Partie 1. Histoire d’une innovation urbaine
p. 23-24
Texte intégral
1Le 22 avril 1971, place de la Concorde à Paris, plus de 10000 cyclistes manifestent à coups de slogans antiautomobile : « Des vélos, pas d’auto » ; « Paris chambre à gaz, vive la chambre à air » ; « L’auto, ça tue, ça pue et ça pollue », « Bagnoles, ras-le-bol » ; etc.1. La manifestation, organisée par l’association Les Amis de la Terre pour protester contre l’aménagement de l’axe nord-sud et de la voie express rive gauche2 à Paris, n’est que la première d’une longue série de contestations cyclistes dans les villes européennes : ils sont environ 2500 cyclistes à se rassembler à Bruxelles en 1975, 4000 à Strasbourg en 1976, 6000 à Grenoble la même année et 9000 à Amsterdam en 1977. Ces mobilisations illustrent un moment particulier de critique sociale dans le monde des transports urbains. Elles témoignent aussi de l’émergence d’un tissu associatif et de mouvements écologistes porteurs d’une nouvelle cause : la bicyclette en ville.
2La genèse des vélos en libre-service s’inscrit dans l’histoire des mouvements sociaux à l’origine du retour du vélo en ville3. Le vélo, symbole de l’écologie dans les années 1970, est aujourd’hui devenu le symbole des mobilités durables institutionnalisées dans les grandes villes européennes. Avec la généralisation des vélos en libre-service, la bicyclette est aussi devenue un marqueur de l’économie mondialisée à travers l’implication de grandes firmes multinationales dans son développement. D’une utopie urbaine initiée à Amsterdam en 1965 aux succès euphoriques mis en scène par les maires et les opérateurs privés dans les années 2000, les vélos en libre-service sont devenus l’une des plus grandes success stories urbaines du xxie siècle. Comment expliquer ce phénomène ? Une des explications possibles est à chercher du côté de l’évolution marchande de ces dispositifs, une marchandisation orchestrée par les pouvoirs publics dans un contexte favorable porté par le développement durable.
3L’approche historique mobilisée dans cette partie permet de revenir sur les multiples appropriations d’une innovation écologique et sociale. L’évolution marchande des vélos en libre-service est aussi l’occasion d’analyser les transformations dans la gouvernance des villes. Cette histoire s’intéresse plus largement à l’émergence des mobilités durables. Les dispositifs de mobilité durable trouvent leur origine à la fin des années 1960 dans les réflexions et les revendications des mouvements écologistes ainsi que dans le secteur de l’économie sociale et solidaire (chapitre 1). Cependant, la mobilité durable est rapidement confrontée à l’intérêt des opérateurs privés souhaitant se doter d’une image écologiquement vertueuse en développant de nouveaux marchés à l’échelle urbaine. Cette évolution marchande s’intensifie au début des années 2000 et donne lieu à une multiplication de partenariats « public-privé » dans les grandes métropoles mondiales (chapitre 2). Mais le consensus affiché autour de ces services soulève de nombreuses interrogations à propos de leur gestion privée, de leur bénéfice écologique et des inégalités sociospatiales qu’ils peuvent générer, tout en répondant à de nouvelles aspirations dans les pratiques de mobilité des populations urbaines (chapitre 3).
Notes de bas de page
1 Slogans relatés dans l’ouvrage de Jacques Durand, Vive le vélo, Paris, Stock, 1974, p. 125.
2 La contestation de ces deux projets a rassemblé un collectif d’associations locales et d’envergure nationale qui ont joué un rôle déterminant dans les débats sur la place de l’automobile en ville. Le cas de la voie express rive gauche fera même irruption lors de la campagne des élections présidentielles de 1974. Voir Mathieu Flonneau, Paris et l’automobile, op. cit., p. 232.
3 Sur cette histoire, voir Frédéric Héran, Le retour de la bicyclette. Une histoire des déplacements urbains en Europe, de 1817 à 2050, Paris, La Découverte, 2014.
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