1Afin de conserver la main dans la gestion des services de mobilités partagées, les élus peuvent renforcer leur rôle de coordination entre les différents acteurs de la production urbaine. Ils peuvent aussi mettre en œuvre des instruments de régulation et de contrôle des activités des firmes. Cependant, toutes les villes ne disposent pas des mêmes ressources, et les inégalités entre les prestations de services se manifestent également dans la capacité à réguler l’activité des firmes. Si certaines villes disposent de ressources humaines et financières internes suffisamment importantes pour contrôler l’ensemble des échanges avec les entreprises, d’autres doivent faire appel à des régulateurs extérieurs ou laisser les usagers évaluer eux-mêmes la qualité des prestations des dispositifs de mobilités partagées. Ces différentes orientations traduisent de profondes transformations dans l’action des villes. Ponctuée d’inégalités, de changements d’échelle, d’une transformation du rôle de l’État, mais aussi de réflexions sur les alternatives au marché grâce au regain d’intérêt des usagers-consommateurs pour les usages des mobilités, la ville des services urbains durables est aujourd’hui un espace de transformation sociale et politique. L’évolution des villes au xxi^e siècle dépend ainsi fortement de l’action politique et de l’investissement des usagers des services urbains dans la construction, la régulation ou la remise en cause des capitalismes urbains.

De nouveaux instruments de régulation pour contrôler les activités des firmes ?

2Dans le développement des services de mobilités partagées, les élus urbains se rapprochent des entreprises pour légitimer leur action à travers l’instauration d’une négociation permanente. Ce mécanisme peut permettre de suivre le fonctionnement quotidien des services et de mieux contrôler l’activité des opérateurs. Il peut également conduire les élus à perdre la main dans le cadre des négociations. Dans cette perspective, comment les élus et les institutions publiques peuvent-ils opérationnaliser leur contrôle et imposer leur autorité auprès des firmes ? Pour conserver leur capacité d’action ou pour reprendre la main sur la gestion des services, les pouvoirs publics se tournent principalement vers l’évaluation des dispositifs et ont recours, dans une moindre mesure, au droit. Dans cette perspective, le renouvellement des contrats est un moment propice pour activer ces instruments de régulation. L’évaluation dépend cependant de la capacité des acteurs publics à mobiliser et coordonner des groupes d’acteurs, et à trouver des ressources financières et d’expertise urbaine suffisantes. Il s’agit de constituer une véritable contre-expertise publique par rapport à l’expertise proposée par les firmes.

3Pour la puissance publique, l’enjeu est de maintenir un niveau de qualité de service satisfaisant pour l’usager. Cette mission induit un contrôle des prestations des opérateurs et transforme l’organisation et les métiers des institutions publiques. À Lyon comme à Bruxelles, deux agents à plein temps s’occupent du suivi du contrat du mobilier urbain et de l’affichage publicitaire. Dans la métropole lyonnaise, le contrat de 2004 a été l’occasion pour le Grand Lyon de revoir globalement les critères de qualité de service rendu à l’usager, à l’aide de grilles d’évaluation. Le contrôle des activités de JCDecaux a ainsi nettement été amélioré. Concernant le seul dispositif de vélos en libre-service, les grilles d’évaluation rassemblent plusieurs critères : garantie du nombre de vélos en service, taux de disponibilité des stations, état général des vélos, etc.1. En cas de non-respect des critères, la société est redevable de pénalités aux collectivités. Conformément aux contrats, JCDecaux s’engage à fournir des statistiques hebdomadaires qui constituent les indicateurs de l’évaluation. Si les outils de contrôle et les grilles d’évaluation figurent dans le contrat, c’est toutefois la société JCDecaux qui a proposé ses propres indicateurs de contrôle. L’entreprise décrit précisément les éléments de fonctionnement du système, l’état du matériel et l’affectation des tâches de ses salariés. La société réalise donc des recensements internes et fait partager des éléments d’organisation et de gestion de son entreprise aux collectivités. Elle exploite aussi les données transmises par son système informatique. À Bruxelles, l’encadrement de ces échanges est strict, puisque « le non-respect par le concessionnaire des obligations [en termes de transmission des données] donne lieu au paiement d’une pénalité de 1000 euros par jour pour toute donnée2 ». En outre, toutes les données doivent être disponibles dans un délai de vingt-quatre heures. Le premier enjeu pour les décideurs représente donc la mobilisation des informations détenues et récoltées par les entreprises pour établir des critères d’évaluation.

4Malgré les outils mis en place par le Grand Lyon ou la région de Bruxelles dans le cadre des échanges de données des vélos en libre-service, l’efficacité du contrôle des activités des entreprises est à nuancer, car les statistiques servant à établir les indicateurs sont entièrement collectées par JCDecaux. Elles constituent donc des données internes à l’entreprise, dont la vérification est rendue inaccessible pour la collectivité. Dans ce contexte, comment les décideurs urbains organisent-ils le contrôle de ces données ? L’objectif est de rendre opératoire le système d’évaluation et d’appliquer les pénalités qui lui sont associées. Les institutions publiques urbaines s’organisent ainsi en interne pour animer une contre-expertise visant à confronter les informations avec celles transmises par les entreprises. L’originalité de cette contre-expertise est que les institutions publiques vont s’appuyer sur d’autres acteurs, publics ou privés, pour mobiliser des informations ou des financements dans l’évaluation des dispositifs de vélos en libre-service.

5À Lyon, entre 2006 et 2017, un cabinet d’études privé a réalisé des enquêtes régulières3. Ces études avaient pour objectifs, d’une part, de réaliser une enquête technique visant à inspecter les stations et les vélos pendant certaines tranches horaires, d’autre part, de mener une enquête qualitative sur les utilisateurs pour déterminer leurs profils et approfondir leurs comportements. Dans cette forme d’évaluation, il s’agit de comparer les données fournies par l’entreprise et d’établir de nouveaux critères. Par ailleurs, ces données ont servi aux élus de base pour communiquer sur l’utilisation du système et les dégradations subies4. La communication politique réalisée sur Vélo’v se fonde donc sur une hybridation de données collectées à la fois par JCDecaux et par les services du Grand Lyon. L’institution publique passe par un prestataire de services, le bureau d’étude ISIS, pour produire son évaluation. Le mode opératoire de l’évaluation du système Vélo’v à Lyon est ainsi centré sur une externalisation de l’expertise par l’institution publique. Nous verrons plus loin que l’évaluation des vélos en libre-service réalisée à Bruxelles et celle faite à Barcelone s’appuient sur d’autres acteurs.

6Le contrôle des activités des firmes de services par l’évaluation constitue une forme de régulation politique. Il permet aux élus urbains de renforcer leur légitimité à travers la coordination de l’expertise produite. Cette régulation par l’évaluation produit un rapport de force vis-à-vis des firmes. La mise en scène publique (publication, médiatisation) des évaluations incite les entreprises à communiquer et à respecter les objectifs du contrat.

7Mais, dans certains cas, la contre-expertise ne suffit pas. Si la Ville de Barcelone a réussi à imposer des pénalités à Clear Channel Outdoor à partir des évaluations réalisées5, le Grand Lyon a préféré revoir à la baisse les critères d’évaluation du service, au profit de l’entreprise. Les critères et les outils d’évaluation représentent ainsi un objet de lutte et de négociation entre les acteurs.

8Dans certains cas, le rapport de force peut se traduire par un recours au droit. Le recours croissant au droit et la menace qui pèse avec cet instrument de régulation des contrats transforment l’action des institutions publiques, comme celle des entreprises.

9Avec l’accroissement du rôle des firmes dans la fabrique urbaine, le recours au droit s’est progressivement affirmé dans la gestion publique. La contractualisation transforme les compétences des agents administratifs dans la conduite des politiques publiques. Le travail des acteurs publics nécessite une maîtrise des connaissances des lois qui encadrent les conventions et les contrats. Cette juridiciarisation s’observe dans le suivi du contrat, d’abord pour faire respecter les clauses des conventions, ensuite pour pouvoir réagir aux éventuelles saisines du tribunal administratif en cas de litige.

10La mobilisation du droit s’observe également dans la judiciarisation de l’action publique à travers la multiplication des recours au tribunal. Ce processus observé dans les mobilités partagées atteste « les mécanismes de recomposition à l’œuvre dans le registre des justifications du pouvoir qui conduisent à repenser la place du droit dans la régulation politique6 ». La transformation des compétences est aussi la conséquence de conflits faisant de plus en plus appel au juge. Si les appels d’offres des marchés du mobilier urbain contenant des offres de vélos en libre-service de Paris (2007 et 2017) et de Bruxelles (2009) se sont soldés par des contentieux entre JCDecaux et Clear Channel Outdoor7, les collectivités avaient, dès le milieu des années 1990, intensifié le recours au droit pour réguler leurs relations avec les firmes de services. Par exemple, la décision du Conseil de la concurrence de 1998, visant à contraindre les entreprises à évoluer dans un cadre concurrentiel au sein des marchés de mobilier urbain et de l’affichage publicitaire, a été prise suite à une plainte de la chambre syndicale française de l’affichage, soutenue par quelques collectivités8. Depuis cette décision, les entreprises du marché surveillent systématiquement les pratiques et les contrats de leurs concurrents. À cet égard, le Conseil de la concurrence s’est prononcé, en 2005, pour une sanction de 10 millions d’euros à l’encontre du groupe JCDecaux, « pour ne pas avoir respecté des injonctions qui lui avaient été adressées9 ». Les raisons de cette décision éclairent ainsi les points de tension entre les entreprises et les collectivités. Si la durée des contrats, différente suivant les mobiliers, et les avenants glissants sont dénoncés, le Conseil a « constaté que les sociétés du groupe JCDecaux n’avaient pas exécuté l’injonction relative à l’information des collectivités publiques, se livrant au contraire à des commentaires fallacieux à l’égard de ces collectivités ou destinés à dissuader ces dernières d’obtenir réparation des pratiques anticoncurrentielles constatées10 ». Pour le dire vite, la question des échanges d’informations figure au cœur des tensions entre les acteurs publics et privés, et a donné lieu à des sanctions à l’encontre de l’entreprise.

11À Bruxelles, le recours au droit a pris une telle dimension que la saisine du tribunal administratif pour contester la procédure d’attribution du marché à JCDecaux par la région a été effectuée en 2008 par la Société des transports intercommunaux de Bruxelles (STIB). En d’autres termes, et pour reprendre les propos du directeur de cabinet du ministre Pascal Smet, « la STIB, qui est à 100 % détenue par la région, attaquait la région11 ». Cette situation ubuesque montre que le recours au droit est aussi l’objet d’alliances qui témoignent des enjeux de pouvoir au sein des institutions publiques. Dans le cas de Bruxelles, le recours paradoxal des agents administratifs de la région contre une décision politique régionale s’inscrit à la faveur du partenariat entre Clear Channel Outdoor et la STIB. Dans ce cas, les entreprises se trouvent engagées dans la régulation des relations entre les différents acteurs publics, en l’occurrence entre les services internes d’une administration et les acteurs politiques. À l’inverse, cet épisode montre l’incorporation des normes régissant les relations « public-privé » dans la gestion interne des organisations publiques. La multiplication des contentieux en l’espace de quelques années a rapidement consacré l’exercice du droit en norme d’action intériorisée par les acteurs politiques, comme le soulignent les membres du cabinet du ministre de la région de Bruxelles :

« On savait avant de lancer l’opération que le perdant allait faire un recours parce qu’il l’a fait dans chaque autre ville. Le perdant de chaque ville a fait un recours, ne serait-ce que par principe. On ne savait pas sur quoi, mais on savait qu’un recours allait venir12. »
« Il y avait déjà des recours au moment où on n’avait pas décidé. Donc il y a eu des tentatives d’influence sur des politiques. Mais cela n’a pas marché. Le gouvernement a décidé, puis ils ont utilisé tous les moyens juridiques. Ils ont dit : “Puisque c’est un marché public, il faut un huissier général qui contrôle la libre concurrence et les critères économiques.” Il y a eu un recours et on a connu le résultat quinze jours après grâce à une procédure accélérée. […] Si on avait choisi la STIB, on aurait eu un recours de JCDecaux13. »

12La veille juridique des entreprises sur l’ensemble des contrats et celle des collectivités sur les conventions encouragent le développement de mécanismes d’autorégulation des acteurs dans leurs relations avec leurs partenaires, pour éviter les contentieux. Le droit incite donc le recours à d’autres formes de régulation politique, notamment par les contraintes financières et organisationnelles qu’engendre la multiplication des procédures juridiques. Pour éviter ces coûts, les acteurs orientent leur action vers des mécanismes de régulation plus souples, comme la négociation. La régulation politique urbaine des relations avec les entreprises ne se résume pas à surveiller et punir, mais à surveiller et négocier, avec en dernier recours la menace d’une mobilisation des instances judiciaires pour trancher les conflits.

13Dans les échanges avec les entreprises, le droit constitue un instrument14 qui véhicule une vision spécifique de la régulation, incitant les acteurs à s’orienter vers d’autres mécanismes de régulation, notamment la négociation. À cet égard, Patrice Duran souligne que, « certes, le juriste peut voir dans ces pratiques transactionnelles l’émergence de formules hybrides qui s’éloignent de la formule originale du contrat, mais il est tout aussi important de mettre en avant le rôle du droit dans la diversification des échanges sociaux auxquels donne lieu la gestion publique aujourd’hui15 ». Il convient donc de relever l’interdépendance des instruments de régulation politique des services urbains que forment la négociation, l’évaluation et le droit. La construction d’une légitimité politique dans la conduite de l’action publique passe dorénavant par cette forme de régulation plurielle et composée d’instruments interdépendants.

14Cependant, la régulation par l’évaluation, le droit et les processus de négociation dépend des ressources pouvant être mobilisées par les élus. Avec le rôle croissant joué par les entreprises, on assiste au développement d’inégalités dans la capacité de régulation des activités des firmes. À bien des égards, une distinction semble s’opérer entre les villes. D’un côté, on retrouve les grandes métropoles capables de rassembler suffisamment de ressources économiques et institutionnelles pour attirer les entreprises, et de ressources politiques pour réguler et différencier les services proposés par les opérateurs (concernant les vélos en libre-service, citons Paris, Lyon, Barcelone, Bruxelles, Milan, Séville, Valence). D’un autre côté, on repère des villes faiblement dotées en ressources économiques, institutionnelles et politiques. Ce sont les second cities des services de mobilité durable : elles souhaitent rester dans le jeu de la compétition entre les villes et de l’imaginaire de la ville durable, quitte à accepter une offre standardisée peu adaptée à leur contexte territorial (dans le cas des vélos en libre-service, citons Marseille, Aix-en-Provence, Rouen, Nantes, Saragosse et, dans une moindre mesure, Dublin). Enfin, un troisième groupe de villes n’est pas en mesure d’attirer les grandes entreprises, notamment les villes moyennes. Mais cette catégorie compte également certaines grandes villes qui peuvent être dotées de fortes ressources politiques, notamment par leur fonction de capitale. Elles manifestent la volonté de différencier leur action en matière de mobilité durable par rapport aux autres métropoles, mais elles sont faiblement munies de ressources économiques, notamment suite à la crise économique de 2008 (par exemple Madrid et Lisbonne), ou de capacités à organiser le marché (Rome)16. Ainsi, on observe l’établissement d’une hiérarchisation des villes au sein des politiques urbaines de mobilité. Les mobilités durables implantées par les grandes firmes renforcent les inégalités entre villes.

15La régulation des services de mobilités partagées dépend de la capacité des institutions publiques à mobiliser des ressources et des acteurs impliqués dans le développement de ces services. Certains acteurs, marginalisés par le développement des dispositifs « public-privé », profitent alors des processus de négociation permanente, d’évaluation des dispositifs et des difficultés liés à ces formes de régulation pour se mobiliser. C’est le cas des usagers des vélos en libre-service et de l’autopartage, qui n’hésitent pas à s’organiser face aux grandes firmes.

Les usagers face aux coalitions « public-privé »

16Les usagers des vélos en libre-service et des systèmes d’autopartage sont globalement moins bien organisés que les militants traditionnels des associations de défense des transports pour faire valoir leurs revendications. Cela s’explique par le statut hybride des interlocuteurs « public-privé » pouvant être interpellés par les usagers des mobilités partagées. En effet, les associations de défense des transports ont pour interlocuteurs les pouvoirs publics de différents niveaux (local, régional, national), tandis que les conducteurs automobiles sont, le plus souvent, représentés par des associations de consommateurs structurées au niveau national. L’utilisateur des dispositifs de mobilités partagées est à la croisée entre usager d’un service public de transport et consommateur d’un bien privé. Ce statut hybride complexifie la prise en compte des revendications collectives par un acteur unique et légitime. L’hybridation entre usager et consommateur participe aussi à marginaliser les utilisateurs des mobilités partagées par rapport aux usagers traditionnels. Par exemple, les associations de défense du vélo valorisent davantage la pratique du vélo personnel et les revendications qui lui sont liées (stationnement vélo, réseau cyclable, etc.). Les associations de consommateurs s’intéressent plutôt aux performances des véhicules et aux défauts techniques d’un bien dont l’individu est le propriétaire. Les usagers des mobilités partagées ne rentrent pas dans ces cases.

17Malgré cette disqualification, les usagers des mobilités partagées sont visibles et porteurs de revendications. Leurs mobilisations sont organisées de façon plus souple et spontanée, grâce aux réseaux sociaux et à la circulation rapide de l’information sur Internet (groupe Facebook, etc.). Sur quelles revendications portent les mobilisations des usagers ? Et comment ces mobilisations reconfigurent-elles les coalitions « public-privé » et l’organisation traditionnelle des pouvoirs urbains dans le domaine des transports ?

18Les contestations des usagers-consommateurs des vélos en libre-service concernent le fonctionnement et l’évaluation des systèmes. ÀBruxelles, ce sont ces usagers, constitués en association, qui animent la contestation et l’évaluation du dispositif Villo ! mis en œuvre par JCDecaux. Pour cela, ils réalisent des comptages et des recensements des vélos afin de médiatiser ensuite les dysfonctionnements. La comparaison avec les données officielles de JCDecaux produit une expertise alternative assurée par les usagers. Créée en 2010, cette association, dénommée Where’s My Villo ?, vise ainsi à « inciter JCDecaux à remédier au problème des stations fréquemment vides ou pleines, en évaluant la performance des stations Villo !17 ».

19Dans un premier temps, l’association mène des évaluations indépendantes qu’elle diffuse sur son site Internet et dans la presse. Son activité consiste à collecter des données sur la dégradation des vélos et des bornes informatiques ainsi que sur la régulation du système assurée par JCDecaux (remplissage des stations). L’association s’assure donc elle-même de la contre-expertise d’un service géré par une grande firme.

20Dans un second temps, cette initiative associative donne lieu à la réaction des autorités publiques qui décident de mettre en œuvre un comité d’usagers spécifiquement dédié à l’évaluation du dispositif Villo !, répondant ainsi à la mobilisation des usagers. Constitué en 2012 par la région de Bruxelles-Capitale, ce comité est composé d’associations de défense du vélo, de représentants de la région, de la STIB et de ceux de l’opérateur JCDecaux, ce qui marque une évolution majeure dans les relations qu’entretient l’entreprise avec les associations18.

21Mais le contrôle des activités des firmes est ici envisagé par la sollicitation des associations traditionnelles d’usagers du vélo, qui se sont appuyées sur l’émergence d’un collectif d’utilisateurs spécifiquement dédié à ce contrôle. Cette initiative des utilisateurs interroge sur la capacité des pouvoirs municipaux à conduire l’évaluation des systèmes de vélos en libre-service. Autrement dit, dans le cas de Bruxelles, l’évaluation des activités de JCDecaux n’a pas été impulsée par les institutions publiques urbaines. L’instance de concertation créée par la région montre aussi que les institutions publiques continuent de s’appuyer sur les représentants associatifs traditionnels du vélo, et non sur le collectif d’usagers apparu spécifiquement pour surveiller la qualité de prestation des vélos en libre-service.

22Ce choix des représentants traditionnels par les pouvoirs publics n’est pas anodin. Il correspond à des échanges institutionnalisés depuis plusieurs années. Cependant, les pouvoirs publics ont peu anticipé le fait que les usages des mobilités partagées pouvaient engendrer des transformations sociales sur le temps long. Les usages de ces nouveaux services urbains semblent être un impensé pour les pouvoirs publics. Concernant les vélos en libre-service, cette non-prise en compte est problématique. On observe que les usagers déçus des services « public-privé » se tournent volontiers vers l’achat d’un vélo personnel. Cette dynamique a des répercussions sur l’image et l’efficacité économique des dispositifs, puisque le nombre d’abonnés stagne ou chute légèrement après les premières années euphoriques de mise en œuvre des dispositifs (sauf si un système s’agrandit spatialement). De plus, l’enquête que nous avons menée à Lyon montre que la pratique régulière des vélos en libre-service avait tendance à développer le militantisme antivoiture chez certains usagers, sans pour autant que ce sentiment soit partagé dans le cadre des associations traditionnelles qui militent pour le développement du vélo. À terme, ce processus peut alimenter les tensions entre les modes de transport et renforcer une demande de mobilité durable, de sécurité, d’espaces publics apaisés et d’alternatives à l’automobile dans les centres-ville, toujours plus prégnante. Bonne nouvelle ? Oui, si les élus sont sensibles à ces transformations et organisent des instances de démocratie urbaine suffisamment ouvertes pour faire accepter ces transformations. Auquel cas, on pourrait voir émerger une polarisation des conflits et, in fine, des votes dans les centres-ville, d’un côté, vers les mouvements écologistes défendant ce type de conception, d’un autre côté, vers les mouvements assumant la défense de l’automobile19.

23La régulation politique des mobilités partagées est donc un enjeu urbain qui dépasse la seule structuration des relations « public-privé ». Elle a des répercussions plus globales sur l’organisation sociale et politique des villes. Elle nous renseigne également sur les capacités de pilotage des services urbains par des acteurs publics. Dans le cas des vélos en libre-service, l’évaluation des activités des entreprises s’appuie sur des acteurs extérieurs aux services administratifs des collectivités. Cette dynamique montre que les institutions publiques urbaines n’ont pas de capacité autonome pour produire une évaluation et réguler l’activité des firmes. Elles doivent mobiliser, à cet effet, des groupes d’acteurs en fonction des contextes propres à chaque territoire.

24Dans cette perspective, la production de données et la maîtrise d’une expertise cristallisent les luttes et les mobilisations des différents acteurs pour contrôler le processus décisionnel. L’investissement des différents acteurs dans l’expertise s’observe dans chaque phase des projets, de la phase de prospection à la phase d’évaluation et de contrôle, en passant par la phase de mise en œuvre et de négociation.

Tableau 3. Synthèse de l’expertise produite par les différents acteurs lors des différentes phases de développement des systèmes de vélos en libre-service de Lyon, Barcelone et Bruxelles (Huré, 2010).

25L’ouverture des processus décisionnels aux usagers dépend donc du degré de mobilisation de régulateurs extérieurs par les institutions publiques et de l’investissement des usagers dans la surveillance de la qualité des services. Paradoxalement, les villes semblent avoir besoin d’une implication forte des usagers pour contrer le poids des grandes firmes dans la gestion des services de mobilités partagées. Le rôle des usagers dépend donc des contextes sociopolitiques propres à chaque ville.

26À Barcelone, la population s’est beaucoup impliquée dans la mise en œuvre du dispositif de vélos en libre-service, notamment parce que l’arrivée d’un tel service venait concurrencer l’économie locale des entreprises de location de vélos pour les touristes. Par ailleurs, la question des nuisances liées au tourisme, que le dispositif Bicing était susceptible d’accroître, a également donné lieu à une implication forte des habitants, dans un contexte de mobilisation plus large contre le tourisme de masse et ses conséquences sur la vie des habitants. Ces revendications, relayées par certains mouvements politiques, se sont traduites par des modifications dans l’offre de services proposée par Clear Channel Outdoor.

27Ces tensions ont poussé les décideurs politiques à privilégier une gestion publique des relations avec les utilisateurs à travers une agence, BSM. Cette dernière produit des statistiques et des enquêtes sur l’utilisation du système20. Toutefois, la mission d’évaluation du service a été confiée à un bureau d’étude, Altran, dans le cadre du projet européen Spicycles auquel participe la ville de Barcelone21. L’évaluation du système s’appuie donc sur des données récoltées par l’agence BSM et sur celles produites par un cabinet de conseil avec le soutien de fonds européens. Les programmes européens constituent ici une autre entrée possible pour accompagner la construction d’une expertise locale.

28Au poids toujours plus grand des entreprises dans la production de la ville, les décideurs urbains répondent par la coordination d’une contre-expertise animée par une pluralité d’acteurs. Parmi ces acteurs, les usagers peuvent jouer un rôle déterminant. Mais on observe également une montée en puissance de l’Union européenne pour aider les villes à organiser le marché des services de mobilité durable.

La montée en puissance de l’Union européenne et de l’échelle transnationale

29Quel est le rôle de l’Europe dans l’affirmation des entreprises et dans la régulation des marchés de services de mobilité ? L’action de l’Europe passe par deux canaux principaux : des réseaux de collectivités et des programmes européens. Ces deux leviers visent à mieux encadrer la mise en œuvre des services de mobilités partagées et les concurrences structurant ces dispositifs d’action. On assiste à un processus d’européanisation22 des mobilités partagées qui prend la forme d’une diffusion des pratiques locales entre les villes à partir de réseaux transnationaux et des institutions européennes. Plus globalement, les autorités européennes vont faciliter les changements d’échelle dans le développement des mobilités durables en légitimant l’échelle transnationale comme un espace de régulation à part entière pour les villes et les firmes. Non seulement la fabrique de la ville se construit avec une pluralité d’acteurs, mais elle se dessine également dans un espace multiniveaux, dont l’Europe constitue l’un des acteurs incontournables.

30Dans le cas des politiques en faveur du vélo, l’action des institutions européennes ne consiste pas uniquement à répondre aux attentes des villes et des entreprises en mettant en place des mécanismes de diffusion des bonnes pratiques. Elle vise aussi à contrôler et institutionnaliser la concurrence qui se développe entre les acteurs urbains, qu’il s’agisse de la concurrence politique entre les villes ou de la concurrence industrielle entre les firmes. L’analyse des programmes européens met en lumière la capacité de l’Union européenne (UE) à organiser les marchés des mobilités partagées et à structurer les échanges entre les villes et les entreprises. Cette intervention conduit à hiérarchiser les villes en fonction de leur potentiel à structurer le marché et à standardiser les politiques publiques.

31L’intervention de l’UE se traduit concrètement par de nombreux financements à destination des villes. Et ces financements passent par les réseaux de villes et des programmes européens qui vont réguler cette intervention et définir des cadres pour la circulation des bonnes pratiques de mobilité durable. Cette intervention de l’Europe est scellée en septembre 2007 au sein du livre vert de la Commission européenne, intitulé Vers une nouvelle culture de la mobilité urbaine. À la fin de l’introduction portant sur la stratégie européenne adoptée, le texte précise : « L’Union européenne doit jouer un rôle moteur pour permettre le changement, sans imposer d’en haut des solutions qui risquent d’être inadaptées à la diversité des situations locales. La valeur ajoutée européenne pourra avoir différents visages : promouvoir l’échange de bonnes pratiques à tous les niveaux, local, régional, national ; accompagner la définition de normes communes et l’harmonisation des normes si nécessaire ; offrir un soutien financier à ceux qui en ont le plus besoin ; favoriser la recherche dont les applications permettent une amélioration de la mobilité, de la sécurité et de l’environnement ; simplifier la législation et, dans certains cas, abroger des législations existantes ou en introduire de nouvelles23. »

32Concernant les vélos en libre-service, la diffusion des modèles de gestion « public-privé » s’effectue à la fois à partir de réseaux de collectivités et au travers de programmes européens. Parmi les réseaux, il faut distinguer les généralistes, intégrant les élus et les agents des collectivités - Eurocities, Polis -, et les réseaux de villes, spécifiquement dédiés à la promotion du vélo, comme les congrès Velo-City, qui peuvent également mobiliser des acteurs associatifs ou des firmes. L’intervention de l’Europe passe aussi par des programmes européens dédiés à l’autopartage, aux vélos en libre-service ou à d’autres formes de mobilité durable. Par exemple, le projet Optimizing Bike Sharing in European Cities (OBIS) (2008-2011), qui dépend d’un programme plus vaste - Intelligent Energy Europe II (IEE II) -, doté d’une enveloppe de 65 millions d’euros, vise à établir un panorama du marché des vélos en libre-service à partir de diverses expériences européennes ; à déterminer les facteurs clés de succès et d’échec des systèmes ; à réaliser un guide de recommandations à destination des experts, techniciens et collectivités locales ; et à promouvoir la pratique du vélo en ville en démontrant l’importance du vélo en libre-service dans la chaîne des mobilités urbaines24. Autrement dit, le projet OBIS vise à développer les systèmes de vélos en libre-service dans les villes européennes. Pour ce faire, OBIS dispose d’environ 1,5 million d’euros financés à 75 % par l’Union européenne25.

33Le projet intègre de nombreux acteurs publics, de différents niveaux d’intervention (villes, États, régions), et les opérateurs de vélos en libre-service26. Si l’analyse du marché des vélos en libre-service par OBIS s’est effectuée sur 51 systèmes urbains répartis dans dix pays, le rapport final indique que seulement deux pays et cinq villes ont bénéficié de l’expertise et des financements du projet pour développer leurs services : la Pologne et l’Autriche, et Berlin, Milan, Barcelone, Stockholm et Londres27. Un des principaux critères de sélection imposés par les acteurs européens au sein du projet est d’intégrer et de soutenir des territoires aux contextes économiques et sociaux hétérogènes. L’Autriche est ainsi sélectionnée pour expérimenter les systèmes de vélos en milieu rural28. Toutefois, les villes choisies sont toutes des capitales européennes ou des second cities, alors que les systèmes de vélos en libre-service concernent également les villes moyennes disposant d’une population supérieure à 50000 habitants. Cette sélection semble privilégier les villes disposant d’une capacité organisationnelle suffisante pour s’investir et bénéficier des fonds. Par conséquent, la sélection renforce davantage la position des grandes villes dans le développement des mobilités durables. Ce processus est accentué par la multiaffiliation de certaines villes dans différents réseaux. La ville de Barcelone est par exemple positionnée à la fois dans les réseaux Eurocities, Polis, Velo-City, Jornadas de la bicicleta publica, Villes à vélos partagés, et dans les projets européens OBIS et Spicycles.

34Clear Channel Outdoor participe activement au projet OBIS, notamment parce qu’elle gère les systèmes de trois des quatre villes du projet ayant implanté des vélos : Barcelone, Milan et Stockholm. La quatrième ville, Berlin, dispose, depuis 2005, d’un système géré par un opérateur de téléphonie29.

35L’investissement de Clear Channel dans OBIS interroge sur le lobbying qu’elle réalise au sein des programmes européens. Pour comprendre cette activité, il faut revenir sur les modèles de gestion proposés par les deux principaux prestataires du marché. Si JCDecaux couple l’offre de vélos au marché publicitaire, Clear Channel Outdoor a, depuis le marché de Barcelone en 2006, développé une orientation différente qui consiste à séparer les vélos du marché du mobilier urbain et de l’affichage. Du coup, la bataille entre les deux prestataires se concentre autour des modèles économiques des services de vélos en libre-service et se joue dès la rédaction des appels d’offres des villes. On comprend mieux l’intérêt de Clear Channel Outdoor à participer à un programme européen visant à rédiger un manuel de recommandations, dans le but d’« écrire un cahier des charges pour toutes les villes qui veulent un système de vélos en libre-service en Europe30 ». L’enjeu pour l’entreprise américaine est bien d’imposer un modèle économique de gestion des marchés de mobilier urbain et d’affichage séparé de celui des vélos. Si la rédaction de l’appel d’offres détermine à l’avance le prestataire retenu, cela indique que les élus peuvent être en mesure de privilégier, bien avant l’appel d’offres, le modèle économique et donc le prestataire qu’ils souhaitent sur leur territoire. Cette pratique a d’ailleurs été dénoncée par l’entreprise française Smoove lors du renouvellement du contrat Vélo’v à Lyon en 2016. Cette dernière souhaitait contraindre le Grand Lyon à séparer le marché du mobilier urbain de celui des vélos en libre-service pour pouvoir se positionner. Mais le tribunal administratif de Lyon a rejeté le recours de Smoove en première instance31. L’appel d’offres du marché lyonnais a donc été institué sur la base du modèle économique précédemment conclu entre le Grand Lyon et JCDecaux entre 2004 et 2017.

36L’action des entreprises consiste donc à s’adapter aux objectifs de l’UE en intégrant des programmes européens pour peser sur les transformations réglementaires et normatives impulsées par les institutions européennes. Ces dernières façonnent donc l’action et les intérêts des firmes privées.

37L’action de l’UE dans les services de mobilités partagées consiste à capter les concurrences entre villes et entre les entreprises, en les insérant dans un système de réseaux institutionnalisés pour mieux organiser la compétition. L’intervention de l’Europe a ainsi conduit à institutionnaliser un marché des réseaux et des programmes européens pour les acteurs urbains. Ces dispositifs européens véhiculent une théorisation politique implicite des échanges entre villes. Les échanges s’organisent dans le cadre d’une concurrence qui se structure comme un marché pour les villes. Les villes répondent à des appels à projets et mobilisent des ressources pour accéder à des programmes européens et des financements. Pour bénéficier de partenariats avec les institutions européennes, les villes doivent en effet activer des ressources - expertise et dispositifs d’action - capables de convaincre les institutions européennes et les autres villes d’intégrer les programmes européens. Dans cette action transnationale, les inégalités entre les villes s’accroissent en fonction des ressources à la disposition des acteurs urbains publics et privés. Ces processus sont parfois accompagnés, souvent organisés par les institutions européennes, afin de mieux structurer la concurrence et d’imposer des normes d’action pour les villes et les entreprises. Dans cette mise en compétition européenne, les logiques de marché dominent et organisent l’action des villes. Mais quels sont les effets de ces programmes dans la mise en œuvre des dispositifs de mobilités partagées au sein des villes ?

38Le fonctionnement d’un autre programme européen consacré aux vélos en libre-service - Spicycles - montre que les logiques de marché introduisent des normes - par exemple, le recours aux grandes firmes - à travers des formes de hiérarchisation entre les villes. La position de certaines villes dans les réseaux traduit ainsi la volonté des institutions européennes de choisir des villes capables d’imposer ces normes, notamment pour organiser les marchés urbains. Toutefois, la diffusion des normes peut se heurter aux contextes politiques et institutionnels locaux. L’exemple de la ville de Rome montre ainsi les effets contrastés du programme Spicycles sur l’implantation d’un système de vélos en libre-service abandonné à cause du manque de structuration de son marché publicitaire32.

39L’investissement de l’UE dans la diffusion des services de mobilités partagées a aussi des conséquences sur l’action politique des maires des grandes villes. L’Europe incite les villes à changer d’échelle, ce qui s’accompagne de discours politiques légitimant une action orientée vers l’international, avec l’importance de se faire une place dans la compétition interurbaine. Le transnational devient ainsi une échelle d’action à part entière, dans laquelle l’Europe représente une opportunité, notamment financière. Mais cette échelle d’action véhicule également des contraintes normatives en termes d’image, de marchandisation de l’action publique et de standardisation des réponses à apporter en matière de mobilité durable. Dans cette perspective, les dispositifs de vélos en libre-service et d’autopartage gérés dans le cadre de partenariats « public-privé » représentent des solutions que les villes doivent privilégier dans leur agenda d’actions en faveur des mobilités durables.

40Le rôle prépondérant des institutions européennes dans l’accompagnement des villes pour développer et réguler les dispositifs de mobilités partagées gérés par les grandes firmes témoigne de la montée en puissance de l’UE dans les politiques urbaines. Cette dynamique légitime certains acteurs qui disposent de suffisamment de ressources pour investir l’échelle transnationale, comme les firmes de services, habituées aux échanges avec les différentes institutions supranationales. Si la puissance normative de l’Europe s’affirme, c’est aussi parce que celle de l’État s’amenuise. Dans la régulation des services de mobilités partagées, le rôle de l’État semble en retrait. Mais la place de l’État représente aujourd’hui, plus que jamais, un enjeu dans le développement et la régulation des mobilités durables.

Quelle place pour l’État ?

41Si les États ont toujours joué un rôle structurant dans la construction du capitalisme, dans des formes nationales variables33, la place de l’État est-elle tout aussi structurante dans l’édification des capitalismes urbains ? L’État est en effet rarement à l’initiative du développement des marchés urbains des mobilités partagées. Il intervient cependant de deux manières dans la régulation des échanges entre les grandes firmes et les villes. Premièrement, il fixe des cadres réglementaires qui organisent directement (par exemple, mise en concurrence des marchés de mobilier urbain) ou indirectement (réglementation sur la publicité, code de la route, etc.) le fonctionnement de l’économie des mobilités partagées. Les villes, comme les opérateurs, sont régulièrement en attente de clarification réglementaire de la part de l’Etat dans le domaine des mobilités. Ce rôle s’explique parce que les États ont historiquement construit d’importantes prérogatives dans la gestion des transports. Deuxièmement, l’État peut réguler les échanges entre les acteurs urbains et imposer des normes en s’appuyant sur des instruments d’incitation et de négociation à destination des institutions urbaines et des firmes. Cette dernière intervention montre une transformation du rôle de l’État, qui se métamorphose en agent régulateur doté d’une doctrine libérale contribuant à mettre en compétition les villes, tout en imposant certaines normes favorables aux grandes entreprises. Cependant, l’investissement de l’État est différent selon les pays et selon les modes de déplacement des services de mobilité. Ainsi, pour les vélos en libre-service, l’intervention de l’État dépend de son investissement historique dans le développement du vélo, relativement faible en France, plutôt fort en Allemagne ou aux Pays-Bas. Pour les systèmes d’autopartage, l’investissement de l’État se fait en fonction du degré de soutien apporté aux constructeurs automobiles nationaux.

42Concernant le vélo, de nombreux États ne se sont pas historiquement fortement investis dans son développement, notamment dans les pays du sud de l’Europe. Dans ce cas de figure, l’État est alors globalement en retrait dans le développement des vélos en libre-service. Cependant, il n’est pas totalement absent. En Espagne, l’État intervient dans l’évaluation des dispositifs à travers l’Institut pour la diversification et le développement de l’énergie. En 2007, cet organisme a réalisé une évaluation comparée des différents systèmes en Espagne34. En France, on observe également un rôle de l’État dans l’évaluation des vélos en libre-service35. Le Commissariat général au développement durable a publié, en 2008, une étude d’« évaluation sur les vélos en libre-service », en menant une analyse économique des coûts et bénéfices de ces dispositifs36, avec la publication d’une forme de classement des systèmes les plus efficaces d’un point de vue économique. Cet investissement de l’État en France et en Espagne semble indiquer une volonté d’organiser une compétition politique entre les villes intranationales, comme c’est le cas pour les politiques climatiques urbaines en France et en Grande-Bretagne37. L’évaluation des vélos en libre-service permet aux États de reprendre la main sur la gestion des dispositifs, en distribuant les bons et mauvais points aux villes et aux acteurs privés.

43La situation est différente pour les systèmes d’autopartage. L’État régulateur est davantage présent, notamment parce que les enjeux économiques nationaux autour de l’automobile sont jugés plus importants que ceux du développement du vélo en ville, notamment en France et en Italie. La construction historique des marchés de l’autopartage montre une présence de l’État par le biais d’instruments réglementaires et législatifs38, d’incitation et de négociation avec les décideurs urbains et les firmes. Par exemple, en France, le Grenelle de l’environnement, qui s’est déroulé de 2007 à 2012 dans le cadre du ministère de l’Écologie, a créé un label pour l’autopartage. Ce label contribue à renforcer les interdépendances entre les firmes et l’État, en participant pleinement au gouvernement de ces dispositifs39. La labellisation vise ici à inciter les villes à attribuer des avantages aux opérateurs privés qui répondent aux critères d’attribution : réservation d’espaces pour les stations et les véhicules sur la voirie, réduction du tarif pour le stationnement public, etc. De fait, le label incite les villes à recourir à des opérateurs privés. Ce type d’instruments participe à renforcer les capacités de pilotage à distance40 de l’État. Ce rôle spécifique rappelle un mode de régulation déjà observé dans le cadre des transports urbains. Que ce soit les concours du ministère de l’Équipement pour réintroduire le tramway dans les villes à la fin des années 1970 ou les appels d’offres pour développer les « bus à haut niveau de service » dans les années 1990-2000 en France, l’État a régulièrement suscité des innovations en matière de mobilité urbaine.

44Ce rôle de l’État dans la régulation des marchés urbains est lié à la volonté d’affirmer aujourd’hui un leadership dans le développement des mobilités durables. Mais, concernant l’autopartage, l’intervention de l’État sert surtout à accompagner le secteur de l’automobile dans ses potentielles mutations économiques41 et sociales42. En Italie, l’autopartage est, par exemple, perçu par l’État comme un moyen d’accompagner le redéploiement des activités du constructeur Fiat au début des années 2000. Parmi les mesures engagées par l’État italien au titre de la mobilité durable, l’une des plus originales concerne l’expérience de car sharing (autopartage), qui se traduit notamment par une expérimentation tentée dans la ville de Rome. Lancé en 2005 à l’initiative du ministère de l’Environnement, dans le cadre d’un partenariat entre l’Agence municipale de mobilité ATAC43 et des sponsors privés, le projet d’autopartage a reçu le soutien de l’importante association environnementaliste Legambiente44. En 2009, au terme d’une phase d’expérimentation réussie, sanctionnée par la croissance rapide du parc de véhicules à disposition, le système est entièrement municipalisé. À travers un programme de financement pour mener des expérimentations urbaines, l’État italien a ainsi été à l’initiative d’une transformation de la mobilité à Rome et de la promotion du constructeur Fiat, équipant à l’origine le dispositif.

45En France, l’économie de l’automobile est marquée par un État actionnaire, pesant dans les décisions des constructeurs, notamment de Renault et de Peugeot-Citroën. Si l’émergence de l’autopartage a bousculé le marché automobile, notamment avec l’arrivée de Bolloré en 2011, les constructeurs français tentent de revenir dans le jeu. En 2014, un partenariat entre Renault et Bolloré a été signé pour développer la voiture électrique. Dans le cadre de ce partenariat, les automobiles Bluecar du système Autolib’, initialement fabriquées en Italie, sont dorénavant construites dans l’usine Renault de Dieppe. Suite à l’arrêt d’Autolib’ en 2018, Renault et Peugeot ont implanté un dispositif d’autopartage à Paris. Citroën organise aussi un système d’autopartage de véhicule électrique à Madrid. L’État est ainsi convaincu du potentiel important de la voiture électrique et des mobilités partagées pour relancer l’industrie automobile française.

46Loin d’être absent, l’État s’immisce dans les décisions des secteurs économiques qu’il juge clés. Son investissement dans les mobilités durables ne porte donc pas spécifiquement sur l’action publique urbaine, mais sur le développement économique des industries et infrastructures nationales. Si l’industrie automobile est considérée comme un secteur clé en France, celui des services urbains fait également figure de priorité, nombre d’industriels étant des leaders mondiaux dans leur domaine. C’est le cas de JCDecaux ou de Bolloré. Cette recherche montre que, dans le cas français, l’État reste attentif au développement des grands groupes spécialisés dans les transports et la mobilité, à l’instar des grands opérateurs, tels que la SNCF, la RATP, ou des grands industriels, tel Alstom.

47La place de l’État dans l’économie des mobilités partagées, centrée sur la régulation économique, témoigne que le niveau national reste incontournable dans la régulation des marchés et dans la construction des capitalismes urbains. À travers le développement d’instruments lui permettant de contrôler à distance les initiatives urbaines, l’État participe toujours à la fabrique de la ville. Il n’est cependant impliqué ni dans la résorption des inégalités induites par les dispositifs de mobilités partagées, ni dans les réflexions globales sur les enjeux de la mobilité durable dans les transformations politiques, sociales et environnementales des villes. Les effets du changement climatique et les tensions sur le marché des matières premières, dont le domaine des mobilités est fortement dépendant, le tout conjugué à la rareté des finances publiques et à des regains de tensions sociales autour des transports, pourraient vraisemblablement changer la donne au cours des prochaines décennies.

Conclusion

48En s’intéressant aux interactions entre les pouvoirs politiques et les firmes, ce chapitre a voulu mettre en lumière l’action hybride, « public-privé », qui prévaut dans l’édification des institutions publiques et dans la construction des marchés urbains. Il est probable que cette logique, d’imbrication des sphères publique et privée, est au cœur de la structuration de formes de capitalisme différenciées suivant les villes. L’enjeu est alors de déconstruire les liens entre les acteurs publics et privés, ainsi que leur institutionnalisation historique à l’échelle urbaine, sans se parer d’une posture déterministe dans laquelle ces coalitions seraient simplement les chantres de la doxa néolibérale. Des formes de capitalisme urbain se forment, se déforment ou se stabilisent autour des spécificités politiques, institutionnelles, sociales et économiques des villes. Et l’analyse des interactions « public-privé » représente aussi une manière d’appréhender l’évolution des pouvoirs politiques urbains. Avec l’accroissement du rôle des grandes firmes dans la production de la ville, on assiste paradoxalement à un accroissement du pouvoir politique, à travers le développement d’un véritable pouvoir de régulation à l’échelle urbaine. On observe à cet égard l’institutionnalisation de processus de négociation, d’évaluation des activités privées et du recours au droit dans l’action urbaine. Cependant, les villes n’ont pas toujours de capacité autonome dans la régulation des services de mobilités partagées. Elles doivent faire appel, selon les contextes, à l’État, aux institutions européennes et aux acteurs associatifs locaux impliqués dans le développement des dispositifs. L’enjeu du contrôle de l’activité des firmes a donc des répercussions importantes sur les changements d’échelle et sur la manière de gouverner les métropoles.