1Les premiers systèmes de mobilités partagées représentent des expériences isolées jusqu’au milieu des années 1990. Tandis que les vélos en libre-service sont testés dans quelques villes européennes, les premiers dispositifs d’autopartage se déploient aux États-Unis et en Suisse1, avec le concours d’associations ou de jeunes entreprises issues du secteur de l’économie sociale et solidaire. À la fin des années 1990, le problème de la pollution atmosphérique dans les villes, lié en partie aux rejets de diverses particules dans l’air émises par les automobiles, va accélérer les réflexions sur le partage des voitures en ville. Le vélo est lui davantage perçu comme un moyen d’apaiser la circulation dans les centres-ville et de réaménager les espaces publics urbains. Dans ce contexte, son développement s’est réalisé lentement, en fonction des contextes urbains, favorables ou non à la limitation des déplacements automobiles2. En France, cette prise en compte du vélo par les villes est largement liée à l’autonomisation des pouvoirs urbains après la décentralisation. L’année 1998 marque un tournant important dans les politiques du vélo urbain en Europe. Une société américaine spécialisée dans la communication et l’affichage publicitaire, Clear Channel Outdoor, rachète une entreprise britannique, More Group, et sa filiale Adshel, pour pénétrer le marché européen. Elle remporte dans la foulée un appel d’offres à Rennes, portant sur le mobilier urbain et l’affichage publicitaire, en proposant un système innovant de vélos en libre-service automatisés (200 vélos répartis sur 25 stations). Pourquoi les firmes spécialisées dans le mobilier urbain et l’affichage publicitaire s’intéressent-elles au vélo ? Une des explications se trouve dans la volonté des élus locaux d’asseoir leur pouvoir dans les politiques de mobilité à l’échelle locale comme à l’échelle internationale.

L’ouverture politique des villes aux opérateurs privés

2À Rennes, l’implantation d’un système de vélos en libre-service par une multinationale de la communication cotée en Bourse marque l’entrée des grandes firmes dans le développement du vélo en ville. Ce changement s’explique en partie par les transformations du marché du mobilier urbain. Or cette explication n’est pas suffisante car cette transformation intervient après une tentative de régulation politique de ce secteur en France3, visant à dénoncer les pratiques de « position dominante4 » de l’entreprise française JCDecaux. L’implantation de vélos en libre-service à Rennes est donc le fruit d’une mobilisation politique pour (ré)organiser un marché de service urbain. Mais pourquoi les élus ont-ils recours à des entreprises pour développer des politiques publiques en faveur du vélo ? Et comment ces dispositifs se sont-ils imposés dans la majorité des grandes villes européennes ?

3Ces questions renvoient au rôle des grandes firmes de services dans la production de la ville. Dans l’histoire urbaine, la gestion de services urbains par des sociétés privées s’est développée au début du xix^e siècle en France5 et en Europe6. Depuis cette période, les entreprises participent à produire la ville7 et les territoires à travers les grands réseaux techniques ou d’infrastructures qui organisent les secteurs des transports, de la gestion de l’eau et de l’approvisionnement en énergie8. Une première phase de gestion privée des services urbains se situe donc au xix^e siècle. Elle se caractérise par la domination de petites entreprises privées soumises au libre marché, dans le cadre du socialisme municipal9. La deuxième phase se déroule entre la crise économique des années 1930 et l’après-Seconde Guerre mondiale. Elle est marquée par une nationalisation des entreprises et l’affirmation d’un monopole de l’État dans certains secteurs stratégiques (énergie, télécommunications, etc.)10. Cependant, on observe des variations nationales. En France, certains secteurs restent confiés à des entreprises dans le cadre de services publics industriels et commerciaux (eau, déchets, transports)11. Une troisième phase, marquée par des privatisations et une dérégulation, caractériserait les services urbains à partir des années 1980. Ce processus de privatisation recouvre plusieurs formes : la vente des actifs, la délégation de services publics, la transformation de départements ministériels en sociétés par actions ou l’introduction du new public management dans le pôle public12. L’analyse de ces privatisations a montré que ces processus étaient étroitement liés à la capacité des firmes à transformer leur activité en ressources pour les élus locaux13. Cependant, la notion de privatisation ne convient pas tout à fait à la gestion des dispositifs de vélos en libre-service par des entreprises. Les mobiliers urbains puis les services de vélos en libre-service n’ont pas été gérés en régie puis privatisés. Ils découlent d’une construction « public-privé » dès leur origine. Pour comprendre cette construction d’un nouveau marché, il faut revenir à l’année 1965, année de naissance de l’entreprise JCDecaux. L’entreprise française remporte alors son premier contrat à Lyon, en proposant un système d’abribus innovant, entièrement financé par l’affichage publicitaire. Analysé plus loin, ce détour historique des relations entre une ville, Lyon, et un opérateur, JCDecaux, permettra de mieux comprendre les liens d’interdépendance qui se sont progressivement créés entre les différents acteurs.

4L’émergence des sociétés privées dans la gestion des politiques du vélo découle d’un processus partiellement organisé par les municipalités. Les raisons de cette mobilisation des entreprises par les institutions municipales s’expliquent par la possibilité offerte aux élus de financer un service de vélos avec les recettes de l’affichage publicitaire, c’est-à-dire en permettant aux élus d’invoquer un modèle économique les autorisant à communiquer sur la gratuité du système pour la collectivité. D’ailleurs, Jean-Charles Decaux14 ne manque pas de rappeler au sujet des vélos en libre-service que « le modèle publicitaire a fait ses preuves sur l’abribus. Ni les compagnies de transports ni les villes n’ont à supporter son coût ou son entretien. De la même manière, le plus important dans le vélo en libre-service, c’est bien l’entretien, la maintenance et la durabilité15 ». L’émergence des entreprises dans les politiques du vélo découle plus largement de l’institutionnalisation des relations entre les firmes du mobilier urbain et les décideurs publics locaux depuis le milieu des années 1960. Ces relations se traduisent par une construction conjointe du modèle économique précédemment cité et de l’organisation institutionnelle des territoires. En outre, nous verrons plus loin que cette mobilisation des firmes par les élus répond à des enjeux politiques territoriaux, permettant aux élus locaux de renforcer leur pouvoir. Les firmes participent ainsi à autonomiser les pouvoirs urbains dans le domaine des transports, fortement structuré par l’État.

5La temporalité est sensiblement la même pour les systèmes d’autopartage. Apparus dans la sphère associative en Amérique du Nord (San Francisco) à la fin des années 1970 et dans les milieux écologistes en Suisse (Zurich) au milieu des années 198016, les systèmes d’autopartage se sont rapidement multipliés grâce à de petits opérateurs privés locaux et des entreprises coopératives (Montréal, Berlin, Zurich) au cours des années 1990. Aujourd’hui, ils se sont industrialisés et sont pleinement intégrés dans les stratégies de diversification de l’activité de grandes firmes multinationales, comme Bolloré en France. Ces dispositifs ont aussi permis à des constructeurs automobiles, notamment l’Allemand Daimler ou l’entreprise italienne Fiat, d’étendre leurs activités vers les services urbains et de nouer des relations avec les villes.

6Le contexte institutionnel a également été favorable à cette gestion privée des services de mobilités partagées. Dans toute l’Europe, on assiste à des processus de décentralisation ou de régionalisation au cours des années 1980-1990, confiant plus de pouvoir d’initiative aux villes. Avec cette évolution du cadre administratif, les villes sont à la recherche d’une expertise interne dans de nombreux domaines, comme les politiques de mobilité. Le vélo en ville est un bon exemple de cette recherche de compétence interne. Tandis que le recrutement des premiers chargés de mission vélo dans les collectivités s’effectue au début des années 1990, leur généralisation n’intervient que récemment, au milieu des années 2000, soit au moment où s’implantent des systèmes de vélos en libre-service dans toute l’Europe.

7Mais, pour les élus, les entreprises représentent des organisations capables de mobiliser des ressources qui ne sont pas uniquement d’ordre économique et technologique. Ces ressources s’appuient sur la production d’une expertise urbaine et sur une différenciation des projets en fonction des territoires urbains. Les entreprises permettent aux municipalités de consolider leur position dans les réseaux de villes, vecteur de la compétition internationale. Ce processus entraîne une interdépendance entre les acteurs publics et privés car, pour les firmes, investir ces réseaux constitue également une opportunité. Il s’agit pour elles de conserver des marchés urbains soumis à l’accroissement des concurrences et de développer leur image de marque à l’international.

8Ainsi, les institutions publiques ont participé à la création de nouveaux marchés de services dès 1965 - implantation de l’entreprise JCDecaux à Lyon -, car les firmes permettaient aux élus d’organiser les territoires urbains et leurs institutions. Ces firmes ont donc une sensibilité institutionnelle, ce qui pose la question du brouillage entre les catégories d’action, relevant du « public » et du « privé ». Selon Dominique Lorrain, pour développer leur activité, les firmes de services urbains doivent avoir « un pied dans les marchés mais elles doivent [aussi] être attentives aux institutions17 ». Cette hypothèse implique que les firmes s’intéressent et participent à l’organisation institutionnelle des territoires.

9Dans cette perspective, les mobilités partagées relèvent-elles d’un service public ou d’un service privé ? Cette question est d’autant plus complexe que les marchés découlent d’une construction publique et privée, fondée sur un système d’interdépendances entre les deux sphères. En cela, les services proposés par ces firmes se distinguent des services en réseau privatisés au cours des années 1980, tels l’eau, les déchets, etc.18. Par exemple, les mobiliers urbains puis les services de vélos en libre-service n’ont pas été gérés en régie puis privatisés. Ils découlent d’une construction « public-privé » dès leur origine. Cette dynamique « public-privé » est au cœur des transformations de la ville et du capitalisme au xxi^e siècle. Elle prend racine dans les années 1960-1970, avec le développement de nouveaux marchés de services urbains. Aujourd’hui, la dynamique se diffuse et se généralise à travers la mondialisation des échanges et l’internationalisation des villes.

Le monopole JCDecaux à Lyon

10Avant d’aborder la généralisation des mécanismes « public-privé » dans les villes, revenons aux fondements d’un marché, celui du mobilier urbain et de l’affichage publicitaire. En 1965, l’entreprise JCDecaux, du nom de son fondateur Jean-Claude Decaux, remporte son premier marché à Lyon. Son innovation principale, l’abribus financé par les recettes de l’affichage publicitaire, naît dans un marché publicitaire des années 1960 marqué par l’effervescence, de L’Express transformé en news magazine porté par ses annonceurs en 1964 à la télévision publique ouverte à la publicité en 196819. Le système que met en place JCDecaux à Lyon vient donc répondre à un manque général d’espaces publicitaires. Aujourd’hui encore, la publicité est au cœur des transformations économiques et sociales puisqu’elle finance en partie l’industrie du numérique et les contenus d’Internet. Dans les années 1960, l’idée est de proposer un format réduit à 2 m² pour les affiches publicitaires en ville, en concurrençant les affiches murales traditionnelles de 12 m². Cette stratégie permet à JCDecaux de répondre aux critiques des associations du cadre de vie urbain et de défense du paysage qui dénoncent depuis le milieu des années 1960 la pollution publicitaire, notamment en contestant le format des affiches murales, jugé trop important20. Si cette stratégie est au départ raillée par les annonceurs, les affiches de 2 m² transforment progressivement le marché de l’affichage urbain, en devenant un format standard dès la fin des années 1970.

11L’entreprise prend pied en région lyonnaise en signant un premier contrat avec la Ville de Lyon pour la fourniture et l’entretien d’abribus, dont elle avait exposé un prototype dans la cour de l’hôtel de ville, afin de convaincre les édiles. Entre 1965 et 1969, JCDecaux s’installe à Villeurbanne, Caluire-et-Cuire, Rilleux, Bron et Vénissieux, en passant des contrats avec chacune de ces communes. Ces accords sont unifiés en 1969 avec la création de la communauté urbaine de Lyon, avant la signature d’une convention en 1972 qui n’est amendée que par avenant jusqu’au contrat instaurant les vélos en libre-service en 200421. Il s’agit alors pour la jeune institution de se doter d’un prestataire unique pour l’ensemble des communes afin d’effectuer un « contrôle plus rationnel22 » de cette activité sur son territoire. Présidé par Louis Pradel, maire de Lyon, le jury retient à l’unanimité JCDecaux, devant dix concurrents, pour la fourniture d’abris, dotés de corbeilles et de planimètres23, voire de cabines téléphoniques.

12En 1972, l’entreprise n’est plus un simple prestataire d’abribus. Elle noue des partenariats avec divers fournisseurs et institutions pour proposer un paquet de dispositifs financés par la publicité : signalisation routière et piétonne, sanitaires, etc. L’initiative privée semble ici devancer l’expression d’un besoin public. Dès 1970, elle signe une convention avec le ministère des Postes, Télégraphes et Téléphones (PTT) pour équiper ses abribus d’un espace pouvant accueillir une cabine téléphonique, à une époque où cet équipement n’est pas encore totalement banalisé24. Ces multiples partenariats distinguent l’entreprise de ses concurrents et lui confèrent une capacité d’innovation. En outre, la demande d’extension territoriale de ses services par la communauté urbaine confirme l’idée proposée par l’entreprise de développer un système cohérent à l’échelle de l’agglomération. JCDecaux contribue d’ailleurs à l’extension de son système en offrant des abribus sans publicité dans les zones périphériques où l’affichage n’est pas considéré comme rentable.

13À chaque avenant, JCDecaux négocie une redéfinition de ses prestations contre l’implantation de nouveaux mobiliers dans les communes périphériques de l’agglomération. Cette pratique imbrique des marchés aux logiques et échéances diverses, et suppose que les entreprises postulant à de nouveaux appels d’offres soient polyvalentes, ce qui est une façon de prévenir la concurrence.

14L’entreprise étend progressivement son emprise sur la ville à partir d’une présence physique accrue. En 1979, la communauté urbaine dénombre déjà 599 abribus sur son territoire. En 1987, elle en recense 1004. Le contrat portant sur la période 2004- 2017 permet d’accroître cette présence à 2200 abribus, 600 panneaux publicitaires, 4000 vélos et 343 stations, ainsi que divers mobiliers. Le nouveau contrat signé pour la période 2017-2032, toujours avec JCDecaux, porte sur 2530 abribus, 640 panneaux publicitaires avec la possibilité d’ajouter 100 écrans de publicité numérique et 5000 vélos. Au terme de ce dernier contrat, l’entreprise JCDecaux aura façonné le territoire lyonnais pendant soixante sept ans. L’accroissement et la diversification du mobilier urbain participent ainsi à construire un territoire JCDecaux.

15JCDecaux intervient aussi, de manière plus occasionnelle, dans l’organisation des institutions publiques : c’est le cas en 1979, lorsque l’entreprise demande au président de la communauté urbaine de résoudre le problème de « confusion [qui] règne25 » dans ses services. Elle se plaint alors de la multiplicité des interlocuteurs pour la mise en place de l’information communautaire sur ses panneaux. Dans cette situation spécifique, JCDecaux incite les élus à rationaliser le travail administratif. De manière générale, l’entreprise s’intéresse aux activités de l’administration pour s’assurer du bon fonctionnement de ses prestations. Elle suit de près la réorganisation permanente du réseau de bus. Cette posture illustre une forme d’interdépendance entre l’entreprise et la communauté urbaine.

16Cette construction territoriale reflète la logique d’échange qui préside aux relations que JCDecaux entretient avec les pouvoirs publics. Les avenants entérinent des négociations sans chiffrage explicite. Ainsi, quand, en 1979, la communauté urbaine de Lyon constate que la société n’a équipé que 14 % de ses abris en cabine téléphonique - contre 40 % prévus -, l’entreprise propose de remplacer 60 abris par un modèle neuf, doté d’une cabine téléphonique26. En échange de quoi, bien que n’atteignant que 24 % du total, elle est considérée comme quitte de l’objectif initial. Au gré des avenants, on échange ainsi des tranches de mobilier contre une redéfinition des prestations27. S’installe ainsi une interdépendance physique et structurelle des pouvoirs publics vis-à-vis de l’entreprise.

17Enfin, un apport essentiel de JCDecaux dans la fabrique de la ville va résider dans son activité de production de savoirs urbains, qui s’accentue avec le développement des vélos en libre-service. Avec l’abribus, le mobilier JCDecaux s’est, dès le départ, spécialisé dans les objets immobiles de la mobilité. L’abribus fixe des points de desserte pour les transports en polarisant les activités économiques et sociales de l’agglomération. Sur le même modèle, les vélos se fondent sur des stations qui structurent le réseau et les usages du système. Dès les années 1980, la société propose aux édiles des espaces d’information municipale sur des mobiliers urbains spécifiques28. Son service interne d’études et de cartographie urbaines, créé à cet effet, produit plusieurs supports : cartes du réseau d’autobus, carte des zones piétonnes, informations sur la régulation du réseau. Ces savoirs sont proposés par JCDecaux aux institutions publiques, sous la forme d’offres de prestations gratuites29. Les vélos en libre-service ont renforcé l’autonomisation de JCDecaux dans la production d’études et de savoirs urbains : statistiques, cartographie, flux, mais aussi gestion des usagers et données économiques (recettes des abonnements, coût des réparations) font maintenant partie du travail quotidien de la société.

18L’analyse de l’évolution des relations entre la société JCDecaux et les acteurs publics de la métropole lyonnaise montre que l’on assiste à des « recompositions par les interactions30 » au sein des institutions publiques et privées. Si JCDecaux a su profiter d’un contexte institutionnel favorable au développement de son activité à Lyon, les échanges entre l’entreprise et les pouvoirs publics s’inscrivent plutôt dans un jeu équilibré d’interdépendance. La somme de ces relations d’interdépendance forme aujourd’hui une action publique de plus en plus hybride, qui fait appel à de nouveaux modes de gouvernement « public-privé » de la métropole lyonnaise.

19L’internationalisation de JCDecaux au tournant des années 1990 a renforcé sa présence dans les métropoles mondiales. Avec les mobiliers urbains et les formats publicitaires qu’elle propose, l’entreprise participe à introduire des standards internationaux, symboles de la mondialisation. Alors que les capitalismes urbains entrent en concurrence pour attirer les élites économiques et accumuler les ressources, les villes trouvent dans les firmes comme JCDecaux des partenaires de leur politique d’internationalisation.

Le vélo pour internationaliser les villes. Projet politique ou stratégie des opérateurs privés ?

20Depuis l’implantation des vélos en libre-service à Lyon en 2005, on ne peut qu’être frappé par la rapidité avec laquelle se sont diffusés ces dispositifs dans les grandes villes mondiales. Si Paris est devenue la référence mondiale avec plus de 20600 vélos, d’autres villes avant elle avaient installé ce type de dispositif à grande échelle. Avec près de 6000 vélos en libre-service, la ville de Barcelone est considérée depuis 2007 comme la vitrine du groupe Clear Channel Outdoor, qui a remporté le marché. Dans cette ville, le rôle de l’entreprise est particulièrement visible. Elle accueille des délégations de villes venues observer le dispositif Bicing. Pour cela, elle peut financer une partie du voyage de certains visiteurs - associations, élus ou techniciens. Pourquoi la municipalité de Barcelone permet-elle à une entreprise privée de représenter son action municipale aux techniciens et élus des grandes villes européennes ? Cette question renvoie plus généralement aux raisons qui poussent les institutions publiques à s’allier aux entreprises, dans un contexte de circulation et de concurrence à l’échelle mondiale.

21Les entreprises représentent un moyen d’internationaliser les villes31. Afin de remporter des marchés, les entreprises investissent des réseaux transnationaux pour faire circuler leurs dispositifs et leur modèle économique. Ce processus se réalise en lien avec les institutions publiques, ces dernières cherchant à développer leur visibilité internationale et à consolider leur position dans les réseaux de villes. Pour les élus, les entreprises représentent des acteurs capables de mobiliser des ressources pour l’internationalisation des villes. Cette action « public-privé » a une spécificité : elle se forme à partir des partenariats locaux qui s’institutionnalisent sur les territoires, ce qui accroît la concurrence entre les villes pour valoriser leurs partenariats et leurs dispositifs au sein de l’échelle internationale.

22Depuis le xix^e siècle, les villes échangent à l’échelle internationale dans le cadre de voyages d’étude, d’expositions universelles ou encore des politiques de jumelage. Mais, depuis les années 1980, cette internationalisation concerne de nouveaux réseaux, notamment pour promouvoir la place des villes dans la mondialisation. Ce phénomène peut être illustré en Europe par la création du réseau Eurocities32. Dans cette perspective, les entreprises de services représentent des ressources pour les villes. Dès 1988 à Lyon, l’entreprise JCDecaux propose par exemple une prise en charge « gracieuse » de la signalisation temporaire et du fléchage des manifestations à caractère socio-économique et culturel « ayant un intérêt pour l’agglomération33 ». L’entreprise, dans le cadre de ses différentes implantations territoriales, propose donc de nouveaux mobiliers pour accompagner les événements internationaux des villes. Elle offre des ressources matérielles aux élus. Mais cet investissement reste limité, le mobilier urbain de JCDecaux reposant encore essentiellement sur les abribus et les panneaux publicitaires. Avec les vélos en libre-service, l’investissement des entreprises dans l’internationalisation des villes s’est intensifié.

23La représentation des villes par les firmes facilite la diffusion internationale des vélos en libre-service. Après Rennes en 1998, un service similaire est implanté à Drammen en Norvège en 2001 (280 vélos répartis sur 29 stations), puis dans la ville d’Oslo en 2002 (1200 vélos répartis sur 120 stations). Depuis l’expérience rennaise, les entreprises Clear Channel Outdoor et JCDecaux se livrent une bataille de brevetage technologique autour des vélos en libre-service. Chez JCDecaux, le « lancement du projet Cyclocity » débute au premier semestre 199934. L’entreprise française développe un premier service à Vienne en Autriche en mai 2003 (310 vélos répartis sur 36 stations) puis à Gijon en Espagne en juin 2003 (64 vélos répartis sur 8 stations). En 2004, Lyon devient la deuxième agglomération française à remettre en jeu le marché du mobilier urbain et de l’affichage, après quarante ans de présence de JCDecaux sur son territoire. Le Grand Lyon entreprend alors une prospection transnationale afin de construire un appel d’offres incluant des vélos. Cette phase de prospection, qui l’emmène à Berlin, Oslo, Vienne, Amsterdam, Copenhague, permet au Grand Lyon de valider l’option du partenariat public-privé pour l’implantation des vélos. À la différence de la DSP ou des marchés publics, le contrat de partenariat, apparu officiellement en France en 200435, transforme essentiellement les rapports entre le concédant et le concessionnaire, en instituant la possibilité de renégocier le contrat au cours de son exercice36. Ces partenariats peuvent concerner de nombreux secteurs : gestion des parcs de stationnement, construction des hôpitaux, des prisons ou de certaines universités.

24Dans le cadre des vélos en libre-service lyonnais, JCDecaux et Clear Channel Outdoor se retrouvent en finale du dialogue compétitif37. D’après les élus, les aspects financiers ont conduit à privilégier JCDecaux38. Avec l’implantation de 4000 vélos répartis sur 343 stations, le système lyonnais devient le dispositif le plus ambitieux jamais implanté. Le service est inauguré le 19 juin 2005 autour d’une importante campagne de communication, où le maire de Lyon et le président du groupe JCDecaux s’affichent ensemble sur les vélos (illustration 5).

Illustration 5. Photographie de l’inauguration du système Vélo’v à Lyon, le 19 juin 2005 (crédits : JCDecaux) [à la tribune, Jean-Claude Decaux et les élus du Grand Lyon].

25Avec Vélo’v, l’investissement conjoint des acteurs publics et privés sur la scène internationale s’intensifie. Le dispositif donne une visibilité internationale à l’action du président du Grand Lyon, qui se positionne, selon ses propos, « en tête de l’innovation39 ». Fort de ce constat, ce dernier ne manque pas de rappeler que « le dispositif Vélo’v est unique en Europe, dans son principe et par sa dimension. D’ores et déjà, de nombreuses villes observent cette innovation très originale et séduisante40 ». Le dispositif donne également une visibilité internationale à l’entreprise qui attend des retombées en termes d’image.

26La promotion internationale réalisée par les acteurs privés vise d’abord à conquérir de nouveaux marchés. Cependant, l’internationalisation des villes à travers les vélos en libre-service résulte d’une construction politique pour capter de nouvelles ressources proposées par les entreprises. Cette construction politique se structure sur chaque territoire et « permet de fédérer des systèmes d’acteurs urbains pérennisés par le partage d’une vision commune des ressources et des vocations d’une ville41 ». Elle permet également d’élaborer des modèles d’action « public-privé » dans la compétition entre les villes.

Compétition politique et concurrence industrielle pour le vélo en ville

27La compétition entre les villes est souvent présentée comme une concurrence politique entre les maires des grandes villes qui souhaitent attirer des populations capables d’investir sur leur territoire, à savoir des entrepreneurs et des individus disposant de revenus confortables pour maintenir une consommation, augmenter les recettes de la fiscalité locale et apporter des investissements. Certes, ce processus existe et renvoie aux stratégies néolibérales des villes. Cependant, dans la formalisation de la compétition interurbaine, deux autres groupes d’acteurs interviennent de manière importante. Ils imposent des normes que l’on retrouve ensuite dans les classements internationaux et les palmarès : la finance globale42 et les grandes firmes de services, dont les développements sont étroitement liés. Dans notre cas, les grandes firmes interviennent directement dans la stabilisation de pratiques de mobilité urbaine à l’échelle mondiale. De fait, l’exemple des vélos en libre-service montre que les entreprises diffusent des « bonnes pratiques » assimilées à la mobilité durable. Comprendre le rôle de ces entreprises dans la mondialisation est primordial.

28Tout d’abord, l’action des entreprises dans l’internationalisation des villes accroît les interdépendances entre les institutions publiques et les entreprises, notamment en termes d’image et d’expertise internationales. Les partenariats « public-privé » deviennent un mode de gestion légitime et sont mis en récit par les acteurs politiques. Cette mise en récit se matérialise par des documents de communication qui retracent l’histoire des relations entre les partenaires et établissent une représentation positive de la gestion « public-privé » des services de vélos en libre-service43. Ces documents sont publiés en plusieurs langues pour faciliter la promotion internationale. Les villes se trouvent associées à l’image du dispositif et de la firme partenaire, et les entreprises dépendent de l’image internationale véhiculée par les villes. Dans la construction de celle-ci, JCDecaux participe aux salons, expositions et congrès en tant qu’exposant, mais aussi en mettant des vélos à disposition des congressistes. À Lyon, plus de cinquante délégations sont reçues entre juin 2005 et juin 200744. Le Grand Lyon nomme d’ailleurs en 2006 un coordinateur chargé d’organiser ses relations publiques avec les autres villes. À Paris, l’implantation de Vélib’ en 2007 se traduit par un engouement sans précédent des villes pour venir observer le dispositif. La municipalité se dote d’un service interne capable de mobiliser six agents pour accueillir les délégations en collaboration avec JCDecaux. Mieux organisée que les autres villes, Paris tient un listing précis des délégations reçues. Nous nous sommes procuré ce listing pour l’année 2008. On observe une plus grande variété internationale des villes accueillies par Paris que celles reçues à Lyon. Sur trente-six délégations, onze proviennent des villes européennes, les autres des États-Unis, du Canada, du Japon, de l’Inde, de l’Australie, du Brésil, de Chine, etc.45.

29Ensuite, l’action des entreprises accroît également la concentration des ressources d’internationalisation dans certaines villes, participant de ce fait à organiser une hiérarchie implicite des villes dans la mondialisation. Le dispositif Vélib’ à Paris montre que plus une ville est visible sur la scène internationale, plus les vélos en libre-service renforcent cette visibilité. En outre, l’administration de la Ville de Paris dispose de plus de personnel et de plus de ressources financières que d’autres villes pour gérer ses relations publiques internationales. Les entreprises peuvent proposer d’autres ressources pour rendre visible les villes. Elles prennent par exemple en charge des campagnes de communication sur les territoires en offrant des espaces publicitaires. À Paris, JCDecaux assure de nombreuses activités de communication en faveur de la municipalité. Cette activité est également visible à Lyon. Par exemple, JCDecaux a exposé les vélos lyonnais sur les marches du festival de Cannes en 2006.

30La présence des entreprises aux côtés des villes dans les congrès internationaux, comme Velo-City, est également un moyen pour les élus de construire une image internationale de leur activité fondée sur le partenariat public-privé (illustration 6). On observe alors une hiérarchisation implicite entre les villes. On retrouve d’un côté les villes disposant d’un système de vélos en libre-service en partenariat avec les entreprises, fortement dotées de ressources d’internationalisation. D’un autre côté, les villes ne disposant pas de vélos en libre-service sont moins visibles, donc marginalisées dans la compétition internationale. Ce constat n’a pas échappé au représentant de JCDecaux à Lyon :

« Dans le monde entier, la majorité des maires des grandes villes envie le maire de Lyon pour avoir eu la bonne idée au bon moment pour la mise en œuvre d’un tel service. Je serais tenté de dire que les Vélo’v à Lyon ont pris le pouvoir. […] Jean-Claude Decaux nous demande tous les jours de faire vivre au mieux ce service parce que c’est un enjeu pour JCDecaux aussi. C’est un enjeu de croissance car ce sera un vecteur de croissance future dans les grands marchés internationaux. Pour preuve, tous les maires des grandes villes, après l’expérience lyonnaise, veulent copier le maire de Lyon [… ]46. »

Illustration 6. Photographie du parc de vélos en libre-service mis à disposition des congressistes par JCDecaux pour la visite d’aménagements cyclables à Bruxelles lors du congrès Velo-City en 2009 (Huré, 2009).

31La diffusion des services impulsée par le politique dans le cadre de la compétition entre les villes est aussi à mettre en lumière au regard du travail des entreprises qui introduisent de nombreuses normes. Elles participent à harmoniser des normes techniques pour les systèmes de vélos en libre-service à travers des brevets47 et une importante production industrielle. Autrement dit, elles proposent une solution « clés en main » pour les élus. Ce type de processus a déjà été mis en lumière dans d’autres secteurs, comme la gestion de l’eau, des déchets, de l’assainissement, etc.48. Le processus d’harmonisation des normes est également un moyen pour les entreprises de restreindre le nombre de prestataires présents sur le marché. La standardisation dépend ainsi de l’état de la concurrence. Elle est importante entre 1998 et 2007, puisque seules deux sociétés se positionnent alors sur ce type d’offre. Elle est plus restreinte après 2007, lorsque de nouveaux prestataires font leur entrée sur le marché, notamment la société espagnole Cemusa, puis les sociétés de transport urbain, Kéolis ou Véolia. Cette diversification des prestataires rappelle les mécanismes décrits par Chamberlin sur les phénomènes de concurrence monopolistique des firmes sur certains marchés et leur évolution49. Comme pour JCDecaux et Clear Channel Outdoor, qui se sont partagé le marché des vélos en libre-service de 1998 à 2007, on assiste ensuite à un renforcement de la compétition fondé sur la différenciation des offres, avec le positionnement de nouvelles entreprises sur le marché. Pour les firmes, cette situation se traduit par une course à l’innovation, à la constitution de vitrines nationales et internationales pour gagner en notoriété, conquérir des marchés et rassurer les actionnaires des groupes cotés en Bourse. Les relations entre municipalités et entreprises se trouvent ainsi imprégnées de cette compétition.

32Certaines villes, à travers leurs structures économique et institutionnelle, sont alors mieux positionnées que d’autres pour organiser les échanges avec les grandes firmes et façonner les politiques du vélo en ville. Elles permettent aux firmes de mieux s’adapter à l’architecture des marchés50. D’autres sont contraintes de suivre les normes pour rester dans le jeu de l’innovation et de la compétition, sans disposer des ressources suffisantes pour différencier leur action. Le cas de l’implantation d’un système de vélos en libre-service à Aix-en-Provence en 2006, puis de sa fermeture en 2011 illustre parfaitement ces écarts de ressources à disposition des élus pour infléchir le poids important des acteurs du marché. Géré dans le cadre d’un partenariat entre la ville d’Aix-en-Provence et JCDecaux, et implanté moins d’un an après le système lyonnais, le dispositif s’avère trop coûteux, notamment au regard du faible nombre d’usagers. Le système de 200 vélos répartis sur 16 stations ne compte plus que 143 utilisateurs par an en 2010 pour un coût annuel de 640000 euros51. La municipalité déclare avoir été « prise dans cette espèce d’engouement du vélo en libre-service52 ». En 2018, la ville de Perpignan a décidé de mettre fin au partenariat avec Clear Channel et de ne pas renouveler l’expérience des vélos en libre-service BIP, pour des raisons similaires à celles d’Aix-en-Provence. Dans un autre contexte, à Barcelone, le fait que Clear Channel Outdoor soit la seule entreprise à répondre à l’appel d’offres en 2006 représente ainsi une contrainte pour la municipalité, qui ne peut alors organiser un second tour de mise en concurrence pour faire monter les enchères. Il y aurait donc des politiques de mobilité durable à plusieurs vitesses, suivant le potentiel de marché des villes.

Tableau 1. Liste des systèmes de vélos en libre-service implantés par une société du mobilier urbain et de l’affichage publicitaire dans les villes européennes entre 1998 et 2009 (Huré, 2010)53.

Conclusion

33Les mobilités partagées sont aujourd’hui fortement imprégnées des relations entre les acteurs publics urbains et les grandes firmes de services. Les vélos en libre-service sont une illustration d’un phénomène plus vaste, rassemblant une pluralité d’opérateurs intervenant dans la ville à travers l’autopartage, les trottinettes et les scooters électriques, les mobilités numériques ou encore les véhicules autonomes. Le cas du vélo en ville montre cependant que la formation de coalitions « public-privé » dans ce domaine remonte au milieu des années 1960. Le rôle du politique est alors déterminant dans l’avènement de cette action « public-privé ». Dans le cadre de relations d’interdépendance et d’intérêts partagés, les décideurs politiques et les grandes firmes construisent des modèles d’action qui, à bien des égards, structurent les capitalismes urbains. Ces modèles se retrouvent en concurrence à l’échelle internationale. Cette dynamique rappelle les recherches s’intéressant aux variétés du capitalisme54, ici observées à l’échelle urbaine. Mais, avec le rôle croissant joué par les entreprises dans les nouvelles mobilités partagées, on assiste au développement d’inégalités entre les villes. Ces inégalités touchent à la couverture spatiale des dispositifs et à la qualité des prestations. Ce phénomène conduit à nous interroger sur les effets sociaux et politiques de la généralisation des dispositifs de mobilités partagées dans les grandes villes.