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Ressources mondialisées

 | 
Marie Redon
, 
Géraud Magrin
, 
Emmanuel Chauvin
, 
et al.

De la pénurie à la surabondance : rhétorique et enjeux territoriaux

La Soufrière de Guadeloupe : patrimonialisations d’un géosymbole, mises en ressources d’un volcan

Marie Redon

Résumé

Autour de l’objet-géosymbole de la Soufrière, volcan actif de Guadeloupe, différents processus de patrimonialisation, de mises en ressources sont à l’œuvre, à la croisée de discours mettant en exergue sa nécessaire protection. L’accent est mis sur le recours à des rhétoriques sur la menace et la sanctuarisation de la nature comme ressource, d’une part, les formes d’appropriation territoriale, d’autre part. Il s’agit de montrer comment la Soufrière fait l’objet de « mises en ressource » concurrentielles par différents acteurs, qui font pourtant tous appel à sa dimension patrimoniale et à son caractère de géosymbole. Ce sont des rapports de force, et de pouvoir, qui sont mis en en lumière. La ressource patrimoniale, ici fortement symbolique, apparaît comme un objet politique, au-delà du « bien commun ».
Dans un premier temps, la Soufrière est analysée comme un lieu qui représente un bien commun et revêt donc une dimension rhétorique, puis comment elle est constituée à la fois en ressource du point de vue de la préservation d’un patrimoine naturel mais aussi en tant que capital économique. Un projet touristique privé sur ses flancs, le Volcano Park cristallise les tensions et fait émerger des prises de paroles autour de ce patrimoine, de cette ressource interprétée et appropriée différemment selon les acteurs concernés, que devient la Soufrière. À ces différents acteurs coïncident différentes territorialités correspondant à des appropriations spatiales distinctes, voire concurrentes.

Texte intégral

La Soufrière n’est pas une bombe au service des avancées d’histoires. Elle n’a que faire de notre histoire, elle est notre géographie.

Daniel Maximin, Soufrières.

Introduction

1Autour de l’objet-géosymbole de la Soufrière, volcan actif de Guadeloupe (fig. 1), différents processus de patrimonialisation sont à l’œuvre. La notion de géosymbole peut être définie, avec Joël Bonnemaison, comme « un lieu, un itinéraire, une étendue qui, pour des raisons religieuses, politiques ou culturelles prend aux yeux de certains peuples et groupes ethniques, une dimension symbolique qui les conforte dans leur identité » (Bonnemaison, 1981 : 76). L’Etna pour les Napolitains (Gruet, 2005), le Kilimandjaro en Afrique de l’Est et le mont Nyiragongo pour celle des Grands Lacs (Bart, 2002) ou encore le piton des Neiges à la Réunion (Germanaz, 2004), les volcans font de solides géosymboles. La Soufrière n’échappe pas à cette identification (Guillaud, Seysset, Walter, 1998 : 32). Loin du simple marqueur paysager, elle est investie d’une dimension plus qu’identitaire : « Ah non, la Soufrière ce n’est pas un paysage. C’est une montagne. C’est elle qui dirige le pays. Elle est le cœur du pays. Sans elle on ne peut pas vivre ! » (Benoit, 1988 : 717). En ce sens, elle apparaît comme une ressource vitale, une source d’énergie symbolique permettant la subsistance des habitants. En outre, l’existence du volcan donne naissance à un patrimoine naturel spécifique, des paysages et des écosystèmes rares qui induisent des retombées économiques touristiques. La Soufrière de Guadeloupe peut ainsi être vue comme un géosymbole qui cristallise différents enjeux : la demande sociale de protection du site en a fait un territoire, c’est-à-dire un bien commun culturel, un patrimoine écologique et un capital touristique, donc économique.

2La logique de patrimonialisation n’est devenue un objet d’étude pour les géographes que tardivement par rapport aux autres sciences humaines (Veschambre, 2007), notamment l’histoire et ses Lieux de mémoire qui émergent dès les années 1980 (Nora, 1986-1992). Les premières réflexions sur une approche théorique du patrimoine en géographie sont dues à Guy Di Méo, à partir de 1992. Processus observé sur les espaces urbains (Melé, 2005 ; Tomas, 2004) et touristiques (Lazzaroti, 2000 ; 2010), mais aussi naturels (Guichards-Anguis, Héritier, 2008), la patrimonialisation met en jeu la construction d’une ressource. Ce néologisme « patrimonialisation » traduit l’intérêt pour un « processus social de reconnaissance de certains héritages » (Veschambre, 2007 : 367) et c’est précisément le propos de cette contribution : examiner comment les différentes formes de mises en ressources de la Soufrière de Guadeloupe correspondent à des formes de patrimonialisation d’un géosymbole, à la croisée de discours mettant en exergue sa nécessaire protection. Le volcan n’est évidemment pas menacé de disparition comme le lac Tchad, mais de détérioration ou d’accaparement. Il s’agit donc aussi de le sauvegarder, de le protéger et, comme dans le cas du géosymbole africain, des discours discordants se font entendre autour de cet objet environnemental.

3L’accent est mis sur le recours à des rhétoriques de menace et de sanctuarisation de la Nature comme ressource, d’une part, et sur les formes d’appropriation territoriale, d’autre part. Nous nous proposons de montrer comment la Soufrière fait l’objet de « mises en ressource » concurrentielles par différents acteurs, qui font pourtant tous appel à sa dimension patrimoniale et à son caractère de géosymbole. En croisant « patrimonialisation du territoire » et « territorialisation du patrimoine » (Gravari-Barbas, 1996), ce sont des rapports de force, et de pouvoir, que nous voulons mettre en lumière. La ressource patrimoniale, ici fortement symbolique, apparaît comme un objet politique, au-delà du « bien commun » ; cette étude de cas s’inscrit dans une perspective de political ecology (Benjaminsen, Svarstad, 2009 ; Peet et al., 2011) puisque, derrière le volcan, il s’agit de saisir les rapports de force lisibles dans les discours qui, tous, s’en réfèrent à la protection de l’environnement et au développement durable.

4Si l’emboîtement des échelles de gouvernance, très prégnant dans le contexte des outre-mer, est marqué par la convergence des discours sur la nécessité de préserver les ressources de potentielles menaces, derrière l’univocité se cachent des systèmes de valeurs en confrontation profonde.

  • 1  En littérature, un argument ou un thème récurrent.

5Dans un premier temps, nous verrons à quel point la Soufrière est un lieu qui représente un bien commun et revêt donc une dimension rhétorique de topos1, puis comment elle est constituée à la fois en ressource du point de vue de la préservation d’un patrimoine naturel mais aussi en tant que capital économique. Un projet touristique sur ses flancs, le Volcano Park (musée et télécabine), cristallise les tensions et fait émerger des prises de parole autour de ce patrimoine, de cette ressource interprétée et appropriée différemment selon les acteurs concernés, que devient la Soufrière. À ces différents acteurs coïncident différentes territorialités correspondant à des appropriations spatiales distinctes, voire concurrentes. Et à ces territorialités vient se superposer celle du risque volcanique, mais en filigrane.

Figure 1 La Soufrière et les îles de Guadeloupe.

Source : Volto.

  • 2  Casava (Compréhension et analyse des scénarios, aléas et risques volcaniques aux Antilles). En réu (...)
  • 3  Elle consiste à interroger un groupe de personnes présentant une caractéristique commune telle leu (...)

6La présente contribution se fonde sur les recherches effectuées dans le cadre du programme de l’Agence nationale de la recherche (ANR) Casava2, piloté par l’Institut de physique du globe de Paris (IPGP). L’une des spécificités de Casava est la prise en compte de la perception du risque volcanique par les populations de l’île, via la méthode des groupes de discussion ou focus group discussions3, couplés à entretiens individuels. Les enquêtes de terrain ont été menées entre 2010 et 2013.

La « Vieille Dame » : un lieu bien commun

Un lieu commun, un topos

7Le volcan domine physiquement les paysages de la Basse Terre de ses 1464 mètres (fig. 2). Pour le Guide vert Michelin, la Soufrière est « l’emblème de la Guadeloupe », bien visible de la Grande Terre ou repérable aux nuages qui s’y accrochent lorsque le ciel n’est pas dégagé. Le volcan est un repère visuel pour les deux parties de l’île et, au-delà, pour les îles de l’archipel guadeloupéen telles les Saintes ou Marie-Galante.

  • 4  D’après de site du Parc : http://www.guadeloupe-parcnational.fr/?La-vieille-Dame.
  • 5  Texte rédigé par des élèves de CM2 dans le cadre du projet pédagogique « Défi Volcano », présenté (...)

8Surnommé la « Vieille Dame », considéré comme un être vivant, le volcan est souvent vu comme un vénérable personnage qui veille sur la région de Basse-Terre et assure une sorte de protection à ses habitants4 ; il a même un prénom (Joséphine). Cette personnification est transgénérationnelle, on la retrouve dans les écrits des enfants : « Nous sommes protégés par notre Vieille Dame endormie que nous appelons habituellement la Soufrière. Dans notre famille, nous nous intéressons énormément à notre Vieille Dame5. » Des entretiens effectués dans le cadre du programme Casava transparaît sensiblement cette idée que la Soufrière est une « une fierté », « un patrimoine de l’île », l’emblème d’une identité collective. Elle apparaît comme « l’expression d’idéalités matérialisées » (Chivallon, 2000 : 301), à la croisée entre l’idéel et le matériel, et donc comme un construit social.

Figure 2 La Soufrière, une silhouette tutélaire. vue du haut de Basse-Terre.

Source : Granchu, janvier 2012.

  • 6  Nous pensons ici à l’ouvrage de Michel Onfray, Le désir d’être un volcan. Journal hédoniste (1996)

9Dans un rapport « géopoétique » à l’espace (Maximin, 2006), et sans être le sujet de beaucoup d’ouvrages littéraires, le volcan donne toutefois son nom à un roman : Soufrières, de Daniel Maximin (1987). Le romancier y évoque le volcan comme « la cause première du surgissement de l’île et de sa fertilité… C’est l’éruption au-dessus de la mer qui a permis la naissance de l’île ! Il n’y aurait pas la Guadeloupe s’il n’y avait pas la Soufrière » (Chaulet-Achour, 2009 : 25). De même dans L’isolé soleil (1981), Daniel Maximin retrace trois siècles d’histoire de la Guadeloupe à travers des généalogies familiales dont les relations, les savoirs sont intimement liés à la Soufrière. L’histoire de la Guadeloupe relatée se développe donc sur les pentes du volcan, source de vie. L’analyse psychologique, s’appuyant sur le classique symbolisme du volcan comme figure par excellence de la vie pulsionnelle interne en ébullition et menaçant d’exploser6, met en lumière les représentations souvent érotisées, voire sexualisées, qui imprègnent le discours concernant la Soufrière (« érections volcaniques », « source de plaisir »), en faisant un véritable symbole phallique de l’île (Magnier, 2012). La fertilité des sols, le rôle de château d’eau que joue le massif pour le reste de l’île (voir le réseau hydrographique, fig. 1) convergent évidemment dans la construction d’un géosymbole source d’énergie vitale.

  • 7  Entretien, Pointe-à-Pitre, 5 janvier 2012.
  • 8  Entretien, Saint-Claude, 10 janvier 2012.

10Ce repère visuel, ce topos, est logiquement empreint de discours d’appartenance, que ce soit, par exemple, du côté de l’Union générale des travailleurs de Guadeloupe (UGTG) : « La Soufrière est notre bien commun […]. Moi je ne veux pas vendre ma parcelle de la Soufrière et tous les Guadeloupéens sont propriétaires de la Soufrière7 », ou bien encore auprès du Syndicat guadeloupéen des accompagnateurs en montagne (SGAM) : « C’est d’abord le volcan des Guadeloupéens et après seulement celui des touristes8. » Si les géosymboles confortent les peuples dans leur identité, leur appropriation, réelle ou symbolique, ne peut que susciter des tensions : comment partager ce qui apparaît comme une (res) source vitale ?

Marcher sur le volcan

  • 9  Voir http://www.ville-saintclaude.fr/.
  • 10  Collines.
  • 11  D’après la plaquette de présentation et le site Internet du Club des montagnards : http://clubdesm (...)

11Ce bien commun paysager est aussi un lieu de promenade si ce n’est régulier, du moins prisé, un territoire approprié « avec les pieds ». Outre certains habitants de ses abords qui la fréquentent ou profitent des bains soufrés chauds sur ses flancs, à l’instar des adolescents de la commune de Saint-Claude (se présentant comme « la ville du volcan9 »), qui y montent depuis leur enfance, ou des amoureux pour qui la promenade est romantique, le volcan attire les marcheurs. La pratique de la marche est importante sur l’île où des groupes d’amateurs sillonnent régulièrement les flancs de la Soufrière ; des associations sportives y organisent des sorties, des groupes de randonneurs s’y retrouvent, comme le Club des randonneurs, dont l’histoire est liée à celle du volcan. En 1889, « fort du principe qu’on aime bien ce qu’on connaît bien » est en effet créée en Guadeloupe une section du Club alpin français dans le but de développer le goût des excursions pédestres et de découvrir les sites les plus remarquables, les curiosités et la beauté des montagnes, vallées, pitons, « mornes10 », étangs et cascades. Mais le véritable essor du club fait suite à l’éruption de la montagne Pelée, en 1902 : « La Guadeloupe est sous le choc. Elle a peur, craignant un semblable réveil de son volcan. C’est à la faveur de cette énorme panique que se crée le Club des montagnards. Sa raison d’être ? Surveiller attentivement les soubresauts de la Soufrière. Par la suite, avec l’évolution des choses, les motivations ont changé, laissant aux scientifiques le soin de veiller attentivement sur notre volcan11. » Les statuts de cette association stipulent qu’il s’agit de contribuer au développement du goût des excursions et, « par-dessus tout, cultiver l’amour de notre pays » (5e paragraphe). Le parcours, la description et l’interprétation des paysages insulaires feraient naître un sentiment d’appartenance à travers la construction d’une mémoire commune et l’émergence d’une certaine forme de sociabilité, générateurs de territorialité. L’appropriation de ces espaces par leur parcours, la ritualisation qui s’y attache contribuent au marquage identitaire ; la marche agirait comme un médiateur entre la construction de territoires investis et l’organisation des interactions sociales, préfigurant une interprétation symbolique en termes de lien entre territoire insulaire et identité collective (Pruneau, Agnès, 2007 : 375). La Soufrière se mérite : pour découvrir le volcan, il faut randonner pendant près de deux heures pour « admirer un paysage magnifique unique, visible seulement lorsque l’on monte à pied ! », découvrir la faune et la flore, la marche « rendant plus méritant l’accès au sommet de ce volcan encore en activité » (Jasor, 2011). Un discours sur cet objet à la fois identitaire et environnemental se forge donc peu à peu, « notre volcan » faisant structurellement partie du pays (age) insulaire.

  • 12  Au moment d’une massification du tourisme vert les outre-mer, liée notamment à la démocratisation (...)

12Si c’est au tournant du xxe siècle que se structure un intérêt local pour le patrimoine guadeloupéen à la fois paysager et identitaire, le volcan (et ses abords) est aussi un lieu de marche pour les touristes, comme en témoigne l’omniprésence de son image dans les campagnes de communication à leur attention. Outre le géosymbole parcouru, la Soufrière devient à partir des années 198012 un signal visuel d’appel pour les non-insulaires, elle est mise en scène, et en ressource. L’organisme en charge de la gestion des marches et randonnées sur le massif est le Parc national de Guadeloupe (PNG) dont le site Internet précise que « la Soufrière de Guadeloupe est l’un des sites les plus intéressants du PNG et nous vous encourageons à en gravir les pentes ». Le rôle des parcs nationaux est à la fois la protection et la mise en valeur, avec, depuis les années 2000, un enjeu de valorisation économique. Comment la territorialité du lieu commun, du géosymbole dominant la Guadeloupe et doté d’un forte charge identitaire s’articule-t-elle avec celle de la protection des abords du volcan, en tant que patrimoine « naturel » ? Il s’agit de changer de perspective en passant du volcan personnifié, source de vie, cause première, à un objet « naturel » au cœur de discours et de pratiques scientifiques qui mettent en œuvre sa préservation.

Un patrimoine « naturel », objet scientifique

Un espace sacralisé ?

  • 13  En latin sacer, le « sacré », signifie « rendre inviolable », « interdire » ; pour Virgile, le lim (...)

13Dans la notion même de « patrimoine naturel », l’épithète est certes problématique (Guichard-Anguis, Héritier, 2008 : 5), mais c’est bien le terme récurrent des discours sur la protection. La Soufrière est en effet aussi un espace protégé, sacré au sens littéral du terme, c’est-à-dire séparé, mis à l’écart par les consignes à respecter à ses abords13. En Guadeloupe, « le territoire est très fortement protégé par la superposition de diverses réglementations » (Magras, 2011) n’ayant pas nécessairement les mêmes objectifs, même s’ils peuvent apparaître complémentaires, à savoir le PNG, le Conservatoire de l’espace littoral et des rivages lacustres, la forêt domaniale du littoral, les zones naturelles d’intérêt écologique floristique et faunistique (ZNIEFF).

  • 14  D’après le site Internet : http://www.guadeloupe-parcnational.fr/?Qu-est-ce-qu-un-Parc-national.
  • 15  Ces sites ne font pas l’objet d’une convention internationale mais obéissent à des critères commun (...)

14La France compte aujourd’hui dix parcs nationaux, présentés comme des « joyaux », des « monuments » de la nature, des espaces ayant, par leurs paysages, « le privilège de faire partie du patrimoine » national14. L’administration des parcs nationaux met en exergue le double aspect naturel et anthropique, l’équilibre entre le « don de la nature et le talent des hommes » qui confèrerait aux parcs un caractère unique, reconnu dans un statut spécifique, accordé par l’État. Trois des dix parcs nationaux sont en outre-mer (Guadeloupe, mais aussi Guyane et Réunion), et deux d’entre eux sont aussi reconnus par l’Unesco (Guadeloupe et Réunion) ; le massif de la Soufrière, en tant que zone de réserve intégrale telle que le prévoit le zonage des parcs nationaux, où l’on trouve des espèces endémiques protégées, fait ainsi partie des réserves mondiales de la biosphère. Cette reconnaissance lui confère un statut de zone modèle conciliant la conservation de la biodiversité et le développement durable, dans le cadre du programme sur l’homme et la biosphère (Man and Biosphere)15.

  • 16  Voir http://www.mab-france.org/fr/biosphere/reserve-de-biosphere-de-larchipel-de-guadeloupe/84/127 (...)
  • 17  Ibid.
  • 18  Entretien, directeur du parc, 11 janvier 2012.

15En Guadeloupe, la réserve de biosphère englobe la Basse Terre et presque intégralement la Grande Terre (fig. 3). On peut noter que le site Internet de cet organisme affiche, précisément, une photographie de la Soufrière en fond de page16. Les parties marines de la réserve de biosphère englobent également quelques îlets (Pigeons, Fajou, Kahouanne, Tête à l’Anglais). Le PNG partage avec la Réserve un même territoire et une gestion commune, « visant à exploiter les objectifs complémentaires des deux réseaux17 ». Et c’est bien la question des objectifs, au-delà de la préservation, qui se pose. Les parcs nationaux ont été mis en place dans les années 1960 avec une logique de zonage emboîté : une zone centrale et une zone périphérique. Au début des années 2000, il est apparu que si ce système fonctionnait plutôt bien pour la protection du cœur de parc, il en faisait aussi une zone extraterritoriale, à l’écart du développement économique. Les parcs naturels régionaux fonctionnent en revanche selon une logique de cohérence territoriale, inspirée de l’exemple des Réserves de biosphère de l’Unesco organisées selon trois zonages : zones cœur, zone tampon, zone de transition. Une réforme du PNG a donc été entreprise en ce sens en 2008-2009, impliquant l’adhésion de toute la Basse Terre. Expliquer cette extension territoriale du parc « n’a pas été très facile parce que l’idée qui dominait était celle d’une captation du territoire et non d’une concertation avec les élus18 ».

  • 19  Entretiens, ancien directeur du Conservatoire du littoral et SGAM, janvier 2012.

16Parallèlement au passage d’une logique de sacralisation à une logique de cohérence territoriale, le rôle des élus est croissant dans la préservation des ressources environnementales. Le conseil d’administration du PNG comprenait 21 maires en 2012, les élus y étant majoritaires contrairement aux précédentes configurations. Le président du PNG est ainsi maire de la commune de Goyave (réélu en 2014), conseiller général, et il a des responsabilités au niveau national en tant que vice-président de l’Agence des aires marines protégées et en tant qu’élu fin 2012 à la présidence de l’Établissement public des parcs nationaux de France. On peut dire qu’il incarne une forme d’intégration des échelles de protection… Il existerait, depuis ces réformes des années 2000, une forme d’ambivalence dans la gestion et la gouvernance des Parcs entre la volonté de donner plus de poids aux élus et, dans le même temps, un manque de confiance des administrés envers certains élus qui sont peu crédibles en termes d’environnement. Dans ce contexte, la mise en œuvre du Volcano Park (voir infra) équivaudrait à un test de gouvernance quant à cette nouvelle façon de fonctionner, davantage appuyée sur les élus. Les parcs nationaux ayant désormais à la fois une fonction de protection et d’aide à la mise en valeur économique, des discours s’élèvent en dénonçant un retournement des fonctions : « Au lieu de protéger le patrimoine naturel, le PNG le brade19 ! » On aboutit à un discours sur la gestion pervertie du patrimoine naturel ainsi vendu sous couvert d’une préservation centralisée, scientifique et métropolitaine des ressources.

Figure 3 Carte des vocations du Parc national de la Guadeloupe.

Source : Volto.

17Outre la question de la sauvegarde des écosystèmes, le volcan fait aussi l’objet d’observations, de mesures, d’analyses et de débats scientifiques, ce qui peut apparaître comme une autre forme d’appropriation allogène. La plaquette de présentation de la Soufrière du PNG nous invite à « un spectacle grandiose […]. Tout est imposant, calme et rugissant… » (citation du poète Henri Stehlé). La Vieille Dame est donc un géosymbole, un patrimoine mondial à préserver et une attraction dont la « beauté nous fait oublier qu’un jour elle pourra nous faire du mal » (d’après entretien Magnier, 2012).

Des discours scientifiques hérités… allogènes ?

  • 20  Du Tertre, 1667-1671. Histoire générale des Antilles habitées par les Français, Paris, T. Jolly.
  • 21  Cette histoire est narrée en détail dans le livre La Vieille Dame de Gérard Werther qui raconte l’ (...)

18La scientificité du discours sur le volcan s’inscrit dans une histoire marquée par une évolution du regard savant. Les sources imprimées qui rendent compte des débuts de la présence française en Guadeloupe (1630) jusqu’à la mise en place du système des habitations dans les années 1670 fourmillent de renseignements sur la flore et la faune que les Européens découvrent alors et offrent des descriptions de la vie des différentes communautés en présence. La première apparition de la Soufrière se lit dans le récit du père du Tertre publié en 165420, et si les cours d’eau sont valorisés, ce n’est pas le cas du volcan, comparé à « une gueule de l’enfer » (719). Il a fallu attendre le xviiie siècle pour que le rejet craintif soit remplacé par l’intérêt scientifique. Jusqu’aux années 2010, le personnage qui accompagnait les visiteurs sur le massif était Tarissan, éponyme du gouffre qui tient son nom d’un vétérinaire du xixe siècle que l’intrépide curiosité aurait fait chuter dans l’abîme21. Ce personnage incarne le scientifique, d’origine visiblement européenne, qui proposait par panneaux interposés (fig. 4 et 5) : « Voulez-vous visiter mon domaine ? » – ce domaine étant celui de la partie haute de la Soufrière, où les phénomènes volcaniques sont perceptibles. N’existerait-t-il pas des césures, des discordances, entre une Soufrière géosymbole, source de vie, et un volcan actif à surveiller ? Daniel Maximin évoque ainsi cet hiatus dans son roman Soufrières : « Ils peuvent toujours essayer de ficeler ses fumerolles et de l’étouffer avec des thermomètres dans sa bouche et des bombes à retardement… D’abord, qu’est-ce que des hommes à hiver peuvent comprendre à un volcan en pleine humeur de chaud… » (193).

Figures 4 et 5 Les panneaux du parc national accompagnant la visite sur la Soufrière.
Ces panneaux ont été changés en 2012, Tarissan a disparu au profit de deux enfants.

Source : Redon, avril 2011.

  • 22  Enquêtes M. Mas et A. Magnier.

19La coupure entre un discours scientifique perçu comme allogène et un discours local, vernaculaire, a été manifeste lors des événements éruptifs de 1976- 1977 qui ont profondément marqué les Guadeloupéens. Si cette crise n’a pas fait de victime, elle est ancrée dans la mémoire collective, tant chez ceux qui l’ont vécue que chez les plus jeunes, via la transmission orale transgénérationnelle. Les personnes enquêtées dans le cadre du programme Casava savent en grande majorité, à près de 90 %, que la Soufrière est déjà entrée en éruption par le passé et citent l’éruption de 197622. En juillet 1975, est relevé un accroissement de l’activité sismique mais la crise ne débute qu’une année après. Le 8 juillet 1976 commencent des manifestations de surface qui constituent le début de l’éruption phréatique : près de 100000 tonnes de blocs et de cendres sont projetées sur les communes de Saint-Claude et de Basse-Terre, entraînant l’évacuation spontanée de 25000 personnes. D’autres phénomènes suivront.

  • 23  Sept communes furent évacuées : Capesterre-Belle-Eau, Trois-Rivières, Gourbeyre, Saint-Claude, Bas (...)

20Au-delà de la crise volcanique, c’est la crise politico-scientifique qui paraît révélatrice de perceptions distinctes du volcan ; elle a révélé les enjeux du poids et de l’instrumentalisation des discours scientifiques mesurant ici la dangerosité, là la vulnérabilité (lac Tchad) ou la raréfaction (voir la contribution suivante de Lavie, Maupin et Blanchon). En Guadeloupe, la confrontation des scientifiques a créé une polémique entre, d’une part, le vulcanologue Haroun Tazieff, qui diagnostiquait une éruption phréatique mineure, et Claude Allègre et Michel Feuillard, d’autre part, préconisant une évacuation de la population. Cette évacuation fut imposée par décision préfectorale le 15 août 1976, par crainte d’une éruption avec nuées ardentes. Un peu plus de 73000 personnes ont été évacuées23 et, comme l’avait prédit Haroun Tazieff, le volcan ne produisit pas de nuées. Le 1er décembre 1976, les habitants furent finalement autorisés à rentrer chez eux. Bernadette de Vanssay (1979) évoque cette crise comme un drame pour la volcanologie mais aussi, d’un point de vue socio-économique, pour les populations locales. Les conditions d’accueil ne furent pas les mêmes pour tous, certains ont rejoint les centres d’hébergements et d’autres leur famille et leurs proches. Si l’entraide est de mise au début de la crise, les réfugiés deviennent vite un fardeau pour les habitants de la Grande-Terre. La cohabitation se complexifie et devient de plus en plus difficile au fil du temps (Lepointe, 1999). Problème de la rentrée scolaire, mévente des bananes, fermeture du port de Basse-Terre, réseau hydrographique trop soufré pour être utilisé ou encore problèmes sanitaires dans des centres d’hébergement surpeuplés accentuent le malaise, l’incompréhension et la colère des communautés déplacées.

  • 24  D’après le sous-titre du film de Marie Chenet et Florian Geyer, Gens de la Soufrière (2013).
  • 25  Voir notamment les témoignages dans le film cité.

21Si les événements de 1976 ont permis des améliorations considérables en matière de surveillance (création de l’Observatoire volcanologique de la Soufrière en 1977), répondant à une politique de prévention nationale, leur gestion a décrédibilisé le préfet et les maires (Lepointe, 1999 ; Baillard, 2010). Or ce sont ces derniers, et notamment la mairie de Saint-Claude, qui sont en charge des questions d’aménagement du territoire et de développement économique de leur commune. Les événements de 1976 ont modifié la perception du volcan : cause de traumatisme pour la population ayant connu l’évacuation, il est devenu le « fossoyeur de Basse-Terre24 », le bouc émissaire du déclin économique de la préfecture. Une théorie du complot circule même sur l’île : la décision d’évacuer les abords du volcan aurait été prise par Paris pour « tuer » la ville de Basse-Terre et reporter l’activité économique vers Pointe-à-Pitre ; la parole des scientifiques métropolitains n’aurait alors servi que l’État français. Le volcan reste source de vie, mais sa dangerosité réelle ou supposée a été manipulée pour priver de ressources une partie des « gens de la Soufrière25 ». À la fois pourvoyeuse de vie et risque réel ou rhétorique, la Vielle dame est en sus un capital économique, précisément parce que cette ambivalence des volcans fascine, et attire les visiteurs.

Un capital économique, un patrimoine à entretenir

22Les entretiens menés dans le cadre du programme de recherche Casava font aussi émerger une Soufrière « utile », source d’attraction et de loisirs : « Elle fait venir du monde », « c’est un site touristique », « elle est favorable à notre économie » (Magnier, 2012). Indéniablement, la présence d’un volcan actif représente une ressource économique, mais pour qui ?

Un atout touristique dans un contexte de déprise

  • 26  « Les flux touristiques entre la France métropolitaine et l’aéroport Pointe-à-Pitre-Pôle Caraïbes (...)

23Topos, patrimoine naturel, la Soufrière est aussi un des sites touristiques les plus visités de l’île mais dont le potentiel économique n’est pas optimisé, dans un contexte socio-économique critique. Certes, en Guadeloupe, « le tourisme vert séduit un peu plus chaque année et la part des voyageurs attirés par la nature progresse de dix points (45 %) [en 2009 par rapport à 2008]26 ». On peut aussi noter que si, en métropole, une évolution du tourisme est observable au tournant des années 1970-1980, consistant en un déclin des visites de proximité au profit de sites plus lointains, l’insularité guadeloupéenne limite le phénomène et de nombreuses attractions touristiques fonctionnent avec une clientèle d’associations locales.

  • 27  Sur le tourisme vert, voir le numéro spécial de la revue Études caribéennes, « L’écotourisme dans (...)
  • 28  La Guadeloupe a d’ailleurs obtenu en 2007 et 2008 le prix de « meilleure destination écotouristiqu (...)
  • 29  Recommandation no 10.
  • 30  « On entend par développement du tourisme durable toute forme de développement de cette activité t (...)

24Un rapport d’information du Sénat (Magras, 2011), largement appuyé sur les études d’Atout France (Agence de développement touristique de la France), confirme que le volcan est un atout majeur : la Guadeloupe constitue le seul archipel de la Caraïbe alliant à la fois une île volcanique active et une île calcaire, ce qui doit être un argument d’attractivité. Un volcan actif est un produit touristique potentiellement phare. Ce même rapport relève que les atouts environnementaux ne sont pas suffisamment mis en avant par la Martinique et la Guadeloupe afin d’attirer les touristes, « ils ne sont pas assez “vendus” pour promouvoir ces destinations » (52). Dans l’optique de construire une offre touristique, l’enjeu est de vendre une image des Antilles comme « îles vertes » dans un contexte concurrentiel marqué par des destinations comme la République dominicaine27. C’est dans cet esprit que le comité du tourisme des îles de la Guadeloupe (CTIG) a entrepris un nouveau positionnement de la destination, axé sur la valorisation des richesses naturelles des territoires, avec le slogan « Les îles de la Guadeloupe, source naturelle de sensations28 ». Le rapport du Sénat met à la fois en évidence la nécessité de promouvoir les Antilles comme une destination touristique « verte29 » mais aussi d’en préserver et valoriser le patrimoine naturel, condition sine qua non à une optique de « tourisme durable30 ». L’équilibre entre protection environnementale et fréquentation touristique est donc fragile, mais il semblerait que le tourisme antillais n’a pas atteint un développement tel qu’il ferait peser un trop fort poids anthropique sur les sites naturels. Toutefois, si certains sites paraissaient à l’avenir menacés par une surexploitation touristique, « votre rapporteur estime qu’il pourrait être utile d’en limiter l’accès en rendant ce dernier payant » (Magras, 2011 : 55). Un tourisme durable respecterait, préserverait et mettrait donc en valeur à long terme le patrimoine naturel, comme la Soufrière, en le protégeant par un coût d’accès. Pour transformer le volcan en ressource touristique durable, il faudrait le territorialiser économiquement.

  • 31  Entretien, habitant de Saint-Claude, 15 janvier 2012.

25On voit bien là se dégager un jeu de retournement argumentaire autour de la rhétorique de la menace et de la préservation de la « nature ». La question de la monétarisation de l’accès est précisément un des paris du projet Volcano Park. Et ses opposants mettent largement cette dimension en avant : « On ne doit pas privatiser le symbole de la Guadeloupe, c’est inadmissible31 ! »

Le projet Volcano Park : une cristallisation des enjeux d’appropriation

  • 32  Voir le site Internet du projet : http://www.volcanopark.fr.
  • 33  Notons que les chiffres précis de fréquentation n’existent pas. On trouve 250000 visiteurs sur le (...)

26Ce projet comporte deux volets : un complexe touristique comprenant un musée, un cinéma dynamique 4D, restaurant, boutiques, etc., construit en dehors du cœur du PNG, et un accès à la Soufrière en télécabine, partant du complexe pour arriver sur les hauteurs du volcan, à l’emplacement de l’ancien parking, dans le PNG (fig. 6)32. Un tarif annuel serait offert aux résidents afin qu’ils puissent régulièrement monter sur le volcan. En l’état actuel, la fréquentation de la Soufrière serait de l’ordre de 100000 visiteurs par an, soit trois à quatre fois moins qu’avant l’année 200433 marquée par une détérioration sismique telle de la route d’accès qu’il faut désormais laisser les véhicules à environ deux heures de marche du sommet (contre environ une heure auparavant). En tout état de cause, la baisse de fréquentation couplée à des conditions d’accès déplorables (parkings insuffisants, inaccessibilité pour les bus, etc.) et préjudiciables à l’environnement mettent tous les acteurs d’accord sur la nécessité de trouver une solution alternative pour à la fois valoriser et préserver la ressource économique que représente la Soufrière (Avant-projet de charte de territoire du PNG, 2011 : 69). La nécessité de sauvegarder cette pièce maîtresse du patrimoine naturel insulaire revient dans tous les discours.

Figure 6 La trajectoire de la télécabine du projet Volcano Park.

Source : Volcanopark.fr, d’après IGN.

  • 34  Entretien, Direction de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DEAL), 6 janvier 2012.
  • 35  D’après un article paru sur le site Internet de L’Express le 29 mai 2003 : « Philippe se plaît à p (...)
  • 36  Entretien, habitant de Saint-Claude, 6 janvier 2012.

27Un des points d’achoppement réside dans l’unicité de alternative envisagée parce qu’« il ne s’agit pas d’une démarche engagée dans le bon sens. Normalement, on constate qu’on a un problème avec la Soufrière et qu’il faut le résoudre, alors on fait appel à la réflexion collective et à la concertation, puis on lance un appel d’offres. Là, un acteur privé est arrivé avec son projet, ça a été son initiative, sans appel d’offres34 ». Ce projet de Volcano Park est en effet porté par un opérateur privé, soutenu entre autres par le conseil régional de Guadeloupe et le CTIG. L’idée est que, grâce à de tels aménagements, « la Soufrière redeviendrait un produit d’appel pouvant permettre un retour à une fréquentation touristique similaire aux années 2000 » (magazine Destination Guadeloupe, 44 : 7). C’est le conseil d’administration du PNG, dans lequel les élus sont désormais largement représentés, qui détient la décision finale au vu des différentes études d’impact effectuées et après avis des instances nationales comme le Comité interministériel des parcs nationaux ; la réalisation du projet dépend donc de l’aval des élus. Et si on ajoute à cela que le porteur du projet est issu d’une famille descendant de flibustiers blancs qui seraient dans l’île depuis le xviie siècle35, à la tête d’une florissante production caféière, on comprend que d’autres types de tensions viennent encore se greffer sur ce projet touristique ; d’où des réactions comme : « Je ne vais quand même pas payer à un béké le droit de monter sur ma Soufrière36 ! » Et le projet touristique est estimé d’autant plus choquant qu’il se localise en partie au cœur du PNG, ce dernier, en tant qu’institution publique étant censé garantir non seulement la protection mais aussi l’accès à tous du patrimoine commun… Des oppositions se manifestent donc (fig. 7 à 9).

28Le volcan incarne à la fois bien commun, patrimoine naturel et produit d’appel touristique. C’est donc une ressource à constructions variables, mais dont le sort dans les années à venir s’inscrit aussi dans les relations politico-économiques entre la Guadeloupe et la métropole : cet objet concerne des acteurs situés à la fois sur ses flancs et à 6700 kilomètres de là.

Quelles ressources pour entretenir ce patrimoine ?

29La Soufrière et ses abords constituent aussi un enjeu en termes de finances et d’argent publics. L’accès au volcan se faisait, avant 2004, par la route départementale no 11. Or, réparer et entretenir cette voie pour une fréquentation touristique représente des sommes considérables dans un contexte de révision générale des politiques publiques (RGPP). Si la télécabine du projet Volcano Park prend en partie le relais de la route, avec une réouverture sans libre passage du grand public (accès restreint aux scientifiques et la sécurité civile), cela permettrait de faire peser une partie des coûts sur un opérateur privé, bénéficiant de financements européens du Fonds européen de développement régional (Feder), et d’alléger le budget des services centraux de l’État. De plus, Atout France estime qu’en Guadeloupe, « les espaces publics qui sont partagés tant par les habitants que les touristes ne donnent pas toujours une image valorisante de la destination » alors que les espaces gérés par des opérateurs privés fonctionnent mieux (Atout France, 2010 : 52).

Figures 7 à 9 Graffiti d’opposition au projet de télécabine aux Bains-Jaunes.

Source : Redon, avril 2011.

  • 37  Entretien, DEAL, 6 janvier 2012.
  • 38  Entretien, conseil général, 9 janvier 2012.

30Les implications de la gestion de cette ressource géosymbolique se jouent donc à plusieurs échelles, en dissonances et en hiatus. Les élus locaux, notamment le maire de la commune de Saint-Claude, sont plutôt favorables à un tel projet, en escomptant des retombées économiques pour leur commune. Quant aux services de l’État, « ils sont garants que les fonds publics soient bien dépensés, à bon escient, dans le respect des règles mais ils n’ont pas à se substituer aux instances décideuses37 », à savoir, en l’occurrence, le Comité d’administration du PNG. Une dissension se profile entre les élus locaux et les services de l’État, une partie des habitants accusant ces derniers de ne pas défendre le patrimoine naturel, le bien commun, contre les premiers et leur propension à marchandiser le patrimoine insulaire. En arrière-plan du débat sur le Volcano Park se joue aussi la question de la décentralisation, du recul de l’État et de la privatisation, en plus de la question du rapport métropole/DOM. Avec la logique de décentralisation, un fossé se creuse entre les élus qui, sachant s’entourer de bons appuis techniques, sont entrés pleinement dans la logique de la technicisation des fonctions politiques locales et, d’autre part, les communes plus petites, moins technicisées dans leur gestion, et du coup moins habiles à monter des projets et qui ont tendance à suivre les plus « performantes » ; et donc à voter dans le même sens lors de prise de décision collective comme dans le cadre du conseil d’administration du PNG. Une ingéniosité politico-administrative de plus en plus poussée s’impose aux élus et acteurs locaux, qui ne peuvent non plus faire l’impasse sur le discours en faveur du développement durable et la de protection de l’environnement, discours ici retourné en argumentaire d’incapacité à suivre ces principes. Une autre ambiguïté tient au fait que les collectivités ont désormais besoin de prélever davantage de taxes par elles-mêmes « or plus on construit, plus ce sont des privés qui construisent, plus ça rapporte. Il y a un contentieux entre l’État et le Conseil général parce que nous, on est propriétaires des forêts et on doit les préserver et assurer leur entretien alors qu’on n’a rien demandé et qu’on n’a pas les moyens, mais s’il y avait des richesses et des ressources à exploiter, l’État serait propriétaire comme en Guyane38 ! ».

  • 39  Site Internet de la pétition : http://www.petitions24.net/non_au_telepherique_sur_le_volcan_de_la_ (...)

31La rhétorique de la menace et de la préservation des ressources naturelles entre en résonance avec les enjeux de gouvernance entre les différents acteurs, d’autant plus en Guadeloupe, à la fois région et département, caractérisée par un poids notable des municipalités. Et le débat est public, largement médiatisé, dans un contexte général de conscientisation marqué par les idéaux de transparence, de démocratie participative et de défense de l’environnement. Ainsi, la pétition contre le projet Volcano Park n’en appelle pas seulement à la défense d’un paysage, d’un géosymbole, d’un espace naturel mais va bien au-delà, signifiant les ambiguïtés de la (ré)appropriation identitaire (Breton, 2009) : « N’acceptez pas d’être spoliés de ce bien inestimable ; n’acceptez pas que le plus beau site de ce pays soit détruit ; n’acceptez pas que des vies soient mises en danger pour les intérêts de certains. Halte au crime contre la Guadeloupe ! Halte au crime contre la nature ! Halte au crime contre la Soufrière39 ! »

Conclusion : quid de la territorialité du risque ?

32Dans le cas de la Soufrière, l’utilisation des termes « patrimoine » et « ressource naturelle » apparaît presque systématiquement en écho à la menace de sa préservation liée à un accaparement perçu comme illégitime. La Soufrière n’est pas un simple volcan, c’est le cœur de l’identité basse-terrienne, guadeloupéenne ; en tout cas c’est ainsi qu’elle est présentée, comme en réponse à la nécessité de résister à un processus de dépossession territoriale. Autour du projet Volcano Park se dessine un affrontement entre la préservation d’une ressource considérée comme substantiellement locale, mais à protéger en vertu de principes universels (développement durable), et des enjeux économiques qui sont vus comme en partie allogènes. En réaction, à la dimension culturelle du géosymbole de la Soufrière, s’ajoute une dimension plus politique qui conforte une partie des Guadeloupéens dans leur identité. Là où la « Vieille Dame » veillait, un risque de spoliation économique est dénoncé : le marqueur identitaire hérité n’est pas à vendre, il n’est pas du ressort des « hommes à hiver ».

33Le discours sur la durabilité est lui aussi instrumentalisé entre Réserve mondiale de la biosphère et préservation de la nature par sa financiarisation. Si le processus de patrimonialisation apparaît bien comme une appropriation des potentiels et des ressources de l’environnement, on ne peut se contenter de considérer la Soufrière comme un bien commun ; dans la réalité, plusieurs acteurs confrontent leurs légitimités dans une course à la « mise en ressource » du volcan.

34Aux différents acteurs évoqués correspondent différentes territorialités, différentes manières de s’approprier la Soufrière. Mais il s’agit d’un volcan actif, à la territorialité spécifique : celle du risque éruptif. En grande majorité, à 88 %, les personnes enquêtées dans le cadre du programme Casava pensent que la Soufrière peut entrer de nouveau en éruption et ont délimité la zone menacée en conformité avec celle établie par les spécialistes. Du côté du PNG, signalons que la brochure de présentation du site indique qu’il n’est « pas exclu que survienne un jour une catastrophe comme celle de la montagne Pelée qui détruisit la ville de Saint-Pierre à la Martinique en 1902 ou encore comme celle, actuellement en cours, de la Soufrière de Montserrat, volcan très similaire à notre Vieille Dame ». Nous pouvons être affirmative : la Soufrière entrera un jour en éruption. Mais alors, comment une conjoncture violente, une situation de crise, viendront-elles interagir avec cette structure territoriale polymorphe et polyvoque ? Pour un des personnages de Daniel Maximin, « il faut tout faire pour maîtriser la catastrophe et espérer qu’on ne le pourra pas complètement. Car si un jour un État se rend maître du volcan, c’est qu’il se sera déjà rendu maître de ses habitants » (Soufrières, 1987 : 238).

  • 40  Texte rédigé par une élève de CM2 dans le cadre du projet « Défi Volcano », http://pedagogie.ac-gu (...)

Je suis un volcan pas comme les autres
Qui fais éruption de temps à autre
Mais pour faire éruption
J’ai besoin de temps
Je suis un séisme
Qui fais du cataclysme
Des éboulements, des tremblements de terre
Du plus profond de la mer
Mais malgré tout
Je reste toujours et pour tout
Le volcan gris attardé.
Rickenriqué Ferréol, Le volcan attardé40.

Bibliographie

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Notes

1  En littérature, un argument ou un thème récurrent.

2  Casava (Compréhension et analyse des scénarios, aléas et risques volcaniques aux Antilles). En réunissant des chercheurs de plusieurs domaines scientifiques (sciences de la terre, sciences sociales, mathématiques, informatique, architecture), l’objectif du programme est de confronter et de synthétiser les savoirs afin d’offrir le meilleur diagnostic possible de la situation aux décideurs publics (État, collectivités territoriales). Le programme devra permettre, à terme, le développement de nouveaux outils d’aide à la prise de décision, tant en matière de prévention que de gestion de crise.

3  Elle consiste à interroger un groupe de personnes présentant une caractéristique commune telle leur profession, un loisir, la religion pratiquée, l’existence d’un handicap, etc. À chaque question posée, le groupe doit aboutir à une réponse consensuelle. Cela pousse chacun à prendre position et surtout à argumenter ses prises de parole. Dans ce cadre, le chercheur s’intéresse à la discussion qui amène au consensus tout autant qu’à la réponse en elle-même.

4  D’après de site du Parc : http://www.guadeloupe-parcnational.fr/?La-vieille-Dame.

5  Texte rédigé par des élèves de CM2 dans le cadre du projet pédagogique « Défi Volcano », présenté sur le site : http://pedagogie.ac-guadeloupe.fr/galeries/defi_volcano_circonscription_bouillante.

6  Nous pensons ici à l’ouvrage de Michel Onfray, Le désir d’être un volcan. Journal hédoniste (1996).

7  Entretien, Pointe-à-Pitre, 5 janvier 2012.

8  Entretien, Saint-Claude, 10 janvier 2012.

9  Voir http://www.ville-saintclaude.fr/.

10  Collines.

11  D’après la plaquette de présentation et le site Internet du Club des montagnards : http://clubdesmontagnards.pagesperso-orange.fr/.

12  Au moment d’une massification du tourisme vert les outre-mer, liée notamment à la démocratisation du transport et aux investissements à destination des métropolitains de passage – ouverture du village Club méditerranée de la Caravelle dans les années 1980.

13  En latin sacer, le « sacré », signifie « rendre inviolable », « interdire » ; pour Virgile, le limen sacrum est ainsi le seuil du temple, la limite d’entrée que le profane ne peut franchir.

14  D’après le site Internet : http://www.guadeloupe-parcnational.fr/?Qu-est-ce-qu-un-Parc-national.

15  Ces sites ne font pas l’objet d’une convention internationale mais obéissent à des critères communs définis dans un cadre statutaire formellement approuvé par les États membres de l’Unesco, lors de sa conférence générale de 1995. Ils restent placés sous la juridiction souveraine des États où ils sont situés, cependant ils partagent leurs idées et expériences aux niveaux national, régional et international au sein du Réseau mondial des réserves de biosphère. En juillet 2011, le réseau comptait 580 réserves de biosphère réparties dans 114 pays, dont 9 réserves transfrontalières.

16  Voir http://www.mab-france.org/fr/biosphere/reserve-de-biosphere-de-larchipel-de-guadeloupe/84/127/.

17  Ibid.

18  Entretien, directeur du parc, 11 janvier 2012.

19  Entretiens, ancien directeur du Conservatoire du littoral et SGAM, janvier 2012.

20  Du Tertre, 1667-1671. Histoire générale des Antilles habitées par les Français, Paris, T. Jolly.

21  Cette histoire est narrée en détail dans le livre La Vieille Dame de Gérard Werther qui raconte l’histoire de la Soufrière.

22  Enquêtes M. Mas et A. Magnier.

23  Sept communes furent évacuées : Capesterre-Belle-Eau, Trois-Rivières, Gourbeyre, Saint-Claude, Basse-Terre, Baillif et Vieux-Habitants. Par sa position, Vieux-Fort ne fût pas concerné par l’évacuation car protégé par les Monts-Caraïbes.

24  D’après le sous-titre du film de Marie Chenet et Florian Geyer, Gens de la Soufrière (2013).

25  Voir notamment les témoignages dans le film cité.

26  « Les flux touristiques entre la France métropolitaine et l’aéroport Pointe-à-Pitre-Pôle Caraïbes en 2009 », premiers résultats Insee Antilles Guyane, 64, septembre 2010.

27  Sur le tourisme vert, voir le numéro spécial de la revue Études caribéennes, « L’écotourisme dans la Caraïbe », 2007, en ligne : http://etudescaribeennes.revues.org/392.

28  La Guadeloupe a d’ailleurs obtenu en 2007 et 2008 le prix de « meilleure destination écotouristique » lors du World Travel Market de Londres.

29  Recommandation no 10.

30  « On entend par développement du tourisme durable toute forme de développement de cette activité touristique qui respecte, préserve et met en valeur à long terme les ressources naturelles, culturelles et sociales d’un territoire », Tourisme et développement durable. L’expérience française, Atout France, 2007.

31  Entretien, habitant de Saint-Claude, 15 janvier 2012.

32  Voir le site Internet du projet : http://www.volcanopark.fr.

33  Notons que les chiffres précis de fréquentation n’existent pas. On trouve 250000 visiteurs sur le site du PNG, une autre étude du PNG indique 64834 véhicules entre août 2006 et mars 2007 (Étude de fréquentation des sites du PNG, 2007 : 10).

34  Entretien, Direction de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DEAL), 6 janvier 2012.

35  D’après un article paru sur le site Internet de L’Express le 29 mai 2003 : « Philippe se plaît à penser que les premiers Chaulet, originaires de Charente-Maritime, qui débarquèrent en 1670 à Basse-Terre, étaient des flibustiers. Depuis, la famille s’est forgé un certificat d’honorabilité… » (en ligne : http://www.lexpress.fr/informations/unis-autour-du-cafe_651739.html#qMUs4hihKttF07Pw.99).

36  Entretien, habitant de Saint-Claude, 6 janvier 2012.

37  Entretien, DEAL, 6 janvier 2012.

38  Entretien, conseil général, 9 janvier 2012.

39  Site Internet de la pétition : http://www.petitions24.net/non_au_telepherique_sur_le_volcan_de_la_soufriere_de_guadeloupe.

40  Texte rédigé par une élève de CM2 dans le cadre du projet « Défi Volcano », http://pedagogie.ac-guadeloupe.fr/galeries/defi_volcano_circonscription_bouillante.

Table des illustrations

Légende Figure 1 La Soufrière et les îles de Guadeloupe.
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/100990/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 48k
Légende Figure 2 La Soufrière, une silhouette tutélaire. vue du haut de Basse-Terre.
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/100990/img-2.jpg
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Légende Figure 3 Carte des vocations du Parc national de la Guadeloupe.
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/100990/img-3.jpg
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Légende Figures 4 et 5 Les panneaux du parc national accompagnant la visite sur la Soufrière.Ces panneaux ont été changés en 2012, Tarissan a disparu au profit de deux enfants.
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/100990/img-4.jpg
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Légende Figure 6 La trajectoire de la télécabine du projet Volcano Park.
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/100990/img-5.jpg
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URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/100990/img-6.jpg
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URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/100990/img-7.jpg
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Légende Figures 7 à 9 Graffiti d’opposition au projet de télécabine aux Bains-Jaunes.
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/100990/img-8.jpg
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Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

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