Chapitre 8. Les ruptures du service TGV
p. 217-241
Texte intégral
1Les effets du TGV sont connus1. Des témoignages ont présenté une aventure industrielle unique2. Des points de vue tranchés ont été avancés sur ses conséquences3. Porté par la SNCF, les constructeurs de matériel, les pouvoirs publics et jusqu’aux maires désireux d’avoir « leur » gare TGV, il est devenu un symbole de la France. Le recul historique a fait prendre conscience des investissements insuffisants engagés en contrepartie pour maintenir des liaisons ferroviaires secondaires utiles et efficaces. La révision des ambitieux plans de développement, tels qu’ils avaient été tracés en 1989 et dans le schéma directeur de 1991, a fini par s’imposer comme une contrainte réaliste sinon financière. Il n’en reste pas moins que les mises en œuvre successives du TGV Sud-Est entre Paris et Lyon (1981), du TGV Atlantique (1989), du TGV Nord-Europe (1993), du contournement de Paris (1996), de la LGV Méditerranée (2001), de la LGVEst (2007) et de la LGV Sud-Europe-Atlantique (2017) ont modifié les équilibres territoriaux.
2Le nombre de voyageurs empruntant le TGV a crû, passant de 1,3 million en 1981 à plus de 100 millions à la fin de la décennie 2000. Des gares nouvelles ont été construites pour l’accueillir. Au total, le TGV s’arrête aujourd’hui dans 248 gares, soit moins de 8 % des gares françaises. Plus de 2600 kilomètres de voies dédiées ont été construites créant de nouveaux sillons ferroviaires qui ont promu quelques villes mais en ont marginalisé beaucoup d’autres. Certaines ont perdu leur rôle de nœuds de réseaux anciens4. Dijon n’a plus son rôle de halte obligée depuis l’avènement du TGV Sud-Est. Tours est moins bien desservi depuis la mise en service de la liaison directe Paris-Bordeaux. Après plusieurs décennies de TGV, la situation du transport de voyageurs en France pose donc des équilibres très différents. Le transport ferroviaire hors transports urbains concerne 9 % des déplacements et le TGV assure plus de la moitié de la distance parcourue en chemins de fer exprimée en passagers/km5.
3Perçu au début de son exploitation comme un train d’hommes d’affaires, le TGV a emporté la conviction d’autres catégories de voyageurs qui ont bénéficié d’une politique commerciale articulée sur trois principes. Généraliser le concept du train à grande vitesse en créant de nouvelles dessertes et la réduction des temps de parcours. Rénover les tarifications du voyage pour s’adapter à la diversité des clientèles et pour accroître le taux de remplissage des trains. Améliorer le confort en remodelant l’espace et les services. Tous ces changements ont bouleversé le sens et le vécu du voyage ferroviaire, jusqu’à la restauration.
Le TGV vecteur d’innovations alimentaires structurelles
4Les buffets de gare ont perdu une clientèle de passage. Dans le train, les pratiques alimentaires en mobilité ont également changé. Elles ont quitté le cadre du repas servi pour passer à celui du grignotage obligé, sauf en première classe. Le bar TGV a été paré de toutes les vertus fonctionnelles : convivialité imaginée, rentabilité financière supposée, rationalité technique éprouvée, offre culinaire modernisée. La communication a servi d’édulcorant pour imposer ce qu’il reste de restauration ferroviaire. Le train Corail avait amorcé le tournant, le TGV l’a achevé. Une question demeure cependant : le train à grande vitesse a-t-il simplement prolongé les mutations de la société française dans le domaine alimentaire ou a-t-il contribué à en forger de nouvelles dans les deux décennies fondamentales de son implantation, les années 1980 et 1990 ?
Le partage des marchés entre prestataires
5La consultation organisée à l’automne 1979 permit de poser les orientations pour attribuer les services de restauration à bord du TGV. La SNCF avait décidé de faire coïncider le renouvellement des contrats sur l’ensemble du réseau ferroviaire avec son inauguration. Il n’en fallait pas moins concevoir très en avance ce que serait le nouveau service. Les acteurs de la restauration savaient donc qu’une proposition devrait être obligatoirement dérivée du service dans le train Corail, que le bar serait systématiquement ouvert, que l’avitaillement principal se ferait à la gare de Paris-Lyon. Les sociétés intéressées devaient également manifester leur désir éventuel de prendre en charge les buffets des gares TGV de Mâcon et Montchanin, à charge pour elles de réaliser les investissements immobiliers.
6La CIWLT définit ses objectifs commerciaux sur « l’attachement à la qualité du service en première classe, la sensibilité au prix en seconde classe6 ». Sa confiance reposait sur des objectifs économiques différents de la restauration ferroviaire classique. La densité attendue de voyageurs, notamment d’une clientèle plutôt désireuse d’accéder à une prestation dans le train, et l’ampleur de l’exploitation, laissaient espérer une rentabilité supérieure. Le taux d’occupation des rames était évalué à 80 % le vendredi au départ de Paris entre 16 et 20 heures et au départ de Lyon le dimanche entre 18 et 20 heures. Hors de ces créneaux horaires, le taux était estimé à 60 %. Comme les places devaient nécessairement être réservées, le prestataire pouvait avoir une vision mieux établie de son futur service. Cela n’excluait pas des exigences contractuelles assez fortes. Plusieurs défauts de service étaient susceptibles de pénalités, d’au moins 1000 francs par constatation : l’offre d’un produit périmé, une nourriture corrompue signalée par les services de contrôle bactériologique, l’absence de carboglace dans l’office, le non-respect des prestations mentionnées, le mauvais entretien des appareils7.
7Le premier modèle proposé par la CIWLT était assez proche des usages habituels. Ses concepteurs pensaient que la restauration ferroviaire visait une clientèle captive. Les Français offrant davantage de résistance que d’autres pays aux nouveaux modes de restauration, l’entreprise supposait « qu’elle n’avait pas vocation à effectuer des expérimentations d’avant-garde8 ». L’offre combinait donc le bar, la restauration à la place dans des voitures réservées à la restauration - des deux classes dans la première proposition - et l’emploi du même personnel pour faire un service de vente itinérante. Le recrutement des employés pour assurer le service dans les TGV ne résulterait pas de leurs compétences techniques mais plutôt de leur interchangeabilité et de leur sens de la relation commerciale. Fini le temps du serveur acrobate et celui du cuisinier habile. La CIWLT projetait sa stratégie en fonction de l’impact du nouveau train sur l’opinion. La mise en scène du repas prévoyait d’utiliser un napperon et des serviettes en tissu, une vaisselle qui ne soit pas en matière plastique thermoformée ou injectée, des couverts en inox. Les plats seraient présentés sur assiette et les fromages, apportés sur un plateau pour une coupe devant les convives. Il était bien noté qu’une gamme suffisante de vins de qualité serait offerte en demi-bouteilles. Alors que le bar du train Corail ressemblait à un lieu de distribution alimentaire, le bar du TGV serait plus proche d’un comptoir de ville.
8En raisonnant sur la répartition des prestations estimées à 250 services de bars, 128 services de première et 72 de seconde sur le trajet Paris Lyon, la CIWLT prévoyait un chiffre d’affaires de 135 millions de francs en 1984, constitué à 43 % par les plateaux de première classe, 47 % le bar et 9 % la seconde classe et la vente itinérante9. Dans la réalité, cette année-là, le TGV livra un cinquième des repas de toute la restauration ferroviaire10. Consciente de l’organisation spécifique que le service du TGV engendrait, la CIWLT créa une filiale : la Société de restauration de la nouvelle ligne ferroviaire (Sorenolif). Une autre filiale, la Société de restauration ferroviaire interrégionale (Sorefi, créée pour reprendre les services de la SHR en 1980) conservait les grandes lignes classiques. En 1983, la première réalisait environ 8000 prestations par jour, la seconde, moins de 50011. Un an plus tard, les concessions venaient à renouvellement dans l’esprit que le conseil d’administration de la SNCF avait souligné : « Une répartition plus équilibrée des zones d’activités dévolues aux sociétés de restauration en visant le meilleur parti à tirer d’un élargissement de la concurrence12. »
9Sept prestataires furent candidats sur l’ensemble du réseau national. Deux se désistèrent finalement : la Sodexho associée à Roissy-Service et le groupe Accor qui souhaitait reprendre les réseaux classiques Sud-Ouest et Nord mais sans faire de proposition financière. La C2R et la Société des restaurants de France refusèrent le principe d’un forfait que la SNCF adopterait pour couvrir le déficit d’exploitation. Seuls la CIWLT, la Cesaf et le buffetier Gorsse (Auver’rail) restaient en piste. La Sorenolif gardait le réseau TGV Sud-Est pour lequel la SNCF s’engageait à verser un forfait d’exploitation déficitaire de 70 millions de francs, soit 41 % des sommes affectées au réseau ferroviaire entier. Les autres lignes étaient réparties entre la Sorefi/CIWLT (avec un forfait de 20 millions sur le Nord, le Sud-Est, les transversales et l’Est), la Cesaf (25 millions sur le Sud-Ouest et l’Ouest), Gorsse (4 millions sur la ligne Paris-Clermont-Ferrand). La concurrence était virtuelle puisque les sociétés intervenaient seules dans des zones prédéfinies et que l’instauration de l’opération commerciale Le Bon Moment tendait à standardiser les prestations.
10Le vrai changement apparut lorsque le réseau TGV s’est amplifié durant la décennie 1990. Il devait permettre à Servair d’élargir ses investissements dans la restauration ferroviaire. Détenteur de 27 % du marché global en 1988, Servair eut à gérer des basculements multiples : prendre en charge la restauration du TGVAtlantique, prévoir avec sa filiale Servirail (Cesaf 60 % SNCF 40 %) le service du TGV vers le Sud-Ouest, déduire de ses prestations les Gril-Express dont les 19000 repas mensuels disparaîtraient concomitamment. À deux, la CIWLT et Servair détenaient les neuf dixièmes du marché. La société Gorsse, qui étendait ses prestations vers les relations avec Marseille ou Nice et Lyon-Bordeaux via Clermont-Ferrand, et des sociétés étrangères, comme la DSG allemande, assuraient le reste du chiffre d’affaires.
11La redistribution des rôles suivit l’ouverture des lignes. En 1991, la CIWLT s’associait à la Sabena et à British Rail pour le service de l’Eurostar, puis à Servair pour former Nord Rail après 1993. En 1997, les Wagons-Lits (devenus filiale du groupe Accor depuis 1992) ne détenaient plus que 20 % de parts de marché contre 75 % contrôlés par les différentes filiales de Servair : la Serese reprit le service du TGV Sud-Est en 1994, la Cesaf gérait le réseau au départ de Montparnasse, Servirail les lignes au départ d’Austerlitz et de Saint-Lazare. En 1987, la restauration ferroviaire procurait un chiffre d’affaires de plus de 340 millions de francs à la CIWLT et environ 150 millions à Servair. Dix ans plus tard, sur la base d’un chiffre d’affaires global qui avait décru à moins de 500 millions de francs, les situations étaient échangées au profit de Servair. Dans le même temps, la participation de la SNCF qui avait baissé dans la première moitié des années 1990 dut remonter dans des proportions inquiétantes, notamment dans le chiffre d’affaires de la CIWLT. De 47 % en 1987, elle passa à 96 % en 1996 alors que dans le cas de Servair le point maximum fut atteint en 1991 à 62 %. Le groupe Servair et la CIWLT n’avaient pourtant pas le même poids au début de la décennie 1990. Le premier employait 760 personnes dont 400 roulants, la seconde comptait 1650 personnes dont 880 roulants13. Mais la dégradation des comptes était une longue pente sur laquelle la CIWLT n’avait cessé de glisser depuis le milieu des années 1970. Une improbable fusion avec Servair aurait pu modifier la donne, mais elle n’eut pas de suite. L’ensemble des contrats de restauration des réseaux TGV fut revu à la fin de l’année 1997. Les initiatives commerciales n’avaient pourtant pas été écartées.
Les nouveaux enjeux de la restauration en TGV
12Tous les documents promotionnels le soulignent, le TGV fit naître une organisation nouvelle pour concevoir la chaîne alimentaire, depuis la préparation à terre jusqu’au service dans la voiture. Trois effets peuvent être relevés. Le premier fut de porter le service rendu à un niveau plus commercial par la formation d’un nouveau personnel.
13Pendant plusieurs mois en amont de la mise en service du TGV, la CIWLT réalisa des tests avec des équipes d’hôtesses et de stewards dans une voiture de première classe et son office, reconstitués au siège de la compagnie. Ils précédèrent d’autres essais, réalisés sur des rames prototypes durant l’hiver entre Paris et Lyon. La formation du personnel de bord fut essentielle. Plus de 2000 candidatures avaient été enregistrées pour embaucher 160 personnes dans les nouveaux trains. Les candidats retenus venaient à 30 % d’écoles hôtelières et 20 % avaient déjà une expérience en restauration. Plusieurs parités avaient été prescrites dans le recrutement, hommes/ femmes, Paris/province. L’apprentissage était obligatoire puisque le TGV introduisait des différences réelles avec les trains classiques : rapidité des liaisons, espaces restreints des offices. Le temps de service chronométré à 90 minutes engendrait la décomposition en 19 séquences d’organisation. Un nouvel emploi fut instauré en recrutant des attachés techniques de restauration. Ils devaient analyser les ventes réalisées, encadrer le personnel, apprécier et proposer des transformations sur les prestations mises à la carte. Circulant à bord des rames, ils contribuaient à l’élaboration d’un marketing plus ajusté que naguère14. L’administration comptable des services fut revue pour privilégier une saisie informatique des données, aussi bien dans la facturation auprès des clients que dans la gestion quotidienne de l’exploitation. Le service de restauration du TGV engendra à la fois une orientation nouvelle des emplois mais aussi une diminution des personnels employés par rapport au Gril-Express qui avait déjà réduit les effectifs. Une brigade de restauration classique demandait au moins sept personnes, le Gril-Express deux ou trois, le TGV une seule au bar outre le personnel de service à la place. La justification fut maintes fois répétée. Le TGV favorisait plus de services commerciaux et moins de manutention. En 1996, la différence de coût du personnel entre la restauration mobile et la restauration à terre triplait la dépense. Le morcellement des horaires et les indemnités liées aux sujétions spécifiques de tels métiers, notamment la fréquence des déplacements, alourdissait considérablement le coût de l’emploi15.
14Le second effet du TGV fut celui du rapprochement recherché avec le modèle aérien. L’organisation de la chaîne logistique et l’évolution des prestataires traduisent l’influence des entreprises aériennes dans la restauration ferroviaire. La SNCF ne souhaitait pas faire du TGV un nouveau Concorde, mais l’objectif était malgré tout de conquérir la clientèle aérienne intérieure16. Servair avait l’expérience du catering aérien à Roissy et les Wagons-Lits à Orly. Le choix de servir sur un plateau muni d’une vaisselle spéciale dont rien n’était jetable rapprochait le service en première classe de celui offert dans les avions. La composition des formules de restauration légère, par exemple la proposition d’un sandwich-club - fut inspirée de ce qui était servi dans les airs. Mais d’autres évolutions se profilèrent au rythme des innovations conçues par les compagnies aériennes, notamment lorsque la formule du low cost prit son envol. Les contenants utilisables une seule fois pour diminuer le poids embarqué réduisirent la vaisselle. La préparation de plats de plus en plus standardisés limita la créativité culinaire.
15La conséquence liée aux choix de restauration fut encore plus évidente dans l’avitaillement. Dans le mode de fonctionnement de la restauration aérienne, le catering prévoit la commande des produits, la cuisine des plats, puis la mise en forme des plateaux conditionnés pour être servis à bord ou l’individualisation des portions assemblées avec un style supplémentaire en fonction des catégories de passagers. L’ajustement des commandes de produits au nombre de repas à servir est un enjeu d’exploitation crucial pour éviter les pertes ou les invendus. Les cadences de circulation des trains ont justifié la création d’un catering dédié au seul TGV. Dans un premier temps, la CIWLT s’appuya sur son centre de la gare du Nord pour livrer les produits froids. Les plats chauds provenaient de la cuisine centrale du catering aérien d’Orly. De Saint-Ouen arrivaient les boissons et les produits déjà conditionnés. Si un stockage de produits était encore possible dans la voiture terminale avec les premières versions de TGV, l’office ne permettait plus d’emmagasiner une alimentation abondante. Les plateaux préparés en amont du train étaient stockés dans des armoires réfrigérantes. Pour raccourcir la chaîne logistique, la CIWLT dut construire une nouvelle cuisine centrale au sein de la gare de Paris-Lyon, dotée d’une surface de 6000 mètres carrés. Les chariots transportant les denrées et les plateaux circulèrent désormais dans des couloirs souterrains spécialement aménagés pour relier la cuisine et les quais. ÀLyon-Perrache et à Marseille, des locaux furent réaménagés dans le même but. Les investissements se chiffraient à 30 millions de francs. Au début des années 1990, la construction d’un nouveau centre d’avitaillement à la gare du Nord en mobilisa 140. À cette date, quatre centres principaux existaient dont trois à Paris. Mais entre le premier, construit à Clermont-Ferrand en 1978 et celui de Vaugirard géré par la Cesaf qui servit de modèle à celui de la gare du Nord, les superficies avaient quintuplé et l’informatique industrielle avait pris une place centrale. La logistique d’avitaillement ferroviaire intégra désormais des préoccupations importantes de récupération et de recyclage des denrées périssables, une mécanisation poussée des opérations, une complexité accrue par la variété des prestations à réaliser. Pour répondre aux besoins du service Nordrail qui couvrait le réseau Nord, l’avitaillement de l’Eurostar, tous les trains classiques et internationaux du Nord et le Thalys, le centre logistique de la gare du Nord se déploya à partir de 1996 sur 8500 mètres carrés. Chaque jour, 382000 préparations issues de 37000 lignes de commande étaient produites en flux tendus, sans stocks, à l’aide d’un système informatique centralisé17.
16La consommation différée des repas qui était un des critères de bon fonctionnement du catering aérien devint un enjeu similaire pour la restauration ferroviaire. La chaîne logistique de l’avitaillement fut rationalisée. L’évaluation de la dotation du train était transmise plus précisément aux ateliers de préparation. La multiplication des circuits automatisés devint une règle impérative. La marche en avant des denrées (les produits sont travaillés selon une progression qui engendre à tous les stades du linéaire l’élimination des déchets) et le respect de la chaîne du froid s’imposaient partout. L’acheminement depuis les commissariats hôteliers annexés aux gares obligea aussi à repenser les accès aux trains, notamment pour éviter autant que possible de faire les chargements par les quais réservés aux voyageurs.
17Enfin, la massification du voyage engendra des changements techniques majeurs. L’accélération du TGV ajouta des contraintes supplémentaires. En 1984, le parcours entre Paris et Lyon étant réduit à deux heures, le personnel de service ne conjuguait plus que trois verbes : encaisser-servir-jeter. Pour en garantir le fonctionnement, la CIWLT avait dépêché des missions d’observation sur les trajets aériens entre Paris et Madrid18. Le vrai changement a tenu dans la combinaison d’un office réduit en superficie avec des prestations qui puissent convenir sur un plan commercial. La conception initiale des matériels n’avait pas intégré les besoins spécifiques de la restauration. Plusieurs défauts furent ainsi mis en exergue à l’usage. L’exiguïté du bar, l’irrégularité des systèmes de réfrigération, des fours à résistance peu performants et des chauffe-eau peu pratiques, rien ne facilitait la tâche des employés. Quant à la cuisine il n’en était plus question. L’espace réservé était devenu bien trop réduit pour faire autre chose que du réchauffage. La mutation était actée d’ailleurs, quelques années plus tard, dans la Revue générale des chemins de fer : « La cuisine traditionnelle a été pratiquement abandonnée et la préparation des produits consiste en des opérations d’assemblage19. »
18Cependant, entre la génération du TGV Sud-Est et celle du TGV Atlantique, les choix techniques furent repensés, en partie grâce à la collaboration du designer Tallon et de l’ingénieur Lacôte20. Le TGV Atlantique devint un « mode d’emploi du mieux voyager21 ». Pour améliorer les prestations de restauration, le système de réfrigération fut modernisé. La diversité des fours parut une solution indispensable à la variété des services : four à air pulsé pour la restauration à la place, fours à micro-ondes, à vapeur ou « trifonctionnels » pour le bar. Le gain attendu était de pouvoir réchauffer les plats plus rapidement car en amont de la chaîne la préparation des denrées avait évolué, notamment dans la cuisson sous vide. L’office dut aussi être reconsidéré dans sa disposition. Le gain de place n’était pas le seul enjeu. Il fallait résoudre le problème commercial majeur d’un ravitaillement insuffisant face à la demande, solution dont les voyageurs ont régulièrement pu s’inquiéter qu’elle n’ait jamais été trouvée.
Autour du « sandwich 260 »
19Une jolie boîte en carton. Le dessin profilé du TGV orange. Un couvercle détouré pour laisser apparaître par transparence les trois compartiments d’un sandwich prédécoupé. L’idée novatrice du « sandwich 260 » était née, portée par la Sorenolif et son service 26022. La signalétique rappelant la vitesse du nouveau train apportait une présentation peu ordinaire. L’emballage n’est pas sans rappeler le bentô délivré dans les gares japonaises sous le nom d’ekiben23. Le mangeur français des années 1980 peu sensible au raffinement de la culture nippone qui fait correspondre idéalement la dégustation de nourritures en harmonie avec le paysage, visait surtout la fraîcheur du sandwich, sa croustillance et son contenu. Le sandwich 260 comprenait trois casse-croûte garnis de crudités, de jambon et de fromage. Déclinée en dix versions pour reconstituer une rame entière, la boîte incitait à en acheter d’autres comme s’il s’agissait d’images à coller dans un album pour promouvoir le TGV.
20Outre ce très symbolique sandwich, l’offre alimentaire conçue par la CIWLT fut parfois originale. Les confitures choisies au petit-déjeuner introduisaient des goûts inhabituels : rhubarbe, ananas, fruits de la passion. Les salades des menus associaient haricots verts et foie gras, ou saumon, betteraves et pommes. L’approvisionnement en produits frais restait lié à quelques marques de références : saumons Petrossian, foies gras de Rougié, fromages de la société Anthès, pâtisseries de chez Fauchon.
21Comme pour se défaire d’une image accolée à la voiture-restaurant des grands express, la Sorenolif mit en avant que son ambition n’était pas « d’assurer un service de restauration prétentieuse, mais de présenter des produits qui se veulent bons, sains et équilibrés24 ». En première classe, le petit-déjeuner classique pouvait être complété par la commande d’œufs brouillés, qui ne furent jamais servis car… les moyens de cuisson ne le permettaient pas. Des suggestions alternatives avaient prévu aussi des assiettes de jambon ou du pamplemousse. Grâce aux conditionnements individualisés développés par les fabricants d’emballages, la composition du plateau de petit-déjeuner devenait de plus en plus variée. Du point de vue des industries alimentaires, ce marché n’était pas négligeable. Des marques comme Elle & Vire, Gloria ou Ferrero trouvaient un relais commercial important auprès des clients du TGV. Au menu, les plats se déclinaient selon deux formules, le menu table d’hôte incluant entrée, plat, fromages, desserts et le menu autour d’un plat à choisir entre un plat dénommé « riche » et un autre « basses calories ». La version du plat riche situait l’apport nutritionnel total entre 1170 et 1235 calories (par exemple : rillettes de Tours, épaule d’agneau poêlée, fromage, pâtisserie). L’autre proposition descendait à 450 calories en moyenne (par exemple : filet de merlan au coulis de tomates, yaourt nature, pomme). Les propositions culinaires restaient tout de même assez conventionnelles : canard à l’orange et haricots verts, carbonade de bœuf flamande et purée de céleri, sauté de veau et endives, suprême de lotte aux deux poivres et pâtes fraîches…
22Sur le plateau, héritage des expériences menées depuis quelques années dans les autres trains, le voyageur disposait de plusieurs récipients distinguant toutes les séquences du repas, organisé à la fois dans une mise en place standardisée et une perception de relative abondance assez justement proportionnée. Les fromages illustrent la diversité recherchée : le comté, le saint-marcellin, le camembert Bernières (en référence au lieu de production), le crottin de chèvre frais, le pélardon des Cévennes, le sainte-maure. La sélection était plutôt originale dans la décennie 1980. La vogue des fromages locaux d’appellation d’origine contrôlée commençait à peine sur un marché tendant à l’uniformisation depuis les années 196025. Conçu avec la Société d’hygiène alimentaire, le principe de la rotation des menus associant vingt-huit propositions dans le mois était présenté comme un service destiné aux clients assidus, en fait les mêmes cadres et hommes d’affaires qui avaient emprunté le TEE sur d’autres lignes.
23Les voyageurs de seconde classe devaient se satisfaire d’un petit-déjeuner vidé de son jus de fruit, de la brioche et des œufs. Le repas se limitait à un plat chaud accompagné de légumes, un dessert ou une sélection à la carte de la vente ambulante. Les clients qui souhaitaient disposer d’un coffret froid y trouvaient une formule pratique jugée peu onéreuse par la Sorenolif. Un coffret composé d’une salade de thon, une assiette de viandes froides (bœuf rôti et roulade alsacienne), des haricots verts, un fromage et une pâtisserie avec un quart de vin, coûtait 63 francs en 1982. En comparaison, un dîner ou un déjeuner classique s’élevait selon la formule de 121 francs à 180 francs. Le petit-déjeuner le plus simple valait 27 francs. Rapporté au smic horaire en 1982 (3 francs), le coût de ces prestations n’était supportable que par des catégories de voyageurs fortunés. Le bar était moins dispendieux avec ses quiches, pizzas, croque-monsieur et articles de confiserie, démocratisant la restauration comme l’homogénéité des équipements assurait celle des voyageurs.
Illustration 8. Sorenolif, Carte de restauration service 260, avril 1985.

À la recherche d’une restauration rentable
La distribution du chiffre d’affaires dans le TGV
24Les recettes commerciales du TGV progressèrent de 276 % entre 1982 et 1989, l’excédent brut d’exploitation tripla. En 1989, le TGV laissait une contribution nette de 1,7 milliard de francs, soit 37 % des recettes de la SNCF26. Mesuré par le nombre de voyageurs-kilomètre, l’effet du TGV est tout aussi impressionnant, fruit d’une accentuation des mobilités ferroviaires. En 2004, un TGV transportait en moyenne 355 voyageurs contre 185 dans un train classique27. La massification des flux devint encore plus nette avec l’essor des TGV en rames duplex à deux étages. Le recours systématisé au yield management consistant à ajuster les gammes tarifaires à des cibles de clientèles contraintes par la réservation obligatoire des places, en était l’indispensable corollaire.
25La restauration à bord du TGV pouvait y prendre une place nouvelle. Était-elle pour autant plus rentable que la restauration ferroviaire considérée dans son ensemble ? L’accroissement du voyage sur les lignes empruntées par les TGV - au cours de la décennie 1980, le trafic quadruple sur Paris-Lyon, triple sur Paris-Montpellier - n’a pas empêché une décroissance parallèle du voyage sur les autres lignes. Les voyageurs mangeurs étaient pour une part dans les rames du TGV, pour une moindre part dans d’autres trains classiques et une majorité avaient déserté le train pour leur voiture. En fait, la restauration en mobilité était de moins en moins un marché ferroviaire, pourtant envié par les prestataires, et de plus en plus un service annexé à la route, dont les mêmes prestataires n’écartaient pas de s’y déployer comme ils l’avaient fait dans l’aérien.
26Après la stabilisation contractuelle établie en 1984, le chiffre d’affaires de la CIWLT atteignait 269 millions de francs dont 48,6 % gagnés sur le TGV. Cinq ans plus tard, il s’élevait à 409 millions de francs courants et la Sorenolif contribuait majoritairement aux résultats, à hauteur de 53 % du chiffre d’affaires global de la CIWLT. Sur la ligne TGV Sud-Est, le chiffre d’affaires mensuel oscillait au début des années 1990 de 12 à 22 millions de francs. La concession des services de restauration n’était donc pas sans intérêt lorsque Servair s’affirma aux dépens des Wagons-Lits. À la fin de la décennie 1980, le groupe Servair réalisait déjà 175 millions de chiffre d’affaires (l’équivalent avec moins de liaisons de ce que la CIWLT gagnait sur les trains classiques), répartis entre la Cesaf (47 %) et Servirail (53 %). Le troisième prestataire, la société du buffetier Gorsse, était bien loin derrière avec 15 millions de francs.
27Les produits vendus confirment la distinction qui s’opérait entre le TGV et les trains classiques. Sur un peu plus de 2,5 millions de sandwiches vendus par la CIWLT en 1990, 54 % étaient écoulés dans le TGV, 30 % dans les autres trains par la vente ambulante, 14 % au bar du train Corail et 2 % dans d’autres services. Les déjeuners et les dîners servis sous forme de plateaux-repas dans le TGV dépassaient 330000 prestations. En face la voiture-restaurant vendait 107 752 menus. Sur le total des produits chauds présentés en dehors de la voiture-restaurant, 68 % étaient consommés dans le TGV contre 59 % pour les produits froids (salades dans le TGV). La biscuiterie-viennoiserie restait un marché important des trains classiques : 232000 produits passaient par la vente ambulante, 144000 étaient consommés au Bar-Corail et 20000 dans les autres bars. Gril-Express et voiture-restaurant en écoulaient tout de même plus de 90000. Les petits-déjeuners formaient un autre type de prestations largement réparties : 152000 dans le TGV, 98000 dans la voiture-restaurant, 9000 dans les Gril-Express, autant en vente ambulante, 14000 dans les différents bars. Quant aux boissons, le TGV vendait 54 % des boissons chaudes, soit 2,5 millions de tasses et de gobelets à comparer au million porté par la vente ambulante (22 % du total) et aux 720000 boissons servies au Bar-Corail (16 %). Les boissons froides se comptaient aussi par millions : 8,3 millions de bouteilles d’eau, de bière et de sodas ou de canettes. Les progrès réalisés dans l’operculage des boîtes métalliques assuraient une diffusion croissante de ces nouveaux contenants parmi les consommateurs. Le TGV à lui seul apportait la moitié du marché28. La mobilité ferroviaire constituait des débouchés majeurs à la 1664 de Kronenbourg, aux 33 centilitres d’Heineken, au demi-litre d’Évian en concurrence avec les 33 centilitres de Perrier et de Badoit, le Schweppes, le Coca-Cola ou l’Orangina.
Les fonctionnalités du bar
28L’orientation des consommations révéla l’évolution majeure de la restauration ferroviaire durant les années 1990. Le bar emportait désormais largement la partie. Si la restauration à la place en première classe apportait au moins 30 % à 40 % des recettes, le bar en détenait autour de 60 %. La vente ambulante se situait à moins de 4 %. Avec 88696 courses effectuées en 1990 dans les TGV, les ventes se distribuèrent parmi les 5,7 millions de voyageurs de première classe et les 13,9 millions de seconde classe. Cette année-là, le bar livra une recette de 132 millions de francs, la restauration, 72 millions, la vente ambulante, 4 millions. Par comparaison, sur les lignes classiques que servait la Sorefi, 21500 courses réalisées livraient un chiffre d’affaires de 69 millions de francs, en réalité ramené à 34 millions, une fois défalquées les recettes de sous-traitance, celles de ventes de produits accessoires, celle des produits financiers et la participation de la SNCF. Dans ces trains, le bar apportait 7 % des recettes, le Bar-Corail 20 %, la vente ambulante 33 %, la voiture-restaurant 25 %, le Gril-Express 11 %. Le TGV promouvait donc le bar. En fait, les prestataires de la restauration ferroviaire étaient confrontés à deux modèles de restauration différents, d’un côté celui de la diversification des propositions, de l’autre celui de consommations rapides proches du snacking urbain. Cette évolution accentua ce que le train Corail avait fait naître : un espace de restauration qui soit autant un point de ravitaillement, un périmètre de conversations et un moyen de rompre la paradoxale sédentarité du voyageur sur son siège en mouvement.
29Devenu un pivot de la stratégie commerciale dans le TGV, le cadre du bar fut repensé à chaque nouveau type de rame. La voiture-bar devait d’abord apparaître aux voyageurs comme un lieu repère. La dénommée R4 (remorque n° 4) marque ainsi une séparation entre les voitures de première classe et celles de seconde. La césure n’est pas uniquement catégorielle. Seule voiture qui dès l’origine du TGV n’a pas son propre bogie mais s’appuie sur ceux des voitures adjacentes, elle se distingue des autres. Sur ce principe qui a perduré, de multiples aménagements intérieurs se sont succédé. Le TGVSud-Est laisse la moitié d’une voiture au bar, prolongé par une petite salle fumeurs. Des tablettes permettent de déplacer les consommations pour les individualiser. Les hublots - assez semblables à ceux d’un avion - taillés dans le haut de la paroi ouvrent la perspective des paysages traversés au voyageur debout. Au schéma expérimenté dans le premier TGV, il fallut cependant apporter des modifications substantielles car la voiture-bar n’était pas fonctionnelle. Un espace trop petit et sombre ne donnait aucune envie d’y rester et, pire d’un point de vue commercial… d’y venir. Les couleurs - orange, marron, beige - et l’emploi du cuivre avaient pourtant été choisis dans l’idée d’un espace dynamique et à la mode. Une mode déjà un peu décalée puisque le design du flower power orangé renvoyait plus à la décennie précédente qu’à la nouveauté des années 1980. Dans les livraisons suivantes, la surface du bar dut être agrandie et le vitrage modifié pour apporter plus de clarté. L’arrivée des TGV Atlantique modifie à nouveau la conception. Un comptoir à darses, sous forme de tables à pans parallèles, remplace le comptoir en cuivre. Des mosaïques servent de décoration. Aux courbes rondes des années 1970 succèdent les angles cassés des rugueuses années 1990. Aux couleurs chaudes des années 1980 répondent les couleurs froides, acier et gris costume de banquier d’une décennie entamée par une récession économique. Le second programme de rénovation, amorcé au début des années 2000, revient à l’étape précédente pour retrouver des profils curvilignes. Mais dans le même temps, l’espace du bar est à nouveau réduit.
30L’adaptation recherchée à chaque série traduit la difficulté d’avoir une bonne vision de cet espace. L’intégration du design n’était bien sûr pas écartée par les concepteurs des matériels. Mais ils étaient confrontés aux logiques techniques de la voiture comme aux contraintes économiques de rames ayant une certaine durée de vie. La capacité du bar a surtout été déterminée par l’arbitrage du nombre de sièges qu’il occupait et par la fonction qu’il devait désormais tenir de seul point de restauration. D’un affichage sommaire des produits disponibles, souvent à l’aide d’une carte mobile, le voyageur fut de plus en plus guidé par une information élaborée associant la vision rapide des plats et des en-cas, des boissons, mais aussi des différents niveaux de prix au gré de l’invention de formules multiples.
31Les études menées pour concevoir le bar du TGV à deux niveaux (Duplex ou 2N) montrent quel fut le point de césure quant aux choix à valoriser dans le futur29. Une grande enquête fut organisée durant l’été 1990. Orientées par la connaissance des bars précédents, les propositions du TGVDuplex visaient ce qu’il serait vraiment souhaitable d’inclure dans cet espace. Conduite durant quinze jours auprès de 38 personnes en gare de Bercy, mises en présence de maquettes des espaces, elle procéda par interviews. Les voyageurs qui répondaient empruntaient soit le TGV Sud-Est soit la ligne de Paris-Lille. Recrutés dans trois gares parisiennes, ils participaient à l’entretien sur rendez-vous. La parité était assez déséquilibrée puisque l’on compta 13 femmes pour 25 hommes. Les âges se distribuaient par tiers de 18 à 50 ans.
32Le premier constat fut radical : « Le bar suscite de telles réactions de rejet que l’on peut présager que le client qui aura assouvi sa curiosité en venant une première fois au bar risque de ne pas y revenir30. » L’ambiance comme la fonctionnalité du bar ne plaisaient pas. Certains parlaient d’atmosphère de clinique, voyaient les angles des tables comme un signe agressif et marquaient des réserves sur la prétention de rassembler tous les types de voyageurs. L’intention de solliciter le public jeune pour des consommations brèves paraissait trop évidente et exclusive. Le voyageur n’était pas invité à s’installer. D’autres s’interrogeaient déjà sur les conflits d’organisation des flux entre des consommateurs arrivant des deux côtés de la voiture depuis les secondes et depuis les premières classes. La mise en place de la file de commande laissait supposer le comportement resquilleur pour passer devant tout le monde ou l’énervement d’une attente mal canalisée. La crainte n’était pas de pure forme au regard des comportements français ordinaires. Aucune convivialité n’était attendue de ce lieu de passage où l’on viendrait plutôt seul.
33L’enquête montra bien que les voyageurs n’étaient pas dupes des tactiques adoptées pour rentabiliser le bar sans souci d’un véritable service. Ils le dirent : « Les voyageurs admettent le souci de rentabilité de la SNCF mais refusent l’idée que ce soit au détriment des attentes de la clientèle […] avec l’intention délibérée de ne pas offrir un espace trop accueillant qui pourrait inciter le voyageur à y séjourner31. » Les matériaux high-tech n’étaient pas jugés modernes… mais simplement faciles à nettoyer. La couleur grise de l’espace donnait l’impression d’une réalisation à moindre coût et non pas d’un design de la sobriété, réclamé dans les années 1990. Les tables modulables étaient regardées d’abord comme des poubelles ! En fin de compte, le futur bar du TGV ne remplissait pas l’objectif commercial. En favorisant la circulation des voyageurs et un chiffre d’affaires fondé sur un grand nombre de prestations, il n’offrait ni la convivialité déclarée de la voiture-bar du premier TGV, ni la qualité de l’éclairage du TGV Atlantique.
Le petit-déjeuner gratuit
34C’est une autre ambition qui présida à l’attraction d’un petit-déjeuner gratuit servi en première classe32. L’opération conduite à l’automne 1994 auprès de 1914 clients, dont les deux tiers en TGV, principalement masculins (20 % de voyageuses), et pour la moitié âgés de 35 à 49 ans, précisa le marché potentiel. Un grand nombre de voyageurs (83 %) n’avaient pas acquitté eux-mêmes leur billet, pris par leur entreprise. Le voyage effectué en première classe paraissait une habitude pour 42 % d’entre eux. Indice plus important de leur comportement alimentaire en voyage, 48 % des voyageurs avaient déjà pris leur petit-déjeuner avant de monter dans le train. L’offre était donc potentiellement hors de propos pour la moitié des clients, ce qui n’empêcha pas certains de prendre un second petit-déjeuner. Mais l’auraient-ils acheté ? Auraient-ils voyagé plus spécifiquement en première classe pour cette offre ? Impossible de l’évaluer bien que 47 % de cette catégorie aient répondu négativement à la question « Cela donne-t-il envie de consommer plus souvent des petits-déjeuners ? ». D’une manière générale, les voyageurs venant de province trouvèrent le petit-déjeuner très satisfaisant. Le taux d’agrément pouvait atteindre 68 % au départ de Bordeaux, 62 % à partir de Dijon. Les Parisiens furent les plus critiques sur la viennoiserie, qualifiée de médiocre quand les Lillois la trouvaient très bonne. La plupart des voyageurs soulignèrent la trop forte quantité de produits présentés aux dépens d’une qualité jugée peu satisfaisante. L’objectif était multiple : saisir l’avis des voyageurs sur la nature des services, évaluer le positionnement commercial d’un surplus au coût de transport, apprécier un élargissement éventuel des clientèles à partir de consommations supplémentaires.
35Une seconde opération fut lancée sur le trajet Paris-Lyon deux ans plus tard33. Elle s’inscrivait dans un ensemble d’actions destinées à enrayer la chute de fréquentation en première classe. Les effets d’un dialogue social devenu assez difficile avec les voyageurs après les difficultés engendrées par le système de réservation Socrate et l’incompréhension des gammes tarifaires, avaient marqué l’année 1993. Si la fréquentation du TGV était restée stable, les autres types de trains avaient enregistré des baisses de trafic significatives en raison d’un contexte économique déprimé. Mais même dans le TGV, la première classe était moins demandée. La SNCF lança les trains Euraffaires, le Club partenaires, une promotion « la première classe à 50 francs », des espaces réservés en gare pour cette catégorie de voyageurs. Localement des initiatives comme un programme vidéo dans les trains d’affaires de l’axe Paris-Strasbourg ou la mise en place d’une assistance sur le train Paris-Bordeaux (envoyer des fax, faire taper un texte) allaient dans le même sens. Les voyageurs y virent d’excellentes idées, en fait plus ou moins décalquées du TEE. Pourtant ils utilisaient peu ces services mettant en avant les logiciels incompatibles dans les traitements de texte ou l’absence de confidentialité et la contrainte de devoir laisser sa carte d’identité en échange du casque vidéo34. À l’inverse les clients suggéraient que la vraie différence entre première et seconde classe viendrait de la mise à disposition de la presse, de la création de sièges plus confortables et… de la présence d’une hôtesse. Toute ressemblance avec le modèle aérien paraît de moins en moins fortuite au milieu des années 1990. Mais à l’inverse, plusieurs avis soulignaient la liberté de gestion du temps personnel que le voyageur de première classe souhaitait garder par rapport à la fixité d’une place dans l’avion. Se déplacer au bar, changer d’activités, quitter sa voiture pour discuter restaient à cette date des atouts du train.
36Au sein de ce dispositif de reconquête des clients de la première classe, l’offre de petit-déjeuner était aussi un signe considéré comme distinctif, le troisième par ordre d’importance. Servir le petit-déjeuner n’était pas seulement un geste commercial. Le contexte nutritionnel des années 1990 supportait un discours assez répandu sur l’utilité de cette prise alimentaire. Le magazine Marie-Claire suggérait par exemple qu’un petit-déjeuner copieux devait suivre le jeûne de la nuit35. L’Institut Danone publiait des recommandations sur sa composition qui devrait inclure laitage, pain ou céréales, fruit et liquide en insistant sur les équilibres diététiques, au besoin en ajoutant œuf, jambon, miel, viennoiserie, confiture36… Porté par la capacité d’innovation des industries alimentaires de cette décennie (barres de céréales enrichies en vitamines, boisson chocolatée améliorée), le marché du petit-déjeuner était en pleine expansion… préambule d’une évolution vers le brunch. Signe évident, 62 % des Français déclaraient en 1993 en faire leur principal repas de la journée37. Moins d’un cinquième des Français n’en prenait pas38.
37Le train pouvait relayer ce discours auprès des voyageurs ciblés. L’opération de 1996 engendra des taux de satisfaction assez forts parmi eux. Le plus apprécié fut le caractère copieux du plateau (76 % de clients très satisfaits) et la disponibilité du personnel (73 %). Rapidité et efficacité du service emportaient au moins 60 % de satisfaction mais le débarrassage était jugé trop lent. Les reproches portèrent sur la qualité de certains produits - croissant mou, thé insipide. La température insuffisante paraissait un problème régulier, aussi bien pour le café que pour le croissant mal décongelé. Sur un millier d’avis, 5 % marquaient une insatisfaction relative à la qualité. Au total, 79 % des voyageurs trouvaient que ce serait une très bonne, voire une excellente idée, de généraliser cette prestation gratuitement en première classe. Cela justifiait même que 69 % de ces voyageurs déclarent se sentir traités comme un client et non comme un voyageur. La distinction était forte car elle ouvrait la voie à la segmentation commerciale de ce qui devait être intégré ou non au voyage. La restauration était objet de débats, dans les trains, sur les quais et bien plus largement dans l’opinion publique.
Le TGV miroir des goûts
La médiatisation de la médiocrité
38Un commentaire du jeune et nouveau Premier ministre qui succéda à l’expérimenté Pierre Mauroy parut pour le moins malvenu aux prestataires de la restauration ferroviaire en 1984. En visite officielle au Canada, Laurent Fabius souligna devant des journalistes toujours prompts à rapporter le propos polémique que « l’on mange mal dans le TGV » et qu’il avait l’intention « de s’en ouvrir à la SNCF »39. Plats pas assez chauds, café en poudre sans goût, insuffisance des approvisionnements, le politique rejoignait le commun des mécontents. Son allusion tombait au moment précis de la reformulation des contrats de la SNCF avec ses prestataires. Le fond de critiques n’était pas nouveau. La presse avait titré quelques mois auparavant : « La restauration ferroviaire veut redorer son image de marque40. » Le résultat ne semblait pas probant.
39En 1982, le député UDF de Haute-Savoie Yves Sautier avait lui aussi souligné « la qualité désastreuse des services de restauration offerts aux usagers des rames du TGV41 ». Il notait à la fois l’exiguïté du bar, le petit nombre de propositions offertes, la très mauvaise qualité et le prix élevé des consommations les plus courantes. Le parlementaire rapportait l’avis de nombreux observateurs qui attendaient un service associé au train à grande vitesse en rapport avec le confort moderne et l’innovation que le TGV représentait : « Absolument indigne de ce train. » Un problème qui n’a jamais trouvé sa solution était déjà pointé en relevant que les stocks sont la plupart du temps insuffisants pour répondre à la demande. C’était un handicap supplémentaire, en particulier sur le parcours entre Genève et Paris. Bref, le député y voyait un dommage majeur qui dépassait simplement le service alimentaire. Il relevait cette situation comme « gravement dommageable pour l’image de marque du TGV, en particulier à l’égard des très nombreux touristes qui empruntent ce parcours et ne répond assurément pas au service qu’est en droit d’attendre la clientèle de la SNCF ». Le ministre des Transports Charles Fiterman avait été interpellé sur la question. Il répondit en signalant la mise en place d’une vente ambulante et l’attention que la SNCF allait porter à ce service de restauration pour le rénover dans le TGV comme dans les autres trains. Toutes les précautions n’empêchaient pas les problèmes récurrents.
40Un autre parlementaire UDF député d’une circonscription de l’Orne42 interpella le nouveau ministre des Transports Paul Quilès, s’étonnant qu’un TGV au départ de Paris soit parti vers Marseille sans wagon-restaurant précisément à 12 h 55. La question n’était ni de mauvaise humeur, ni d’opposition politique classique. Elle mettait plutôt en évidence le manque à gagner dans une exploitation ferroviaire mal équilibrée et donc mal gérée. La SNCF prétexta la circulation de deux rames dont une seule avait un wagon-restaurant et l’autre un bar et souligna que la faiblesse des défauts de service n’était estimée qu’à 2,5 % sur l’ensemble de la circulation annuelle des TGV. La restauration à la place réservée en même temps que le billet paraissait être une solution pour améliorer le dispositif43.
41Quelques intervenants politiques firent évoluer le débat sur les dysfonctionnements de la restauration en point d’interrogation plus général. Le service public assuré par la SNCF n’était-il pas en fin de compte, incompatible avec les modalités d’exercice d’une société privée à qui la restauration était dévolue ? Bien au-delà de l’économie ferroviaire, c’est le rôle de la SNCF dans la relation entre l’entreprise et sa tutelle publique qui était interrogé. Les contrats de plans instaurés pour définir des objectifs financés par l’État devaient rationaliser ses fonctions. Ils pouvaient aussi permettre de réformer l’administration des nombreuses filiales incluses dans le groupe SNCF44. L’idée d’en créer une dédiée à la restauration n’était pas écartée mais la coordination des différents services parut finalement préférable à une mise de fonds supplémentaire. La restauration n’était d’ailleurs qu’un sujet mineur au regard de certains enjeux bien plus lourds sur le plan financier. Mais le sujet restait sensible car chaque voyageur pouvait exprimer son avis et faire ou défaire les appréciations. Personne ne pouvait comprendre qu’il soit impossible d’avoir un plateau-repas certains jours, que parfois à l’inverse, les invendus finissent broyés, couverts et plateaux compris, réduits en copeaux, sous le prétexte de l’hygiène45. Les grèves du personnel de restauration à bord des trains n’étaient pas mieux tolérées. Mais elles étaient difficiles à expliquer aux voyageurs auxquels il aurait fallu exposer le statut des employés, établi en 1959 et révisé en 1973, prévoyant que seules les heures de travail passées dans le train étaient comptabilisées à 100 %. Les temps de parcours réduits par la vitesse du TGV imposaient au personnel roulant de multiplier les services pour garder une rémunération stable.
42La clientèle du TGV était-elle finalement plus ou moins critique que celle des trains classiques ? Dès le début, les avis n’étaient pas enthousiastes. Le critique gastronomique réputé d’un journal destiné aux cadres supérieurs donnait la mesure en novembre 1981. Premier mouvement :
Premier choc en ouvrant la carte distribuée par des hôtesses en tailleur vert moutarde, le prix : 95 francs, service compris, mais sans la boisson. Ce qui amène l’addition en ajoutant 27 cl d’un rosé de Provence (16 frs) ou d’un honnête Saint-Émilion 1978 (24 frs), à 120 frs. C’est cher.
43Deuxième mouvement :
La disposition de la tablette, trop éloignée du siège. Il faut nettement se pencher en avant pour pouvoir manger à l’aise. C’est dommage.
44Troisième mouvement :
Ce jour-là, il nous a été offert des légumes accommodés à la grecque : des champignons, quelques pommes de terre et trois feuilles de cresson. Le plat principal composé d’une darne de colin meunière ou d’une côte de mouton accompagnée de riz aux courgettes. Ces plats sans beaucoup d’esprit, qui auraient pu cependant nous faire oublier les tristes et coutumières grillades SNCF.
45Quatrième et dernier mouvement :
C’est le moment du fromage, un bon bleu de Bresse qu’il faut, hélas consommer avec un redoutable pain industriel, très certainement congelé : un petit bloc insipide dont la mie s’effrite en poussière au toucher. Les pâtisseries sont bonnes, notamment la tarte aux figues et la génoise au citron, aux couleurs très britanniques46.
46Pas d’erreur, la symphonie n’est pas celle de la restauration aérienne contemporaine mais bien de la restauration à la place en 1981 dans un TGV.
47Une enquête réalisée sur les trajets Paris-Lyon et Paris-Genève en 1982 confirma un certain mécontentement47. Un tiers des voyageurs de seconde classe aurait apprécié une formule de restauration rapide (hamburgers, hot-dogs, pizzas) et 25 %, des sandwiches variés. En première classe, ils étaient 28 % et 27 %48. Considéré comme « un train prestigieux », nombre de voyageurs du TGV excluaient de venir avec leurs propres victuailles. L’offre relevée était attendue en première classe mais les consommateurs d’un simple sandwich manifestaient aussi des exigences.
48Avant que de nouvelles formules ne soient testées, les premiers voyages sur le TGV laissèrent donc plutôt une impression négative, en tout cas parmi ceux dont le commentaire nous parvient au fil des enquêtes et des articles de presse. Car si la restauration étant jugée par certains chère, sobre et décevante, il faudrait équilibrer cette balance d’opinions par celles des voyageurs qui ne recouraient pas aux prestations offertes et celles des consommateurs qui considéraient les choix alimentaires tout à fait à leur goût mais n’en disaient rien.
Ne pas rater la restauration à la place
49L’enquête de 1982 avait mis en évidence que le repas à la place restait une demande de certains voyageurs, habitués à cette prestation par leur fréquentation antérieure de trains comme le TEE. Le fait de se restaurer sans avoir à se déplacer tenait autant d’une nécessité de manger et boire dans le parcours que d’un agrément du voyage. Les voyageurs de première classe plaçaient à égalité ces deux aspects alors que leurs égaux assis en seconde classe voyaient principalement l’obligation alimentaire. Mais l’idée de sauter un repas n’était pas exclue chez les uns et les autres, suscitée par la brièveté du voyage.
50Au cœur de l’amélioration du service, la réservation d’un repas à l’achat du billet était bien prévue. Mais son application était difficile. Au moins un quart des voyageurs de première classe ne souscrivaient pas à cette forme d’obligation. L’argument de l’imprévision de la faim ou du temps libre pour manger semblait un frein incontournable. Soit par complication, soit par indécision, le principe ne trouvait pas ses partisans, comme si les habitudes antérieures avaient démontré que le choix de manger restait une liberté dont le voyageur ne voulait pas se dessaisir. L’automobiliste avait lui aussi cette liberté.
51L’opinion des clients qui firent l’expérience de la restauration à la place ne livrait pas un taux de satisfaction élevé sur tous les plans. L’enquête de 1982 montra que 34 % seulement des consommateurs étaient très satisfaits du petit-déjeuner. Le service était bien considéré, l’ambiance un peu moins, la variété beaucoup moins. Le prix rassemblait le plus de mécontents, un tiers des clients. Si l’on jugeait le déjeuner, les appréciations positives baissaient sur tous les critères, 16 % seulement des voyageurs trouvant qu’il était de qualité bien que 69 % se déclarent tout de même satisfaits. Le choix était plutôt bien jugé. Mais une fois encore c’est la notion de service qui primait. L’image de confort paraissait plus conforme que ne l’était le contenu de l’assiette. Le dîner le confirmait. La moitié des voyageurs trouvait le choix satisfaisant et une autre moitié beaucoup moins, le service restant très apprécié. De telles enquêtes ne permettaient pas pour autant de dégager des orientations claires sur les attentes car la subjectivité des avis restait importante. L’appréciation des vins en donne un exemple. Le choix était plutôt bien vu puisque 76 % des consommateurs le jugeaient positivement. Seuls 22 % étaient mécontents de la sélection. La qualité ne semblait pas souffrir de discussions : 88 % des buveurs étaient satisfaits. Mais le prix restait cher pour 55 % des consommateurs49. Que fallait-il donc changer pour améliorer la perception de la carte dans le TGV ? Le prix pour trouver des crus moins chers ? Au risque d’abaisser la gamme ? Chercher à convaincre les consommateurs rétifs ou se satisfaire de ceux qui trouvaient très bien les bouteilles présentées ? Les exigences du buveur en voyage sont moins affûtées que celles du mangeur.
52Tout restait déterminé par des positionnements comparatifs multiples. La restauration à la place dans le TGV semblait meilleure que celle des Gril-Express de la décennie précédente mais moins bonne que celle du wagon-restaurant de naguère. La nostalgie du goût freine l’innovation. Le plus important était ailleurs. La restauration à la place dans le TGV était jugée supérieure à celle de la restauration offerte dans les avions selon 24 % des consommateurs. Face aux autoroutes, le train marquait des points : 40 % des voyageurs de l’enquête de 1982 trouvaient la restauration ferroviaire supérieure50. Les restaurants d’autoroutes, dont le premier avait ouvert à Venoy (Yonne) en 1969 sous l’impulsion de Jacques Borel, n’avaient pas vraiment la faveur de la mobilité alors que tant d’auberges sur le bord des nationales avaient fondé des réputations culinaires exceptionnelles. Les opinions exprimées donnaient encore des arguments à la restauration ferroviaire. Pour autant, les voyageurs ne s’étaient pas tous affranchis des réticences qui existaient depuis longtemps : des rapports de qualité-prix défavorables, un service parfois trop lent, la gêne de manger à côté d’un autre voyageur qui ne consomme rien, s’alimenter dans le sens contraire de la marche.
53Après une décennie d’exploitation, quelques nouveaux points de repère sont apparus. Une étude lancée en 1989 sous la dénomination de « baromètre restauration » permit d’apprécier tous les types de restauration ferroviaire sur un peu plus de 1100 personnes51. Sur le total, 16,6 % présentaient la situation de la restauration à la place. Elle était la mieux notée avec une mesure d’appréciation de 7,4 points sur 10. Le plus mal noté était le Bar-Corail (6,2). L’amabilité du personnel, la propreté des lieux et l’efficacité du service obtenaient les notes les plus hautes. La qualité des plats et leur présentation étaient bien situées. En revanche, le rapport qualité-prix et le choix étaient toujours les moins bien notés. Comparé à la restauration à la place dans le train Corail, le TGV marquait tout de même des points. Tous les critères d’appréciation de la nourriture servie étaient au moins un point au-dessus du Corail. S’en tenir aux critiques médiatisées trahirait donc la réalité. Les voyageurs pouvaient reconnaître quelques avantages à cette nouvelle forme d’alimentation en mobilité. La Sorenolif obtenait dans le TGV les meilleures notes dans tous les domaines par rapport aux autres prestataires.
54Une autre enquête réalisée en 1993 confirma que la restauration à la place dans le TGV n’était pas si mal perçue52. La moitié des clients étaient des consommateurs réguliers du déjeuner et du dîner. La plupart d’entre eux soulignaient qu’ils mangeaient… parce que c’était l’heure. Mais 59 % déclaraient l’avantage qu’ils trouvaient à pouvoir ainsi gagner du temps. Un taux qui restait très proche de ceux qui choisissaient ce mode d’alimentation par goût de la distraction. Le prix n’était pas un frein - mais beaucoup avaient leur repas remboursé - alors que tous ceux qui préféraient le bar en faisaient un argument majeur. Entre les différents types de clientèle, l’échelle d’appréciation se modifiait sensiblement. La présentation des plats était bien notée par 83 % des clients habituels mais tombait à 63 % parmi les voyageurs de première classe peu intéressés. Selon la même clé de répartition, la qualité alimentaire variait de 68 % à 48 %, le caractère copieux des assiettes de 64 % à 36 %. Par contre, l’offre était de manière assez égale jugée peu variée et surtout le rapport qualité/prix qui montait seulement à 31 % parmi la clientèle régulière tombait à 14 % parmi ceux qui n’étaient pas des clients habituels. Les taux de satisfaction exprimaient également des nuances dans les préférences alimentaires. La formule la plus appréciée, coûtant 135 francs (ou quatre fois le smic horaire à cette date) comprenait un plat chaud, une pâtisserie, un vin, de l’eau plate et un café.
55Les services du marketing tirèrent de ces statistiques que la standardisation de l’offre de restauration devait l’emporter. Une offre spécifique par axe géographique et en fonction de la composition sociologique du train n’avait pas lieu d’être. Il n’est pas exclu d’y voir un des motifs de désintérêt que ce schéma commercial a pu susciter parmi une clientèle maniant le paradoxe alimentaire. D’un côté, elle souhaitait suivre des modes de restauration qui privilégiaient des portions réduites, une présentation proche des offres commerciales de ville et de l’autre affirmait sa volonté de prestations distinctives, associées à l’originalité alimentaire de régions traversées.
Les attentes de la voiture 4
56Dans la quatrième voiture des rames TGV, celle destinée à accueillir le bar, les attentes n’étaient pas les mêmes. La comparaison entre le bar du train Corail et le bar du TGV évolua plutôt en faveur du dernier. La démarcation du TGV se fit sur des critères de propreté et de soin du service puis sur les propositions alimentaires. Les spécialités chaudes et les pâtisseries devinrent un des motifs de valorisation de cette offre rapide. Les premières servaient d’en cas à petit budget, les secondes laissaient place à la très symbolique sensation de gourmandise sucrée. Les boissons froides n’attiraient pas de critiques particulières au contraire du sachet de Nescafé en poudre très déconsidéré. Par contre, certaines demandes n’étaient pas satisfaites, comme les confiseries réclamées par les voyageurs de première et seconde classe53.
57Les premières enquêtes lancées avec le TGV suscitèrent des innovations qui à leur tour justifiaient de nouvelles études de marketing. Le café Klix de Colombie fut testé à l’aide de tasses prédosées. Les clients du bar remarquèrent l’origine géographique assimilée à un goût typé. La Colombie fournissait la moitié des importations de café en France et jouissait d’une notoriété promue par la publicité alors que le pays amorçait une forte hausse de ses productions au début de la décennie 1980. L’attention des consommateurs se porta surtout sur le mode de présentation. Le principe d’un gobelet jetable démarquait les habitudes, même si le café était jugé un peu trop léger. Son côté hygiénique et propre plaisait.
58Les sandwiches Poilâne furent un autre moyen d’évaluer les attentes. Leur emploi au bar comme en vente ambulante améliorait en apparence la qualité des produits. La variété des contenus était un autre atout. Assimilé à un pain de campagne, il pouvait présenter une certaine originalité. Le pain de mie en revanche était unanimement rejeté, faute d’une qualité gustative suffisante. L’étude conduite en 1983 sur la commercialisation des produits démontra qu’au bar, les clients achetaient 32 % de sandwiches au jambon, 20 % au fromage, 20 % au saucisson et 20 % au jambon de Parme54. Par rapport à ces pondérations la satisfaction gustative était inégale, du sandwich au jambon qui recueillait 21 % d’opinions très positives au sandwich saucisson qui attirait 44 % des acheteurs. Seul le Parme dépassait la cote des 50 %. Au total, les innovations de sandwicherie plaisaient à 83 % des consommateurs mais tout était dans la nuance : 35 % déclaraient que c’était bien, 48 % que c’était correct voire mangeable. Il apparut que les voyageuses étaient moins consommatrices de sandwiches que de plateaux-repas.
59Plus généralement, les consommateurs déploraient tout de même une quantité de nourriture nettement insuffisante. Le choix du pain Poilâne ne convenait pas aux mangeurs le trouvant moins roboratif que la baguette. En 1983, 29 % des consommateurs auraient préféré leur pain habituel plutôt que celui-ci. L’enquête commerciale de cette année-là précisa qu’il fallait « accroître l’impression nutritive voire “bourrative” inhérente au concept de sandwich55 ». Le prix était cher : 17 francs un sandwich du mois à la viande des Grisons, soit sept fois le prix d’une baguette. Les 137 consommateurs de sandwiches dans le TGV qui exprimèrent leurs souhaits à cette date tracèrent des perspectives à explorer : pouvoir choisir entre le pain de campagne et la baguette (50 % des réponses), avoir d’autres garnitures comme des crudités, des rillettes, de la viande (25 %), des sandwiches plus copieux (10 %), plus de beurre (5 %). En fait ces demandes s’inscrivent assez bien dans l’évolution des régimes alimentaires qui marquèrent la décennie. La consommation de matières grasses diminuait. Les prises alimentaires se réduisaient en nombre quotidien. Une diversité nutritionnelle croissante devenait l’exigence commune.
60En dépit de ces données qui permettaient d’ajuster les offres, les solutions qui furent adoptées ne modifièrent pas vraiment les appréciations. Saisie en 1993, l’opinion restait positive sur les produits courants mais les voyageurs qui n’étaient pas clients partageaient peu cette vision56. Les reproches étaient, outre le prix toujours jugé trop élevé, l’absence de véritable restauration. Si le snacking trouvait ses amateurs, nombre de voyageurs attendaient encore des plats chauds, plus de variété, des portions plus copieuses. La petite faim du cadre aspirant à manger légèrement ou de la voyageuse soucieuse de sa nutrition était à l’opposé d’un client plus habitué à se resservir de chaque plat. Sans généraliser, les avis ne dépendaient pas de la classe de tarif. Les enquêtes révèlent autant de voyageurs de première classe non-clients du bar qui n’assouvissaient pas leur faim et de clients de seconde classe habitués du bar qui trouvaient leur compte dans cette restauration incomplète et vice versa. Tous s’accordaient en revanche sur les produits qu’ils jugeaient indispensables. Le sandwich était réclamé par 89 % des clients du bar, 87 % issus de première classe et 91 % de seconde… Les pizzas, quiches et croque-monsieur semblaient moins importants. Quant aux boissons, les eaux minérales et les boissons chaudes primaient, alors que les jus de fruit et les sodas n’étaient réclamés que par 47 % des clients de première contre 64 % en seconde. Les bières étaient attendues par le tiers des voyageurs, plus en première classe qu’en seconde. Si les vins retenaient encore 14 % de demandes en moyenne, les apéritifs et digestifs ne figuraient presque plus dans les attentes du voyageur en TGV.
61En 1993, la restauration TGV semblait devoir être la seule à susciter une dynamique commerciale. Les nouveaux projets de liaisons ferroviaires à grande vitesse apparaissaient dans toutes les directions, de Vaires à Vendenheim, comme en vue de la frontière espagnole ou pour rejoindre la Bretagne. Mais à cette date, l’équilibre des comptes n’était toujours pas atteint. La SNCF devait encore subventionner les sociétés de restauration à hauteur de 272 millions de francs courants dont 152 dirigés vers le groupe CIWLT et 94 vers le groupe Servair. Deux ans plus tard la situation était pire : 317 millions de subventions réparties entre les deux grands prestataires, CIWLT (92 millions) et Servair (177). Au total de 1987 à 1995, le rapport du montant des subventions déboursées par la SNCF par rapport au chiffre d’affaires de la restauration ferroviaire était passé de 43 % à 71 %57. La conjoncture économique l’expliquait en partie. Seulement pour une part.
Notes de bas de page
1 J.-F. Picard,A. Beltran, « D’où viens tu TGV ? », Revue généraledes cheminsdefer, 8-9, 1994,p. 7-11 ; Revue de l’association pour l’histoire des chemins de fer en France, 12-13, Les très grandes vitesses ferroviaires en France, printemps-automne 1995 ; E. Cinotti, J.-B. Treboul, Les TGV européens, Paris, PUF, 2000 ; Revue d’histoire des chemins de fer, 46-47, Le rail à toute(s) vitesse(s). Deux siècles de vitesse sur rail, trente ans de grandes vitesses, 2012 ; M. Lebœuf, Grande vitesse ferroviaire, Paris, Le Cherche-Midi, 2014.
2 M. Walrave, « Trente ans de TGV », Pour mémoire. Revue du Comité d’histoire du ministère de l’Écologie, de l’Énergie, du Développement durable et de la Mer, 10, hiver 2011-2012, p. 23-33 ; J.-N. Chapulut, J.-D. Blanchet, La grande vitesse ferroviaire, rapport de mission du Centre d’analyse stratégique auprès du Premier ministre, Paris, 2011. Voir également nos archives orales constituées auprès de l’association Rails et Histoire.
3 E. Auphan, « Le TGV ou le démantèlement du réseau ferré français », Annales de géographie, 684/2, 2012, p. 194-213 ; S. Dubois, « TGV : un quart de siècle de bouleversements géoéconomiques et géopolitiques », Géoéconomie, 52/1, 2010, p. 89-104.
4 L. Quessette, Au croisement de l’État, du service public et du marché. Recherches sur les chemins de fer en droit administratif français, Aix-en-Provence, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2013, t. 1, p. 274.
5 Arafer (Autorité de régulation des activités ferroviaires et routières), Le marché français du transport ferroviaire de voyageurs, 2015-2016, p. 15.
6 SNCF, 505 LM 701/1, consultation concernant la restauration sur les trains à grande vitesse du réseau Sud-Est, 28 septembre 1979, p. 2.
7 Ibid., contrat d’attribution des services de restauration à bord du TGV, 31 mars 1981.
8 Ibid., consultation concernant la restauration sur les trains à grande vitesse du réseau Sud-Est, cité supra, p. 5.
9 Ibid.
10 Direction commerciale voyageurs SNCF, Le Bon Moment, dossier de presse du 2 avril 1987.
11 L’hôtellerie restauration, 1892, 1983.
12 SNCF, 505 LM 701/1, note de la Direction commerciale voyageurs aux membres du conseil d’administration, 3 décembre 1984.
13 Revue générale des chemins de fer, juillet-août 1993, p. 20.
14 Wagons-lits, 83, p. 8.
15 Le rail, 55, février 1996, p. 32-40. Pour 100 francs de chiffre d’affaires, il faut consacrer 83 francs aux dépenses de personnel à bord et 30 francs à terre. Les frais généraux sont également un peu plus élevés : 42 francs à bord, 30 francs à terre.
16 P. Zembri, « La grande vitesse ferroviaire, vainqueur de la libéralisation du ciel français ? La stratégie singulière et payante de la SNCF de conquête de la clientèle aérienne domestique », Revue d’histoire des chemins de fer, 46-47, 2012, p. 349-368.
17 Le rail, 55, février 1996, p. 37.
18 Entretien personnel avec Jean-Pierre Godais, directeur finances et administration du groupe Wagons-Lits France (1980-1997), 17 mai 2013.
19 B. Pallu, « Une exploitation soumise à de fortes contraintes », Revue générale des chemins de fer, juillet-août 1993, p. 25.
20 M. Persine-Heissler, « Penser le train autrement, du Corail au TGV », dans Roger Tallon. Itinéraires d’un designer industriel, op. cit., p. 134
21 Témoignage de Catherine Millet dans ibid., p. 66.
22 La vie du rail, 1810, 24 septembre 1981, p. 11.
23 J. Cobbi, « Des repas mis en boîtes : le bentô japonais », dans J. Csergo, Casse-croûte, op. cit., p. 110-119 ; S. Guichard-Anguis, « La consommation d’Ekiben, mode ou motivation du voyage ? », dans J.-P. Williot (dir.), La restauration ferroviaire entre représentations et consommations, op. cit., p. 119-145.
24 Sorenolif, Brochure de présentation du service 260, p. 2.
25 C. Delfosse, La France fromagère, 1850-1990, Paris, La Boutique de l’histoire, 2007.
26 Revue générale des chemins de fer, octobre 1991, p. 80.
27 F. Jolly, A. Sauvant, « Économie et prospective de la grande vitesse », Rail passion, juillet 2006, p. 88-95
28 L’ensemble des données de cette partie provient des archives que nous a confiées Jean-Pierre Godais et notamment du recueil CIWLT, Direction ferroviaire France, Données économiques, juillet 1991.
29 SNCF, 649 LM 110-7, Test du bar TGV 2N, décembre 1990.
30 Ibid., p. 13.
31 Ibid., p. 2.
32 SNCF, 649 LM 147-60, bilan de l’opération des petits-déjeuners gratuits en 1re classe, étude phase qualitative, 25-26 octobre 1994. Les TGV pris en compte portaient sur le trajet Paris-Lille (259 voyageurs sur 1317), Paris-Lyon (256), Paris-Bordeaux (161), Paris-Nantes (250), Paris-Rennes (256), Dijon-Paris (135).
33 Ibid.
34 Ibid., p. 3.
35 Marie-Claire, 437, janvier 1989, p. 116.
36 C. Craplet, S. Damiens, P. Pynson, Petit déjeuner et nutrition, Levallois-Perret, Institut Danone, 1993.
37 « Les Français et l’harmonie alimentaire », Cahiers de l’OCHA, 3, 1993, p. 8.
38 I. Giachetti, « Les enseignements du consensus petit-déjeuner et performances », Cahiers de nutrition et diététique, 31, 1996, p. 27.
39 Le Monde, 30-31 décembre 1984.
40 L’Humanité, 3 mai 1984.
41 Journal officiel, Débats parlementaires, question d’Yves Sautier, no 16924, 5 juillet 1982, p. 3106. Yves Sautier (1921-2016) député de Savoie de 1981 à 1986.
42 Francis Geng (1931-…) député de l’Orne de 1978 à 1993.
43 Journal officiel, Débats parlementaires, question de Francis Geng, no 59163, 19 novembre 1984, p. 702.
44 F. Caron, Histoire des chemins de fer en France, op. cit., t. 3, p. 451-477.
45 L’Humanité, 3 mai 1984.
46 J. Helset, « Restauration à grande vitesse », Valeurs actuelles, 2 novembre 1981.
47 SNCF, 649 LM 56-3, « Étude quantitative de la restauration TGV », octobre 1982. Sur 1231 réponses fournies, 14,5 % étaient en première avec des voyageurs se restaurant à la place, 23 % en première sans restauration, 62,3 % en seconde classe. 80 % des répondants étaient des hommes, 20 % des femmes. Ces voyageurs étaient surtout en déplacement professionnel (80 % de ceux qui se restauraient à la place, 69 % sans restauration).
48 SNCF, 649 LM 56-3, « Étude quantitative de la restauration TGV », op. cit., p. 28.
49 Ibid., p. 24.
50 Ibid., p. 26.
51 SNCF, 649 LM 100-14, Baromètre restauration, réalisé par la société Explorer, juin 1989.
52 SNCF, 649 LM 136-9, « La restauration à bord du TGV Sud-Est. Étude quantitative de la restauration TGV », août 1993. L’enquête réalisée par la Département marketing de la Direction grandes lignes, porta sur les relations Paris-Lyon, Paris-Suisse, Paris-Méditerranée, Paris-Savoie, Paris-Franche-Comté, auprès de 1674 voyageurs.
53 SNCF, 649 LM 56-3, « Étude quantitative de la restauration TGV », octobre 1982, p. 21.
54 SNCF, 649 LM 64-4, « Test de nouveaux produits de restauration TGV », juin 1983, p. 36.
55 Ibid. Sur 332 personnes interviewées, 137 avaient choisi des sandwiches dont 78 % de consommateurs, 22 % de consommatrices. La répartition par âge montre que 39 % avaient moins de 34 ans et 43 % de 34 à 44 ans. 82 % des consommateurs voyageaient seuls, 68 % étaient en seconde classe.
56 SNCF, 649 LM 136-9, « La restauration à bord du TGV Sud-Est. Étude quantitative de la restauration TGV », août 1993, cité supra, p. 4.
57 Archives Jean-Pierre Godais, CIWLT, Direction ferroviaire France, données économiques 1987-1995.
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