nombre d’effets locaux : la morphologie et l’accessibilité, les contextes socio-économiques comptent, mais aussi les effets des régulations locales : en résumé, 14 % de la valeur dépend du bien, 26 % de la variance s’explique par le niveau lotissement, et 60 % dépend d’effets liés à l’appartenance à une juridiction locale. En d’autres termes, dans une métropole dont on pense qu’elle est régie par les marchés immobiliers, le rôle de la construction politique des territoires n’est pas neutre et se traduit directement dans les éléments de valorisation des lieux. Cet aspect restera à éclairer, ouvrant des perspectives de travaux sur les emboîtements d’échelle et la modélisation multiniveaux. L’enjeu de la démonstration est de relever dans quelle mesure les structures foncières, juridiques, toujours matérialisées dans les produits qui fabriquent l’urbain contemporain tels que les lotissements de promoteurs, contribuent fortement à la morphologie sociale de la ville et à ses évolutions. Autour du lotissement, tout se joue sur les contextes, les coévolutions avec l’environnement, les effets de la distance et de l’accessibilité. Plusieurs métriques agissent, depuis les plus proches maisons jusqu’à celles – kilométriques – de l’appartenance à une municipalité ou à une zone non incorporée. Ce que l’on infère comme étant une propriété intrinsèque de l’impasse ou de la boucle, du niveau de proximité n’est probablement qu’un effet associé plus globalement à des structures de gouvernance locale.
6Une dernière série de questionnements ont donc porté sur l’appréciation des trajectoires spatio-temporelles et les transformations qui affectent ces contextes locaux, ces voisinages et des méthodes permettant de les saisir. Une stratégie de recherche est formulée, faisant le lien entre trajectoires socio-économiques locales et logiques de production. Les modèles théoriques de l’assimilation, de la fragmentation et de la préférence articulent le rôle du contexte sociospatial et les logiques d’assimilation par la proximité spatiale (ou coprésence), dont le suburbain serait un lieu privilégié en métropole, malgré l’expression radicale des logiques d’évitement et d’entre-soi. Les méthodologies employées tentent d’éclairer la manière dont divergent ou convergent les lieux, selon des trajectoires de surclassement ou de déclassement, portées par les prix immobiliers et par les effets de l’homogénéité socio-économique locale. Les conditions du changement social peuvent s’observer de manière cohérente et significative à un niveau fin d’agrégation, qui rende compte des conditions de production et de construction du local. Certains types de lotissements planifiés, identifiés selon leur morphologie, s’inscrivent plutôt dans des contextes de valorisation et de surclassement (les domaines en arbres hiérarchisés – fishbones), d’autres s’inscrivent dans une relative ubiquité – présente dans la plupart des contextes socio-économiques – mais produisent des effets significatifs de différenciation sociale vis-à-vis des voisinages dans lesquels ils sont inscrits (les lotissements complexes). D’autres enfin, de plus petite taille et plus denses, mais aussi très enclavés, opèrent des logiques de distanciation relative au sein d’environnements urbains plus hétérogènes.
7Il s’agissait de démontrer le caractère heuristique et opératoire d’une analyse des marges suburbaines à partir d’une approche des voisinages et des formes des lotissements. Cette analyse présente en effet l’intérêt de mettre en évidence des grands types d’évolution, de trajectoires et de bifurcations, qui reposent sur des types tranchés de morphologie urbaine. Ce faisant, on vérifie l’hypothèse selon laquelle on peut saisir la dynamique de construction du voisinage dans le suburbain, en attrapant conjointement les dimensions de ses trajectoires socio-économiques (c’est-à-dire les formes successives de transition), et la prise en compte de ses limites ou composantes territoriales. Autrement dit, capturer la complexité des effets locaux du changement social.
8Au final, la suburb n’est pas morte, elle bouge encore, malgré la profondeur des remises en cause : crises immobilières, insoutenabilité de l’étalement, coûts d’urbanisation et nouveaux modèles d’urbanisme plus denses et plus durables. L’analyse de la production montre l’ampleur des ajustements, et notamment les mutations morphologiques : les lotissements sont plus petits, plus denses. La variable de la construction neuve et de la production joue considérablement sur ces phénomènes de surclassement ou de déclassement, dans des unités statistiques qui n’épousent qu’imparfaitement les contours des lotissements : sur les fronts suburbains, chaque nouveau produit s’inscrit dans un contexte donné, mais le modifie par l’apport d’une nouvelle structure socioprofessionnelle de la population. À mille lieues des poncifs sur le white flight ou le lotissement de l’américain « moyen », on est bien ici sur le front de transformation de la métropole et de ses recompositions sociales, à l’image de l’essor des populations hispaniques dans ces espaces suburbains et exurbains aux facettes socio-économiques diverses et aux trajectoires divergentes, aux profils de plus en plus variés et multiples. Une suburbia certes fragmentée mais aussi mixte, tant d’un point de vue socio-économique que des groupes et appartenances communautaires. La production des espaces périphériques contribue aussi à produire une ville plus différenciée, inscrivant une certaine diversité socio-économique et dans des contextes dont les échelles de gouvernance et les espaces de référence sont emboîtés, multiples.
Notes de bas de page
1 Ce questionnement, un peu énigmatique, servait d’accroche au projet soumis pour l’ANR Jeune-chercheur IP4 - Interactions Public-Privé dans la Production du Périurbain.
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