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La société sans répit

 | 
Christophe Mincke
, 
Bertrand Montulet

Conclusion

Texte intégral

1La proposition que nous faisons dans le présent ouvrage se fonde sur l’idée qu’une modification de la construction sociale des représentations de l’espace-temps a entraîné une mutation de la catégorie aujourd’hui nommée « mobilité ». Ce sont donc à la fois la signification même de la mobilité, mais également la valeur qui y est attachée qui connaissent une profonde évolution, voire une révolution.

2C’est ainsi que, passant d’un espace-temps structuré par des limites précises – entre circonscriptions, entre ères – à un espace-temps déterminé par le flux temporel, c’est l’ensemble de notre rapport au monde qui évolue. L’espace-temps devient une étendue ponctuée, soumise à des mouvements constants. Dans un tel espace, on ne se situe plus, comme autrefois, en examinant les frontières qui nous incluent, mais bien en analysant les rapports de proximité et d’accessibilité que nous entretenons avec une multitude de nœuds du réseau spatial dont nous faisons partie. À la morphologie spatio-temporelle de la forme-limite, il faut donc en ajouter une nouvelle : la forme-flux.

3La mobilité ne peut évidemment être identique dans ces deux univers de sens. Elle évolue donc, non seulement dans les pratiques, mais aussi dans sa définition même. Être mobile dans la forme-limite implique de quitter un ancrage stable pour franchir une frontière et s’établir en un lieu prédéterminé. La forme-flux remet en question l’ensemble des éléments de cette conception. Tout d’abord, la mobilité n’est plus seconde et ne suppose donc plus un ancrage stable préalable. Ensuite, en l’absence de frontières, il n’est pas question de mobilité-franchissement. Enfin, l’objectif ne doit plus être prédéterminé ni consister en un point où un nouvel ancrage stable sera possible.

4Dans le contexte de la forme-flux, nous avons défini la mobilité comme dérive ou comme kinétique. Irrépressible ou développée volontairement pour elle-même, elle est constante, n’implique pas de transgression de frontière, mais se caractérise par une modification des relations de proximité et d’accessibilité à un ensemble d’autres points du réseau, sans que l’on sache nécessairement qui est à l’origine du mouvement observé. Sans début ni fin, cette mobilité est première et ne débouche pas sur l’établissement d’une nouvelle position stable.

5À cette nouvelle description du réel, correspond inévitablement une nouvelle prescription du monde. C’est ainsi qu’émerge ce que nous appelons l’idéal mobilitaire. Fondée sur un monde de mobilité inévitable, elle valorise celle-ci pour elle-même. Puisque le mouvement ne peut être contrecarré, seul celui qui se lancera à corps perdu dans une mobilité kinétique fera preuve d’une saine adaptation aux circonstances. S’articulant autour d’injonctions à l’activité, l’activation, la participation et l’adaptation, l’idéal mobilitaire refaçonne profondément nos normes sociales.

6En effet, rappelons-le, les évolutions que nous décrivons ne concernent pas uniquement l’espace-temps dans son acception la plus courante, celle d’un quasi-synonyme de la réalité matérielle et que nous appelons « espace physique », elles pèsent également sur l’ensemble des espaces non matériels, ceux qui résultent de l’application des processus de spatialisation à des réalités sociales, conceptuelles, disciplinaires, familiales, professionnelles, politiques, etc. Le rapport au monde qui évolue dépasse donc largement la question des déplacements pour embrasser un ensemble de phénomènes particulièrement diversifiés dont il devient possible d’analyser de manière coordonnée les évolutions parallèles.

7Cela étant, il n’est pas question pour nous de proclamer la fin de l’idéal de l’ancrage et l’avènement du règne sans partage de l’idéal mobilitaire. Pas davantage n’avons-nous l’intention de proclamer que l’évolution des discours provoque mécaniquement un ajustement des pratiques. Puisque c’est bien de normativités qu’il s’agit, l’évolution de la situation est progressive et des cohabitations, armistices ou symbioses restent possibles. En outre, un système normatif pèse sur les pratiques, mais est aussi une ressource potentiellement utilisée à des fins multiples. C’est ainsi que le recours au registre mobilitaire et la capacité de se mettre à l’abri de possibles mises en cause ne sont pas également distribués au sein de la société. Des immobiles qui parviennent à passer inaperçus aux mobiles pourtant toujours trop immobiles, ce qui se dessine sous nos yeux n’est pas une mobilisation généralisée, mais bien une mobilisation partielle, doublée d’un usage de la thématique de la mobilité à des fins de domination. Sous le projet de la mise en mouvement de l’ensemble de la société, se cache donc, entre autres, l’instrumentalisation du test de mobilité à des fins d’établissement de relations de pouvoir et d’autorité.

8Nous nous démarquons donc clairement de travaux trop univoques qui pensent pouvoir décrire les pratiques sociales à travers des catégories univoques. Au contraire, nous appelons à un usage prudent des catégories d’analyse que nous avons élaborées. Si nous pensons – espérons – qu’elles ont des vertus herméneutiques précieuses, nous sommes également convaincus qu’elles seront fécondes autant dans le cadre de la détermination de leurs zones d’influence que dans celle des domaines où la lutte se poursuit voire où leur pénétration est stoppée.

9C’est à ces conditions que notre théorisation pourra aider à comprendre et à mettre en lien des mutations diverses, touchant des domaines aussi éloignés que la mobilité physique, les structures familiales, les comportements amoureux, le rapport aux spiritualités, le management, la gestion des affaires publiques, les idées politiques ou, nous l’avons vu, l’évolution des sanctions pénales. L’angle mobilitaire offre à notre sens des potentiels de transversalité qui en font un outil indispensable pour le développement de compréhensions larges des mutations sociales actuellement à l’œuvre.

10 Une vertu supplémentaire de cette construction théorique, nous l’espérons, sera de permettre d’opérer la jonction entre des études de mobilités qui doivent beaucoup à l’étude des transports, à la géographie et aux questions de logistique, d’une part, et la sociologie, d’autre part, laquelle, depuis ses origines, fait un usage large de catégories spatiales sans les limiter aux espaces physiques. Il nous semble qu’il pourrait en résulter un usage élargi et particulièrement stimulant des catégories intellectuelles et des méthodes forgées dans le cadre des études de mobilités. Il ne s’agirait plus de s’en tenir aux mobilités physiques ni de considérer les questions sociologiques annexes comme leurs accessoires (ou l’inverse), mais bien de considérer les choses sous l’angle de mobilités multiples s’interpénétrant. Les concepts de grands mobiles, de mobilité quotidienne, de ruptures de charge, de non-lieu, de mobilité douce ou d’échelles et de formes de mobilités pourraient ainsi trouver des usages bien au-delà des terrains qui les ont vus naître.

11Un troisième élément, qui pourrait être considéré comme un apport spécifiquement sociologique aux études de mobilités, nous semble être la prise en compte de ce que la mobilité – pas davantage que l’immobilité – n’est pas un fait objectif. Elle est au contraire une construction sociale prenant appui, certes, sur un substrat empirique, mais dépendant de manière cruciale de processus sociaux de filtrage, de discipline du regard ou de conceptualisation. Ceux-ci font que ce qui est considéré aujourd’hui comme relevant d’une mobilité – et plus encore d’une mobilité valorisée – diffère fortement de ce qui était vu comme tel il y a cinquante ou cent ans. De la même manière, la nature et le sens de l’immobilité ont évolué. Là où les études de mobilités tendent à prêter attention aux quantités et modalités de mise en œuvre, il nous semble essentiel de prêter attention à ces questions et de s’interroger sur la pérennité de nos objets d’étude. Entre hier et aujourd’hui, l’essentiel n’est peut-être pas que nous nous déplacions plus ou moins facilement, mais que ce qui relève à nos yeux de la mobilité a changé et que nous y attachons des significations différentes en fonction de critères nouveaux. Certes, il est toujours question de modification de la position spatiale au cours du temps, mais ceci ne garantit pas une constance des phénomènes inclus dans cette catégorie.

12S’il nous fallait pointer un quatrième élément, nous choisirions sans doute le lien entre mobilité et liberté. Longtemps les deux se sont confondues dans une société qui rêvait de se libérer de l’ancrage obligatoire qu’il nous est aujourd’hui malaisé d’imaginer, la mobilité comme contrainte et l’immobilité comme liberté. Sans pour autant souhaiter remplacer cette identification par son image inversée, notre modèle ambitionne d’aider à penser à la fois le potentiel de libération et celui de contrainte qui reposent tant dans la mobilité que dans l’immobilité. C’est notamment à travers l’analyse des usages des normativités que se donne à voir la disjonction entre (im) mobilité et liberté. C’est ainsi que l’idéal mobilitaire peut servir d’assise aussi bien à des entreprises managériales susceptibles de broyer les individus – comme dans des conceptions aujourd’hui banales d’une justice gestionnaire – qu’à des tentatives d’humanisation à travers la médiation, par exemple, autre thématique forte du champ de la justice.

13Il nous semble que le vaste champ qui s’ouvre à nous offre également la perspective passionnante de reconsidérer, à l’aune des constructions sociales actuelles de l’espace-temps, un ensemble de notions et de théories fondées sur des spatialisations. Classes, frontières, statuts, espaces sociaux, mobilité sociale, ségrégation, hiérarchie ne sont que quelques-uns des concepts qui doivent retenir notre attention et nous inviter à examiner attentivement la possibilité qu’ils aient été touchés par les mutations que nous décrivons. Faut-il en changer le sens ? Faut-il leur substituer de nouvelles notions ? Présomptueusement peut-être, nous avons voulu, ici, esquisser certaines de ces remises en question. C’était moins pour nous ériger en Attila des classiques de la sociologie que pour tenter un exercice périlleux mais salutaire : nous interroger sur la manière dont pourraient être abordées les conséquences d’un changement paradigmatique aussi fondamental que celui qui touche aux catégories anthropologiques premières – ou presque – que sont l’espace et le temps, ces structurations dans lesquelles s’inscrivent nos vies dès avant que nous ne soyons au monde.

14Tous ces apports demandent bien entendu à être confirmés et confortés par des études empiriques les mettant à l’épreuve plus encore qu’il ne l’ont été jusqu’à présent, mais aussi décrivant la manière dont s’agencent les divers éléments que nous avons mis en place. Pour nous, la publication du présent ouvrage ne peut être qu’un appel à de futures recherches. C’est le travail qu’il s’agira de réaliser, par exemple, en poussant plus avant la recherche sur la légitimation de la prison, esquissée dans le dernier chapitre. Pour paraphraser Churchill qui, décidément, aura été mis à toutes les sauces, ce n’est donc pas la fin du travail, pas même le début de la fin, mais peut-être la fin du début.

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