1. Le glacis champenois

1Depuis la conquête éphémère du royaume de Naples, en 1494, jusqu’à la défaite de Pavie, en 1525, les guerres d’Italie restent pendant une trentaine d’années la préoccupation majeure des rois de France. Malgré sa situation frontalière, qui la place aux avant-postes de la défense du Nord-Est face aux territoires contrôlés par les Espagnols, la Champagne reste à l’écart des conflits qui se développent entre Valois et Habsbourg. La protection de la province consiste simplement à recourir à de vieilles méthodes bien éprouvées par le temps et peu onéreuses : entretenir les fortifications des villes, les pourvoir en ravitaillement et écrire aux échevins de se tenir sur leurs gardes en cas de danger. Troyes est ainsi mise en alerte en mai 1511, Reims en juin 15121. Mais ces précautions se révèlent à chaque fois superflues, car l’Italie absorbe encore l’essentiel des moyens militaires de chaque belligérant. Il faut attendre 1521 pour que cette paix armée soit troublée de façon significative.

2Cette année-là, Robert II de La Marck, duc de Bouillon et prince de Sedan, l’un des plus grands féodaux de la région, tente de tirer parti des tensions qui persistent entre la France et l’Empire. Espérant se dégager de la tutelle de son suzerain Charles Quint, il abandonne son service et se rallie à François I^er, qui le gratifie d’une pension de 10 000 livres. Très vite, Robert en profite pour contester le droit de regard qu’exerce l’empereur sur la justice du duché de Bouillon, qui relève pourtant de sa zone d’influence. Sans doute fort de l’accord tacite du roi de France, il envoie un héraut à Worms pour y déclarer la guerre à Charles Quint, et passe au mois de mars dans le Luxembourg avec 3 000 fantassins pour y « faire le dégât »2. La réponse de l’empereur à ce vassal révolté est extrêmement brutale : son armée, conduite par le comte de Nassau, prend Bouillon et confisque rapidement la plupart des domaines de Robert II, sauf Sedan, dans lequel il parvient à s’enfermer. Ayant finalement demandé quartier, il parvient difficilement à obtenir une trêve de six semaines. Ruiné par une guerre inégale, mollement soutenu par un François I^er qui ne pouvait cautionner ouvertement une rébellion portant atteinte au droit féodal le plus élémentaire, le duc de Bouillon ne doit son salut qu’à la médiation du roi de France3.

3Malgré leurs résultats spectaculaires, ces opérations restent encore très limitées et n’émeuvent pas François I^er au point d’envoyer des troupes défendre une cause qu’il estime perdue d’avance. Simplement, Bayard est dépêché pour organiser la défense de Mézières, afin que le conflit ne déborde pas sur le reste de la région. Au mois d’octobre 1521, les Impériaux, gênés par l’approche de l’hiver, ne parviennent pas à s’emparer de ce verrou et font retraite en bon ordre sans que la province en soit affectée4. L’année suivante, au cours d’un voyage en Champagne, le roi se contente de faire quelques joyeuses entrées dans les villes de la province afin de rassurer les notables locaux, sans toutefois mettre en œuvre un programme de défense qui sorte de l’ordinaire : ses soucis l’appellent encore en Italie et les moyens financiers nécessaires lui font défaut pour déployer de gros effectifs dans le Nord-Est.

4À l’été 1523, l’alerte est plus rude. Les lansquenets de Guillaume et Félix de Furstenberg, encouragés par les succès de 1521, pénètrent dans le royaume par la Bourgogne, passent dans le Bassigny, ravagent les environs de Langres et s’emparent de Coiffy et Montéclair avant de se faire repousser par Claude de Guise à Neufchâteau, sur la Meuse5. Malgré la panique qu’ils provoquent à Paris, ces mouvements de troupes sont pourtant bien peu considérables par rapport à ce qui se prépare en Italie, où un an plus tard, le 24 février 1525, les rêves de François I^er volent en éclat près de Pavie. Bien qu’elle se soit déroulée fort loin de la Champagne, cette défaite du roi de France est une date de la plus haute importance pour la province. Après Pavie, les enjeux stratègiques en Europe ne sont plus les mêmes, car le mirage italien s’est définitivement terni. Les affrontements décisifs entre Valois et Habsbourg ne vont plus avoir lieu de l’autre côté des Alpes, loin des terres de chaque adversaire, mais dans une zone-tampon étirée du nord vers le sud du royaume de France, depuis la Flandre jusqu’au Dauphiné, une zone au cœur de laquelle la Champagne tient une place de premier plan, tout près des Pays-Bas et de l’Empire, tout près de l’Île-de-France. Pour François I^er, la guerre la plus âpre ne va plus se dérouler là-bas, au loin, mais à une centaine de lieues de Paris, à deux jours de chevauchée des centres vitaux du pouvoir monarchique. Elle va probablement être moins difficile à mettre en œuvre en termes de logistique, moins coûteuse en termes de transports de troupes ou de ravitaillement, mais ses enjeux vont très vite se révéler d’une extrême gravité du fait de sa proximité. Dans les années 1530, l’ensemble du Nord-Est subit ainsi des passages de troupes de plus en plus fréquents, surtout la Picardie, où Claude de Guise, en 1536, apparaît comme un sauveur quand il parvient à ravitailler la ville de Péronne assiégée par les Impériaux6. D’année en année, les opérations militaires s’étendent ainsi progressivement : en 1542 par exemple, le duc d’Orléans, en route vers le Luxembourg, s’empare de Damvilliers, suivi peu après par Claude de Guise, qui prend le château d’Ivoy [Carignan]7.

5C’est en 1544 que la Champagne subit de plein fouet les conséquences de ce basculement stratégique qui fait du Nord-Est le champ-clos d’un affrontement qui le dépasse largement. À cette date, la province est meurtrie pour la première fois. Au mois de juin, Charles Quint rassemble une énorme armée près de Metz : plus de 40 000 hommes et 62 pièces d’artillerie qui s’ébranlent en direction de l’ouest. La frontière est franchie. Commercy tombe, Saint-Dizier est assiégé8, Vitry-en-Perthois est investi par les Impériaux. La ville ouvre ses portes le 24 juillet. Elle est pillée et incendiée par des troupes excitées par un siège long et éprouvant. Le 17 août, Saint-Dizier se rend, mais les destructions y sont moins importantes et la garnison peut se retirer sans dommages. Le 7 septembre, les Impériaux mettent à sac Château-Thierry, peu après que les Français eurent de leur côté mis le feu à Epernay9. Déjà, Paris se met en défense. L’avant-garde impériale est aperçue autour de Meaux10. Le Dauphin met sur pied en toute hâte une troupe de 35 000 hommes, mais elle se révèle très vite superflue : l’offensive de Charles Quint s’éteint d’elle-même par manque d’argent. Ses mercenaires, mécontents de ne pas toucher leur solde, se débandent rapidement et le reste de l’armée, paradoxalement victime de ses succès, se retrouve trop loin de ses bases arrière. L’affaire se règle le 18 septembre par la paix de Crépy, qui rétablit le statu quo ante.

6Les conflits ont alors profondément marqué la Champagne. Pendant tout l’hiver 1544-1545, des épidémies de peste se déclarent à Epernay, Troyes, Châlons, Sézanne et Reims. François I^er semble prendre enfin conscience que les défenses de la province sont trop faibles. Soucieux d’empêcher une nouvelle invasion, il donne l’ordre de construire des citadelles à Maubert-Fontaine et Villefranche-sur-Meuse. En mai 1545, il fait reconstruire les remparts de Mézières, Sainte-Menehould, Mouzon, Saint-Dizier, Chaumont et Coiffy. En octobre et novembre 1546, malgré la maladie qui va l’emporter bientôt, il fait une ultime inspection en Champagne, passant par Langres, Chaumont, Saint-Dizier, Vitry-le-François, Sainte-Menehould, Villefranche-sur-Meuse, Mouzon, Sedan, Mézières, Maubert-Fontaine et Notre-Dame de Liesse. Au cours de ce voyage, il prend la décision de compléter son programme par la fortification de nombreux bourgs : Marle-en-Brie, Montacher, Avize, Arcis-sur-Aube, Courceaux, Vertilly, Marolles-en-Brie, Anglure, Villefranche, Bourdenay, Fulvy-en-Champagne, Sennevoy, Bazoches-lès-Bray11. Tous ces points d’appui doivent être tenus par une poignée de soldats dont la mission consiste à retarder le plus longtemps possible toute nouvelle progression de l’ennemi. Il s’agit donc désormais de tenir ce pays pour protéger l’Île-de-France et Paris, quitte à y investir de gros moyens en hommes, en argent et en matériel. Pour ce faire, le monarque ne peut plus se contenter du bon vouloir des villes de la province, habituées à organiser plus ou moins bien leur propre défense dans une relative autonomie. Pour l’État, la stabilité de la province est à présent une question de survie.

7La disparition de François I^er ne modifie rien à cette politique. Au contraire, elle contribue largement à l’accentuer. Henri II, moins intéressé que son père par l’Italie, ne cherche pas, en effet, à regagner le terrain perdu dans la péninsule. En 1552, une étape décisive est d’ailleurs franchie quand les troupes françaises parviennent à profiter d’appuis locaux pour mettre la main sur les trois évêchés de Metz, Toul et Verdun. Lorsqu’elles pénètrent dans Metz le 10 avril, François de Guise est nommé gouverneur de la place pour le roi. Assisté par François de Clèves, il organise la mise en défense de cette place, qui permet de donner un peu d’air à la frontière orientale du royaume. Tous deux comptent parmi les plus gros propriétaires fonciers de la région et drainent derrière eux leurs clients de Champagne, de Picardie et de Lorraine, qui sont venus en voisins. La noblesse du Nord-Est est ainsi mise à contribution pour épauler ses patrons à un moment difficile de leurs carrières. Malgré l’arrivée sous les murs de la ville d’une armée colossale commandée par Charles Quint en personne, les défenseurs de Metz ne capitulent pas et parviennent à faire lever le siège le 26 décembre 1552. Ce succès s’explique dans une large mesure par la réussite du plan de François I^er, car la militarisation de la Champagne a facilité le passage des troupes royales vers l’est et leur ravitaillement dans de bonnes conditions, grâce à de nombreux relais disposés dans les places fortifiées de la province. Dès le mois d’avril 1552, de proche en proche, quelques points d’appui ont même pu être repris sur les Impériaux : Stenay, Damvilliers, Ivoy, Montmédy, Lumes et Bouillon12. Ces quelques places sont d’un grand intérêt, car elles complètent les mailles d’un réseau défensif qui couvre désormais tout le Nord-Est, jusqu’en Picardie et en Bourgogne. La paix du Cateau-Cambrésis, conclue les 2-3 avril 1559, renforce donc logiquement la présence française à l’est de la Champagne tout en prenant acte de son retrait d’Italie13. Surtout, elle entérine une évolution qui était déjà perceptible dans la seconde moitié du règne de François I^er : la guerre se confond dorénavant avec la défense du territoire.

8Ce succès a été interprété dès cette époque comme la victoire du duc de Guise – et, dans une moindre mesure, celle du duc de Nevers. Mais cette reculade de Charles Quint a d’autres prolongements. Elle consacre en effet l’émancipation des grands nobles champenois face à l’Empire, car le roi de France a désormais besoin d’eux pour tenir en son nom une frontière de plus en plus sensible.

2. La haute noblesse entre France et Empire

9Les plus grandes familles de Champagne sont assez puissantes pour que leurs prises de position au cours des guerres entre Valois et Habsbourg se traduisent immédiatement en termes militaires et politiques. Elles ont également assez de crédit auprès de la petite noblesse provinciale pour que l’évolution de leurs carrières conditionne largement celles de leurs clients locaux. Une étude exhaustive de leurs alliances, de leurs fortunes, de leurs charges, n’entrait pas directement dans la problématique de ce travail, mais il est indispensable d’en évoquer rapidement les traits essentiels, car l’émergence de la noblesse seconde est étroitement liée à leur histoire.

10La force des Guise, des La Marck, des Luxembourg et des Clèves-Nevers est d’abord liée aux espaces qu’ils contrôlent directement en tant que propriétaires fonciers, qu’ils soient situés en Champagne ou ailleurs en France, voire à l’étranger. Robert II de La Marck (v. 1465-1536), le neveu du « Sanglier des Ardennes », est duc de Bouillon, seigneur de Sedan, Jamets et Fleuranges14. Son fils Robert IV (v. 1491-1537) a hérité en outre de sa mère, Catherine de Croy, des châtellenies de Château-Thierry et de Châtillon-sur-Marne15. François I^er de Clèves (1516-1562) est comte de Nevers jusqu’en 1539 – date à laquelle sa terre est érigée en duché-pairie. Dix ans plus tard, il hérite de sa mère Marie d’Albret des comtés de Rethel, Auxerre, Eu, Beaufort, du marquisat d’Isles, de la vicomté de Saint-Florentin, des baronnies de Rosoy et Donziois, ainsi que d’une multitude de seigneuries dont Marie avait elle-même hérité de sa mère Charlotte de Bourgogne16. François se retrouve alors à la tête d’un immense territoire en Champagne, certes morcelé, mais qui fait de lui un des hommes les plus riches du royaume. À cette époque, ses biens peuvent être estimés à deux millions de livres, pour un revenu annuel supérieur à 155 000 livres en 155117. Les Luxembourg, quant à eux, sont issus d’une branche cadette des ducs de Limbourg, installée en Champagne à la fin du xiii^e siècle avec l’acquisition des seigneuries de Ligny et Roussy – érigées en comté par le roi Charles V, en 1371. Délaissant l’aire géographique traditionnelle de leur famille, ils ont axé tout leur développement sur la province, grâce à un jeu d’achats et d’héritages qui leur apporte au cours des xiv^e et xv^e siècles la vicomté de Machaut, les baronnies de Ramerupt et Piney, le comté de Brienne, la châtellenie de Lisle et les seigneuries de Beaurevoir et Richebourg18. Les Guise, enfin, possèdent une centaine de seigneuries disséminées dans toute la province ; leurs domaines champenois, dont la baronnie de Joinville est le joyau principal, constituent la pièce maîtresse d’une assise foncière très cohérente, qui s’étend jusqu’en Lorraine et Picardie19.

11Néanmoins, le crédit local dont disposent ces grands lignages en Champagne ne doit pas se mesurer simplement à l’aune de leur seule richesse, même si elle est indispensable pour l’entretien d’une vaste clientèle. En effet, leur influence découle aussi des droits éminents sur les hommes que confère la possession de ces vastes seigneuries. Or cet atout est particulièrement précieux dans une province telle que la Champagne, où l’application des volontés du souverain reste assez aléatoire du fait de l’éloignement relatif des centres de décision parisiens. Ainsi, pour l’exercice d’une charge aussi prestigieuse que celle de gouverneur, le souverain a certes recours à des hommes riches, capables de faire face aux multiples dépenses que le Trésor royal ne peut assumer tout seul, mais là n’est pas son seul critère de choix. En fait, il a surtout besoin de s’appuyer sur des auxiliaires qui disposent depuis longtemps d’une réelle autorité, à la fois juridique et charismatique, sur les populations locales. C’est la raison pour laquelle, en 1545, François I^er pourvoit le duc de Nevers de la charge de gouverneur en Champagne. Bien sur, le duc dispose d’énormes revenus, qu’il peut mettre à contribution pour exercer ses fonctions ; mais surtout, il est sur le point d’hériter d’immenses domaines dans cette province20. Faire de l’un des plus grands féodaux de la région le principal représentant local de la couronne, revient à se servir de l’autorité seigneuriale du futur comte de Rethel afin que l’application des volontés royales en soit facilitée. Le rayonnement d’un tel individu est ainsi comme détourné et mis au service de la monarchie. Inversement, la détention d’une parcelle de l’autorité royale pèse d’un grand poids dans la puissance des La Marck, des Luxembourg, des Guise ou des Nevers. Ainsi, engager en 1526 les domaines royaux de Château-Thierry et de Châtillon-sur-Marne au maréchal de Bouillon, exprime le désir royal de renforcer le pouvoir d’un homme déjà bien implanté dans ces deux châtellenies – du fait de son héritage maternel – et dont les talents militaires sont précieux dans cette province menacée par les Impériaux21. De même, ériger la baronnie de Joinville en principauté (1552) permet de renforcer la domination locale de Guise, qui apparaît à l’époque comme le bras armé du souverain en Champagne et Brie22.

12Les grands seigneurs sont donc utilisés par la monarchie pour que son autorité atteigne une certaine consistance. De même, ceux-ci comptent sur le roi pour que des charges locales importantes leur soient conférées, afin d’accroître d’autant leur influence. Il est donc logique de voir leurs carrières passer par les charges que procure le service de l’État, ce qui permet aux potentats champenois de bénéficier dans la première moitié du xvi^e siècle d’une précieuse proximité avec la personne du monarque. Par exemple, Robert III et Jean de La Marck sont tous deux gentilshommes ordinaires de la chambre du roi dans les années 153023 ; à cette époque, cet emploi représente encore un réel service, que le titulaire doit accomplir pendant un trimestre de chaque année. Il ne rapporte que 1 200 livres de gages annuels, une somme dérisoire pour des hommes dont le capital foncier se chiffre en millions. L’intérêt de cette fonction est à chercher ailleurs, dans la familiarité qu’ils peuvent obtenir par ce biais avec le roi, dans la confiance mutuelle et les avantages réciproques qui peuvent en découler.

13Ces liens personnels qu’ils tissent avec le monarque atteignent leur plein épanouissement au cours des guerres d’Italie, auxquelles la très haute noblesse champenoise a massivement participé. En examinant leur itinéraire, il devient en effet vite évident que ces hommes ont tous été happés à un moment de leur vie par l’aventure italienne. Il n’est pas sûr qu’ils aient partagé le mirage de Louis XII et François I^er, mais il est certain qu’ils ont payé de leur personne pour permettre aux souverains de réaliser leurs rêves24. L’avènement de François I^er transforme ainsi les guerres d’Italie en une sorte d’épopée commune à des hommes du même âge : à Marignan, Robert III de La Marck, dit « le jeune adventureux », n’a que 24 ans, Claude de Guise en a 19 et le roi 21. La quête de la faveur royale, qui se traduit habituellement par l’exercice de charges dans la maison du souverain, se double donc ici d’une fraternité au combat, accentuée dans ce cas précis par la jeunesse de tous ces personnages25.

14Cette intégration dans le cercle très étroit des familiers du roi, qui était déjà sensible à la précédente génération, née dans les années 1460, permet à la haute noblesse de bénéficier de sa protection lorsque ses intérêts vitaux sont en jeu. Dans une province aussi sensible que la Champagne, les plus grands nobles se retrouvent tout naturellement à l’avant-garde de la défense du territoire, car leurs domaines sont bien plus exposés que ceux de leurs pairs à des vicissitudes de toutes sortes. Une telle logique est à l’œuvre en 1521, lorsque Robert II de La Marck fait les frais de ses velléités d’indépendance à l’égard de Charles Quint et qu’il est sauvé par la médiation de François I^er. Son cas est un exemple-type de cette conjonction d’intérêts qui parvient à lier ces personnages au souverain français. En 1486 déjà, son père Robert I^er avait bénéficié de la protection de Charles VIII contre Maximilien26. De même, au cours de la campagne de 1544, Louis de Luxembourg et son frère Antoine empêchent les Impériaux de s’emparer du bourg de Ligny, dont ils sont seigneurs27 : la préservation de leurs domaines se superpose ici avec le service du roi.

15Dès la fin du xv^e siècle, le monarque semble avoir pris toute la mesure des avantages qu’il pouvait tirer des conflits plus ou moins larvés entre cette haute noblesse et l’empereur. La plupart des grands nobles de Champagne mettent ainsi leur puissance locale à contribution pour aider le roi de France à conduire sa guerre contre Charles Quint sur la frontière nord-est. C’est le cas de Claude de Guise, nommé gouverneur de la province le 18 mai 1524, après sa victoire sur les lansquenets du comte de Furstenberg28. Comme Robert de La Marck, Guise a d’autant plus intérêt à soutenir le roi qu’il cherche à prendre ses distances à l’égard de l’empereur – dont le duc Antoine de Lorraine, son frère, cherche également à s’émanciper. Ces familles se précipitent donc dans le conflit dans l’espoir d’être plus indépendantes à l’égard de Charles Quint, quitte à accepter la tutelle d’un roi dont elles se sentent plus proches, mais dont elles perçoivent le pouvoir comme plus lointain. Les conflits internationaux servent ainsi de caution morale à leur propre soif d’autonomie. En outre, si la guerre leur porte un préjudice trop lourd, seul le roi de France est à même de les secourir, d’autant que son intérêt est de maintenir la stabilité de cette province frontalière, ce qui passe par la préservation du capital foncier de ses principaux serviteurs.

16Les largesses royales sont à interpréter selon la même logique, une manière comme une autre de restaurer et d’affermir la puissance locale de la haute noblesse, afin de la réutiliser au service de la couronne. Dès 1538, Jean et Robert IV de La Marck sont gratifiés de 10 000 L. de pension, afin de compenser leur manque à gagner lorsque Charles Quint occupait leurs terres29. En 1552, le duc de Bouillon se voit allouer 3 491 L. « pour le dédommager de ce qu’il avait avancé de ses deniers pour [le roi] lors du siège de Hesdin »30. Ces dépenses ne sauraient être interprétées comme un parasitage de l’État par de grands féodaux cupides, ni comme la première étape d’une domestication dont la cour de Louis XIV serait l’aboutissement ultime31. La haute noblesse de Champagne passe au contraire le plus clair de son temps dans la province, soit sur ses terres, soit sur les champs de bataille du Nord-Est. Les faveurs royales, loin d’être un outil utilisé pour couper ces nobles de leurs bases locales, doivent être conçues comme un investissement très rentable pour la monarchie. Elles contribuent en effet à développer ou à restaurer la puissance du seul groupe social capable de relayer ses volontés dans une province délicate, où les enjeux militaires sont vitaux. En outre, croire à une quelconque domestication reviendrait à sous-estimer gravement la soif d’indépendance de ces individus à l’égard de toute forme de domination étatique, qu’elle soit issue du modèle impérial ou du modèle français.

17Au cours des guerres qui jalonnent les années 1550, Henri II peut ainsi bénéficier de l’appui des grandes familles de Champagne. Robert IV de La Marck, par exemple, reprend aux Impériaux le château de Bouillon en 1552, puis combat à Hesdin en 155332. De même, la victoire du siège de Metz, en 1552, n’est qu’une étape dans la carrière de Guise et de Nevers. Tous deux participent à la campagne de 1557, avant de s’emparer de Calais 4 janvier 155 833. D’année en année, la guerre lie un peu plus la haute noblesse à la monarchie et conforte son autonomie à l’égard de Charles Quint et Philippe II. Lorsqu’elle est vaincue, elle n’est d’ailleurs pas traitée avec les égards habituellement réservés aux grands capitaines. Par exemple le duc de Bouillon, capturé à Hesdin par les Espagnols, est taxé lors de la trêve de Vaucelles, le 5 février 1555, de 60 000 écus de rançon. Fort maltraité par ses geôliers, il meurt peu après sa sortie de prison : la rumeur se répand vite que l’empereur avait donné l’ordre d’empoisonner ce vassal félon34.

18À la faveur des conflits qui se développent dans le Nord-Est, la première moitié du xvi^e siècle permet donc aux grands nobles champenois de diversifier leurs atouts au sein d’un État lui-même en pleine mutation. D’un statut de grands barons provinciaux encore liés à l’Empire, ils passent en une cinquantaine d’années à celui de premiers serviteurs de la couronne, piliers de l’autorité monarchique, garants de la stabilité des frontières. Assurés de la confiance du roi, comblés d’honneurs et de charges, auréolés d’un prestige militaire durable, conscients de leur puissance locale, ils ont pu facilement s’intégrer dans le dispositif militaire destiné à assurer la défense de la région contre les Impériaux. Cette période doit donc être regardée comme un véritable âge d’or de la haute noblesse. Les premiers linéaments d’un État administratif, qui apparaissent à cette époque, ne sauraient donc être mécaniquement traduits en termes de décadence nobiliaire35. Bien au contraire, ces familles s’intègrent avec aisance dans les nouvelles structures du royaume de France. Loin de ne pas conférer à la haute noblesse un solide rôle social, le souverain la conforte dans celui qui était le sien depuis des siècles – la guerre – tout en lui donnant une nouvelle légitimité – le service de l’État. Exploitant les velléités d’indépendance que la haute noblesse nourrit depuis la fin du xv^e siècle à l’égard de l’Empire, il en retire un double bénéfice, militaire et politique.

3. Patrons et clients

19Si la haute noblesse est attrayante pour le roi, c’est en raison d’une efficacité militaire qui découle directement de son emprise locale. Cette influence charismatique est entretenue grâce à des réseaux nobiliaires de dimension régionale, composés d’individus qui sont liés aux grands féodaux par des liens multiples, complexes et ténus. Sans eux, les Bouillon, les Luxembourg, les Guise ou les Nevers n’auraient jamais pu transformer leur puissance seigneuriale et foncière en une arme redoutable mise au service du roi de France. Cette noblesse locale a déjà été rencontrée ici, au cours de la défense de Metz, à laquelle elle a activement participé. Cerner la nature et la force des solidarités verticales qu’elle entretient avec les grands est une entreprise extrêmement ardue, car les sources n’y consacrent pas beaucoup de place. En effet, les relations qui unissent un homme à son patron ne se traduisent que très rarement par l’écrit et il faut se méfier des documents qui pourraient passer à première vue pour une preuve de l’attachement d’un homme ou d’une famille au service d’un haut personnage. Les liens de vassalité sont ainsi souvent sujets à caution. Par exemple, dans le rôle dressé en 1558 pour la convocation du ban et de l’arrière-ban du bailliage de Troyes36, les pointages que l’on peut faire montrent que 81 familles nobles – soit plus de 50 % de l’effectif du bailliage – sont vassales du duc de Nevers. Il serait absurde de faire de l’ensemble de ce groupe un inépuisable vivier dans lequel le duc peut disposer des combattants qui lui sont nécessaires, ne serait-ce qu’à cause de la mutiplicité des liens de vassalité que ces familles entretiennent avec d’autres suzerains – au premier rang desquels le roi lui-même. Il faudrait dans ce cas précis recouper ces informations avec des quittances de pensions – très rares – ou des documents sur les personnages employés au service du duc de Nevers, pour être sûr d’obtenir au bout du compte la presque totalité de ses fidèles originaires du bailliage de Troyes. Mais les lacunes de la documentation disponible pour cette période vouent à l’échec toute tentative d’exhaustivité.

20La notion de fidélité elle-même nous échappe bien souvent, car les sources ne cherchent jamais à l’expliciter, tant elle semble aller de soi. Du coup, il est bien difficile d’en mesurer la portée, car la fidélité ne conduit pas obligatoirement au sacrifice, loin de là, mais peut tout à fait s’en tenir à une aide ponctuelle, mesurée et proportionnelle aux moyens de chaque individu37. Les études les plus récentes ont levé un coin du voile en montrant que dans certains cas, la fidélité découle du clientélisme, c’est-à-dire de la relation de dépendance qui lie le faible au puissant38. Mais un problème fondamental reste en suspens : celui de la nature de ce lien qui soude deux individus. Est-il matériel, affectif, géographique, matrimonial, politique ? Les documents ne fournissent jamais la réponse39.

21Pour préciser les fondements du clientélisme, nous en sommes trop souvent réduits à raisonner sur des conjectures, à définir un système sans qu’il puisse être testé en grandeur réelle, à dresser des suppositions sans qu’elles puissent être solidement étayées. Les documents des xvi^e et xvii^e siècles nous permettent surtout de faire le point sur les effets ou les conséquences du clientélisme, en termes de puissance militaire, d’évolution des carrières, d’attribution des pensions. Ils ne permettent que très rarement d’en cerner les causes, sauf dans les cas où c’est un lien de parenté qui est à l’origine d’un attachement. Néanmoins, à la suite des ouvrages récents de S. Kettering et K. B. Neuschel40, il est possible de prendre un fait suffisamment solide comme point de départ de notre réflexion : même si les fidélités et le clientélisme traversent toutes les couches sociales, la population nobiliaire représente un terrain particulièrement propice à leur apparition, ce qui signifie que leur clef est à chercher avant tout dans une mentalité bien spécifique.

22Tout noble reconnaît en son patron une part de lui-même ou de l’idéal qu’il se fait de lui-même. Plus le patron est capable de refléter l’image – réelle ou fantasmatique – que ses fidèles ont d’eux-mêmes, plus il peut alors compter sur leur attachement. La popularité des Guise est immense dans la noblesse de Champagne, tout au moins jusqu’en 1584, parce que Claude, François et Henri ont su focaliser sur leurs personnes et pendant trois générations une double tradition chevaleresque et patriotique – au sens étymologique – dans laquelle les petits nobles se sentent valorisés. En suivant ces capitaines charismatiques, ils captent une parcelle de leur gloire, tout en recevant une part de leur butin41. Cette identité, cette complicité sont seules capables de forger les liens affectifs que l’on voit s’exprimer dans leurs lettres. De même, le dévouement de la haute noblesse à l’égard de François I^er et Henri II procède à la fois d’idéaux partagés – surtout ceux qui ont trait au rôle que les nobles doivent tenir à la guerre – et de leur interdépendance dans l’exercice du pouvoir provincial. Ce type de relations, flagrant au plus haut niveau, semble se répèter sur le même modèle aux échelons inférieurs de la société nobiliaire.

23Brantôme fait ainsi le récit d’un épisode qui me semble tout à fait significatif. « A la bataille de Ranty, [le duc de Guise] avoit pour son enseigne M. de Sainct-Fal, lequel, pour s’estre advancé et party plus tost et plus qu’il ne falloit, M. de Guyse alla à luy de collère et luy donna un grand coup d’espée sur sa sallade pour le faire arrester. Cela luy fascha fort et luy dist : « Comment, monsieur, vous me frappez ! Vous me faictes tort ». M. de Guise ne s’y amusa pas autrement, mais alla au plus pressé. Et comme après la bataille on luy eut dict que Sainct-Fal se sentoit offancé de ce coup et le vouloit quicter, M. de Guise dist : « Laissez faire, je le contenteray ». Et le trouvant en la tente du roy, il lui dist devant tout le monde : « M. de Sainct-Fal, vous vous tenez offancé du coup d’espée que je vous donnay hier parce que vous vous advanciez trop : il vaut bien mieux que je le vous aye donné pour vous faire arrester en un combat où vous alliez trop hasardeusement, que si je le vous heusse donné pour vous y faire aller et advancer, en le reffusant poltronnement. Si bien que ce coup, à le bien prendre, vous porte plus d’honneur que d’offance ; et voicy tous ces messieurs ces capitaines qui m’en peuvent estre tesmoingtz » (qui admirarent tous ces beaux motz et ceste belle sattisfaction) ; « par quoy vivons, dit-il, comme devant ». Ce qui fut fait »42. Cette histoire de Brantôme confirme à sa manière à quel point la valeur militaire est essentielle aux fidélités nobiliaires. Elle permet à tous ces personnages de communier dans le culte des mêmes vertus, des mêmes actions, des mêmes chefs. Malgré leurs différences de rangs, ils construisent ainsi entre eux une égalité formelle, cimentée par l’idée qu’ils appartiennent tous à une même race43.

24En outre, l’individu se voit et est vu comme l’élément central d’un vaste ensemble composé de ses relations, de ses parents et de ses amis. C’est ce réseau complexe, parfois inextricable pour nous, qui définit en grande partie sa place dans l’édifice social, en lui conférant un statut face aux autres, en lui apportant des revenus, en déterminant sa carrière44. Fondamentalement, sa vie est liée à la force, au pouvoir, à l’autorité, à l’influence de son protecteur. Attacher ses pas à ceux d’un personnage tel que le duc de Guise, en recevoir les faveurs et la protection, permet à un noble de s’approprier son charisme, de bénéficier indirectement d’une considération sociale et d’une puissance qu’il n’aurait jamais pu espérer sans le rayonnement d’un tel maître.

25La fidélité est donc d’abord une communion qui, contrairement à la foi et hommage, est plus une affaire de mentalité qu’une question de droit seigneurial, car tout vassal n’entre pas nécessairement au service de son suzerain et tout fidèle n’est pas obligatoirement fieffé. Pourtant, le problème des rapports entre féodalité et fidélité doit être reposé, ne serait-ce que pour comprendre l’implantation géographique des réseaux. La Champagne fournit à cet égard un superbe domaine d’investigations.

26Le 6 mai 1470, les « féaux et arrière-féaux et autres tenant noblement du comte de Nevers à cause de sa comté de Rethelois et de sa baronnie de Rosoy » s’assemblent à Rethel afin de procéder à une revue des hommes d’armes disposés à suivre leur suzerain à l’armée45. Cette façon de procéder est tout à fait habituelle : conformément au droit féodal, le comte fait appel à son ban et à son arrière-ban pour constituer le plus facilement possible une troupe cohérente et équipée à moindres frais. Quatre-vingt-onze vassaux (soit 72,2 % des nobles du Rethelois) se disent prêts à suivre leur suzerain dans son expédition. Aucun n’entend se faire remplacer, ni convertir ce service en une somme d’argent. Trente-cinq personnes (27,8 %) n’ont pas répondu à l’appel – mais quatre d’entre eux ont pris la peine de présenter des excuses. Cet exemple indique la permanence des liens de vassalité, qui semblent rester très vivaces à la fin du xv^e siècle. Encore en 1558, lorsque Henri II convoque son ban et arrière-ban du bailliage de Troyes46, les individus qui tiennent un fief du roi prennent le soin d’indiquer les noms des seigneurs dont ils relèvent simultanément, de façon à justifier leur absence par un service auprès de leur suzerain local, plus proche, plus familier et plus sécurisant. Les réseaux de fidélités ne viennent donc pas remplacer mécaniquement les liens d’homme à homme hérités du Moyen Âge. La dégradation de ces liens féodaux est certes bien réelle au cours du xvi^e siècle, mais ils sont encore assez vivaces pour entrer dans la composition des réseaux de fidélités. Les liens personnels et affectifs qui regroupent des nobles autour d’un patron peuvent donc tout à fait procéder des rapports de vassalité qu’ils entretiennent avec lui. L’explication en est simple. La domination du suzerain est compensée par un devoir de protection envers ses vassaux ; ceux-ci, depuis plusieurs générations, ont donc l’habitude de faire appel à ses services, de le côtoyer, d’être invités à ses fêtes, de le choisir comme parrain de leurs enfants... Ces échanges mutuels sont favorisés par des relations de voisinage dont il ne faut pas sous-estimer l’importance, car l’individu a besoin d’un protecteur connu dans la société locale, pour que l’autorité et la puissance de celui-ci soient connues de tous les autres. Qui d’autre, sinon un suzerain bien implanté dans la province, peut apporter de telles garanties ?

27Il faut donc s’attendre à ce que les grandes familles de Champagne bénéficient encore de leur position dominante dans la pyramide féodale de la province. Le service du ban et de l’arrière-ban ayant de plus en plus tendance au xvi^e siècle à n’être convoqué que par le roi – avec des difficultés importantes du fait de l’éloignement de la capitale – l’attachement des nobles à leurs patrons locaux est à rechercher désormais dans les compagnies d’ordonnance. Ces troupes d’élite, commandées par un capitaine, sont construites autour d’un nombre variable d’hommes d’armes – entre une trentaine et une centaine. Chaque homme d’armes est assisté par deux archers, un coutellier et un page. La compagnie ainsi formée est placée sous le commandement d’un capitaine qui appartient souvent à la haute noblesse. Elle est entretenue sur les deniers du roi, ce qui lui confère une plus grande stabilité par rapport à l’ancien service féodal qui n’était pas rémunéré47. Périodiquement, le roi fait procéder à la revue de ces troupes lors de « montres », destinées tout autant à payer les soldats qu’à en contrôler les effectifs. La Bibliothèque Nationale, dans les fonds français et Clairambault de son département des manuscrits48, conserve une importante collection de montres originales, si volumineuse qu’elle autorise une étude statistique approfondie. Afin de présenter les effectifs champenois qui peuplent ces compagnies, deux périodes ont été distinguées, en prenant comme charnière la date de 1521, celle qui marque le début des guerres contre les Impériaux dans la province (tableaux 1 et 2)49.

28En général, toutes les troupes commandées par la haute noblesse provinciale sont dotées d’un important noyau de combattants champenois. Ces effectifs sont en effet largement supérieurs à ceux que peuvent draîner d’autres grands féodaux, étrangers à la province, lorsque les opérations militaires les conduisent en Champagne50. Les mêmes noms reviennent d’une montre à l’autre et sont d’autant plus nombreux que le lieu de la montre est proche des terres du capitaine. Ce résultat n’est guère surprenant du fait de la vivacité des liens de voisinage51. Plus étonnants sont les écarts constatés entre chaque famille, surtout pour la période 1500-1521. Si les Bouillon, les Guise et surtout les Luxembourg ont des difficultés à entraîner les Champenois loin de leurs bases locales, le comte de Rethel semble bénéficier d’un réseau moins circonscrit, plus diffus, traduisant une audience plus large, à l’échelle de la province. Ce phénomène s’explique par le fait que Jean d’Albret, alors comte de Rethel par sa femme Charlotte de Bourgogne, est gouverneur de la province jusqu’à sa mort en 152452. Ainsi, bien qu’il soit un étranger en Champagne, la conjonction de sa double autorité de comte et de gouverneur suffit à lui attirer nombre de nobles champenois, désireux de faire leur carrière dans ses troupes. Inversement, Louis de Luxembourg, dont la famille est pourtant implantée depuis des siècles dans la province, se révèle incapable d’attirer ses voisins loin de leurs bases locales – en l’occurrence pour participer aux guerres d’Italie – faute d’un commandement local de prestige. Les grands féodaux n’ont donc pas tous les mêmes atouts pour entraîner dans leur sillage les nobles locaux.

29À partir de 1521, la guerre contre les Impériaux provoque un gonflement des effectifs provinciaux dans les compagnies des grands féodaux de Champagne. En s’engageant derrière une personnalité qui leur est familière, les nobles du pays entendent donc d’abord participer à la défense de leur territoire. D’ailleurs, ils répugnent encore souvent à s’éloigner de chez eux. Le comte de Brienne, gouverneur d’Abbeville dans les années 1520, a toujours autant de mal à mobiliser ses voisins, même pour aller en Picardie. De même, si le duc de Bouillon recrute davantage qu’en 1500-1521, son impact est bien plus sensible pour des opérations limitées à la province que pour aller guerroyer à l’extérieur. Son autorité et son prestige ne sont donc pas suffisants pour que les Champenois acceptent de le suivre dans des expéditions plus longues et plus lointaines. Rappelons qu’en 1521, celui-ci se fait écraser par Charles Quint sans que le roi de France fasse quoi que ce soit pour l’en empêcher. Au début des années 1520, le duc de Bouillon est un homme défait, déchu, brisé : il n’est pas étonnant que cette déroute ait provoqué l’effritement de sa crédibilité provinciale. Par contre, l’influence de Guise est de plus en plus large : il est capable d’introduire dans ses troupes un quart de gentilshommes de Champagne, quel que soit le lieu où stationne sa compagnie – alors qu’en 1500-1521, il avait plus de mal à attirer les Champenois loin de chez eux. Les guerres permettent en effet à Claude de Guise, qui est encore un homme jeune en 1521, de mettre en valeur ses qualités de commandement, lors de la prise de Bapaume (1522), de sa victoire sur les lansquenets (1524) ou du ravitaillement de Péronne (1536). Par la suite, la défense de Metz permet à son fils François de perpétuer la gloire familiale. C’est donc bien sur les champs de bataille que les Guise acquièrent cette capacité à draîner de nombreux nobles à leur service.

30L’énorme crédit dont jouit Claude de Guise dans la noblesse de Champagne reste sans égal pendant toute la première moitié du xvi^e siècle. Son audience s’accroît tout particulièrement après 1524, lorsqu’il remplace Jean d’Albret au poste de gouverneur (tableaux 3 et 4)53 : les chiffres de 1528 sont parmi les plus forts de toute la première moitié du siècle. Auréolé depuis quelques années par son prestige militaire, perçu par la noblesse provinciale comme un homme du pays, il démultiplie son crédit local quand le roi lui confère le titre de gouverneur. Sa compagnie se peuple alors de tous les nobles champenois qui sont fascinés par son prestige. Pour un quart, ces hommes d’armes combattaient déjà sous les ordres de son prédécesseur, Jean d’Albret : ces individus semblent donc attacher leur fortune à celle du gouverneur, quel qu’il soit. Mais simultanément, un bon tiers de ses hommes d’armes sont de nouvelles recrues, des nobles qui n’ont pas participé aux opérations militaires précédentes et qui sont vraisemblablement attirés par sa réputation flatteuse.

31Le cas de Guise montre bien que les relations de fidélité dépendent de trois paramètres complémentaires : l’aptitude du patron à faire la guerre, ses fonctions officielles dans la province et sa proximité géographique (partant, sa disponibilité à l’égard de ses voisins). Est-il légitime d’établir pour autant une corrélation entre le recrutement local et les rapports de vassalité ? Ces nobles champenois qui entrent dans les compagnies sont-ils les vassaux de leurs capitaines ou participent-ils à un plus vaste brassage, à l’échelle provinciale ? Les sources permettent difficilement de répondre à ces questions, car en cette première moitié du xvi^e siècle, elles n’indiquent pas quelles sont les seigneuries que possèdent les hommes d’armes. Cet obstacle ne peut être contourné qu’en établissant un fichier grâce à d’autres documents – rôles de ban et d’arrière-ban, généalogies, actes notariés épars – afin d’acquérir une assez fine connaissance de la pyramide féodale de la province. Muni de ces informations, il s’agit ensuite de restituer à chaque homme d’armes sa seigneurie et son (ou ses) suzerain(s). Afin d’obtenir des résultats significatifs sur les liens entre la vassalité et le service, il faut absolument disposer d’une série de montres assez longue, de façon à travailler sur une population et une durée suffisamment importantes. Mon choix s’est ainsi porté sur celles de la famille La Marck, qui sont particulièrement bien fournies54. Le tableau 5 indique la proportion des vassaux des ducs de Bouillon ou de leurs frères au sein de leurs troupes originaires de Champagne.

32Lorsqu’il s’agit de monter une compagnie destinée à défendre leurs domaines, les La Marck peuvent compter sur une forte participation de leurs vassaux, qui assurent plus de 80 % des effectifs originaires de la province – rappelons que les Champenois représentent le cinquième ou le quart du total selon la période. Dans cette population, le désastre de 1521 n’a visiblement aucun effet négatif : même dans les pires moments, les vassaux du duc de Bouillon continuent de servir leur suzerain. Mais leur aide se confond nettement avec la défense de leurs terres, car dès que les montres n’ont pas lieu près du bastion sedanais, ils sont bien moins nombreux à tenter l’aventure, la défaite de 1521 ayant dans ce cas précis accentué leur frilosité. Les liens de vassalité se prolongent donc très nettement dans le service armé que les nobles peuvent offrir à leur patron-suzerain55. À la différence du xv^e siècle, ce service ne passe plus par l’appel du ban et de l’arrière-ban, mais par les compagnies d’ordonnance ; pourtant, il traduit des affinités toujours aussi fortes entre des nobles qui se sentent impliqués dans la défense de leurs intérêts communs. Je ne crois pas cependant que nous ayons ici la majorité des vassaux du duc de Bouillon, ne serait-ce qu’à cause du prix de l’équipement, qui interdit aux plus pauvres toute entreprise militaire. Malheureusement, je n’ai pas découvert de liste exhaustive indiquant la totalité des seigneuries relevant du duché.

33Il me semble donc tout à fait prématuré de balayer d’un revers de la main les liens vassaliques du xvi^e siècle, en les prenant pour les vestiges désuets d’une époque révolue. Les fidélités sont bien d’une autre nature que les relations d’homme à homme du droit féodal, mais elles n’en sont pas moins l’un de ses prolongements les plus nets. Même si tous les vassaux n’ont ni la volonté, ni la possibilité d’offrir un service militaire concret, ils forment toujours une réserve de combattants disposés à suivre leur suzerain, à condition toutefois que l’aventure ne les mène pas trop loin. Même s’il lui faut recourir aux services d’étrangers – nobles d’autres provinces ou mercenaires rétribués par le roi – la haute noblesse de Champagne voit ainsi sa puissance dépendre encore pour une bonne part de sa capacité à mobiliser ses vassaux ou ses voisins. Ces phénomènes d’interdépendance vont nous guider pour comprendre le déroulement des carrières au sein de la noblesse provinciale, en nous aidant à évaluer dans quelle mesure ces individus ou ces lignages, sur une longue durée, lient leur avancement à la fidélité envers un patron. Cette question doit être abordée selon plusieurs angles : l’engagement est-il une affaire de tradition familiale ? Exprime-t-il la fidélité envers un lignage ou un individu en particulier ? Les fidélités sont-elles exclusives, ou le désir d’avancer provoque-t-il un brassage des hommes d’armes ? Enfin, quelles sont les modalités (durée et avancement) du déroulement des carrières ? Répondre à ces questions permettra de comprendre les motivations d’une société nobiliaire dont les structures mentales sont encore mal connues. Cette analyse passe par l’examen de sources suffisamment riches et unifiées. Ce sont les compagnies des ducs de Guise qui fournissent ici le matériel documentaire le plus précieux, celui autour duquel une étude cohérente peut être menée avec le plus de profit, car elles ouvrent un champ d’investigations s’étendant sur 63 familles nobles de la Champagne (tableau 6).

34Il ne semble pas que l’on puisse dégager ici des traditions familiales bien nettes : les deux tiers des lignages ne fournissent qu’un seul homme d’armes au duc de Guise sur treize ans et il ne s’en trouve que quatorze à en envoyer deux. Par conséquent, s’il est possible de trouver deux frères ou deux cousins réunis sous le même commandement au cours de cette période, il ne peut s’agir que de cas assez marginaux. Cependant, cette conclusion doit être tout de suite nuancée par le fait que je n’ai pu tenir compte que des individus ayant le même patronyme et appartenant au même lignage. Il est donc tout à fait possible que des cousins n’ayant pas le même nom se soient retrouvés côte-à-côte dans la même compagnie, mais l’état de la documentation concernant les alliances dans cette noblesse pour les années 1500-1530 ne permet pas d’y voir plus clair. En outre, certaines familles fournissent des hommes d’armes à plusieurs capitaines au même moment. C’est par exemple le cas des Choiseul : Pierre apparaît dans les rangs de Claude de Guise entre 1518 et 1528, tandis qu’Antoine est sous les ordres de Jean d’Albret de 1519 à 152356. Mais ce phénomène reste très exceptionnel, car en treize ans, les troupes de Guise semblent se renouveler en permanence : plus de 80 % des individus n’apparaissent qu’une seule fois pendant toute la période. Cette fluidité peut s’expliquer de bien des manières. Une partie a dû se faire tuer sur un champ de bataille, une autre a peut-être vite renoncé à la carrière des armes, soit à cause d’un appauvrissement, soit, plus probablement, en raison du décès d’un parent (père ou frère aîné), obligeant l’héritier à revenir chez lui pour s’occuper du domaine familial. Certains, enfin, sont peut-être partis ailleurs pour tenter leur chance dans une autre compagnie. Mais cette dernière explication me semble peu plausible, car les compagnies des Guise ont un pouvoir attractif bien supérieur à celui des autres, à tel point que 23 % des hommes d’armes champenois que commande François de Guise en 1553-1554 sont les mêmes ou appartiennent aux mêmes familles que ceux de son père, malgré une génération d’écart57.

35La voie des armes est donc conçue par les nobles de Champagne comme un engagement relativement bref, peu marqué par une tradition familiale contraignante, derrière un capitaine dont ils apprécient les qualités – soit parce qu’il est leur voisin ou leur suzerain, soit à cause de ses succès militaires, soit du fait qu’une part de son autorité émane du roi. L’homme d’armes a beau être considéré comme un soldat d’élite, il ne s’agit que rarement d’un professionnel qui passe sa vie à guerroyer. Je serais même enclin à penser qu’il ne conçoit son passage dans les compagnies que comme une étape transitoire – de deux ou trois ans au maximum – avant de recevoir une part de son héritage ou de se marier. Son engagement dans les compagnies d’ordonnance ne me semble donc pas refléter une volonté très nette de faire carrière, du moins dans les années 1500-1530. Ainsi, Jean de Saint-Belin, homme d’armes du gouverneur entre 1519 et 1523, disparaît des rôles de montres et rentre chez lui pour se marier avec Charlotte de La Rivière58. François de Choiseul, baron de Clefmont, quitte la même compagnie en 1523 pour aller épouser Madeleine de Livron et ne plus jamais revenir à l’armée59. Par conséquent, malgré la poussée des effectifs champenois entre 1521 et 1560, la noblesse provinciale ne semble pas motivée par un désir unanime de promotion par la voie des armes ; pour elle, les guerres contre les Impériaux sont une opportunité temporaire, une chance à saisir pour se frotter au métier des armes et accompagner quelque temps un patron, plus qu’une véritable occasion de faire carrière loin de ses bases locales.

4. Les voies de la promotion

36Si la majorité des nobles de Champagne semble surtout préoccupée par le devenir de ses domaines, quelques uns reviennent périodiquement à l’armée et bénéficient de promotions que nous allons maintenant tenter de comprendre. En effet, s’il conserve des revenus suffisants pour s’équiper, si son patron est satisfait de ses services, s’il ne se fait pas tuer ou estropier, notre gentilhomme champenois a toutes les chances de faire une carrière convenable dans sa compagnie. Les sources permettent, en recoupant les rôles de montres, les généalogies et quelques actes notariés, de reconstituer les carrières d’une quinzaine de personnages. Le tableau 7 en résume les résultats60.

37L’état de la documentation ne permet pas pour cette période de se faire une idée très précise de la durée de toutes ces carrières. Les indications qui sont fournies par ce tableau montrent cependant qu’elles peuvent être assez longues. Jean d’Aspremont, par exemple, est homme d’armes, puis enseigne du duc de Bouillon de 1545 à 1556 ; Jean d’Averhoult apparaît dans les montres pendant 13 ans, Guillaume de Miremont pendant 14 ans, Pierre de Villelongue pendant 15 ans. À cette longueur des carrières correspond presque toujours une grande fidélité à l’égard d’un même capitaine. Jean d’averhoult gravit ainsi, peu à peu, tous les échelons de la compagnie du duc de Bouillon, entre 1547 et 156061. Jean d’Aspremont, Claude du Châtelet, Jacques de Choisy, Nicolas de Cullant, Guillaume de Miremont, Anne de Vaudrey, Jean et Pierre de Villelongue font de même. Ces individus semblent donc lier étroitement leur sort à celui de leur capitaine ; cette conclusion confirme l’importance des liens personnels entre la haute noblesse et ses fidèles locaux. Rares sont en effet les individus dont la carrière est accélérée par un transfert de fidélité. Il n’y a guère qu’Africain de Mailly et Olivier de Lenoncourt dont les cas soient ici atypiques.

38La carrière d’Olivier de Lenoncourt est la mieux documentée. Homme d’armes du duc de Bouillon en 1510, il passe ensuite dans les troupes du comte de Rethel (1518-1523), et c’est tout naturellement qu’il attache sa fortune à celle de Claude de Guise, qui remplace ce dernier comme gouverneur de Champagne. Olivier est accompagné à la montre de 1528 par ses deux frères, Jean et Pierre : son attachement personnel à Guise se traduit donc par une fidélité familiale, d’autant qu’Olivier épouse la fille de l’un des hommes d’armes de sa compagnie, Jean de Dampierre. Cette solidarité lignagère, qui s’organise peu à peu autour d’Olivier, lui permet alors d’obtenir dans les années 1530 la charge de bailli de Langres62. Peu de nobles ont autant de flair et d’appuis qu’Olivier de Lenoncourt pour faire une carrière aussi brillante – le choix d’un patron au faîte de sa puissance, l’aide de ses frères et des alliances au sein de sa compagnie. Le plus souvent, ils se contentent donc de rester sous les ordres du même capitaine, attendant que leur fidélité porte ses fruits au bout de quelques années.

39Leur rôle est d’autant plus précieux qu’ils connaissent bien la province : cette aisance à diriger dans un pays familier des hommes d’armes qui sont souvent leurs propres voisins représente leur principal atout, celui qui leur permet peu à peu de devenir les subordonnés directs de leur capitaine. En effet, les Champenois fournissent 80 % des lieutenants, 80 % des enseignes, 80 % des guidons et 40 % des maréchaux des logis. Dans de nombreux cas – mais les données manquent pour être plus précis – ces individus sont même les propres vassaux de leur capitaine, tels Jean d’Averhoult (lieutenant), son frère Antoine (guidon) et Pierre de Villelongue (maréchal des logis) dans la compagnie du duc de Bouillon qui stationne à Sedan le 10 novembre 156063.

40Cette inaltérable fidélité les conduit au sommet de leurs espérances lorsqu’ils décrochent un commandement local, dans un bourg ou une place forte de quelque importance. Au bout d’une dizaine d’années, ils sont enfin parvenus à exercer une domination locale qui leur offre un surcroît de considération sociale et un peu plus d’argent. C’est ainsi que Jean Le Genevois devient capitaine du château de Blaigny, dans la première moitié du xvi^e siècle, « par les ducs de Guise et d’Aumale »64. De même, Nicolas d’Ambly, vers 1550, devient gouverneur de Donchéry : une place forte que détient alors le duc de Bouillon et qui présente un très grand intérêt stratégique pour les communications entre Sedan et la province. Le duc, à la fois patron, capitaine et suzerain de Nicolas, renouvelle ici la confiance qu’il avait déjà placée dans son père, Simon d’Ambly, gouverneur de Bouillon jusqu’en 153865. Il n’est pas rare qu’un tel commandement local reste ainsi de génération en génération dans la même famille ; par exemple le fils de Nicolas d’Ambly, Philippe, succède à son père en 1578. Cette permanence est pour le duc un gage de fidélité, car elle contente une famille qui considére petit à petit cette charge comme un élément de son patrimoine, d’autant que ses terres en sont très proches66. Des exemples similaires ne sont pas rares dans toute la province. La famille de Castre, par exemple, se voit confier par les Guise la garde du château de Rumigny, pendant trois générations67. Tous sont hommes d’armes dans leurs compagnies et tous sont leurs vassaux pour les terres qu’ils possèdent près de ce château68. Le crédit que les Guise ont encore auprès des souverains dans cette première moitié du siècle leur permet en outre de faire confier la garde du château de Montigny à Roderique de Castre, puis à ses fils Claude et Jean, et enfin à son petit-fils Charles69.

41Par conséquent, tout commandement local découle, dans la première moitié du xvi^e siècle, de l’appui d’un patron qui utilise sa puissance pour l’attribuer aux nobles du cru, qui sont le plus souvent ses vassaux et/ou ses clients. Ceux-ci ont d’autant plus de poids que leurs terres sont proches de leur lieu d’exercice et qu’ils sont bien connus des habitants. L’efficacité de leur service s’en trouve ainsi démultipliée. Il s’agit d’un micro-pouvoir qui est construit sur le même modèle que celui des grands féodaux, dont la traditionnelle puissance seigneuriale permet une meilleure transmission des volontés du roi. Ici, à une moindre échelle, les nobles champenois relayent les intentions de leurs patrons dans un pays qui leur est familier et où ils jouissent d’un certain crédit local. Il peut donc s’agir encore une fois d’un prolongement de structures féodales qui n’ont rien perdu de leur vitalité.

42Les nobles locaux qui font la carrière des armes adoptent tous un même profil. Pendant que leur père exerce une charge locale près des terres de la famille, ils suivent leur patron dans sa compagnie d’ordonnance pendant quelques années, le temps d’acquérir une certaine expérience et de faire leurs preuves. Lorsque leur père décède, ils prennent sa succession dans sa charge comme dans la seigneurie familiale, et envoient bientôt leur fils suivre le même parcours. On peut dégager ce genre d’itinéraire chez les Ambly70, les Castre71, les Livron72, les Vaudrey73. Ils ont tous un commandement local stable, qu’ils se transmettent de génération en génération, grâce à un patron qui est toujours issu de la même famille et dont ils intègrent la compagnie.

43Au total, tous les nobles de la province semblent liés entre eux par des rapports de dépendance dont l’exercice du pouvoir local découle dans une très large mesure. Les grands féodaux ont recours à leurs fidèles locaux pour constituer un solide noyau d’hommes d’armes dévoués et connaissant bien la province ; grâce à ce groupe, stable dans ses effectifs malgré un important renouvellement, leur compagnie atteint une réelle efficacité, comme en témoigne la sur-représentation des Champenois chez les officiers. Ils trouvent les capitaines des places fortes dans les familles les plus considérées, car leur crédit local garantit l’efficacité de leur action. Inversement, c’est par l’entremise des grands que les plus ambitieux parviennent à s’élever et surtout à convertir leur autorité seigneuriale en un commandement qui peut leur apporter un surcroît considérable de prestige. Les invasions de la Champagne leur permettent ainsi d’accélérer leurs carrières en s’intégrant dans le dispositif militaire mis en œuvre par François I^er. La défense du territoire est l’occasion idéale de se mettre en valeur, de faire la preuve de son crédit provincial et de dépasser son statut de petit seigneur. La guerre, dès ses débuts, porte donc en germe des bouleversements sociaux d’une ampleur encore insoupçonnée.