Point d’étape
p. 275-279
Texte intégral
1Un peu partout sur la planète se multiplient les initiatives visant à atténuer la marque des humains sur les milieux naturels, ce que l’on nomme parfois, l’écologisation des pratiques. À ce premier mouvement, déjà significatif, s’en ajoute un second, plus difficile à repérer et à caractériser, car il emprunte des canaux diversifiés et répond à des raisons et des dynamiques complexes ; de fait, les stratégies globales et les processus institutionnels relatifs à la crise écologique l’ignorent très largement. Pourtant, il suffit d’observer le foisonnement d’engagements, d’innovations techniques et sociales en rapport avec des thématiques comme les circuits courts alimentaires, l’efficacité énergétique, l’amélioration de la qualité de l’air ou bien encore la reconquête de la biodiversité pour reconnaître la réalité de la transformation en cours. Transformation pratiquement silencieuse, puisqu’elle demeure fragmentée, ponctuelle et disséminée, multiple et disparate dans ses formes et ses vecteurs, mais qui n’en témoigne pas moins d’un changement profond. Parfois de manière directe, souvent de manière indirecte, nombre d’acteurs modifient en effet leurs approches et leurs activités en rapport avec la problématique écologique au sens large. Beaucoup semblent le faire avec détermination et avec passion, étant convaincus que la solution aux grands problèmes du monde ne viendra pas seulement d’instances supérieures, mais passera, pour une part essentielle, par une réinvention de communautés locales résilientes. Le pessimisme n’est donc pas de mise pour ces acteurs, même s’ils ne minimisent pas pour autant l’ampleur des défis à relever, afin que la « grande transition » aboutisse. À leur manière, des chercheurs et des spécialistes de différentes disciplines confirment ce retour en force du local, un « local » souvent confondu avec la notion de territoire ; en rassemblant leurs expertises, au moins quatre motifs de regain d’intérêt pour la proximité se révèlent : (1) un besoin renforcé d’ancrage et de repères dans un contexte de mondialisation accrue ; (2) une efficacité supérieure des processus de décision et de gouvernance, susceptible de corriger les excès de la centralisation et de redonner sens et consistance à la démocratie ; (3) un réinvestissement des ressources locales, de toutes natures, sur fond de crise énergétique mondiale et une reconnaissance de l’importance des effets de proximité dans la compétitivité ; (4) un niveau opérationnel pertinent pour la gestion et la prise en charge de paramètres clés de l’environnement et du vivant.
2La prise en compte de ce mouvement de fond et de sa contribution potentiellement décisive par rapport aux préoccupations écologiques se trouve encore compliquée par les doutes académiques qui entourent la notion de territoire. À l’époque des flux et des réseaux triomphants, des chercheurs s’interrogent sur la validité de cette notion ; en outre, la diversité des usages auxquels elle donne lieu la rend encore plus suspecte pour les esprits exigeant des définitions claires et des concepts précis. En examinant les travaux relatifs au territoire, nous pensons pouvoir affirmer que quatre approches majeures peuvent être distinguées au sujet du/des territoires ; chacune met l’accent sur des dimensions particulières et importantes de la réalité territoriale, qui traduisent les préoccupations et les intérêts spécifiques d’une communauté donnée de spécialistes. Que ces quatre approches distinctes ne soient pas à proprement parler reconnues comme telles et davantage explicitées contribue à beaucoup de malentendus et d’incompréhensions réciproques ; par-dessus tout, il en résulte une forme de disqualification de la notion de territoire, en particulier dans la communauté élargie des géographes.
3À l’inverse, mobiliser conjointement ces quatre approches et leurs apports respectifs laisse entrevoir la possibilité d’aborder le fait territorial avec une profondeur et une acuité renouvelées. Celui-ci s’apparente de moins en moins à une donnée tangible, plus ou moins malmenée par un ensemble de forces endogènes et exogènes. Elle relève davantage d’une articulation variablement aboutie entre quatre composantes ou dimensions essentielles : biophysiques, institutionnelles et politiques, sociales et culturelles, économiques. Sans pour autant effacer le territoire ontologique, le territoire stratégique gagne manifestement en importance : la capacité des acteurs à articuler de manière positive les différentes composantes territoriales en vue d’un objectif ou d’un dessein commun s’avère toujours plus décisive, à la fois pour perpétuer et actualiser la réalité territoriale et pour permettre aux acteurs d’atteindre les buts qu’ils se donnent. Ce résultat s’avère doublement important au regard de la question écologique. D’une part, il confère aux aspects et qualités biophysiques d’un espace donné une place à part entière et potentiellement significative dans l’émergence du fait territorial ; d’autre part, il suggère qu’en réussissant à mettre davantage en synergie les quatre grandes dimensions du territoire, il est possible d’améliorer la qualité de la réponse à différents enjeux et objectifs d’intérêt commun, aux rangs desquels figure potentiellement la qualité écologique. Le territoire ainsi revisité se présente donc bien comme un levier potentiel de prise en charge de la qualité du vivant, et il ne se réduit assurément pas au « local ».
4Cependant, de même qu’il s’avérait difficile d’appréhender dans son ensemble le mouvement de fond des initiatives locales, le paysage territorial ne se donne pas facilement à lire et à saisir, car il est en pleine recomposition. Sous l’effet de mutations technologiques, sociales, économiques et même écologiques, les territoires sont manifestement engagés dans une intense métamorphose. Cela concerne aussi bien les formes territoriales classiques – ce que nous avons appelé les territoires de type 1 – que les formes de mise en commun et de co-action de niveau méso – les territoires de type 2 – sans doute appelées à prendre de l’importance avec la montée en puissance, à différentes échelles, de problèmes et d’enjeux complexes et multiacteurs. Forte de l’expérience et des réflexions accumulées depuis plusieurs décennies sur la matière territoriale, la discipline géographique se trouve donc face à un avenir extrêmement prometteur ; il lui reste à parachever sa propre métamorphose, en instaurant les conditions propices à une mise en synergie des grands courants et approches qui la constituent : son propre territoire 2, en somme.
5Plusieurs raisons expliquent le choix du plateau de Saclay comme terrain d’approfondissement. En premier lieu, la question du vivant et de sa prise en charge pose nettement problème, au regard des projets d’aménagement et de développement massifs envisagés depuis plusieurs décennies. En second lieu, il ne s’agit pas à proprement parler d’un territoire, au sens classique du terme : si l’entité physique « plateau de Saclay » est objectivement discernable et relativement identifiée (au moins pour certains acteurs), elle ne constitue certainement pas un « espace approprié par un groupe humain », pas plus qu’un espace institutionnel intégré cohérent, ni a fortiori un espace économique à part entière. Pourtant, les facilitations externe et interne déployées depuis plus de quinze années par l’association Terre et Cité ont permis de surmonter une première crise de la complexité à laquelle était confronté cet ensemble. Cette crise provenait du fait que les acteurs concernés par l’avenir du plateau privilégiaient différentes expressions de la qualité du vivant, mais ne disposaient ni d’un lieu ni de modalités appropriées pour essayer de les composer entre elles. Le paysage stratégique actuel du plateau de Saclay est méconnaissable par rapport à ce qu’il était au début des années 2000. Des aspects essentiels de la qualité du vivant sont désormais sous contrôle et même, pour certains, en bonne voie d’amélioration, voire d’épanouissement. Terre et Cité s’impose de plus en plus comme un opérateur de composition, favorisant une articulation et une intégration entre une pluralité d’acteurs et d’institutions, porteurs de qualités et de projets différenciés. Cependant, une nouvelle crise de la complexité se profile ; elle invite à dépasser la dualité entre espaces agricoles et naturels et développement urbanistique et de haute technologie afin de parvenir à un projet d’intégration supérieure : un véritable dessein commun.
6La Haute-Bigorre contraste en tout point avec le plateau de Saclay. Premièrement, il s’agit d’un espace globalement préservé, sans menaces apparentes sur la nature et l’environnement. Ensuite, pour tous les acteurs qui s’y intéressent, la Haute-Bigorre relève du territoire par excellence : il est difficile d’imaginer une plus parfaite convergence spatiale des composantes biophysiques, économiques, socioculturelles et institutionnelles. Enfin, le risque majeur, au regard du vivant et de sa prise en charge, ne provient pas d’un éventuel excès de développement – comme c’était le cas à Saclay –, mais bien d’un possible sous-développement. La facilitation externe développée avec l’appui de vingt-quatre étudiants du master 2 DDMEG de l’université Paris 1 a permis de lever une partie des difficultés qui obscurcissaient l’avenir de la Haute-Bigorre. À sa manière aussi, ce territoire fait face à une crise de la complexité. Faute de parvenir à reconnaître et à articuler entre eux les nombreux atouts du territoire, les responsables de la Haute-Bigorre peinent à définir un projet véritablement moteur, susceptible de mobiliser de manière harmonieuse les énergies et les envies des différentes forces vives. En prenant le temps d’écouter attentivement les différents acteurs, en suivant leur raisonnement et en essayant de comprendre les obstacles sur lesquels ils achoppaient, l’équipe de Paris 1 opérant en tiers acteur a été en mesure de suggérer les linéaments d’un dessein commun intégrateur.
7Pour les deux cas exposés, et malgré des avancées appréciables, l’avenir est encore gros d’incertitudes. D’où les premiers mots du titre retenu pour ces deux chapitres – « au défi de… » – manière de provocation destinée à inciter les acteurs concernés par ces deux espaces à dépasser leurs limites pour mieux déjouer les pronostics défavorables qui pèsent sur ceux-ci ; à les stimuler pour qu’ils atteignent et réalisent le défi supérieur qui est le leur, celui de l’esprit sain pour le plateau de Saclay, celui du corps sain pour la Haute-Bigorre.
8Nonobstant ces réserves, les deux cas fournissent des résultats de première importance pour notre sujet.
- Premièrement, ils confirment avec éclat qu’une part décisive de la prise en charge de la qualité du vivant se joue au plus proche du terrain ; qu’en outre des réserves considérables d’engagement des acteurs vis-à-vis du vivant existent et attendent seulement des conditions propices pour être activées. Pour autant, une prise en charge purement locale ou territoriale ne saurait évidemment suffire ; les acteurs, sur le terrain, ne disposent pas toujours de l’ensemble des ressources leur permettant de réhabiliter certaines qualités du vivant. Certaines améliorations enregistrées à Saclay ont pu se concrétiser grâce à des soutiens significatifs de la région Île-de-France et de l’Europe : il faudra se souvenir de ce point essentiel.
- Ils montrent ensuite avec force qu’une facilitation peut s’avérer nécessaire pour permettre aux acteurs d’ouvrir un espace commun d’action et de projet, seul à même d’apporter la réponse adéquate aux problématiques complexes liées au vivant. Si certains problèmes environnementaux peuvent se résoudre moyennant des réponses techniques et un minimum de volonté politique, une part significative – et parfois prépondérante – de ces problèmes exige une réponse d’une tout autre nature et d’un tout autre ordre. Pour la simple raison que cette part des problèmes est indissociable d’un contexte plus large et qu’elle implique de facto une diversité d’acteurs aux logiques elles-mêmes dispararates et non nécessairement compatibles. Ce pourquoi, aussi, la logique des processus internationaux et les solutions globales qu’ils préconisent, généralement sectorielles et dédiées, s’avèrent largement insuffisantes, et pour tout dire inadéquates, face à ce type de situation.
- Enfin, ces deux cas témoignent de la richesse et de la profondeur de l’expertise des acteurs-en-situation. Expertise absolument irremplaçable pour l’action, qu’il s’agit moins d’opposer aux savoirs universels des experts patentés que d’envisager comme un second pilier à mobiliser conjointement. À cet égard, Claude Raffestin avait manifestement saisi l’importance de la réflexion d’Aristote placée en exergue de cette partie quand il soulignait, en 1995, dans un texte intitulé « Les ingérences paradoxales de la pensée écologique » :
Les ingérences de la science dans le rapport homme-nature sont d’abord intellectuelles, puisque depuis deux siècles, on s’efforce en Occident de substituer un « savoir » savant à un « savoir » quotidien qui, le plus souvent, est exproprié par la science qui ne fait pas le retour vers le réel et dont la violence rationaliste des concepts ne laisse aucune chance à la pensée traditionnelle qui, elle, possède une plus grande vertu : celle de préserver sur le plan pratique le jeu des interactions.
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