1L’implantation des systèmes de mobilités partagées dans les grandes villes mondiales a suscité de nombreuses critiques. Ces dispositifs sont mis en œuvre dans les centres-ville des grandes agglomérations pour lutter contre la place jugée trop grande de l’automobile en ville et pour assurer une transition énergétique dans le domaine des transports. Ils doivent ainsi répondre aux impératifs du développement durable et du changement climatique en s’appuyant sur des objectifs chiffrés ambitieux : à Paris, l’ambition est de diminuer de 75 % les rejets de gaz à effet de serre d’ici 20501. Pour y arriver, la capitale française compte notamment s’appuyer sur le vélo pour atteindre 15 % des déplacements à bicyclette dans le centre-ville de Paris en 20202. La majorité des grandes villes européennes adoptent des objectifs similaires, voire encore plus ambitieux, comme la ville de Copenhague qui en 2010 prend l’engagement d’atteindre 50 % de part des déplacements à vélo pour 2015 ! Un pari réussi, selon le gouvernement danois3. Ces politiques sont soutenues par l’Union européenne et les États, dans un contexte de prise de conscience des dangers économiques et sociaux pouvant être engendrés par le réchauffement climatique. Cependant, nombreux sont ceux qui s’interrogent sur les effets réels des nouvelles mobilités partagées en termes de durabilité. Par exemple, quel est l’impact des vélos en libre-service par rapport aux objectifs de report modal et de limitation des gaz à effet de serre ?

Des vélos en libre-service pour (dé)politiser l’action urbaine ?

2Les systèmes de vélos en libre-service sont régulièrement soupçonnés de participer aux opérations marketing des maires des grandes villes. Ils sont alors assimilés aux politiques de green washing des villes. Dans ce contexte, la majorité des recherches internationales réalisées sur les vélos en libre-service cherchent à comprendre leurs impacts socio-économiques et les changements concrets observés dans la pratique des mobilités urbaines4. La grande variété des dispositifs et des contextes urbains ne permettent pas de tirer des conclusions généralisables, mais force est de constater que les premières enquêtes menées à Lyon, Londres ou Montréal indiquent des changements relativement substantiels dans les pratiques de mobilité des utilisateurs de ces services5.

3Aujourd’hui, les critiques portent davantage sur la gouvernance de ces dispositifs, la manière de concevoir les politiques urbaines et de financer ces systèmes. Les principaux acteurs de cette critique politique se trouvent dans les milieux associatifs du vélo, les partis écologistes et les tenants d’une sociologie critique de l’urbain. Ces critiques portent plus généralement sur les évolutions marchandes ou néolibérales des politiques publiques urbaines.

4En premier lieu, la critique théorique du consensus autour de la mobilité durable est invoquée par la sociologie critique urbaine. Selon Hélène Reigner, Thierry Brenac et Frédérique Hernandez, ce consensus politique cacherait une idéologie néolibérale de la fabrique urbaine et serait un vecteur de dépolitisation de l’action urbaine6. Les élus et leurs administrés seraient ainsi aveuglés ou subjugués par l’enjeu du développement durable, ce qui les empêcherait de réaliser une critique de fond sur les stratégies marchandes et d’exclusion induites par l’implantation de ces dispositifs.

5En effet, la communication officielle des villes et le marketing politique réalisé autour des vélos en libre-service semblent donner raison à cette critique du consensus. La communication institutionnelle s’appuie généralement sur des chiffres qui, isolés de leur contexte, restent incompréhensibles au regard de l’ensemble des activités de transport d’une ville. Par exemple, en 2007, soit deux ans après l’inauguration du système lyonnais, l’entreprise JCDecaux et le Grand Lyon communiquent sur le fait que Vélo’v a réalisé 283 fois le tour de la Terre, avec plus de 11 millions de kilomètres parcourus. Autre exemple, pour fêter les 10 ans du système, le communiqué de presse commun réalisé pour l’occasion par les deux partenaires titre : « Foule et record pour les 10 ans de Vélo’v », le record mentionné étant le suivant : « 64 millions de trajets effectués sur les célèbres vélos rouges7 » en dix ans. Mais le communiqué de presse ne précise pas le nombre total de déplacements effectués par tous les modes de transport confondus à l’échelle du Grand Lyon sur dix années et ne renseigne donc pas sur ce que ce chiffre représente. Dans le même communiqué, un autre chiffre est mentionné concernant la multiplication par trois de la pratique du vélo sur le territoire du Grand Lyon depuis l’inauguration de Vélo’v en 2005, sans que nous sachions si cette augmentation est le résultat direct de l’utilisation de Vélo’v ou si elle est le fruit d’autres processus de transformation de la ville (amélioration du réseau cyclable, limitation du trafic automobile, augmentation de l’achat des vélos individuels, etc.). Ainsi, Frédéric Héran note dans son dernier ouvrage que « la remontée de la pratique du vélo a toujours précédé de plusieurs années l’arrivée des vélos en libre-service. C’est clairement le cas à Lyon, bien avant le lancement du Vélo’v en 2005, puisque, entre les EMD [Enquêtes ménages déplacements] de 1995 et 2006, la part modale de la bicyclette a quadruplé dans le centre (les communes de Lyon et de Villeurbanne), alors que, depuis 2006, les vélos en libre-service ne représentent pas plus du tiers des vélos en circulation dans ce périmètre8 ». A Paris, il faut attendre 2018 pour connaître le réel impact de Vélib’ sur l’usage du vélo. Son utilisation représentait alors un tiers des déplacements à vélo de la capitale, constituant une part non négligeable de la pratique cycliste9.

6Le problème est que les données de la communication institutionnelle, décon-textualisées, servent aux classements internationaux et aux comparaisons entre les villes, alors même que tous les systèmes ne sont pas comparables, notamment parce qu’ils s’intègrent dans des configurations territoriales et spatiales variées. Et, d’ailleurs, comment comparer les chiffres d’un dispositif comprenant 4000 vélos, 20600 vélos et 200 vélos ?

7L’aspect consensuel des bienfaits des dispositifs de mobilités partagées est donc recherché à la fois par les élus et les entreprises, notamment à travers les campagnes de communication communes. Cependant, ce n’est pas parce que le consensus est fortement promu dans les discours que l’action urbaine s’en trouve dépolitisée. Historiquement, nous avons montré que les dispositifs de vélos en libre-service s’étaient construits dans le cadre des critiques sociales et écologiques des années 1970. La genèse des politiques de mobilité durable est donc essentiellement politique. Elle est inscrite dans les mouvements sociaux contestataires et elle se positionne clairement, sur l’échiquier politique, du côté des écologistes. Est-ce toujours le cas aujourd’hui, avec la montée en puissance des dispositifs « public-privé » ?

8Une partie de la réponse se trouve dans les recherches de Martin Tironi, sociologue à l’École des mines Paris-Tech. Ce dernier analyse les controverses qui ont émergé au moment de l’implantation de Vélib’ à Paris. Le résultat est surprenant au regard du nombre de conflits sociaux et politiques qui se sont engagés autour de la mise en œuvre du dispositif. Loin d’être dépolitisé, Vélib’ est devenu un objet technique politique et social. La critique la plus importante a été adressée par le parti écologiste Les Verts, alors partenaire de la majorité socialiste ayant inauguré le dispositif. Pour les écologistes, les vélos en libre-service apparaissent « comme un instrument de communication rallié sous le slogan du “développement durable”10 ». Martin Tironi montre ainsi que l’implantation de Vélib’ à Paris a suscité de nombreuses mobilisations à même de questionner le type d’écologie portée par le dispositif. Partant de là, il précise que « ses détracteurs y voyaient plutôt un projet de néolibéralisation des services publics. Aux yeux de ces derniers, les autorités, accaparées par la production de spectaculaires projets “écologiques”, menaient Paris vers une logique de marché, “démantelant” le service public11 ».

9Les mobilités partagées sont bien des objets politiques. Leur implantation fait également irruption sur la scène publique, lorsque les entreprises s’affrontent pour remporter les marchés. ÀParis, cet affrontement donne lieu à des recours juridiques entre les opérateurs et à une forte médiatisation du conflit dans la presse nationale, ce qui permet d’ouvrir le débat démocratique sur les modèles et les enjeux économiques des dispositifs de vélos et sur leur mode de financement. Ce point fait l’objet de nombreuses critiques émanant de la société civile. D’autres questions se posent sur la durabilité des dispositifs et leurs bienfaits écologiques. Les milliers de trottinettes et de vélos en free floating détériorés et parfois laissés à l’abandon par certains opérateurs sont-ils recyclés ? Que deviennent les batteries électriques usagées ? Quelle est la consommation électrique de ces flottes ? Cette préoccupation écologique s’est également manifestée en 2018 lors de l’arrêt de Vélib’ et des 20600 bicyclettes gérées par JCDecaux. Le changement d’opérateur a engendré la production de 20000 nouvelles bicyclettes, tandis que le recyclage des anciennes n’a pas véritablement été anticipé par les acteurs publics, comme privés. Ainsi au sein de l’entreprise JCDecaux « un certain nombre de vélos a été recyclé, soit dans d’autres villes, soit dans un lieu de stockage dans l’attente d’un contrat autorisant le matériel rénové. Nous ne pourrons pas les utiliser pour tous les appels d’offres qui exigent du matériel neuf »12.

10Par ailleurs, chez les usagers des vélos en libre-service, l’approche en matière de développement durable n’est pas si évidente et consensuelle. Les récentes enquêtes montrent que la raison principale qui explique l’utilisation des vélos en libre-service n’est pas l’environnement ou l’écologie. Les deux premières raisons sont le « côté pratique » du système et le fait de « réaliser des économies » dans ses déplacements. Ces résultats témoignent de l’importance de la question sociale dans la pratique du vélo13. Qu’il s’agisse des citoyens ou des élus, la représentation des mobilités partagées en ville est ainsi fortement politisée. Ce constat peut être mis en parallèle avec les résultats des dernières recherches s’intéressant à la démocratie dans les systèmes de transport et de mobilité, synthétisées dans l’ouvrage de Mathieu Flonneau, Léonard Laborie et Arnaud Passalacqua, Les transports de la démocratie. Pour les auteurs, la mobilité est l’une des grandes questions politiques des xx^e et xxi^e siècles14. Cette démocratie technique de la mobilité peut être illustrée par les mobilisations et les critiques adressées par différents mouvements sociaux au financement et au modèle économique des systèmes de vélos en libre-service.

La question du financement des dispositifs

11Le financement des dispositifs de mobilités partagées fait l’objet de nombreuses controverses entre les différents acteurs urbains. Sur le marché des vélos en libre-service, trois principaux modèles de financement se distinguent.

12Le premier modèle est celui proposé par l’entreprise JCDecaux, dans lequel les vélos en libre-service sont financés par les recettes de la publicité dans le cadre du marché du mobilier urbain. Dans ce modèle, les critiques relatives à l’augmentation du nombre de panneaux publicitaires en ville sont courantes. Elles sont bien souvent relayées par de nombreuses associations et collectifs. La plus connue est l’association Casseurs de pub, créée à Lyon en 1999 pour dénoncer l’augmentation des panneaux publicitaires sur l’espace public et dans les réseaux de transport. Cette dernière est à l’origine de la pensée du Collectif des déboulonneurs qui réalisent de multiples « coups médiatiques » en s’attaquant aux panneaux publicitaires, notamment ceux de JCDecaux (illustration 7). Parfois, leurs actions trouvent un relais chez les associations de défense de l’environnement. En 2010, l’association Inter-Environnement Bruxelles (IEB) a par exemple publié un virulent pamphlet contre la gestion des services de vélos en libre-service par les grandes firmes de l’affichage publicitaire. L’entreprise JCDecaux était particulièrement visée, notamment à travers le système bruxellois Vill’O. L’implantation de ce dernier aurait engendré une augmentation substantielle des panneaux publicitaires sur les espaces publics de la ville15. Les acteurs associatifs peuvent ainsi porter une critique globale du système économique des vélos en libre-service et de la gestion « public-privé ». La critique du financement par la publicité est également portée par certains élus. En 2014, le nouveau maire écologiste de Grenoble décide de ne pas renouveler le marché de l’affichage publicitaire, en remplaçant les panneaux par des arbres et de l’affichage communal destiné aux habitants. Cette suppression a déjà été expérimentée à Sao Paulo, avant que la nouvelle municipalité ne fasse marche arrière. La suppression des espaces publicitaires gérés par JCDecaux à Grenoble montre qu’il existe des clivages politiques sur la question de la publicité en ville. Cette question est notamment posée par les écologistes.

13Le deuxième modèle de financement des vélos est plutôt défendu par l’entreprise Clear Channel Outdoor et d’autres opérateurs comme l’entreprise Smoove en France, qui équipe Montpellier, Moscou et, depuis 2018, Paris. Il s’agit d’implanter des vélos en libre-service dans le cadre d’un contrat spécifique portant sur le dispositif. Dans ce cas de figure, la collectivité paie directement le système, en connaissant les coûts de celui-ci. Ce modèle offre la possibilité de recourir à différents types de financement, public, privé ou mixte. Ce modèle a été mis en œuvre à Barcelone. La municipalité a alors alloué un budget de 100 millions d’euros pour l’implantation et la gestion de 6000 vélos en libre-service par l’entreprise Clear Channel Outdoor pendant dix ans. Mais, en 2009, ce budget a été revu à la hausse pour s’établir à plus de 18 millions d’euros par an. Si ce modèle permet d’obtenir une meilleure transparence sur les coûts du dispositif, il n’est pas exempt de critiques. Toujours à Barcelone, l’association d’usagers Bicicleta Club de Catalunya (BACC) a critiqué l’utilisation de cette somme qui, selon l’association, aurait pu être allouée à la politique d’aménagements cyclables de la ville pour obtenir de meilleurs résultats. Ce modèle a également été mis en place pour financer le système Santander Cycles à Londres, mais sur la base d’un financement privé assuré par des banques. Le système de 11500 vélos répartis sur 742 stations a d’abord été financé par Barclays Bank en 2010, puis par Santander UK depuis 2015. Des critiques concernant ce mode de financement ont été prononcées par des groupes de citoyens, notamment au sujet du groupe Barclays et de ses investissements dans d’autres secteurs.

14Un troisième modèle est apparu au milieu des années 2010 avec le déploiement des flottes de vélos en free floating, en Chine, puis en Europe et aux États-Unis. Dans ce modèle, l’usager peut déverrouiller un vélo avec l’aide d’une application numérique, l’emprunter et le laisser sur l’espace public à l’issu de sa course. Le financement du dispositif est assuré par le paiement de la course en fonction du temps de parcours, même si les recettes des opérateurs peuvent être diversifiées. Aucun financement direct n’est assuré par la puissance publique. Après une période d’effervescence dans le lancement de nouvelles offres, deux grands opérateurs internationaux ont réussi à consolider le marché chinois : Ofo et Mobike. Le modèle économique de ces deux entreprises est différents des grands groupes spécialisés dans l’affichage publicitaire. Cependant, il existe toujours un lien avec le monde des mobilités urbaines. Par exemple, l’entreprise Ofo est en partie financée par des fonds du groupe Alibaba, spécialisé dans les transactions internet et gestionnaire des services de VTC en Chine, Didi. En 2017, l’entreprise était valorisée à hauteur de 2,2 milliards de dollars. Le modèle économique du free floating repose sur des Start-Up bénéficiant de levées de fonds de grands groupes, comme le confirme le directeur France d’Ofo :

« Ofo reste une start-up. C’est la seule d’ailleurs, à ma connaissance, qui soit vrai ment indépendante. L’équipe fondatrice est majoritaire. La société reçoit des finan cements massifs de la part d’investisseurs privés, mais l’équipe reste majoritaire. Parmi ces investisseurs, nous trouvons Alibaba et différents acteurs chinois.
L’interviewer
Quel est le modèle économique ?
Directeur France d’Ofo
La société a trois ou quatre ans d’âge. Nous avons réalisé plusieurs levées de fonds. La dernière a atteint les 700 M$. Nous sommes une start-up très jeune et il faut être très prudent et très modeste par rapport à ce que nous faisons. Nous disposons néanmoins d’une force de frappe importante. C’est fortement capté ici puisque nous finançons des actifs économiques. C’est très différent d’un modèle de mobilité qui n’intègre pas d’actif physique, avec des investissements surtout dédiés au marketing. Nous ne suivons pas le même modèle, avec le souhait de rentabiliser nos actifs.
L’interviewer
Quel type d’actifs ?
Directeur France d’Ofo
Le modèle économique est aujourd’hui très simple. Il consiste à faire produire des vélos, à les équiper d’un cadenas intelligent pour permettre la location et le libre-service, à les déployer dans les villes. Les revenus sont issus de la location à courte durée. Les coûts reposent sur le financement des actifs et la gestion de la flotte, à travers la maintenance, l’entretien et le déplacement des vélos.
On me demande si nous récoltons les données de clients, je constate beaucoup de fantasmes à ce sujet. La vente des données de nos clients reste assez fantasmagorique. Ma mission est de rentabiliser ce modèle. Évidemment, une start-up qui a trois ans d’existence, 200 millions de clients et 32 millions de transactions par jour reste à l’affût de nouvelles idées pour pérenniser ce modèle. Il y aura des évolutions, des ajouts, des modifications. Tout est en mouvement constant »16

15Le troisième modèle économique des vélos en libre-service est donc entièrement assuré par des acteurs privés qui bénéficient de fonds relativement important. Cependant, la rentabilité des dispositifs pose question. La dégradation des vélos a par exemple poussé Ofo a stoppé son activité à Paris en 2019. L’interrogation porte aujourd’hui sur la durabilité économique du phénomène des vélos en free floating et la suite de leur développement dans un contexte de régulation croissante de ce type de dispositif dans les villes17.

16L’ensemble des critiques s’adressent finalement à la gestion privée des systèmes de mobilités partagées contemporains et, plus généralement, à leur gouvernance. Dans les trois modèles économiques évoqués plus haut, les critiques sont reprises par des partis politiques. À Barcelone, le parti Esquerra Republicana de Catalunya, indépendantiste catalan, propose ainsi de reprendre le dispositif Bicing en régie municipale. Sa critique de la gestion du système est l’une des raisons expliquant sa rupture avec la majorité socialiste de la municipalité en 2009. À Paris, ce sont les élus écologistes (Les Verts puis EELV) de la majorité municipale qui permettent d’ouvrir le débat sur le modèle de financement de Vélib’ dès 2007, comme le note Martin Tironi : « Grâce à la médiatisation de l’usage du vélo en libre-service, JCDecaux réussissait, d’après Les Verts, à étendre son marché publicitaire à Paris et dans le reste du monde, et au passage à redorer l’image de l’entreprise. Les Verts concevaient le vélo comme un moyen de transport alternatif qui, par conséquent, ne pouvait être associé à aucun autre intérêt privé, et encore moins lié à la publicité18. » Une des élus du groupe Les Verts est alors présidente de l’association Résistance à l’agression publicitaire (RAP), ce qui atteste de la proximité idéologique entre les élus écologistes et les mouvements de critique de la société de consommation et du capitalisme.

17La critique politique se traduit parfois par des recours visant les opérateurs. Nous reviendrons sur cet aspect important par la suite parce qu’il éclaire un processus de régulation par le droit, très prégnant depuis une vingtaine d’années. Restons-en ici aux objets des litiges. Une des controverses particulièrement sensibles entre l’entreprise JCDecaux et les collectivités concerne le partage des informations. La question des données est effectivement très importante pour les collectivités. ÀLyon, les échanges de données entre JCDecaux et le Grand Lyon sont contractualisés et donnent lieu à des négociations. Si la société doit transmettre aux agents administratifs les statistiques hebdomadaires de régulation du système Vélo’v19, d’autres données restent internes à l’entreprise, notamment tout ce qui se rapporte au marché de l’affichage et aux coûts des vélos en libre-service. En outre, les entreprises contribuent à fixer les prix des affiches pour les annonceurs à partir d’une société de mesure dont elles sont, en partie, actionnaires. Depuis 2005, la société JCDecaux est ainsi entrée dans le capital de la société Affimétrie qui mesure l’audience des espaces publicitaires, une donnée permettant de fixer les prix des affiches20. Ces données s’échangent sur le marché publicitaire mais échappent aux collectivités. Ainsi, le prix des espaces publicitaires sur certains marchés constituent des « secrets maison » de l’entreprise. Il en va de même pour le coût des vélos21. Dans cette perspective, la monopolisation de certaines données confère à JCDecaux un pouvoir important par rapport à celui des institutions publiques. Ce pouvoir informationnel22 permet à l’entreprise de (re)négocier les prestations avec les pouvoirs publics.

18La question des coûts engendrés par le vandalisme des vélos est un bon exemple des asymétries d’information entre la collectivité et les firmes. À Paris, cette question est particulièrement médiatisée par JCDecaux afin de négocier une participation de la municipalité aux coûts du vandalisme. Mais ces coûts ne sont pas réellement connus puisque nous ne connaissons pas le coût de gestion du dispositif Vélib’, et encore moins le prix des vélos et de leur fonctionnement. Ce coût est estimé à 4000 euros par an et par vélo23. Cependant, il serait étonnant que l’entreprise JCDecaux n’ait pas intégré ces coûts dans son modèle économique, puisqu’elle le fait concernant les abribus, régulièrement soumis au vandalisme. Le retour d’expérience du système lyonnais, implanté deux ans avant son grand frère parisien, est aussi une raison qui plaide pour l’anticipation des coûts de réparation et des dégradations par l’entreprise dans le marché parisien. Quoi qu’il en soit, consécutivement à la mobilisation médiatique de l’entreprise, la Ville de Paris a voté un avenant au contrat qui prévoit le financement public des vélos vandalisés à hauteur de 400 euros par vélo volé ou définitivement dégradé, afin d’alléger les charges de l’entreprise.

19Les débats concernent également l’impact des mobilités partagées sur les autres activités économiques, notamment dans le domaine des transports. À Barcelone, les loueurs de bicyclettes, particulièrement implantés dans la capitale catalane en raison de l’attractivité touristique de la ville, se sont mobilisés contre l’implantation du système Bicing en 2006. Trouvant des relais chez les habitants dans les conseils de quartier, ils ont alors réussi à faire interdire l’accès au dispositif par carte bancaire en proposant un abonnement uniquement à partir d’un justificatif de domiciliation à Barcelone. Ainsi, les touristes ne peuvent quasiment pas utiliser les vélos en libre-service. ÀLyon, l’utilisation par carte bancaire est possible. Une action en justice d’un loueur de vélos a toutefois contraint le Grand Lyon à défendre son système Vélo’v au tribunal. Dans cette affaire, le tribunal administratif a jugé en faveur du Grand Lyon, invoquant « que le service Vélo’v satisfait des besoins qui ne sont pas remplis par des entreprises privées et répond à un intérêt public24 ». Pourtant, cette qualité de service public des vélos en libre-service pose question, tant les entreprises sont engagées dans la gestion quotidienne des dispositifs. D’ailleurs, les élus préfèrent la qualité de service public des systèmes. À Lyon, la dénomination de « transport public individuel25 », choisie par l’élu en charge du dossier, montre les difficultés à caractériser le service. Ces difficultés de qualification sont exploitées par JCDecaux qui, tout en reconnaissant le caractère public du système, entend montrer sa différence en termes de qualité des prestations. Selon le directeur marketing, études et stratégie de JCDecaux, « c’est un service collectif qui ne s’arrête jamais, trois cent soixante-cinq jours par an, vingt-quatre heures sur vingt-quatre26 ».

Illustration 7. Photographie d’un graffiti réalisé par un collectif antipub sur un abribus JCDecaux à Lyon (Huré, 2008).

20Les conflits et les controverses d’ordre économique touchent également les systèmes d’autopartage. En effet ces dispositifs remettent en cause les activités d’un certain nombre d’acteurs historiques de la mobilité urbaine. Ainsi, les actions en justice des professionnels de la location se multiplient, notamment pour « concurrence déloyale ». C’est le cas à Paris en 2011 contre Autolib’, où l’Union des loueurs professionnels (Ulpro) a engagé une action pour dénoncer « les aides financières et les 24 kilomètres de voirie qui ont été privatisés pour Autolib’, qui bénéficie d’un tarif préférentiel pour le stationnement de 750 euros par an et par voiture, un prix deux fois inférieur au marché27 ». Les systèmes de mobilités partagées s’insèrent dans une économie du partage qui questionne plus largement la conception du déplacement, de sa flexibilité, mais aussi les protections sociales des salariés et la couverture des risques face aux accidents des usagers. On pense ici aux conflits opposant la société Über aux conducteurs de taxi.

21Ces conflits partent du principe que les usagers de ces services sont potentiellement les clients des transports historiques. Il est ainsi convenu par les commentateurs que les vélos en libre-service concurrenceraient en partie les transports en commun. De même, l’autopartage remplacerait les taxis. Pourtant, la mobilité n’est pas un gâteau qui se partage en parts plus ou moins grosses entre les modes de transport. Dans nos sociétés contemporaines, les déplacements physiques comme virtuels s’accroissent de manière continue depuis plus de cinquante ans, tout comme les distances parcourues. En 2008, chaque jour de semaine ouvrée, les Français de 6 ans ou plus ont effectué en moyenne 177 millions de déplacements locaux, contre 166 millions en 1994. Cette hausse est essentiellement due à la croissance démographique. Ces mêmes personnes ont également réalisé sur l’année 358 millions de voyages à plus de 80 km de leur domicile, contre 293 millions en 1994, soit un rythme d’augmentation de 1,5 % par an28. Surtout, la concurrence entre les modes de déplacement et les différents services de mobilité est à relativiser lorsqu’on s’intéresse de près à la sociologie des usagers et à leur mode de vie. D’une part, les systèmes de mobilités partagées s’adressent à une minorité de personnes habitant les centres des grandes villes. D’autre part, ils répondent à des besoins nouveaux ou à des aspirations sociales émergentes.

L’autopartage, un marché en quête de stabilité

22Longtemps perçu comme un mode de déplacement ultraminoritaire, destiné aux populations aisées des grands centres urbains, l’autopartage et son développement se trouvent aujourd’hui à la croisée des chemins. La démocratisation de l’autopartage dans les années 2010 est confrontée à un marché en quête de stabilité, marqué par une forte concurrence entre les opérateurs. Les dispositifs, souvent expérimentaux, franchissent difficilement le cap de l’industrialisation et de la rentabilité financière.

23Au même titre que pour l’implantation des vélos en libre-service, l’arrivée des grandes firmes au milieu des années 2000 dans l’autopartage a éclipsé les premiers dispositifs gérés par des associations et des collectivités locales. Cependant, et contrairement aux offres de vélos en libre-service, certains dispositifs ont réussi à se maintenir sur les territoires, en cohabitant avec ceux développés par les grandes firmes. Plusieurs offres peuvent ainsi présenter une complémentarité. On distingue les offres de leurs différents publics. Tout d’abord, il existe des dispositifs d’autopartage au sein des entreprises et interentreprises, qui représentent un marché à part. Encore minoritaires dans les flottes de véhicules professionnels, les systèmes d’autopartage ont tendance à se multiplier dans les entreprises, au point que les grandes firmes commencent à se positionner sur ce marché. Depuis 2016, Zipcar, en partenariat avec la SNCF, propose en France des flottes de voitures en autopartage destinées aux entreprises29. Ensuite, dans une autre catégorie, on retrouve l’autopartage à visée sociale ou autopartage solidaire, financé par des subventions publiques ou associatives. Ce modèle d’autopartage se développe dans de nombreuses agglomérations, pour les personnes à mobilité réduite ou sans possibilité de se déplacer en automobile. Une troisième offre est particulièrement développée aux États-Unis et concerne l’autopartage de voisinage ou de quartier30, organisé de différentes manières : petites entreprises locales, associations, etc. Enfin, les offres les plus répandues aujourd’hui et les plus utilisées concernent les systèmes gérés par les constructeurs automobiles et les grandes firmes spécialisées dans les nouvelles mobilités et implantées dans les grands centres urbains.

24Cette dernière offre structure très largement le marché de l’autopartage. Elle s’est historiquement imposée au milieu des années 2000 en Europe et aux États-Unis. Sur le continent nord-américain, Susan Shaheen, Adam P. Cohen et Melissa Chung ont repéré trois phases de développement du marché de l’autopartage31. Une première phase de développement occupe la période 1994-2002, avec la domination du neighborhood residential model, autopartage de quartier et des petites entreprises locales. Une deuxième phase de consolidation du marché se déroule ensuite de 2002 à 2007, avec l’émergence croissante de grandes firmes comme Zipcar et Flexcar, une multiplication des offres et la mise en œuvre de premières politiques publiques pour encadrer le développement de l’autopartage. Enfin, la période ouverte depuis 2007, qualifiée de commercial mainstreaming, est marquée par la domination du modèle industriel de Zipcar, Flexcar ou Car2Go, structurant des marchés de plusieurs milliers de véhicules, qui entrent directement en concurrence avec le marché traditionnel des locations d’automobiles.

25La transformation rapide des modèles d’autopartage s’observe également au niveau local. À Lyon, un premier modèle est apparu en 2003 grâce à l’association La Voiture Autrement. L’objectif est alors de promouvoir l’utilisation partagée de l’automobile en développant l’autopartage. En 2008, le système s’institutionnalise et se diversifie. L’association noue un partenariat avec la municipalité pour créer le dispositif Autolib (environ 100 véhicules pour 37 stations en 2015). Le dispositif est mis en œuvre en partenariat avec la société publique Lyon Parc Auto (LPA), qui administre les parcs de stationnement de la ville. En 2013 et après l’échec du dispositif Car2Go (Daimler et Europcar) l’année précédente, l’entreprise Bolloré implante son système Bluely (250 véhicules sur environ 100 stations en 2015), en partenariat avec la communauté urbaine de Lyon. Cependant, le système public Autolib - devenu Citiz LPA - et Bluely cohabitent sur un même territoire, d’ailleurs avec d’autres dispositifs, comme celui implanté à l’échelle du quartier de La Confluence - Sunmoov’ (30 véhicules en 2015). Le cas lyonnais montre que l’émergence du dispositif de Bolloré n’a pas remis en cause les autres offres existantes. La diversité des offres, des modèles économiques et des usages est ainsi une caractéristique de l’autopartage. Ces multiples offres contribuent aujourd’hui à toucher des publics variés. Cependant, elles complexifient la lisibilité du fonctionnement des différents systèmes et engendrent des concurrences entre opérateurs et avec les professionnels du secteur de la location de véhicules. En outre, le choix de l’autopartage avec stations est controversé, en particulier du point de vue de la démotorisation : il favorise l’utilisation de véhicules individuels en ville, pour des distances relativement courtes32, au détriment des transports en commun ; de plus, il implique des déplacements de rééquilibrage quotidien des stations pour compenser les effets de concentrations33.

26Les concurrences au sein de l’autopartage se traduisent par des échecs. Le plus retentissant est probablement celui d’Autolib’ à Paris, inauguré en 2011 par Bolloré et arrêté par la mairie de Paris en 2018. Le dispositif Autolib’, géré dans le cadre d’une DSP, comptait plus de 68000 abonnés à l’année en 2014. Ces derniers pouvaient alors emprunter les 2856 véhicules répartis sur 870 stations et plus de 3200 bornes de recharge dans un périmètre comprenant 66 communes de la métropole (75 en 2015)34. La montée en puissance du dispositif et la diversification sociologique de ses usagers (plus de jeunes et de femmes) ont pu se réaliser grâce à l’extension territoriale du système, initiée par un syndicat mixte métropolitain. Ce dernier, à l’origine du projet, est composé de représentants des communes adhérentes à Autolib’ afin d’agréger progressivement les territoires périphériques de la Ville de Paris (illustration 8). Mais ce syndicat, Autolib’ Métropole, joue un rôle plus important, de préfigurateur de la construction métropolitaine du Grand Paris. Il véhicule des discours favorable à l’institutionnalisation du fait métropolitain, et donc du Grand Paris. Il participe donc à construire les contours d’un nouveau territoire métropolitain. Ces processus de construction territoriale par les transports et, plus généralement, par les services urbains est régulièrement invoqué dans l’action publique35.

Illustration 8. Carte de la densité d’utilisateurs du dispositif Autolib’ dans les communes adhérentes au syndicat Autolib’ Métropole (Autolib’ Métropole, Félix Perrin, 2015)36.

27À Paris, l’extension territoriale du dispositif Autolib’ a été beaucoup plus rapide que dans d’autres agglomérations. Il n’en demeure pas moins que la géographie des communes adhérentes a laissé apparaître des inégalités d’accès les premières années37. Les communes de l’Ouest, plus riches, étaient surreprésentées par rapport aux communes de l’Est. Le syndicat mixte a permis de résorber progressivement ces inégalités sociospatiales, en partie liées à des oppositions politiques partisanes. Mais le principal problème d’Autolib’ fut celui de son modèle économique. En effet, en 2017, un Audit commandé par le Syndicat mixte, affirmait que le déficit prévu à la fin du contrat en 2023 s’élèverait à environ 180 millions d’euros, alors que Bolloré s’était engagé à couvrir un éventuel déficit jusqu’à 60 millions d’euros. Le conflit entre la ville de Paris et l’opérateur, qui réclamait 233 millions d’euros à l’autorité publique municipale pour combler le déficit, a abouti à l’arrêt du dispositif au 31 juillet 2018. La fin d’Autolib’ a eu pour conséquence la mise en suspens de l’utilisation des bornes de recharge et surtout la fin d’un service pour près de 150000 abonnés38.

28Si le modèle économique permettant d’atteindre la rentabilité des services d’autopartage reste difficile à trouver, les échecs ne dissuadent pas certains opérateurs, soucieux de développer des expérimentations et de développer une image positive de leur activité. Ainsi, suite à l’échec d’Autolib’, au moins sept opérateurs se sont lancés pour proposer des offres de service à Paris. L’appel d’offres pour le nouveau service d’autopartage de l’agglomération parisienne, Mobilib’, a abouti à une répartition du marché autour de quatre opérateurs. Parallèlement, les groupes PSA, Renault en partenariat avec Ada et Car2Go ont développé de nouvelles offres, avec l’autorisation de la mairie de Paris. La situation des mobilités partagées à Paris illustre ainsi l’instabilité du marché de l’autopartage. En outre, ces dispositifs, essentiellement présents dans le centre de Paris, renforcent toujours plus les inégalités dans l’accès aux offres de mobilités partagées, que le syndicat mixte avait essayé de résorber à travers la structuration d’Autolib’.

29Mais les inégalités sociospatiales des systèmes de mobilités partagées ne résultent pas uniquement des stratégies des opérateurs, des décisions politiques et de la construction institutionnelle des dispositifs. Elles sont aussi l’expression des caractéristiques sociales des usagers des mobilités partagées, très largement composés de catégories socioprofessionnelles supérieures. À cet égard, certaines données des usagers commencent à être accessibles, notamment pour les systèmes de vélos en libre-service ayant plusieurs années d’exploitation. Une étude portant sur l’utilisation des vélos en libre-service à Lyon permet d’apporter quelques éclairages sur les caractéristiques sociales des usagers.

Des vélos partagés pour qui ?

30L’exemple des vélos en libre-service montre que les entreprises privées ont su répondre à des aspirations sociales en proposant des services urbains de mobilité durable. Tout comme JCDecaux a su anticiper le retour du transport par bus dans les années 1960, en proposant une généralisation des abris pour voyageurs (avec financement publicitaire)39, les systèmes de vélos en libre-service sont venus dynamiser une pratique du vélo atone dans certaines villes, en répondant à l’impératif du développement durable. Il faut reconnaître le pari visionnaire des entreprises, car le succès rencontré par ces systèmes n’était pas garanti. Ces services répondent également à de vrais besoins. Ils offrent une alternative crédible au vol de bicyclette, un des principaux freins à la pratique du vélo en ville. Par ailleurs, ces services proposent une réponse efficace aux personnes qui n’ont pas la place d’entreposer une bicyclette dans leur logement. Ce besoin correspond aussi à l’état du parc de logements dans les villes européennes, qui est vieillissant et rarement adapté pour le stationnement des vélos (garage à vélo). Enfin, les réparations des bicyclettes sont assurées par les entreprises, ce qui est un atout supplémentaire dans nos sociétés urbaines organisées autour de l’économie des services.

31L’offre proposée aux usagers semble pourtant être reléguée au second plan, tant les enjeux politiques et économiques sont importants pour les élus et les entreprises. Nous l’avons montré, les offres sont de qualité inégale entre les villes, ce qui engendre de fortes disparités dans l’utilisation des vélos. En 2013, le service Vélam à Amiens (313 vélos répartis sur 26 stations) ne compte que 792 abonnés à l’année, malgré une campagne d’abonnement à prix réduit menée tous les ans (15 euros par an) (illustration 9). On est loin par exemple des 60000 abonnés lyonnais (25 euros par an) et des 245000 abonnés parisiens (29 euros par an). Mais les inégalités sont aussi d’ordre sociospatial et se structurent au sein même des agglomérations. Les systèmes se concentrent souvent dans les centres urbains, tandis que les périphéries sont délaissées ou mal desservies.

32Pour les firmes, cette différenciation est logique et correspond aux inégales répartitions des recettes de l’affichage publicitaire, beaucoup plus rentable sur les belles avenues du centre, type Champs-Élysées, que dans les zones résidentielles éloignées. Par ailleurs, la campagne de lutte contre le vandalisme des vélos a conduit à encore plus stigmatiser les périphéries urbaines. En termes d’utilisation, il est vrai aussi que, à Lyon, certaines stations implantées dans des quartiers populaires ont été déplacées à cause de la sous-utilisation du système. La pratique du vélo en libre-service demande ainsi un apprentissage du dispositif et des engagements financiers qui peuvent décourager certaines personnes d’utiliser le service. À Lyon ou à Paris, il faut ainsi disposer d’une carte bancaire et accepter le débit d’une caution de 150 euros en cas de vol ou de dégradation du vélo. Cette caution est au centre des tensions entre les entreprises et les usagers, notamment parce que les vélos mal raccrochés peuvent engendrer le retrait automatique de la caution par l’entreprise. Le système sociotechnique complexe et le modèle économique, organisés par les entreprises, sont donc générateurs d’inégalités sociospatiales des services au sein des agglomérations.

Illustration 9. Affiche promotionnelle du prix de l’abonnement du service Vélam à Amiens (Ville d’Amiens, 2014).

33Mais ces inégalités sont aussi structurées par les concurrences politiques et institutionnelles internes aux agglomérations. L’implantation des vélos en libre-service soulève la problématique des échelles de gestion institutionnelle et politique qui structurent les pouvoirs urbains40. Dans de nombreuses métropoles, différentes échelles (commune, communauté urbaine, métropole, région, département, etc.) se trouvent en effet en concurrence pour administrer les services. Cette situation peut engendrer des conflits et des blocages, notamment pour des politiques particulièrement visibles, comme celles des services de mobilités partagées. Ce constat peut être illustré par les situations des premières villes ayant implanté des vélos en libre-service à grande échelle. À Lyon, quelques semaines après l’inauguration de Vélo’v sur les communes de Lyon et de Villeurbanne (illustration 10), la communauté urbaine de Lyon est confrontée à la demande des élus des autres communes de l’agglomération pour disposer du service sur leur territoire41.

Illustration 10. Carte de la répartition des stations Vélo’v à Lyon et Villeurbanne, et de leur dimension, avec le taux de couverture de la population par zones géographiques (Vogel et al., 2014).

34La situation est identique à Paris, où une extension territoriale de Vélib’ est négociée en 2009 entre la municipalité, l’entreprise JCDecaux et les communes périphériques de la première couronne. La municipalité de Paris s’engage alors à financer l’extension du système dans les 30 communes limitrophes, avec 3300 vélos et environ 300 stations supplémentaires42. Cette extension entraîne un coût de 7,5 millions d’euros pour la municipalité ainsi qu’une renégociation du contrat favorisant une prise en charge publique des frais de réparation des vélos qui incombaient auparavant à JCDecaux43. Mais, aussi coûteux soit-il, ce changement d’échelle contribue à renforcer le leadership du maire de Paris, dans un contexte de tension autour de la mise en œuvre de la métropole du Grand Paris, notamment pour la gestion des transports urbains44. L’organisation des pouvoirs métropolitains en matière de mobilité fait également irruption à Barcelone. Tandis que la municipalité implante Bicing en 2007, en partenariat avec la société américaine Clear Channel Outdoor, l’Entité métropolitaine des transports (EMT) annonce, en 2009, un projet de vélos en libre-service concurrent sur l’ensemble des dix-sept autres communes composant la région urbaine de Barcelone45. Le projet n’aboutit finalement pas. Mais ces tensions illustrent les concurrences politiques pour implanter ce type de dispositif.

35La métropole bruxelloise n’échappe pas au débat concernant l’échelle de gestion de sa politique de mobilité à travers les vélos en libre-service. Bruxelles représente même un cas d’étude privilégié pour rendre compte des concurrences entre l’échelon communal et l’échelon régional, puisque deux systèmes se succèdent à ces échelles différentes. Le premier système de 250 vélos répartis sur 25 stations, implanté en 2006 par la commune de Bruxelles en partenariat avec JCDecaux, est remis en cause dès 2009 par l’entité régionale. Cette dernière s’engage dans le déploiement de 2500 vélos et 180 stations répartis, dans un premier temps, sur onze des dix-neuf communes composant la région, toujours en partenariat avec JCDecaux46. Depuis 2014, Bruxelles est devenue la première ville à administrer un système de vélos en libre-service sur l’ensemble de son territoire métropolitain, soit sur les dix-neuf communes composant la région. Ce passage d’une gestion communale à une gestion régionale d’une même politique publique ne s’est pas fait sans difficultés. Les concurrences se sont cristallisées à la fois sur la couverture territoriale pertinente pour administrer la mobilité, mais également sur l’échelle la plus appropriée pour administrer les marchés du mobilier urbain et de l’affichage publicitaire. Dans les deux cas, la politique des vélos en libre-service a constitué une opportunité de légitimation des échelles d’action et de redistribution des pouvoirs. Nos observations ont montré comment les décideurs urbains des différents échelons s’étaient appuyés sur les entreprises pour légitimer leur action à travers la formation de coalitions47. ÀBruxelles, l’extension du dispositif a engendré une situation de blocage politique et institutionnel pendant plusieurs mois. Cette extension territoriale a été rendue possible grâce à une négociation entre JCDecaux et chaque commune, et grâce à de nouveaux changements politiques suite aux élections communales de 2012. Certes, il aura fallu six ans pour implanter 5000 vélos et 360 stations, contre quatre mois à Paris pour mettre à disposition les 7500 premiers vélos, inaugurés en juillet 2007, de sa flotte de 20600 Vélib’. Mais la région de Bruxelles-Capitale est devenue la première ville mondiale à implanter un système sur l’ensemble d’un territoire administratif métropolitain. Ce changement d’échelle relativise la situation de blocage politique de la métropole bruxelloise, notamment par rapport aux autres grands réseaux de vélos en libre-service implantés uniquement dans les centres des agglomérations (Paris, Lyon, Marseille, Barcelone, Valence, Milan, Londres, etc.).

36Dans les villes de Lyon et de Paris, le renouvellement des contrats en 2017 s’est traduit par des extensions territoriales des dispositifs Vélo’v et Vélib’, dans un contexte d’officialisation du fait métropolitain à Lyon48 et de construction du Grand Paris. Cependant, cette question se heurte au problème du financement, dont les ressources sont inégalement réparties entre les communes du centre et celles des périphéries. Ces extensions ne renvoient pas uniquement à une question de solidarité entre les communes du centre des agglomérations et les communes périphériques. La couleur politique des différentes municipalités constitue un vrai blocage.

37La situation de blocage de la métropole de Bruxelles peut aussi être relativisée par rapport à celle de certaines villes, comme Rome, qui ne disposent pas d’une capacité politique suffisamment forte pour organiser les marchés publicitaires49. Dans la capitale italienne, l’organisation du marché de la publicité n’a pas pu être réformée pour financer les offres de vélos en libre-service des grandes entreprises50. Pourtant, la société espagnole Cemusa avait proposé une expérimentation gratuite de six mois sous la forme d’une sponsorisation dans l’espace le plus touristique du centre-ville, en attendant que la municipalité harmonise le marché ou décide de financer directement un système plus vaste. Mais, après un an de fonctionnement du dispositif Roma’n’bike, 270 vélos répartis sur 19 stations, la ville de Rome et l’entreprise ont décidé, d’un commun accord, de rompre leur partenariat. Les marchés romains de la publicité, divisés entre plusieurs sociétés déjà sous contrat et émiettés quartier par quartier, n’ont pas pu être unifiés. Ce blocage politique fait de Rome l’une des dernières grandes villes européennes à ne pas disposer de vélos en libre-service.

38La variété des gestions institutionnelles et des couvertures spatiales des systèmes de vélos en libre-service reflète les différences observées dans la structure des marchés et l’organisation économique des villes en matière d’affichage publicitaire. Mais le rôle des élus est déterminant dans la couverture spatiale des dispositifs et leur inégale répartition. Ces derniers, positionnés sur des échelles concurrentes, cherchent à légitimer leur pouvoir en formant des coalitions avec les entreprises. L’enjeu concerne la maîtrise d’une compétence visible pour l’organisation du territoire. Le partenariat avec les grandes firmes représente donc un instrument de légitimation du pouvoir politique que les élus des communes du centre ne souhaitent pas particulièrement partager avec ceux des communes périphériques, notamment lorsque celles-ci ne sont pas de la même couleur politique. Les inégalités sociospatiales s’observent également pour les systèmes d’autopartage, sauf que la concurrence, plus intense entre les opérateurs, permet d’atténuer ce processus, par une multiplication des offres sur un même territoire. Nous reviendrons sur ces effets de la concurrence dans la seconde partie de l’ouvrage. La compétition politique est donc le moteur des inégalités en matière d’offres de service de mobilité durable entre les villes et au sein des métropoles. Ces inégalités influent fortement sur les caractéristiques sociales des usagers qui habitent principalement les centres des grandes agglomérations.

Caractéristiques des usages et des usagers des mobilités partagées : le cas des vélos en libre-service à Lyon

39Les usagers des vélos en libre-service sont-ils des urbains, écolos, hypermobiles ? Avec des collègues sociologues, nous avons participé à un projet de recherche51 qui s’est intéressé aux caractéristiques sociales des usagers du système Vélo’v à Lyon, à leurs pratiques de mobilité et à leurs modes de vie urbains. Les premiers résultats permettent d’apporter des éléments de compréhension sur la socialisation des usagers des vélos en libre-service, leurs représentations de la ville, leurs rapports à la mobilité et à la politique. L’enquête s’appuie sur des entretiens avec les usagers de Vélo’v52, retenus suivant un échantillon représentatif des données fournies par le Grand Lyon et l’entreprise JCDecaux53. Elle vient compléter les « Enquêtes ménages déplacements » disponibles dans certaines villes, qui indiquent une faible présence des catégories populaires ainsi qu’une moindre place des femmes dans la pratique du vélo. D’autres cas d’étude confirment cette tendance : à Londres, la part des femmes dans l’utilisation des vélos en libre-service n’atteint pas 20 %. Dans la capitale anglaise, les inégalités territoriales sont également très prégnantes. Tandis que le dispositif a été étendu dans les quartiers est de la ville en 2013, son utilisation n’a pas fait l’objet d’un fort plébiscite dans ces quartiers. Les récentes recherches ont montré que la question du coût du déplacement à vélo, légèrement supérieur au coût d’un ticket de bus, représentait le principal frein à l’utilisation des vélos en libre-service dans les quartiers les plus pauvres54. La différence d’utilisation en fonction du genre semble moins importante concernant les dispositifs d’autopartage. À Paris, les femmes représentent 36 % des abonnés annuels en 2014, et leur part ne cesse de croître55.

40Les premiers résultats de l’enquête réalisée sur les usagers de Vélo’v à Lyon montrent une très grande hétérogénéité des pratiques et des représentations du dispositif, mise en lumière par les situations sociales très contrastées des usagers56. On observe une surreprésentation d’étudiants et un écart très important des ressources, avec un revenu par ménage compris entre 800 euros et 5000 euros pour les actifs. Cependant, de grandes tendances permettent de définir plusieurs catégories types d’usagers. Parmi les variables importantes, notons que les usagers de Vélo’v disposent de nombreuses ressources pour se déplacer et d’un fort capital de mobilité57. Cette situation est notamment liée à leur localisation dans les quartiers centraux de l’agglomération lyonnaise. Le passage d’un mode de transport à un autre - voiture, transports collectifs, vélo et marche - est régulier et semble être pleinement intégré dans les pratiques sociales des véloveurs. Il s’agit d’individus hypermobiles58, s’affranchissant des contraintes horaires traditionnelles (sorties le soir, travail avec des horaires décalés). Chez certains actifs, cette hypermobilité se repère par de fréquents trajets entre les grands centres-ville urbains nationaux mais aussi internationaux. Dans ce contexte, l’apprentissage des systèmes de vélos en libre-service est souvent réalisé dans une autre ville, et notamment à Paris.

41ÀLyon, l’utilisation de Vélo’v est toujours associée soit à une socialisation étudiante, soit à une découverte de la ville suite à un emménagement, soit à une socialisation associative et culturelle importante (parfois les trois). Du côté des motivations qui conduisent à utiliser le système, l’argument pratique est, de loin, le plus mentionné. De fait, les vélos en libre-service sont perçus comme des « outils59 » utilitaires. Vient ensuite l’argument économique, notamment chez les étudiants. L’argument écologique est finalement peu mobilisé pour expliquer l’utilisation du système. Pourtant, l’écologie est au cœur des pratiques sociales et des aspirations mises en avant par les usagers de Vélo’v.

42Le rapport à l’écologie se retrouve d’abord dans les représentations de la mobilité en ville. Parfois, l’usage de Vélo’v découle d’un engagement militant antérieur à l’inauguration du dispositif en 2005. Plusieurs usagers sont passés par des associations de cyclistes urbains ou par des associations de défense de l’environnement. Ce militantisme a des impacts directs sur les représentations de la mobilité, notamment automobile. Yves, 41 ans, nous confie : « J’ai aussi des convictions environnementales, écologiques. Pour moi, la voiture n’a pas sa place en ville60. » Le plus souvent, le militantisme provélo - ou antiautomobile - se révèle avec l’utilisation de Vélo’v. Si un étudiant s’assume pleinement comme un « écolo-fasciste » contre l’automobile, la carrière de Cécile, 27 ans et neuf années d’utilisation de Vélo’v derrière elle, est plus significative : après une utilisation relativement régulière à partir de 2005 pour des raisons économiques et pratiques lorsqu’elle était étudiante, son usage devient plus occasionnel lorsqu’elle obtient son premier emploi à Lyon en 2009, mais se poursuit pour des « raisons écologiques et de convivialité dans la ville ». Enfin, sa pratique redevient très régulière en arborant aujourd’hui un militantisme provélo.

43Les pratiques de mobilité sont également révélatrices de certains comportements orientés vers les nouvelles mobilités dites « durables ». Non seulement la pratique du covoiturage est omniprésente, mais celle de l’autopartage également, alors même que cette dernière reste encore confidentielle61. Enfin, l’usage des technologies numériques d’aide à la mobilité (applications pour smartphone) est quasiment inexistant, rejeté et, parfois, combattu. Ce constat vaut pour l’usage des réseaux sociaux spécifiques aux vélos en libre-service.

44Grand paradoxe, une majorité d’usagers développent une véritable altérité vis-à-vis des transports collectifs (TC). Beaucoup, comme Charles, 22 ans, n’apprécient pas les TC : « Le côté être enfermé avec plein de gens […] je préfère largement être sur un vélo que d’être enfermé dans un bus et dans un métro62. » Cette altérité se traduit par une utilisation importante de l’automobile. Si certains usagers ont abandonné l’automobile pour Vélo’v63, on observe une utilisation complémentaire de ces deux modes individuels. Par exemple, un utilisateur très régulier de Vélo’v la semaine se sert davantage de l’automobile le week-end. Cette proximité n’est pas neutre dans les pratiques et les représentations de la ville. L’aspect collectif du système Vélo’v est peu plébiscité, de même que les notions de partage ou de communauté. Les qualificatifs valorisant la vitesse, la liberté, la spontanéité du déplacement et le bien-être personnel sont davantage mobilisés et rappellent les qualités positives historiquement attribuées à l’automobile64. Vélo’v est ainsi décrit comme une « possibilité de plus65 » dans l’éventail des modes de déplacement. Comment ces comportements se traduisent-ils dans les représentations politiques des usagers ?

45À la question : « Vélo’v est-il un service public ou privé ? », les réponses sont partagées. Une moitié d’usagers penchent pour un service équivalent aux transports publics, géré par la puissance publique. Une autre moitié d’usagers valorisent l’initiative privée, notamment car ils ont connaissance de l’activité de l’entreprise JCDecaux, gestionnaire du service. Cependant, le modèle économique n’est presque jamais connu dans les détails (panneaux publicitaires en échange du service). Les représentations du système Vélo’v renforcent ainsi le brouillage des catégories publique et privée, déjà observé précédemment.

46Les bénéfices du système en termes d’image ne sont d’ailleurs pas forcément attribués aux élus. En outre, les orientations politiques des interviewés montrent que la municipalité socialiste, ayant pris la décision d’implanter Vélo’v en 2005, ne tire pas de bénéfices directs en termes de vote. La préférence politique la plus affichée est en faveur du parti écologiste EELV. La deuxième préférence politique la plus citée est le vote centriste. Ces deux orientations se distinguent nettement par rapport aux partis traditionnels, PS et Les Républicains, mentionnés parfois pour les votes du second tour, et aux partis de l’extrême droite et de l’extrême gauche, sous-représentés66.

47Ces comportements traduisent-ils les spécificités sociales de la ville de Lyon ? Pour répondre à cette interrogation, la comparaison avec d’autres villes s’impose. Pour le moment, aucune donnée n’est venue contredire la phrase de Gilles, 51 ans : « À mon avis, Vélo’v reste un moyen de déplacement privilégié pour des gens privilégiés. »

L’irruption conflictuelle des flottes de trottinettes électriques

48ÀLyon, comme dans d’autres grandes villes européennes, une nouvelle offre de mobilité partagée s’est diffusée dans le cœur du centre-ville au cours des années 2018 et 2019 : les flottes de trottinettes électriques en free-floating. Inspirés du concept des vélos en free-floating, de nombreux opérateurs ont disséminé des dispositifs de trottinettes électriques sur l’espace public. À Lyon, pas moins de huit opérateurs (Lime, VOI, Flash, Tier, UFO, Bird, Wind et Bolt) gèrent des flottes de trottinettes, estimées à 5000 répartis sur l’espace public lyonnais en 201967. ÀParis, plus de 20000 trottinettes étaient disponibles à la même période. Le fonctionnement des trottinettes électriques est similaire à celui des vélos en free-floating puisque les trottinettes peuvent être déverrouillées grâce à une application numérique qui permet de facturer ensuite le coût du déplacement en fonction du temps de parcours. Les trottinettes sont ensuite laissées sur l’espace public à la libre disposition des usagers. L’arrivée massive de ces offres a pris de court les pouvoirs publics car les trottinettes électriques ont engendré des problèmes de régulation de leur usage sur l’espace public (illustration 11). Certaines nuisances sont de même nature que les vélos en free-floating : encombrement des trottoirs et problème de stationnement, abandon de certaines trottinettes dégradées, etc.

49Mais les flottes de trottinettes électriques ont entraîné d’autres problèmes suscitant de fortes controverses médiatiques et politiques. L’utilisation de ces objets pouvant atteindre 25 km/h sur les trottoirs ou sur la voirie a provoqué des conflits d’usages et des problèmes de sécurité routière. Les associations de piétons se sont mobilisées pour demander une réglementation plus stricte de leur utilisation. Elles ont aussi critiqué un mode de transport non actif, allant à l’encontre du développement de la pratique de la marche. Ces offres se sont en réalité engouffrées dans un vide juridique entourant la catégorisation et le fonctionnement des trottinettes en France.

Illustration 11. Flotte de trottinettes stationnées sur le trottoir à Lyon près du métro Vieux-Lyon (Huré M., avril 2019).

50Non défini dans le code de la route au moment de sa diffusion, cet objet a accentué la densité des offres de mobilités partagées dans les centres des grandes villes et ravivé une forme de « bataille » de l’espace public68 entre les différents usages. Les trottinettes électriques en free floating ont poursuivi le processus de différenciation à l’œuvre entre les quartiers centraux et les périphéries, non desservies par les entreprises pour des raisons de rentabilité économique. Ces inégalités sociospatiales ont ressurgi dans l’opinion publique dans un contexte de mobilisation sociale des gilets jaunes en France69 : les trottinettes, et de manière générale les mobilités partagées, ont été prises pour cible par les manifestants et elles ont parfois servi de projectile lors des violences qui ont accompagné certaines manifestations.

51La durabilité des trottinettes électrique en free floating a également fait l’objet de critiques puisque les batteries électriques ont une consommation énergétique importante et la durée de vie de ces objets est très limité70. Il est ainsi question de dénoncer une mobilité jetable et antiécologique. Par ailleurs, le report modal des automobilistes vers les trottinettes électriques n’est pas prouvé, ce qui interroge sur les bienfaits environnementaux de ces offres. En outre, le modèle technologique des batteries électriques, couplé au modèle économique du free floating, ont nécessité l’emploi de personnes précaires dont l’activité consiste à recharger les batteries et rassembler les trottinettes égarées la nuit71. Le modèle social de ces entreprises pose ainsi de nombreuses questions.

52Les conflits se focalisent finalement sur le « capitalisme sauvage »72 que représente le modèle développé par les entreprises de trottinettes électriques en free floating. L’implantation fulgurante de ces offres dans les grandes villes mondiales a été rendue possible grâce à l’émergence de nouveaux modèles d’entreprise (start-up), implantées dans la Silicon Valley. Lime, l’entreprise leader du marché au niveau mondial a en effet bénéficié des conditions propices au développement d’innovations numériques en Californie pour tester son dispositif, notamment à San Francisco au début de l’année 2018. Fin 2018, Lime annonçait une levée de fonds de 765 millions de dollars, pour une valorisation globale de l’entreprise estimée à 2,4 milliards de dollars73. Cet engouement des investisseurs montre l’attrait des nouvelles mobilités, dont des retombées financières rapides sont espérées. Dans ce modèle, les opérateurs maîtrisent l’information liée aux applications de géolocalisation, ce qui à la fois favorise le potentiel de rentabilité et d’accessibilité des offres et permet de spéculer sur la valorisation des données et des applications de mobilité liées au dispositif.

53Face à ce modèle de capitalisme urbain, les pouvoirs publics sont contraints d’adopter une posture de réaction face aux nuisances réelles ou supposées de ces dispositifs. La vitesse d’implantation et de diffusion des flottes de trottinettes électriques en free floating tranche alors avec la temporalité plus longue de la régulation politique. C’est cette régulation qui est aujourd’hui au cœur des enjeux des politiques de transport et du gouvernement des mobilités partagées. En France, la Loi d’Orientation des Mobilités (LOM), qui encadre les dispositifs de mobilités partagées, a mis presque deux ans à aboutir, en comptant les débats organisés lors des Assises de la mobilité. Si les collectivités n’ont pas attendu la loi pour proposer des instruments de régulation, les différents acteurs ont été placés en situation d’attente par rapport à la législation nationale, y compris les entreprises qui attendaient une réglementation nationale pour réduire les incertitudes du marché. Pendant cette période, les entreprises ont proposé leur propre régulation, en tissant des liens avec les élus et les techniciens des collectivités, avec l’objectif de convaincre les décideurs de leur volonté de collaborer et de respecter les règles de l’autorité publique. Ce processus de négociation visait à déresponsabiliser les entreprises des nuisances occasionnées sur l’espace public, en responsabilisant et en normalisant les comportements des usagers (illustration 12). Ainsi, les instruments de régulation politique mobilisés représentent un enjeu fort pour l’ensemble des acteurs urbains.

Illustration 12. Publicité de l’entreprise LIME à Paris (Huré, juin 2019).

Conclusion

54L’analyse des conflits sociaux et des controverses politiques autour des mobilités partagées témoigne d’un accroissement des débats politiques portant sur les effets sociaux et environnementaux de ces dispositifs, à travers une grande variété de réactions, d’appropriations, d’usages et de contestations. Les enjeux sociaux et politiques induits à travers l’implantation et la généralisation de ces dispositifs sont donc plus nombreux que ce que certains chercheurs, commentateurs et élus locaux veulent bien admettre. À y regarder de plus près, cette dépolitisation affichée des nouvelles mobilités partagées relève d’une stratégie de domination idéologique, politique et institutionnelle, visant à renforcer les pouvoirs traditionnels. Les modèles économiques et de gouvernance des dispositifs représentent de réels enjeux concernant la généralisation des mobilités partagées dans les grandes villes. Ces enjeux sont d’ailleurs rendus publics par certains élus et associations. Les différents modèles de gestion « public-privé » ont un impact fort sur les usages et les usagers des systèmes, en termes de qualité de service, d’inégalités sociales et de (contre)-pouvoir face à l’omniprésence des entreprises dans la gestion des services. À cet égard, le rôle du politique est déterminant pour réguler l’action « public-privé » des grandes métropoles.