1Arrêt d’Autolib’ après des tensions avec l’opérateur Bolloré, suspension de Vélib’ pendant plusieurs mois suite au changement d’opérateur, trottinettes électriques abandonnées sur la voie publique et servant de projectile lors des manifestations, vélos en free floating dégradés encombrant l’espace public, etc. Une décennie après l’inauguration de Vélib’, les mobilités partagées de la ville de Paris sont-elles devenues ingouvernables ? Il semble en effet loin le temps où le journal Libération titrait le 25 août 2007 « Delanoë dopé au Vélib’ », pour expliquer les retombées politiques attendues par le maire de Paris, Bertrand Delanoë, de l’implantation de 20600 vélos en libre-service dans la capitale française. Quatre ans après Vélib’, Paris inaugurait même en décembre 2011 le plus grand système de voitures électriques en libre-service du monde, Autolib’. Mais, à l’aube des élections municipales de 2020, pour les élus parisiens, la fête est finie. L’heure est venue de réguler les services de mobilités partagées implantés par les grandes entreprises et d’encadrer les innovations déployées par des start-up, devenues le symbole d’un capitalisme débridé.

2Au-delà des polémiques sur les changements d’opérateurs Vélib’ et Autolib’ à Paris, la généralisation de ces services de mobilités partagées au début du xxi^e siècle consacre l’entrée de nouveaux grands groupes privés dans la gestion des mobilités urbaines. En effet, aujourd’hui de nombreuses firmes, telles que JCDecaux, Clear Channel Outdoor, Bolloré, Google ou encore Über, investissent dans le développement de nouvelles solutions de mobilité en ville. Pour la plupart de ces acteurs, il s’agit de grandes firmes de services spécialisées dans la communication, l’énergie et les nouvelles technologies. Elles choisissent de diversifier leur activité dans le domaine des mobilités urbaines en faisant le pari du poids croissant des villes dans la mondialisation. Les mobilités urbaines intéressent également de nombreuses start-up qui, soutenues par des actifs financiers colossaux, développent des innovations numériques et matérielles en espérant créer des marchés de niche. Cependant, le rôle des entreprises dans la gestion des transports urbains n’est pas une nouveauté, notamment en Europe et dans les pays industrialisés. En partant de l’accélération des processus d’urbanisation et d’industrialisation au début du xix^e siècle, de nombreux auteurs ont montré le rôle majeur joué par les entreprises au niveau local dans l’organisation et le développement des transports1 et des services urbains2. Qu’il s’agisse du tramway, des trolleybus, du métro, du bus, les transports publics sont, le plus souvent, délégués à des opérateurs privés depuis plus de deux siècles. La nouveauté est que les nouvelles firmes citées plus haut reconfigurent largement la distribution des pouvoirs urbains et entrent en concurrence avec les grandes compagnies traditionnelles de transporteurs3 et les structures stables organisant certaines professions réglementées, comme les taxis.

3Au début du xxi^e siècle, ces nouvelles firmes présentes dans la mobilité urbaine ont profité du paradigme de la mobilité durable qui s’est progressivement diffusé dans l’action urbaine en légitimant de nouveaux services urbains. Ce livre souhaite d’ailleurs contribuer à apporter des éléments de définition et de discussion sur le concept de mobilité durable. Mais ces firmes ont également bénéficié de la montée en puissance de l’économie du partage et des innovations numériques pour s’imposer comme des acteurs incontournables de la scène urbaine mondiale. Les acteurs de l’économie du partage sont pourtant perçus comme des pourfendeurs de la marchandisation de tous les aspects de la vie4. Un des paradoxes de la mobilité durable étant que les firmes capitalistiques qui s’impliquent dans son développement s’appuient ostensiblement sur des idéaux critiques du capitalisme, issus des mouvements écologistes et de l’économie sociale et solidaire. Une mise en perspective historique de ces mouvements est donc nécessaire afin de montrer leur rôle dans l’avènement des mobilités durables et de l’économie du partage. La question des mobilités urbaines durables a notamment été mise à l’agenda dans les villes européennes au cours des années 1970-1980 grâce aux mobilisations des mouvements écologistes locaux. Ce renouvellement des acteurs et des paradigmes s’est donc déployé en s’appuyant sur une critique écologique du capitalisme5. L’intervention de grandes firmes dans la mobilité durable du xxi^e siècle rappelle ainsi comment l’esprit du capitalisme parvient à se nourrir de ses propres critiques pour se transformer6.

4C’est en mêlant réflexions théoriques et perspectives opérationnelles que ce livre souhaite questionner les transformations urbaines occasionnées sur le temps long par l’émergence des mobilités partagées mises en œuvre par des grandes firmes privées mondialisées. Cette problématique pose une multitude de questions pouvant intéresser le chercheur en sciences sociales, comme le praticien œuvrant quotidiennement à la fabrique de la ville. Dans quelle mesure la participation de ces nouveaux acteurs privés aux politiques de mobilité des villes transforme-t-elle le rôle des institutions publiques dans la gestion urbaine ? Ces systèmes de mobilité peuvent-ils répondre aux enjeux écologiques du xxi^e siècle ? Quels sont les gagnants et les perdants de ces recompositions dans l’économie des transports, les institutions et les structures sociales urbaines ? Ces questions seront essentiellement abordées à partir de l’analyse du développement international des systèmes de vélos en libre-service, en inscrivant notre réflexion dans une histoire plus générale du renouveau du vélo dans les villes européennes7. Mais d’autres exemples seront mobilisés, notamment ceux des trottinettes électriques en libre-service ou ceux des systèmes d’autopartage, pour lesquels l’intérêt contemporain fulgurant des villes trouve ses fondements dans les premières expériences réalisées au cours des années 1970-1980 aux États-Unis et en Suisse8.

5Cet ouvrage analyse les nombreuses transformations institutionnelles, économiques et sociales en cours dans les villes contemporaines, dont la généralisation de ces nouvelles mobilités est à la fois le moteur et le révélateur. Ces transformations sont essentiellement liées à l’activité politique et à la manière de concevoir l’action publique urbaine aujourd’hui. Il s’agit donc de mener une analyse sociohistorique de l’activité politique9 et de ses relations avec les grandes firmes dans la gestion urbaine. Nous postulons que l’analyse des relations « public-privé » à l’échelle urbaine peut expliquer le changement dans les villes contemporaines. Étant aujourd’hui entendu que l’échelle urbaine constitue l’un des principaux moteurs du capitalisme mondial10, cette recherche, par certains côtés exploratoire, souhaite mettre en lumière des processus plus globaux de transformation du capitalisme. Ces transformations sont organisées et rendues possibles par le politique qui participe à construire des modèles de capitalisme à l’échelle urbaine. Derrière l’avènement des mobilités partagées se cache donc une nouvelle idéologie politique et économique de la ville11.

6 Marquées du sceau de la durabilité, les nouvelles mobilités étudiées dans cet ouvrage contribuent à transformer la fabrique de la ville à plus d’un titre : reconfiguration du marché des transports urbains, avec une concurrence accrue entre les différents acteurs privés ; repositionnements institutionnels dans un contexte de métropolisation ; effets sociaux et changements de comportement des individus ; redéfinition des enjeux sociétaux et des usages de l’espace public ; transformation des capitalismes urbains et de la régulation « public-privé » des villes. L’analyse de ces évolutions s’inscrit et participe indéniablement au renouvellement des approches dans le champ de l’histoire de la mobilité12, tout en soulevant de nombreux questionnements sur la démocratie urbaine13 et la gouvernance des systèmes de mobilité durable.

Critique écologique et changement de paradigme dans la mobilité

7Les mobilités partagées - vélos en libre-service, autopartage - trouvent leur origine dans les mouvements écologistes des années 1970. Paradoxalement, alors que la question des mobilités est aujourd’hui très largement analysée en sciences sociales, peu de recherches se sont intéressées à ces mouvements et à leur rôle dans les reconfigurations politiques et sociales des villes au cours des dernières décennies14. Au même titre que Les Amis de la Terre prônant la vélorution en 197615, de nombreux groupes protestataires s’organisent pendant cette période pour porter une critique virulente contre la société de consommation et le régime de croissance des Trente Glorieuses. En France, les événements de Mai 68 ont été un catalyseur de cette pensée, qui s’est ensuite théorisée en s’inspirant des penseurs de l’écologie politique, comme André Gorz ou Ivan Illich. Si l’un des boucs émissaires de ces luttes était l’automobile16, il n’en reste pas moins que l’un des emblèmes de ces mouvements a été de défendre la cause du vélo en ville. Les utilisations partagées du vélo ou de l’automobile sont ainsi issues des utopies des mouvements écologistes et des nouveaux entrepreneurs de l’économie sociale et solidaire des années 1970.

8Au fil de leur développement et de leur institutionnalisation, les mobilités partagées vont symboliser l’enracinement d’un nouveau paradigme dans le domaine des transports urbains, dans lequel la suprématie de l’automobile individuelle - auto soliste - en ville17 est remise en cause au profit des transports collectifs, du vélo, de la marche et des nouveaux usages de la voiture. Ce changement s’opère progressivement au sein des politiques publiques à partir des années 1970 en Europe, notamment pour répondre aux effets du choc pétrolier de 1973. Mais le rapport aux transports urbains évolue aussi significativement dans les pratiques et les mentalités, vers une prise en compte globale des déplacements. Dans un contexte de décentralisation et de régionalisation en Europe, les transports urbains sont dorénavant insérés dans les politiques d’aménagement urbain et dans une conception intermodale des transports. En termes d’action publique, le cercle restreint des décideurs dans le domaine des transports s’ouvre progressivement aux usagers et aux citoyens, entraînant parfois des conflits et des controverses. La question des transports devient un objet politique. Dans ce contexte, on assiste à un changement de vocable, d’abord avec l’institutionnalisation du terme « mobilité » dans l’action publique18, comme dans la recherche en sciences sociales19. Puis, plus récemment, les innovations technologiques, l’impératif de la lutte contre le changement climatique et le nouveau paradigme de la ville durable ont érigé la mobilité dite « durable » comme notion pour qualifier les modes de transport et les comportements vertueux en matière de déplacement (physique ou virtuel)20. Ce changement de vocable a aussi profité d’un mouvement de renforcement du pouvoir des élus locaux dans la mise en œuvre des politiques publiques de transport21.

9L’utilisation de la notion de mobilité durable pour qualifier les mobilités partagées n’est cependant pas neutre. La mobilité est devenue un impératif dans l’action publique urbaine qui à la fois cache des rapports de domination, des inégalités sociales et légitime l’ordre économique établi sur la libre circulation. Dès lors, elle peut être perçue comme une astuce lexicale visant à maintenir la légitimité du capitalisme contemporain22. L’injonction à la mobilité ne cesse de s’accroître23. Cependant, en associant l’adjectif « durable » à la mobilité, on observe les mêmes contradictions contenues dans la notion de développement durable, à savoir assurer un développement croissant et accessible des mobilités, tout en réduisant leur impact sur l’environnement24.

10Il est ainsi frappant de remarquer comment les innovations issues de la critique écologique des années 1970 ont été pleinement intégrées et adaptées par les grandes firmes et par la société contemporaine. L’exemple de l’investissement de l’entreprise JCDecaux dans le développement des vélos en libre-service, largement détaillé dans cet ouvrage, permettra de mettre en lumière les enjeux et les mécanismes mis en œuvre dans l’appropriation de ces dispositifs par les grandes entreprises. Si l’utopie s’est industrialisée, il n’en reste pas moins que la critique des modèles économiques organisant les systèmes de vélos en libre-service reste d’actualité, notamment parce que ces derniers sont vecteurs d’inégalités sociospatiales entre les villes et au sein même des métropoles. La mobilité durable est un objet éminemment politique25. Si, comme l’histoire de la mobilité, notre analyse s’oriente « plus volontiers vers les pratiques des agents, les controverses et les conflits d’usage de l’espace public, en particulier de l’espace urbain26 », l’étude d’une certaine forme d’acceptation sociale des systèmes de mobilités partagées nous amène aussi à nous interroger sur les mécanismes politiques œuvrant à justifier ces stratégies urbaines et le recours aux grandes firmes.

L’entreprise, le marché et le politique

11Dans ce nouveau paradigme de la mobilité durable, il est saisissant de constater les liens étroits existant entre les entreprises et les pouvoirs publics. La multiplication des partenariats « public-privé » (PPP) pour la gestion des dispositifs de mobilités partagées questionne ainsi les relations entre la puissance publique et les entreprises. En France, le PPP impose de nouveaux cadres, différents des délégations de services publics (DSP) qui administrent généralement les transports urbains. Il renforce la contractualisation de l’action publique locale27 et pose la question des instruments de régulation politique28 des relations entre les sociétés privées et les pouvoirs urbains. Force est de constater que ces relations sont interdépendantes, notamment pour des raisons financières, mais aussi pour des enjeux d’image. Il est ainsi intéressant de voir combien les systèmes de vélos en libre-service participent à une théâtralisation de la vie politique locale à travers un fort marketing territorial des dispositifs. Des noms (Vélo’v, Vélib’, Bicing) jusqu’aux objets de merchandising, tout est organisé pour promouvoir un maire et sa ville auprès de la population, mais aussi au sein des grandes manifestations internationales : réseau Global Cities ; Conférences sur le climat, etc. Les entreprises savent alors se faire discrètes. Pourtant elles sont omniprésentes, d’autant plus que ces relations « public-privé » s’inscrivent sur le temps long, comme en témoigne la durée des contrats, signés pour des durées nettement supérieures à dix ans.

12Les interactions entre les entreprises et le politique s’organisent donc dans d’autres niveaux que celui de la ville, au sein des régions, des États, de l’Union européenne et plus largement à une échelle transnationale. C’est peut-être en s’intéressant à cette action « public-privé » multiniveaux que cet ouvrage entend expliquer certains processus de circulation, de standardisation et de différenciation qui entourent les systèmes de mobilités partagées. Il convient ainsi de répondre à une autre question importante posée par cet ouvrage : Comment ces dispositifs se sont-ils imposés dans la majorité des grandes villes mondiales ? Si la rapidité de la diffusion internationale des dispositifs interpelle, le contraste entre les différents systèmes de vélos en libre-service par exemple est tout aussi frappant. Entre les systèmes de Paris (20000 vélos) et de Marseille (1000 vélos), pourtant gérés par le même opérateur ; entre ceux de Rome (271 vélos) et de Milan (1200 vélos) ; entre une couverture régionale (Bruxelles) et une gestion intra muros (Barcelone), les différences sont importantes. En quoi les modes d’organisation politique structurent-ils à la fois le potentiel de marché d’une ville et son rapport plus ou moins distancié aux standards industriels ? Il est vrai aussi que l’implantation de ces dispositifs s’insère dans un contexte de compétition entre les villes et de concurrence industrielle entre les opérateurs, dans lequel les pouvoirs politiques et économiques sont constamment redistribués à l’échelle mondiale.

13Le regard porté sur les entreprises s’investissant dans les nouveaux services de mobilités partagées constitue aussi une entrée possible pour expliquer les reconfigurations du marché. Les enquêtes sur les grandes entreprises sont courantes. Une première tradition de recherche s’est penchée sur l’entreprise comme organisation29. Une autre série de travaux s’est développée dans le champ de l’histoire des entreprises et des réseaux techniques30. Si cet ouvrage veut comprendre le fonctionnement des grandes firmes et les analyser en tant qu’acteurs essentiels des transformations urbaines contemporaines, il convient également de considérer les institutions publiques et les élus comme des acteurs majeurs de la construction des marchés. La question du projet politique induit dans la promotion des services de mobilité durable depuis la fin des années 1970 et celle de leurs effets sur les représentations des territoires urbains et les usages de la ville peuvent donc légitimement être posées.

Métropolisation et régulation politique des capitalismes urbains

14Les nouvelles mobilités partagées peuvent participer à la construction institutionnelle et politique des métropoles. À Paris, la création d’un syndicat mixte, Autolib’ Vélib’ Métropole contribue à construire le projet métropolitain du Grand Paris à travers la définition progressive de marchés métropolitains des mobilités partagées et de discours en faveur de la métropole. Ce syndicat participe aussi à la régulation des relations entre l’opérateur et les différentes institutions publiques. Les projets de mobilité, en tant qu’instruments du pouvoir politique, sont donc au cœur des processus de métropolisation.

15Dans ce contexte, les systèmes de mobilités partagées peuvent également être analysés comme des instruments de contrôle des comportements sociaux engendrés par un discours néohygiéniste de l’organisation urbaine31. Ces services de mobilité seraient vecteurs d’inégalités sociales. Ces discours et processus sont-ils réellement impulsés par les pouvoirs politiques urbains ? Si des formes de marketing territorial peuvent être repérées autour de ces services, quelles sont les marges de manœuvre des élus locaux par rapport à l’action des grandes firmes et aux injonctions nationales ou internationales ?

16Cette question permet d’introduire la gouvernabilité des systèmes de mobilités partagées. L’irruption d’offres de bicyclettes et de trottinettes en libre-service sans infrastructure (free floating) sur l’espace public des grandes villes a récemment accentué les tensions autour de la régulation des mobilités partagées. Entièrement mis en œuvre et organisés par des acteurs privés, ces systèmes de mobilités en free floating occasionnent de nombreuses nuisances sur l’espace public et concurrencent les dispositifs « public-privé » avec infrastructure. L’émergence de ces nouveaux acteurs à la pointe des technologies numériques pose la question du pouvoir politique et de sa capacité à organiser un partage de l’espace public équilibré. Quels sont les instruments de régulation à la disposition des élus ? Comment piloter des systèmes socio-techniques complexes entièrement maîtrisés par des entreprises ? Dans ce vaste marché des mobilités partagées, tous les acteurs privés ont-ils leur place ? Doit-on soutenir des innovations avec ou sans infrastructure ?

17La régulation de l’activité des entreprises dans la fabrique de la ville représente ainsi un enjeu important pour les élus et les institutions publiques. Le politique, poussé par des mouvements citoyens, peut reprendre la main dans l’organisation des marchés. Il peut imposer des formes de capitalisme adaptées aux contextes et configurations urbains. L’enjeu est autant de limiter la privatisation avancée des espaces publics urbains que d’adapter les systèmes de mobilité aux besoins sociaux. Faute de quoi, le triomphe des mobilités partagées pourrait se confondre avec le triomphe du marché. Des alternatives aux politiques « public-privé » et aux grandes firmes émergent dans la mobilité urbaine, notamment dans les villes moyennes. C’est à partir de ces alternatives stimulantes et d’une vision optimiste de l’action politique que nous espérons ouvrir une discussion partagée sur l’évolution de nos sociétés mobiles contemporaines.