Fabriquer des professions
p. 211
Texte intégral
1La carte semble donc se trouver au cœur de la fabrication du savoir géographique. En soi c’est déjà un élément de rapport au monde qui s’institutionnalise ainsi, en ancrant la géographie du côté des savoirs modernes1. En observant cette alliance entre carte et géographie, il apparaît nécessaire d’étendre la recherche à d’autres professions qui pourraient s’être ainsi appuyées sur la carte pour se constituer. Notre but est de déterminer s’il existait à propos de la carte ce que florent Champy appelle des valeurs épistémo-déontiques2, entendons un ensemble de savoir-faire et de valeurs qui a poussé à composer le corpus. La question est donc de savoir si la carte participe de l’identité de certaines professions. On l’a vu, pour les géographes, tels qu’ils sont définis au xviiie siècle, il existe une intimité telle que la qualité de la carte permet de définir la valeur du géographe. Celui qui n’est qu’un faiseur de cartes produit une carte qui ne relève pas de la qualité nécessaire à faire de son auteur un géographe. Est-il alors possible d’imaginer d’autres professions qui, si elles ne font pas nécessairement de la carte leur valeur cardinale, la combinent cependant avec d’autres valeurs pour asseoir leur identité ? Il aurait été possible de trouver plusieurs professions correspondant à ce critère, le choix a d’abord été de ne pas multiplier les objets, et ensuite de construire quelques dossiers solides.
2finalement, deux professions ont été choisies. La première est celle des feudistes : elle connaît une profonde mutation au xviiie siècle qui aboutira à l’institutionnalisation des ingénieurs du Cadastre au début du xixe siècle. Elle a surtout semblé intéressante parce que lors des prémices de la constitution du dossier deux textes opposés avaient été trouvés. L’un posait l’inutilité de la carte dans les années 1690, l’autre affirmait sa nécessité dans les années 1740. Le second dossier correspond aux ingénieurs, qu’ils soient des Ponts et Chaussées ou du Génie. Le concernant, les travaux sont nombreux et ont souvent valorisé l’importance de la carte pour ce petit groupe. Mais peut-être sans lui accorder toute l’importance qu’il faut lui donner.
3Pour les deux dossiers, la question qui sera posée est de savoir en quoi la carte participe de la fabrication, non seulement de l’identité professionnelle, mais encore de la reconnaissance au-delà de la profession d’une expertise qui s’appuierait sur cet objet. Ce serait alors l’expérience, entendons la culture accumulée, de la carte qui serait à l’origine de l’expertise et de la capacité à agir sur le territoire. Là encore, comme dans le cas des géographes, la mise en place de ces valeurs se construit dans un système concurrentiel. Parfois d’ailleurs, la carte semblera ne pas l’emporter. Les modalités du rapport au monde dans ses aspects géographiques seront donc interrogées dans toute leur diversité.
Notes de bas de page
1 Sur la géographie moderne, on lira : Jean-Marc Besse, Hélène Blais et Isabelle Surun (dir.), Naissances de la géographie moderne (1760-1860), lieux pratiques et formation des savoirs de l´espace, Lyon, ENS Éditions, 2010.
2 florent Champy, Nouvelles théories sociologique des professions, Paris, PUF, 2009 (on verra ici surtout le chapitre 2 qui pose fortement les questions).
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