1Qui sait dire aujourd’hui où se trouve la Bigorre ? Passe encore pour Lourdes, Cauterets, Saint-Lary et Gavarnie, mais Cieutat, Montgaillard, Bagnères-de-Bigorre et Campan, voilà qui met assurément dans l’embarras. Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi. Au xix^e siècle, la renommée de Bagnères-de-Bigorre s’étend à l’Europe entière. Celle qu’on appelle alors « l’Athènes des Pyrénées » voit converger en son sein tout ce que l’époque compte d’hommes et de femmes de qualité, d’intellectuels, d’artistes et de personnalités politiques. Un Guide de Bagnères présente la cité comme « lieu de plaisir et de santé, fréquenté par ce que l’Europe a de plus illustre et de plus aimable : il est beau de voir les opulents de l’Europe répandus sur les bords de l’Adour et tous les raffinements du luxe en contact avec la simplicité des mœurs pastorales1 ». Au même moment, la vallée de Campan, encore appelée vallée du Haut-Adour, suscite des commentaires empreints de lyrisme : on la célèbre comme « l’Arcadie des Pyrénées », ses paysages bucoliques charment au plus haut point l’esprit romantique du temps. En 1839, Bertrand Barère, le député du tiers-état de Bigorre qui parvint à imposer en 1790 la création du département des Hautes-Pyrénées, en dresse un portrait élogieux : « Objet de l’admiration de tous les Français, elle étale une plaine de verdure la plus riche, parsemée de jolies maisons d’une structure élégante. L’œil se sent entraîné vers le majestueux Pic-du-Midi qui forme le principal trait de ce tableau sublime. » Faut-il en déduire qu’après avoir connu un passé aussi prestigieux, la Haute-Bigorre est retombée dans l’oubli ?

Une démarche de facilitation grandeur nature

2Dès le début des années 2000, le législateur incite fortement les collectivités à penser leur urbanisme et leur développement à des échelles supracommunales. Face à la perte, tous les six ans, de la surface agricole utile d’un département français, la gestion économe de l’espace devient une priorité des documents d’urbanisme. Faisant suite aux travaux du Grenelle de l’environnement, la loi Grenelle 2 du 12 juillet 2010 confirme cette orientation et fait du Schéma de cohérence territoriale (SCoT), un outil majeur de cette politique2.

3Cependant, la direction départementale des territoires des Hautes-Pyrénées observe que l’élaboration et la mise en place des SCoT ruraux ne va pas de soi. Les deux projets de SCoT engagés dans les Hautes-Pyrénées sont enlisés ou suscitent de vives tensions. La situation se vérifie partout à l’échelle de Midi-Pyrénées. Les administrations décentralisées de l’État parviennent à la conclusion que l’élaboration d’un SCoT requiert des conditions spécifiques, notamment que le territoire soit en mesure d’exprimer un projet stratégique. D’où l’idée d’un financement spécifique permettant de réaliser des études préalables afin de favoriser l’expression d’un tel projet préalable. La Direction régionale de l’agriculture, de l’alimentation et de la forêt (Draaf) de Midi-Pyrénées et le conseil régional lancent ainsi en 2010 un appel à projet « Émergence de SCoT ruraux », sur financements européens (axe 5 du Fonds européen agricole pour le développement rural [Feader]). Dans les mois qui suivent, chaque direction départementale des territoires (DDT) de Midi-Pyrénées est invitée à proposer un territoire-candidat pour ce programme. La communauté de communes de la Haute-Bigorre (CCHB) confirme son intérêt pour une telle démarche et devient le territoire-candidat des Hautes-Pyrénées.

4En avril 2012, la CCHB publie un appel à projet organisé autour de deux études préalables : la réalisation d’un audit patrimonial et la production d’un diagnostic technique en vue de la délimitation d’un périmètre pour le SCoT. Le 20 juin 2012, le comité de pilotage, après examen des neuf offres d’intervention qui lui ont été transmises, retient la proposition d’audit patrimonial établie par l’équipe de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Le diagnostic technique sera, quant à lui, confié à la Compagnie d’aménagement des coteaux de Gascogne (CACG).

5En réponse à la complexité pressentie de la Haute-Bigorre, plusieurs innovations méthodologiques sont introduites dans la réalisation de la démarche d’audit patrimonial. Il s’agit premièrement de montrer qu’une démarche de mobilisation approfondie de l’expertise des acteurs d’un territoire peut être accomplie dans un temps bref et pour un coût réduit. Il s’agit aussi de vérifier que ce type de démarche atteint désormais un niveau suffisant de codification pour qu’une équipe de jeunes professionnels encadrée par des facilitateurs expérimentés parvienne à des résultats probants.

6L’occasion offerte de mobiliser pendant une dizaine de jours les vingt-quatre étudiants d’un master 2 professionnel de Paris 1 Panthéon-Sorbonne a permis de répondre à ces deux objectifs. L’intervention s’enrichissait ainsi d’un objectif pédagogique et professionnalisant. Le recours aux étudiants du master 2 Développement durable management environnemental et géomatique (DDMEG) présentait un intérêt méthodologique évident. Les étudiants qui suivent cette formation sont issus de parcours très diversifiés. Un petit tiers a suivi un cursus de sciences économiques et de gestion ; une semblable proportion dispose d’une formation de droit ou de sciences politiques ; les autres étudiants ont une formation géographique et sont pour quelques-uns des élèves ingénieurs de l’École nationale des sciences géographiques (ENSG-géomatique). La diversité des parcours et des formations constituait donc une garantie d’approche ouverte et pluridisciplinaire. Pour la plupart, ces jeunes professionnels découvraient la réalisation d’entretiens approfondis en face-à-face, a fortiori la démarche d’audit patrimonial ; mais la diversité de leurs cheminements et de leurs expériences personnelles offrait l’avantage d’un spectre de sensibilité particulièrement large aux réalités, aux problèmes et aux aspirations du territoire et de ses acteurs. Leur statut de néophytes au regard de l’audit patrimonial se trouvait potentiellement compensé par la grande diversité des angles de vue et d’analyse qu’ils étaient susceptibles d’apporter sur la situation de la Haute-Bigorre, à partir des expertises qu’ils auraient mobilisées (fig. 37).

7Afin de tenir compte des caractéristiques propres à la Haute-Bigorre et de renforcer la fiabilité des résultats, trois groupes d’étudiants ont été constitués, chacun intervenant dans un secteur géographique spécifique de la communauté de communes. Chacun de ces groupes a fonctionné à l’aveugle, en se concentrant sur son seul secteur géographique et sans avoir la possibilité de voir à quoi ressemblaient les deux autres secteurs définis. Ils bénéficiaient d’un encadrant propre, en la personne d’un enseignant-chercheur de Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Le rôle de ce dernier consistait à répondre aux questions pratiques des jeunes professionnels et à les aider dans l’intégration des entretiens par secteur géographique. L’auteur de ces lignes supervisait l’ensemble de la démarche et assurait également la réalisation d’une vingtaine d’entretiens auprès des principaux acteurs institutionnels concernés par la Haute-Bigorre (grands élus, responsables d’administrations départementales, principaux représentants socioprofessionnels, responsables des grands pôles d’activité).

8Par confrontation entre les résultats obtenus dans chaque secteur, il a ainsi été possible de dire, avec un degré élevé de confirmation, si les appréciations et les analyses des acteurs convergeaient ou non. Plus encore, cela a permis de répondre avec une grande fiabilité à trois questions clés, définies en amont de la démarche avec le commanditaire, à savoir : à l’échelle de la Haute-Bigorre :

• qu’est-ce qui fait (éventuellement) patrimoine commun ?

• qu’est-ce qui fait (éventuellement) problème commun ?

• qu’est-ce qui fait ou pourrait faire projet commun ?

9Définie en étroite relation avec le président de la CCHB, soucieux de sonder en profondeur ses concitoyens, la question posée dans l’audit patrimonial sera la suivante : « conditions et moyens d’un projet stratégique, équilibré et de qualité, pour la Haute-Bigorre ? »

10Compte tenu du caractère général et ouvert de cette question, il devenait nécessaire de rencontrer des interlocuteurs dans tous les domaines d’activité et en rapport avec l’ensemble des aspects du territoire. À partir d’une première liste d’acteurs établie par la communauté de communes, de nombreux contacts ont été ajoutés par l’équipe-projet, sur les conseils des interlocuteurs eux-mêmes ou en fonction des besoins ressentis par l’équipe de préciser ou d’éclaircir tel ou tel aspect. En définitive, l’expertise de cent soixante-dix-huit personnes a été mobilisée, 90 % des entretiens ayant été réalisés lors de la semaine de terrain où l’équipe opérait au complet. À lui seul, ce nombre élevé d’entretiens n’a pas manqué d’étonner le commanditaire et les responsables de la DDT qui craignaient que la population ne réponde pas favorablement à cette sollicitation. On notera à ce sujet que plusieurs personnes ont demandé à être auditées, ou bien ont manifesté leur regret de ne pas l’avoir été, faute d’avoir été présentes au moment où les entretiens ont eu lieu. Dans l’ensemble, ces entretiens ont été longs, puisqu’ils ont duré en moyenne une heure et quarante-cinq minutes.

11Sans qu’il s’agisse de faire une étude extrêmement poussée des personnes rencontrées, quelques chiffres permettent néanmoins d’en préciser la répartition spatiale et socioprofessionnelle (fig. 38). Il convient de rappeler ici qu’un audit patrimonial vise à mobiliser l’expertise approfondie d’une communauté diversifiée d’acteurs sur un problème ou un projet complexe et multiacteurs. L’audit ne cherche pas à produire une sorte d’opinion statistique moyenne. En conséquence, il ne se fonde pas uniquement sur un échantillonnage statistiquement représentatif de la population. Tout en prenant en compte le critère représentatif, il vise aussi à faire varier les angles de lecture et d’analyse et à solliciter des personnes susceptibles d’apporter des expertises riches et approfondies sur le problème ou le projet considéré.

12Signalons enfin qu’une analyse plus fine du panel fait ressortir les caractéristiques suivantes :

• une grande majorité des interlocuteurs a un âge compris entre 30 et 65 ans ;

• 44 femmes ont été interviewées (25 %) pour 144 hommes (75 %) ;

• les acteurs rencontrés, pour la majorité, habitent le territoire.

Cohérence et polyvalence d’un espace de moyenne montagne

13Les entretiens se révèlent extrêmement concordants sur plusieurs points d’importance. Si l’attachement à la commune se confirme, il n’est manifestement pas incompatible avec un sentiment d’appartenance au territoire plus vaste que constitue la Haute-Bigorre. Deux considérations principales jouent en ce sens dans les propos des acteurs.

14En premier lieu, la Haute-Bigorre est ressentie comme un ensemble physique cohérent et globalement bien préservé. Pour tous, il s’agit d’un espace de moyenne montagne. Situé « en tête de chaîne », il entre peu dans le massif pyrénéen et ne connaît pas de fortes altitudes, à l’exception notable du Pic du Midi, « sorte d’anomalie orogénique, tant il est avancé par rapport au reste de la chaîne, qui lui vaut d’ailleurs son incomparable position de belvédère »3. Ce caractère général de moyenne montagne obéit cependant à un gradient soutenu d’élévation, d’où provient précisément la réputation mondiale de l’ascension du col du Tourmalet.

15Délimitée au sud par les crêtes orographiques de l’Adour, au nord par l’agglomération tarbaise, la Haute-Bigorre est présentée par la quasi-totalité des interlocuteurs comme un ensemble homogène, qui va du piémont pyrénéen jusqu’à la frontière avec l’Espagne, et qui épouse étroitement les limites du bassin hydrographique du Haut-Adour. L’ensemble est fermé à son extrémité sud et sans accès direct vers l’Espagne ; la communication avec les vallées voisines se fait, respectivement, et hors saison hivernale, par le col d’Aspin pour la vallée d’Aure, et par le col du Tourmalet pour la vallée des Gaves. Bien ouverte au nord sur la plaine, la Haute-Bigorre, sans être très éloignée d’une desserte autoroutière (à une vingtaine de kilomètres), de la gare SNCF de Tarbes et de l’aéroport de Lourdes-Tarbes, n’en reste pas moins à l’écart des principaux nœuds de communication : c’est un espace de marge ou de confins (fig. 39).

16Étendue sur quelque 386 km², elle compte un peu moins de 20000 habitants répartis dans vingt-quatre communes, très inégales par la taille et le nombre de résidents. Considérée comme une « ville-centre à taille humaine », Bagnères comporte 8700 habitants et partage avec la commune de Campan (1525 habitants) plus de 57 % de la superficie totale du territoire. Deux autres communes, Gerde et Pouzac, comptent un peu plus de 1000 habitants, quand neuf communes dépassent à peine la centaine de personnes. Il en résulte un territoire globalement peu aménagé, où il fait bon vivre et qui contraste avec les vallées voisines et a fortiori l’agglomération tarbaise : un cadre de vie agréable, à dominante rurale, rassurant et relativement abordable, régulièrement présenté comme un « refuge » ou un « cocon ». Les éleveurs et les bergers mettent un point d’honneur à tenir prairies et estives dans le plus bel état ; les élus ne craignent pas les classements environnementaux (importance des espaces classés en Natura 2000), recourent volontiers aux chartes de qualité et aux dispositifs d’amélioration des milieux (charte forestière, contrat de rivière…) et refusent les élargissements des voies de communication qui rompraient de manière irréversible le charme du pays. À première vue, en Haute-Bigorre, la condition du vivant non humain ne pose donc pas de problème majeur.

17Le sentiment d’appartenance se renforce encore par la forte conviction des acteurs rencontrés que « la pluralité des atouts de la Haute-Bigorre constitue une force de ce territoire ». Une caractéristique qui la distingue des vallées voisines, nettement moins diversifiées dans leurs activités et leurs richesses, au point que beaucoup n’hésitent pas à parler à leur sujet de monoculture ou de monoactivité touristique ou économique. Par contraste, habitants et responsables d’administrations louent la polyvalence ou la pluriactivité de la Haute-Bigorre. Ils y trouvent non seulement une forme de robustesse face à d’éventuels aléas, mais aussi et surtout une promesse de fort potentiel d’avenir. Au demeurant, ces différents atouts – le terme revient de manière flagrante – sont considérés comme très significatifs : « Parler d’atout n’est pas qu’une formule : nous avons le plus grand domaine skiable des Pyrénées françaises ; nous sommes le château d’eau de l’Adour ; élevage et pastoralisme sont encore bien vivants chez nous ; le Tourmalet avec le vélo nous apporte une visibilité mondiale. »

18Les entretiens dévoilent ainsi une forte convergence quant au fait que la Haute-Bigorre recèle un grand nombre d’« atouts » ou de « cartes à jouer », ce qui constitue une chance considérable pour l’avenir du territoire. Cet accord majeur n’est en revanche aucunement explicite avant la réalisation de l’audit. Il l’est d’autant moins que, d’un acteur à l’autre, les atouts mis en avant varient de manière assez considérable, sans qu’aucun déterminisme géographique ou sociologique simple permette d’en rendre compte. Par recoupement des entretiens, pas moins de neuf atouts vont ainsi pouvoir être identifiés, atouts qui donnent lieu à des traitements variables selon les interlocuteurs. Si certains d’entre eux suscitent force commentaires et analyses, d’autres ne sont véritablement développés que par quelques personnes, ce qui, dans l’absolu, ne présage pas, comme on le verra, de leur importance actuelle ou potentielle. Par un patient travail de collation et de comparaison des expertises recueillies, l’équipe d’audit est ainsi parvenue à faire ressortir les traits saillants de chacun de ces atouts, selon les acteurs rencontrés. En combinant les notions d’atouts et de cartes à jouer, nous avons eu l’idée de les présenter comme autant de « cartes d’atouts ». Ce choix graphique et symbolique a emporté l’assentiment des responsables de la Haute-Bigorre (fig. 40 et 41).

19Seule une présentation succincte de ces neuf atouts sera faite dans les lignes qui suivent. Dans leur grande majorité, les acteurs rencontrés n’en approfondissent que deux ou trois, beaucoup plus rarement quatre ou cinq :

• thermalisme et tourisme, parfois associés, se retrouvent presque toujours dans les entretiens ;

• agro-pastoralisme, sport et santé, industrie reviennent assez régulièrement, mais ne sont généralement pas développés par le même interlocuteur ;

• patrimoine et culture, qualité de vie apparaissent assez souvent en toile de fond des entretiens, mais seule une vingtaine de personnes leur accorde des développements significatifs, au point d’en faire explicitement de véritables forces du territoire ;

• seules quelques personnes s’attardent sur les thèmes de l’eau-énergie et de la forêt, étant convaincues qu’il s’agit toujours de richesses et de ressources de première importance pour la Haute-Bigorre.

20• Atout évident pour pratiquement tous les acteurs rencontrés, « le thermalisme fait partie des gènes de la Haute-Bigorre ». La découverte d’une source chaude serait à l’origine de la cité antique qui deviendra Vicus Aquensis au Moyen Âge, avant de prendre le nom de Bagnères et de connaître son heure de gloire au xviii^e et surtout au xix^e siècle. La ville vit toujours au rythme des curistes (7000 par an), qui représentent un poids économique significatif et contribuent à justifier la présence d’un casino de belle facture, appartenant au groupe Tranchant. Réalisée sur fonds publics, la diversification vers le thermoludisme, avec la création en 2003 du spa thermal Aquensis, donne pleinement satisfaction : un « équipement réussi, aussi bien pour les locaux que pour les extérieurs, qui dynamise et modernise l’image du thermalisme ». Au-delà de ce grand pôle d’activité, plusieurs acteurs parient sur une montée en puissance des questions de bien-être, plusieurs professionnels indépendants s’étant récemment installés pour exercer dans cette spécialité.

21• Le tourisme, notamment les activités de glisse pendant la saison hivernale, constitue, pour plus de la moitié des interlocuteurs, un autre atout manifeste du territoire. Le rapprochement des stations de La Mongie et de Barèges donne naissance à la plus grande station de sports d’hiver des Pyrénées françaises, comptabilisant près de 650000 journées de ski par an pour un chiffre d’affaires d’environ 14 millions d’euros. Avec ses deux cents kilomètres de pistes, le domaine du Grand Tourmalet équivaut à une station alpine de taille moyenne. Il présente une belle variété d’expositions et d’ambiances, et la relance des investissements par la communauté de communes est saluée de toutes parts, après des années de disette et d’incertitudes : beaucoup espèrent à l’avenir une montée en gamme et la reconquête d’une clientèle plus aisée. Au demeurant, des élus, des agriculteurs, des habitants soulignent que le potentiel touristique de la Haute-Bigorre dépasse de beaucoup la seule saison hivernale. La beauté et la diversité des entités paysagères (Baronnies, vallée de Campan), le caractère de moyenne montagne propice aux randonnées en famille, le riche patrimoine architectural et culturel de la Haute-Bigorre, les très belles intersaisons (automne et printemps) plaident en faveur d’un tourisme des quatre saisons beaucoup plus développé qu’il ne l’est pour le moment. La présence de plusieurs sites de renommée internationale et même mondiale (col d’Aspin, col du Tourmalet, Pic du Midi) rend cette perspective encore plus réaliste selon plusieurs personnes.

22• L’agro-pastoralisme retient principalement l’attention de certains élus, des professionnels du secteur agricole et de certains responsables d’administration. Il constitue à leurs yeux une grande richesse de la Haute-Bigorre, que les vallées voisines ont en grande partie perdue. La trame agro-pastorale est encore très dense et très vivace en Haute-Bigorre. Même si le beurre de Campan, célèbre autrefois dans toute l’Occitanie, n’existe plus, le domaine pastoral couvre toujours 9500hectares et compte quelque 500 exploitations agricoles, dont 60 % pratiquent l’estive. Il assure une qualité et une diversité paysagère exceptionnelles. Plusieurs personnes distinguent de petites régions agricoles qui ouvrent sur des complémentarités intéressantes : maïs dans les terres fertiles de la plaine ; polyculture-élevage du plateau de Cieutat et des Baronnies ; pastoralisme dans la vallée de Campan et dans les estives. Quelques produits de terroir existent déjà (oignons de Trébons, porc noir de Bigorre) et plusieurs personnes sont convaincues que d’autres pourraient venir enrichir le panier de biens. Enfin, plusieurs acteurs soulignent l’importance symbolique de la transhumance : « C’est un puissant ciment social et identitaire du territoire au sens large, qui crée des solidarités entre communes, entre secteurs géographiques et entre les habitants. »

23• Les activités autour de la santé et du sport ont atteint une telle importance en Haute-Bigorre qu’elles forment un secteur d’activité à part entière, selon plusieurs élus et les professionnels concernés au premier chef. À côté de l’hôpital de Bagnères, devenu le premier employeur local, il convient de noter la présence d’un centre MGEN et d’un hôpital à Astugues. L’importance des activités de rééducation permet à plusieurs interlocuteurs de faire le lien avec les activités sportives. Plusieurs personnes font remarquer que la population jouit d’infrastructures sportives assez remarquables, par la qualité et la variété, en comparaison du nombre d’habitants limité que présente la Haute-Bigorre. Outre le rugby qui fît la réputation de Bagnères dans les années 1970-1980, ainsi qu’un très beau Golf international, le vélo présente selon une vingtaine d’interlocuteurs un formidable potentiel, pour peu qu’il soit effectivement mis en valeur, ce que quelques opérateurs privés réalisent déjà, mais à petite échelle.

24• L’industrie donne lieu à des avis contrastés ; elle demeure un atout essentiel pour des élus, différents professionnels et acteurs économiques, des habitants aussi. De tout temps, elle a joué un rôle important dans le territoire. À partir d’un artisanat fondé sur les ressources locales (laine, bois, eau, extractions du sous-sol), des développements industriels ont eu lieu autour du textile, de l’exploitation des carrières de marbre et d’ardoise, dans l’hydroélectricité aussi. Puis, au xx^e siècle, l’entreprise Soulé, spécialisée dans le matériel ferroviaire et électro-mécanique, est devenue le principal pôle industriel (1200 personnes y travaillaient). En 1990, le groupe Soulé a été dissous, mais la plupart des activités ont été reprises par des PME affiliées à des groupes européens : « Un pôle d’activités significatif se maintient donc, ce qui, pour plusieurs experts, n’était pas du tout gagné à l’heure de la désindustrialisation avancée de la France. » Plusieurs bons connaisseurs relèvent la présence d’entreprises de très bon niveau, qui innovent et s’avèrent très compétitives à l’export. Le leader mondial de la fabrication de parafoudres à partir de matériaux composites est implanté à Bagnères.

25• Il faut rencontrer des personnes que leur métier ou leur passion prédispose à s’intéresser à ces aspects pour que les dimensions patrimoniales et culturelles de la Haute-Bigorre se révèlent pleinement. Elles donnent alors à voir la richesse et la variété du patrimoine bâti, qui comporte des églises baroques tout à fait remarquables ; par ailleurs, elles soulignent la très belle cohérence de l’architecture thermale de Bagnères, dans un site paysager fort agréable. Plus généralement, la Haute-Bigorre recèle à leurs yeux « une multitude de trésors cachés », des grottes dignes d’être visitées, des maisons de village et des granges de caractère, sans oublier le petit patrimoine, notamment hydraulique. Cet ensemble peut former une destination de tourisme culturel à part entière ; d’autres personnes pointent aussi les traditions culturelles (Mounaques à Campan, chants bigourdans…), auxquelles viennent s’ajouter des pratiques artistiques et des structures nouvelles dignes d’intérêt (salle de musique amplifiée par exemple).

26• Pratiquement tous les acteurs signalent à un moment de l’entretien qu’il fait bon vivre en Haute-Bigorre. D’aucuns insistent sur la beauté et la diversité des paysages ; d’autres sur le climat « sédatif », l’air de grande qualité ; d’autres sur le caractère paisible de la vie, la chaleur des relations humaines ; d’autres encore sur le coût raisonnable de la vie, la qualité des produits et des marchés locaux, les services à la personne bien développés ; d’autres enfin sur les activités sportives et culturelles nombreuses et variées pour les jeunes, avec de bons équipements, la possibilité de scolariser les enfants sur place, au moins jusqu’au lycée. En général, ces appréciations relèvent du simple constat. Une quinzaine de personnes, aux profils extrêmement divers, va plus loin cependant, considérant que cela forme le support d’une qualité de vie tout à fait exceptionnelle qui pourrait très bien être mise en avant dans une politique volontariste d’accueil du territoire, destiné aussi bien à une clientèle touristique exigeante qu’à des familles à la recherche d’un lieu de vie agréable, ou encore à des entreprises. Ces interlocuteurs ont généralement fait le choix de la Haute-Bigorre pour y vivre et sont convaincus qu’il s’agit d’une carte maîtresse à jouer pour l’avenir du territoire.

27• Rares sont les acteurs à relever que l’eau constitue un atout fondamental de la Haute-Bigorre. Des élus de Campan, des éleveurs, quelques forestiers, des pêcheurs, des guides de montagne, ainsi qu’un ou deux responsables d’administration soulignent cependant l’omniprésence de l’eau sous des formes variées : lacs remarquables (lac de Payolle ; lac Bleu, le plus profond des Pyrénées) ; pluralité des Adours de la haute vallée ; chevelu de ruisseaux et de rigoles qui irriguent de vastes espaces ; équipements hydroélectriques importants. La configuration générale de la Haute-Bigorre exposée aux influences océaniques explique l’abondance des précipitations (eau, neige, brouillard). Aussi ces personnes ne craignent-elles pas d’élever la Haute-Bigorre au rang de château d’eau de l’Adour, dont sont tributaires nombre de territoires et d’usages en aval. Cette abondance et cette qualité de l’eau constituent de l’avis de ces acteurs une ressource et un potentiel considérables, dans un monde où l’eau risque fort de manquer. En outre, ils insistent sur l’importance identitaire et symbolique de l’Adour dans l’imaginaire collectif du sud-ouest, place qui pourrait être davantage valorisée et célébrée.

28• De même, peu d’acteurs considèrent véritablement le sujet des forêts. Sources de profits appréciables, par le passé, pour les communes et levier de développement dans le passé, elles constituent plutôt de nos jours une charge financière. Plusieurs personnes n’en demeurent pas moins persuadées qu’elles représentent une richesse considérable : la hêtraie-sapinière de Haute-Bigorre compte à elle seule pour 15 à 20 % du potentiel productif des Hautes-Pyrénées. Au demeurant, les très belles forêts autour du lac de Payolle et dans la vallée de Lesponne contribuent clairement à l’intérêt paysager de ces lieux. Enfin, plusieurs acteurs considèrent que beaucoup reste à faire pour valoriser les forêts localement, tant pour des usages énergétiques que pour des usages de construction.

29Avant d’envisager l’état de ces différents atouts et les difficultés ou obstacles qui entravent leur pleine expression selon les personnes rencontrées, il convient de noter que trois personnes seulement apportent des éléments d’expertise complémentaires. Interrogés sur les similitudes et les différences de la Haute-Bigorre avec d’autres vallées et territoires pyrénéens, ces acteurs font en effet cette observation, évidente à leurs yeux, mais dont ils ne tirent pas de prime abord de grandes conséquences : la Haute-Bigorre leur paraît en réalité très comparable à d’autres vallées pyrénéennes et même alpines ; on y retrouve finalement les mêmes activités qu’ailleurs : la station de ski en altitude, l’industrie en aval, du pastoralisme, du thermalisme, des ressources naturelles… À la réflexion cependant, ils s’accordent à reconnaître une certaine spécificité à la Haute-Bigorre : dans les autres vallées, ces différentes activités sont distribuées sur soixante-dix kilomètres ou plus encore dans les Alpes ; en revanche, ici, en Haute-Bigorre, la conformation même de la vallée et sa très forte déclivité, ont pour effet de concentrer cet éventail d’activités sur une trentaine de kilomètres au plus. Il faudra s’en souvenir.

Un territoire qui s’inquiète pour son avenir

30Après avoir passé en revue les principaux atouts de la Haute-Bigorre, les personnes rencontrées évoquent spontanément les difficultés, les préoccupations ou les menaces qu’elles identifient. Cela les conduit souvent à porter un jugement d’ensemble sur l’état de la Haute-Bigorre, avant de s’interroger sur l’origine de la situation observée. Retrouvé chez la très grande majorité des interlocuteurs, ce cheminement dans le raisonnement suivi a été retenu pour présenter les résultats des entretiens.

31Un premier niveau d’analyse consiste pour les acteurs à évoquer les difficultés et les problèmes en rapport avec chaque grand domaine ou chaque grand atout du territoire qu’ils identifient. En collationnant l’ensemble des propos évoqués pour chaque atout, des thématiques en nombre limité se précisent, qu’il est possible de classer selon l’importance que leur accordent les acteurs et la fréquence de leur occurrence. Le rapport d’audit patrimonial expose de manière condensée les principaux problèmes évoqués pour chaque atout. L’exercice s’avère toutefois délicat. Il importe de faire remonter les critiques, les insuffisances et les problèmes relevés par les uns et les autres, sans pour autant donner le sentiment que tout va mal. Réunir l’ensemble des préoccupations des acteurs sur un même atout conduit à un effet d’accumulation négative, avec le risque de déprécier l’atout en question, au point de faire peur, de susciter une réaction de rejet et de provoquer le repli sur soi. Critiques et problèmes doivent donc être relatés avec un certain doigté, en veillant à ne pas donner l’impression que les critiques réduisent à néant les aspects positifs formulés précédemment. Après plusieurs essais, la formule consistant à figurer préoccupations et problèmes à côté de la carte d’atout et de ses caractéristiques positives a emporté l’assentiment des élus de la Haute-Bigorre ; elle permet de dire les choses, tout en maintenant le message positif et stimulant relatif aux qualités positives du territoire. Cette présentation synthétique et imagée (fig. 42) a servi lors des restitutions orales ; elle se retrouve également dans le rapport d’audit, en face du texte qui détaille les problèmes évoqués par les acteurs.

32Après cette lecture analytique et critique, un diagnostic plus transversal de la situation de la Haute-Bigorre se repère chez un petit tiers des acteurs, souvent des responsables locaux ou départementaux, des particuliers aussi. En suivant leur exemple, l’équipe d’audit a cherché à se détacher de l’entrée par grand type d’atout pour classer selon d’autres principes les différentes formes de préoccupation et d’inquiétude évoquées par les acteurs. Avec cette nouvelle exigence et par recoupement des entretiens, trois grands ordres de préoccupation se sont finalement imposés.

Une certaine vulnérabilité des grands pôles d’activité

33Le premier ordre de préoccupation, le plus explicite, le plus fréquemment mentionné aussi, concerne ce que les interlocuteurs identifient comme « les grands pôles d’activité de la Haute-Bigorre », principaux pourvoyeurs d’emplois et de retombées économiques à l’échelle du territoire. Deux motifs d’inquiétude reviennent avec insistance dans les entretiens.

34Premièrement, les interlocuteurs relèvent très souvent l’état de grande dépendance de ces pôles d’activité face à un contexte extérieur marqué par l’incertitude. Ils en conçoivent un sentiment de vulnérabilité, plus ou moins élevé d’un interlocuteur à l’autre, quant à l’avenir de ces pôles. Cette vulnérabilité revêt différents visages : vulnérabilité à l’égard des financements publics (ticket sécurité sociale des curistes ; soutiens aux activités agricoles et d’élevage ; remboursement de soins de santé pour les malades et politique générale de concentration des établissements de santé ; aides publiques aux collectivités pour les investissements touristiques ; dotations de l’État aux communes et à la communauté de communes…) ; vulnérabilité accrue dans un contexte de concurrence exacerbée et de crise économique (curistes et touristes plus attentifs à leurs dépenses et plus exigeants, ayant l’embarras du choix quant aux prestations offertes à l’échelle des Pyrénées et au-delà ; entreprises soumises à un contexte hautement concurrentiel, où l’innovation technologique devient le maître-mot) ; vulnérabilité aux changements écologiques globaux : en particulier, quels effets du changement climatique sur l’enneigement et, dans une moindre mesure, sur les ressources en eau et les forêts ?

35Deuxièmement, ils notent que ces activités ne constituent plus, en soi, une garantie de prospérité pour le territoire. En tout cas, elles ne forment plus « la locomotive ou le moteur de développement qu’elles ont été dans le passé ». Cela se vérifie pour La Mongie : « Jusqu’à la fin des années 1990, le domaine skiable rapportait aux communes ; un saisonnier pouvait vivre le reste de l’année avec son salaire ; aujourd’hui, cela coûte aux communes et la recherche d’activités complémentaires s’impose pour les saisonniers. » Cela est encore plus manifeste pour le thermalisme : « Après avoir assuré le prestige de Bagnères-de-Bigorre, le thermalisme, même avec le thermoludisme, ne génère plus l’effet d’entraînement économique qu’il assurait encore dans les années 1960 ; les curistes d’aujourd’hui sont nettement moins fortunés que ceux de la fin du xix^e siècle. » Il en va de même pour le secteur industriel : à son apogée, l’entreprise Soulé employait jusqu’à 1500 personnes, près du double des emplois actuels, répartis entre plusieurs PME.

Des signes qui interrogent

36Moins facile à repérer, car moins systématiquement évoqué et plus disparate dans les éléments qu’il agglomère, le second ordre de préoccupations n’en reste pas moins extrêmement présent. Il revêt souvent des expressions singulières qui forment autant de signes qui étonnent et interrogent. Il rend d’autant plus perplexe l’interlocuteur que celui-ci identifie, au même moment, des atouts encourageants, mais largement délaissés ou fort mal exploités.

37Très souvent, les interlocuteurs font le constat d’un vieillissement de la population, les jeunes ne parvenant pas, ou difficilement, à rester au pays, faute d’emploi. Beaucoup d’acteurs du tourisme déplorent aussi le grand nombre de résidences secondaires (3800 résidences, avec 30 % d’augmentation de 1990 à 2008), que leurs propriétaires, souvent retraités, n’habitent que quelques jours par an ; plus encore, ils observent que « beaucoup de personnes traversent la vallée sans même s’y arrêter », comme si en dehors de La Mongie ou du col du Tourmalet, elle n’avait rien à proposer ; le déficit d’une hôtellerie de luxe digne de ce nom fait régulièrement figure de déficience majeure, voire d’anomalie difficile à justifier. Pour les acteurs les plus divers, l’abandon de la ligne de chemin de fer entre Tarbes et Bagnères interpelle : beaucoup ne comprennent pas pourquoi la remise en état de cette ligne n’est pas programmée. De même, que la réfection de plusieurs bâtiments publics emblématiques se fasse aussi lentement et demeure souvent inachevée, ne manque pas de surprendre.

38Ces observations éclectiques aboutissent assez régulièrement à une réflexion plus générale sur l’état de la Haute-Bigorre. Sous des formulations variées, divers acteurs expriment de l’insatisfaction face à ce qu’ils vivent comme une forme d’inertie pesante, doublée d’une sorte de défaitisme. L’expression en est encore plus caractéristique dans la vallée de Campan, où les interlocuteurs effectuent spontanément des comparaisons avec le dynamisme des vallées voisines : ils envient les réalisations et l’esprit entreprenant du secteur de Saint-Lary en vallée d’Aure et de Barèges pour la vallée des Gaves.

39Ces constats agacent, indisposent ou suscitent d’autant plus d’incompréhension que les acteurs estiment que la Haute-Bigorre est loin d’avoir épuisé ses atouts et d’en avoir exprimé le plein potentiel. Cela se vérifie notamment auprès de personnes très sensibles au patrimoine culturel et historique, auprès de quatre ou cinq acteurs convaincus que l’eau, sous toutes ses formes, constitue un élément central et majeur de la Haute-Bigorre ou bien encore chez ceux qui considèrent qu’il existe une qualité de vie hors du commun en Haute-Bigorre, susceptible de répondre à des aspirations majeures de leurs contemporains. Pour ces différentes personnes, la contradiction est flagrante entre l’état général de la Haute-Bigorre, où des tendances de déclin et de mort sont palpables, et l’existence d’aspects extrêmement prometteurs, mais fort peu valorisés, voire carrément délaissés. Il s’agit, cette fois encore, de signes qui questionnent et plongent les interlocuteurs dans une certaine perplexité.

Des seuils à ne pas dépasser

40Il faut enfin compter avec un dernier ordre de préoccupations que seul un nombre restreint de personnes (une quinzaine) développe avec quelque importance. Des élus, des agriculteurs, des habitants, un ou deux responsables départementaux aussi, s’inquiètent de tendances susceptibles de conduire au franchissement de points d’irréversibilité. Une fois passé un seuil quantitatif et qualitatif, le développement non maîtrisé de certaines tendances pourrait porter préjudice à la qualité générale de la Haute-Bigorre. Cela concerne le développement de l’urbanisation et du mitage, notamment en aval de la vallée, ainsi que la pérennité de l’agro-pastoralisme menacé de diverses manières. De manière plus marginale, ce même motif d’inquiétude est mentionné par deux ou trois acteurs au sujet du maintien du lycée de Bagnères-de-Bigorre ou encore de « l’engorgement » épisodique de l’axe routier Tarbes-Bagnères-de-Bigorre. Dans ces différents domaines, les acteurs redoutent que l’aggravation des tendances à l’œuvre aboutisse tôt ou tard à un point de non-retour : les dommages induits dépasseront de beaucoup le seul domaine considéré ; ils risquent d’hypothéquer le projet qualitatif que pourrait jouer la vallée. Aussi, pour quelques interlocuteurs, le caractère insidieux du phénomène et le fait qu’il pourrait paraître banal et donc sans gravité particulière ne rassurent pas du tout – surtout, paradoxalement, si on le compare avec les formes aggravées qu’il revêt dans d’autres territoires français et étrangers. L’insuffisance d’attention générale sur ces aspects et l’incapacité à reconnaître que certaines limites doivent être impérativement respectées sont même interprétées par trois ou quatre personnes comme le symptôme d’un territoire qui ne sait pas ou ne sait plus où il va.

41Ces trois ordres de préoccupation ont été mis au jour par l’équipe d’audit. Beaucoup d’interlocuteurs en développent les traits saillants, mais sans jamais réussir à en dresser un panorama général. Le bilan d’ensemble, effectué par l’équipe d’audit, n’a donné lieu à aucune objection lors des différentes restitutions orales et écrites ; les responsables de la vallée et les administrations l’ont avalisé. De toute manière, cela n’empêche pas la plupart des personnes rencontrées de parvenir, par des voies qui leur sont propres, en s’appuyant sur des exemples souvent spécifiques, à formuler ce qu’ils ressentent comme une insatisfaction majeure et un problème fondamental. Tous ou presque expriment en effet, avec plus ou moins de vigueur, une sorte de contradiction ou de conflit entre, d’un côté, la conviction que la Haute-Bigorre présente des atouts nombreux et significatifs et, de l’autre, le fait que son avenir ne soit pas davantage assuré et radieux, voire carrément incertain. La convergence d’expertise sur ce qui pourrait être appelé le problème des problèmes de la Haute-Bigorre s’avère étonnamment remarquable. Combien de fois avons-nous entendu : « alors que tous les ingrédients sont là, tout se passe comme si la mayonnaise ne prenait pas vraiment » ou bien « avec toutes ses richesses et tous ses atouts, le territoire pourrait faire tellement mieux ». La répétition quasi systématique de cette appréciation a conduit l’équipe d’audit à proposer une formulation générique :

Comment se fait-il qu’avec autant d’atouts, la Haute-Bigorre ne perce pas davantage ?

42Plusieurs semaines de maturation ont été nécessaires afin que cette formulation se stabilise (fig. 43). Et puis soudain, lumière, le verbe « percer » s’est imposé telle une évidence, alors que nous en avions essayé beaucoup d’autres auparavant, sans être pareillement satisfaits. Cette formule présente le triple avantage de la brièveté, de la simplicité et de la justesse. Elle englobe un spectre très large d’expertises et d’images recueillies lors des entretiens. Elle s’accorde avec exactitude au ressenti général des acteurs rencontrés, pour trois raisons essentielles.

• Le terme « percer » est positif. Il indique une volonté d’aller de l’avant, de « décoller », de « s’en sortir favorablement », qui correspond bien au fait que les habitants de la Haute-Bigorre, dans leur grande majorité, ne sont pas pessimistes, même si la situation actuelle ne les satisfait pas et les préoccupe. Au demeurant, il fallait éviter de privilégier le versant exclusivement négatif de l’inquiétude qui hantait certains interlocuteurs.

• La Haute-Bigorre est une terre de rugby et de sport, et ce verbe « percer » entre bien en résonance avec cette caractéristique culturelle et identitaire. L’analogie convient également au cyclisme, dont on a vu l’importance potentielle pour la Haute-Bigorre.

• Enfin, ce verbe renvoie aussi aux idées de « sortie de cocon », d’« éclosion » et de « métamorphose », images retenues par plusieurs acteurs pour qualifier la situation actuelle de la Haute-Bigorre ou bien celle qu’ils appelaient de leurs vœux.

43Il est rare cependant que les interlocuteurs en restent à la formulation de ce problème qui s’apparente à un quasi-paradoxe. Le plus souvent, ils poursuivent, en s’interrogeant d’eux-mêmes sur l’origine de cette situation, son « pourquoi ? ». Chez certains responsables et notamment des élus, le raisonnement est parfaitement explicite et conscient. Cette fois encore, l’équipe d’audit a donc suivi l’exemple des acteurs, tâchant de repérer, parmi l’ensemble des expertises recueillies, si certaines explications et certains motifs se répétaient. De fait, il a été possible de reconnaître quatre grandes familles d’attitudes, quatre ensembles de réactions au regard de cette interrogation (fig. 44).

44Plus de la moitié des interlocuteurs, tous domaines confondus, font ce constat, mais sans vraiment pouvoir en rendre compte. Ils manifestent même d’autant plus d’insatisfaction qu’ils ne parviennent pas à trouver d’explication satisfaisante à la situation de la Haute-Bigorre. « C’est comme cela, on est bien dans notre cocon » ; « Il y a en Haute-Bigorre une sorte de morosité, de défaitisme ou d’immobilisme » ; « Les gens d’ici ont tendance à voir plutôt le verre à moitié vide qu’à moitié plein. » Maintes fois entendues, ces formules ne convainquent qu’en partie ceux qui les emploient, mais elles disent bien la difficulté sur laquelle butent ces acteurs à comprendre pourquoi la Haute-Bigorre ne parvient pas à mieux tirer son épingle du jeu.

45Un bon tiers des interlocuteurs, en particulier des personnes qui sont revenues en Haute-Bigorre après avoir travaillé sous d’autres cieux ou bien qui viennent carrément d’un autre endroit, expliquent la situation par le fait que le territoire a « trop vécu sur ses acquis » ou encore « s’est trop reposé sur ses lauriers » ; « C’est un problème général de compétitivité et de travail sur l’attractivité », insistent plusieurs experts. « Il n’a pas su capter de nouveaux flux de clientèles », complètent certains ; « Il ne s’est pas suffisamment remis en question », ajoutent d’autres. En outre, ces personnes justifient souvent leur diagnostic par « ces nombreux atouts que le territoire délaisse ou ne valorise pas comme cela aurait pu se faire ». « Il fait trop bon vivre en Haute-Bigorre » ; « Le territoire a connu de telles réussites par le passé qu’il n’a pas eu besoin de se battre, il vit encore dans la facilité », soutiennent deux ou trois acteurs extérieurs à la Haute-Bigorre.

46Pour une quinzaine d’acteurs, notamment des responsables d’administrations ou des élus situés hors du territoire, mais aussi quelques acteurs locaux, l’appréciation générale sur l’état de la Haute-Bigorre doit être relativisée. Certes, cela pourrait aller encore mieux, mais « les fondamentaux sont robustes » ; nombre d’activités présentes en Haute-Bigorre ne sont pas délocalisables et beaucoup de territoires aimeraient pouvoir disposer d’une telle pluralité d’atouts. Il convient donc de ne pas noircir exagérément le trait et de considérer au contraire que la Haute-Bigorre est sans doute moins exposée que d’autres territoires, et mieux armée pour affronter les incertitudes du monde contemporain.

47Enfin, pour une dizaine de personnes, la difficulté se situe ailleurs. « La Haute-Bigorre n’est pas visible et n’est pas lisible de l’extérieur, et ce n’est pas qu’un problème de communication. »« Elle dispose certes de beaucoup d’atouts, mais cela ne fait pas projet et ne fait pas sens. »« À la limite, tous ces atouts brouillent le message : que proposons-nous réellement et qu’est-ce qui nous distingue des autres, notamment des vallées voisines ? » Ces acteurs insistent donc sur le fait que la Haute-Bigorre manque de ligne directrice, d’image globale ou de projet fédérateur ; en conséquence, elle est mal identifiée par l’extérieur et ne sait pas non plus vraiment où elle va. Parmi ces personnes, certains confirment être à la recherche d’une idée transversale ou d’un message porteur qui permettrait de relier entre eux les différents atouts, de les « mettre en musique » afin que le territoire puisse plus aisément sortir du lot commun. Aussi accordent-ils un intérêt et une attention particuliers à la notion de « cohérence » que véhicule le projet de SCoT.

48En tenant compte de l’ensemble des expertises recueillies, sans donner la préférence à l’une plutôt qu’à l’autre, et par croisement entre ces quatre tentatives d’explication au problème des problèmes précisé plus haut, l’équipe d’audit a proposé une reformulation positive du quasi-paradoxe ressenti par tant d’interlocuteurs, sous la forme d’un double questionnement, invitant à l’action :

1. Comment mieux valoriser les différents atouts de la Haute-Bigorre et les articuler davantage entre eux, afin de renforcer l’attractivité et la compétitivité du territoire ?

2. Est-il possible de trouver une ambition fédératrice pour ce territoire, ses acteurs et ses atouts ?

49Ces deux questions génériques cherchent à tenir compte des différentes analyses portées sur la situation de la Haute-Bigorre. La première question reprend des idées et des motifs très largement partagés par les acteurs. La seconde ne donne pas lieu au même assentiment général, mais il convenait de l’introduire, ne serait-ce que pour donner suite aux expertises recueillies auprès d’une dizaine d’acteurs significatifs ; mais aussi et surtout parce qu’elle ouvrait sur un horizon prometteur, de surcroît compatible avec celui ouvert par la première question.

Comprendre et accompagner la transformation en cours

50Le patient travail d’écoute active et bienveillante des acteurs a permis de révéler des convergences aussi majeures qu’insoupçonnées. À peine avions-nous porté à la connaissance des maires de la communauté de communes le fait que pratiquement toutes les personnes rencontrées se retrouvaient dans l’identification du problème des problèmes – « Comment se fait-il qu’avec autant d’atouts, la Haute-Bigorre ne perce pas davantage ? » – que ceux-ci nous pressaient d’apporter des éléments de réponse aux deux reformulations positives que nous en avions déduites. Il faut avoir vécu ces points de bascule fulgurants pour croire en leur possibilité. Lors des entretiens, pratiquement tous les interlocuteurs se plaignaient d’être à peu près les seuls à s’inquiéter de la situation de la Haute-Bigorre. Juste avant les réunions de restitution, certains élus doutaient fort que beaucoup se préoccupassent du développement de la Haute-Bigorre. Et voilà que, sitôt énoncées par l’équipe d’audit, la grande convergence d’analyse sur l’état de la Haute-Bigorre et la conviction partagée par beaucoup de l’existence de leviers de changement significatifs relevaient pratiquement de la simple évidence et qu’il fallait, bien vite, passer à l’étape suivante. Dans ces moments d’intense cristallisation, la facilitation stratégique peut paraître des plus ingrates. Les acteurs semblent en effet rapidement oublier combien le « passage à l’étape suivante », c’est-à-dire à l’action, tient justement au fait que le problème a été correctement formulé. Or, cela suppose justement de s’être donné les moyens de préciser quel est le problème selon les différents acteurs concernés, avant de se demander s’ils se rejoignent et jusqu’à quel point, dans la manière de le définir : cela n’est pas une mince affaire…

51Toutefois, avant de passer à l’étape suivante, avant de remobiliser la matière des entretiens pour apporter des éléments de réponse aux deux reformulations proposées, plusieurs questions restaient en suspens, qui laissaient entendre que nous n’en avions pas complètement fini avec le registre d’identification de la situation et du problème.

52D’où venait, par exemple, le fait que plusieurs personnes, notamment des élus et des responsables départementaux, plaçaient leur espoir dans l’émergence d’une activité motrice ? Avaient-ils raison de le faire ? Pourquoi tant d’interlocuteurs, généralement inquiets ou perplexes, se risquaient-ils à utiliser le vocabulaire du sommeil, de la dormance ou du cocon, quand d’autres, non moins préoccupés par l’avenir, mais plus décidés à agir, préféraient appeler de leurs vœux l’éclosion, la transformation ou la métamorphose de la Haute-Bigorre ? Comment expliquer, ainsi que le soulignaient nombre d’acteurs, qu’un territoire ne valorise pas mieux certains de ses atouts ? Et surtout, par rapport à des interventions réalisées dans d’autres territoires, la Haute-Bigorre opposait une résistance de fond au travers du très grand nombre d’atouts ou de qualités qu’elle donnait à voir. Avant même de pouvoir répondre aux questions précédentes, l’équipe d’audit ne parvenait pas à se représenter aisément l’ensemble de ces atouts, tant ils relevaient de considérations nombreuses et disparates. Certes, la présentation de ces neuf atouts produisait son effet : une vision plus large et plus complète se forgeait dans l’esprit des élus, heureux d’avoir la confirmation de la richesse et de la polyvalence de leur territoire. Mais le simple exposé de ces neuf atouts prenait beaucoup de temps et demeurait très analytique. Devant une telle accumulation, un représentant de la Direction départementale des territoires devait même déclarer : « Cela fait peur. »

53Afin d’y voir plus clair sur ce point, l’idée s’est finalement imposée, plusieurs semaines après la première restitution devant les vingt-quatre maires de la Haute-Bigorre, de suivre, une fois de plus, le cours du raisonnement des interlocuteurs lors des entretiens. En effet, ceux-ci se référaient presque toujours au passé pour évoquer l’heure de gloire des grands atouts. À leur suite, nous avons donc essayé de comprendre d’où venaient ces atouts, comment ils étaient apparus. Ainsi, en remontant le temps, en recoupant les témoignages et les avis sur la manière dont les grands atouts avaient émergé, nous pensons être parvenus à reconstituer à grands traits comment ils se développaient4. Nous avons eu la surprise d’observer que ces atouts majeurs, après une période d’apogée, donnaient naissance à de nouveaux atouts. Comme si, après avoir suffisamment grossi, après avoir accumulé suffisamment d’énergie et atteint une taille critique, ils se mettaient à bourgeonner. De sorte que la Haute-Bigorre ne cessait de s’étoffer de nouveaux atouts. Atouts se détachant les uns des autres et perdant bientôt les liens organiques qui les avaient liés entre eux, au point de masquer le processus à l’origine de cette dynamique créatrice (fig. 45).

Des conséquences capitales en découlent.

54Au caractère éclaté et disparate des atouts de la Haute-Bigorre succède une intelligence de la dynamique territoriale à l’œuvre dont aucun acteur rencontré, aucun expert ni aucune étude n’avaient su, à notre connaissance, prendre la mesure avant le passage de l’équipe d’audit. D’où le « cela fait peur » du responsable administratif, confondu devant une telle multiplicité insaisissable : la complexité dans sa forme inquiétante, tant elle semble foisonnante et échappe à toute forme d’organisation apparente. D’où, à l’inverse, une approche positive, rassurante et ouverte vers l’avenir du mouvement de complexification croissante que connaît la Haute-Bigorre, dès lors que celui-ci devient intelligible.

55Cela permet en effet de comprendre pourquoi le centre de gravité de la Haute-Bigorre s’est déplacé au cours des âges, chaque fois qu’un atout perçait jusqu’à devenir la locomotive du territoire. C’est ainsi que le tourisme hivernal, dans la seconde moitié du xx^e siècle a progressivement pris le relais de l’industrie, elle-même ayant remplacé, au tournant du xx^e siècle, la période glorieuse du thermalisme des xviii^e et xix^e siècles, qui lui-même assurait la relève de l’agro-sylvo-pastoralisme. Une succession d’âges d’or assurés par des domaines d’activité n’entretenant à première vue aucun rapport entre eux. Une répétition du processus conduisant de nombreux interlocuteurs à placer leur espérance dans l’avènement d’une nouvelle locomotive et, pour certains, à désespérer faute d’en percevoir les signes avant-coureurs.

• Cela permet de reconnaître que l’eau n’est pas un atout parmi d’autres, mais bien cet élément ou ce principe de base dont sourdent l’ensemble des activités et des richesses de la Haute-Bigorre5. Pour quelques acteurs qui en conservaient l’intuition profonde ou vivaient au quotidien cette évidence du fait de leur activité professionnelle, beaucoup en avaient perdu toute trace, tout souvenir. D’aucuns déploraient que le pastoralisme ne fût pas reconnu « à la base de tout », d’autres étaient prêts à faire dépendre l’avenir du territoire de la station de La Mongie et voici que l’eau, oubliée pratiquement de tous, s’imposait comme la matrice de tous les atouts. L’eau, sous toutes ses formes, responsable de la verdeur des estives, des forêts de hêtres, du relief en des temps plus reculés jusqu’aux sources thermales, à la force de l’industrie, au développement de La Mongie, au climat sédatif et à la douceur des paysages… En évoquant ces aspects lors d’un conseil réduit des élus du territoire, nous avons vu certains acteurs, notamment un berger, se pâmer d’aise…

• Cela permet en outre de saisir que le processus à l’œuvre repart de plus belle et connaît une nouvelle phase de développement. Après une période dominée par l’avènement de La Mongie, de nouveaux fleurons se mettent en place, en ce moment même, sous nos yeux, et en nombre. Certains ont acquis suffisamment de consistante pour être reconnus comme tels par de nombreux acteurs, comme c’est le cas du sport, du bien-être, du tourisme hors période hivernale ou encore du vélo ; d’autres, qui ne font que pointer, sont pressentis par quelques personnes seulement : climatisme, biodiversité, énergies renouvelables…

• Enfin, cela permet d’affirmer que la Haute-Bigorre est un territoire formidablement vivant qui traverse, en ce moment même, une période intense de mue ou de métamorphose. Avec la particularité que, cette fois, la transformation ne s’accompagne pas de l’émergence d’un atout phare, dominant pour un temps tous les autres et entraînant derrière lui le reste du territoire. De sorte que la situation devient confuse et plonge nombre de personnes dans la perplexité. Pour un peu, certains envieraient la situation des territoires voisins qui disposent d’un nombre restreint d’atouts, ce qui rend les choix de développement plus aisés et le projet plus clair. En Haute-Bigorre, l’excès de complexité vire au casse-tête : il était déjà assez difficile de faire tenir entre eux autant d’atouts disparates et éclatés dans le temps et dans l’espace, sans liens évidents entre eux, mais quand de nouveaux candidats viennent frapper à la porte et promettent autant de lendemains qui chantent, cela devient proprement insoluble. À moins qu’il faille raisonner sur d’autres bases et comprendre, justement, que le territoire est parvenu à un stade de son développement où l’accumulation d’atouts (de dimensions, de fonctions, d’activités significatives…) atteint un seuil critique à partir duquel la poursuite du processus se réalise désormais sur d’autres bases : moins dans l’émergence de nouvelles caractéristiques ou fonctions qui prendraient le leadership, que dans un surcroît de coordination et de synergie entre les différentes parties constitutives. Cela confirme en tout cas l’intérêt des deux questions proposées pour approfondissement à la fin du chapitre précédent et la nécessité d’y apporter des réponses.

Mettre davantage en synergie atouts, acteurs et secteurs géographiques

56Une forte majorité des interlocuteurs plaide pour une reconnaissance de l’ensemble des atouts de la Haute-Bigorre et un effort accru de mise en synergie. Il convient d’en comprendre le pourquoi avant d’en préciser le comment, dans la mesure où l’expertise mobilisée permet d’éclairer ces deux points. À cet égard, plusieurs résultats des entretiens méritent d’être rappelés.

57L’évaluation des actions engagées par les communes et la communauté de communes donne lieu, dans l’ensemble, à une appréciation plutôt favorable. Les interlocuteurs, dans leur grande majorité, reconnaissent que les responsables publics locaux ne ménagent pas leur peine et peuvent se prévaloir de belles réussites : maintien d’un pôle d’activités industriel suite à la dissolution du groupe Soulé ; maintien d’un abattoir local, quand la logique générale aurait voulu sa fermeture, ce qui favorise l’élevage dans la vallée, et, partant, l’entretien du paysage ; diversification réussie du thermalisme avec la réalisation d’Aquensis, centre de thermoludisme profitant aussi bien aux habitants de la vallée qu’aux touristes. De surcroît, l’unification de la Haute-Bigorre avec l’entrée en 2010 des communes de Trébons et de Campan dans la communauté de communes réjouit fort. Coïncidant désormais avec l’espace géographique de la Haute-Bigorre, la communauté de communes est résolue à s’impliquer activement dans la modernisation de la station de La Mongie et le tourisme de manière plus générale. De fait, les administrations départementales ne tarissent pas d’éloge au sujet de la Haute-Bigorre : elles soulignent, outre la clairvoyance et le professionnalisme des principaux élus, la cohérence remarquable du territoire, des piémonts jusqu’aux crêtes orographiques où naît l’Adour – « des caractéristiques rarement réunies, qu’il convient de plébisciter ».

58À côté de ces aspects encourageants, les entretiens ont identifié deux aspects problématiques. Premièrement, les acteurs, quels qu’ils soient, expriment un sentiment de grande solitude dans l’effort. Cela vaut particulièrement pour de nombreux acteurs individuels et associatifs qui s’estiment mal écoutés et insuffisamment soutenus dans leurs divers projets, alors même qu’ils les conçoivent souvent comme un moyen de contribuer au développement de la Haute-Bigorre. Ils déplorent le faible intérêt porté par les élus locaux aux « petits projets », aggravé par l’existence de procédures publiques, mal adaptées, coûteuses, lourdes et tatillonnes ; de l’avis d’un très grand nombre d’interlocuteurs, et ce, dans des domaines d’activité extrêmement variés, il en résulterait l’abandon pur et simple d’initiatives multiples, dont chacun demeure convaincu dans son for intérieur que leur pertinence et leur caractère innovant auraient pu contribuer à l’amélioration de l’attractivité de la Haute-Bigorre. Or, il est frappant que ce sentiment de solitude dans l’effort se retrouve également chez les élus, ainsi que chez des responsables de grands pôles d’activité, et même, dans une certaine mesure, parmi des responsables d’administration : ceux-ci reprochent régulièrement aux acteurs privés de manquer de dynamisme et de ne pas constituer davantage une force motrice. Plusieurs grands élus, en particulier, estiment avoir payé de leur personne au moment où le territoire affrontait des crises majeures : au début de la décennie 1990, deux années successives sans neige à La Mongie conduisant à la mise sous tutelle budgétaire de la commune de Campan, alors gestionnaire de la station ; faillite de l’entreprise Soulé pour Bagnères. La répétition de ce motif ne manque pas de surprendre dans un territoire où, de l’avis général, les relations entre acteurs sont globalement bonnes, l’esprit de vallée et la solidarité qui en découle étant une réalité.

59Bien qu’ils suivent des cheminements différents, nombre d’interlocuteurs s’accordent à formuler un autre aspect du diagnostic général. Ils estiment en effet qu’en dépit de tout ce qui peut se faire de-ci de-là, des actions souvent structurantes des acteurs publics, la dynamique générale de la Haute-Bigorre demeure insuffisante pour hisser le territoire sur une trajectoire nettement plus favorable. Cette observation se retrouve chez des élus et des responsables de grands pôles d’activité qui constatent « qu’en dépit d’investissements publics substantiels, le développement induit n’est pas aussi important qu’on aurait pu le penser ». Même quand ils ont réussi, à force de ténacité, à percer dans leur domaine d’activité, plusieurs entrepreneurs observent qu’ils ont beau faire, « la dynamique globale du territoire n’étant pas au rendez-vous, cela finit par brimer le potentiel de notre projet ou bien par faire que son effet d’entraînement par rapport au reste du territoire s’avère limité ». Il faut encore compter avec ce que plusieurs personnes nomment des « spirales bloquantes ». Par exemple, dans le cas de l’offre de logements en centre-ville : la faible demande de logements en raison de l’offre d’emploi limitée induit à son tour une offre restreinte en matière de logements, alors qu’il y aurait beaucoup à faire pour rénover certains appartements ; par suite, il existe peu de stimulations pour lancer un programme de réhabilitation des logements et constituer une offre valable de logements ; mais faute d’une offre suffisante, il n’existe pas non plus de demande, alors que Bagnères offre une qualité de vie et de services susceptible d’attirer de nouvelles familles. De l’avis partagé par différents acteurs, de telles « spirales auto-bloquantes » se vérifient également dans les domaines de l’offre touristique, des forêts ou encore de l’eau.

60En mettant en relation ces témoignages et ces analyses, il devient clair que les actions conduites en Haute-Bigorre demeurent sectorielles et éclatées. La gestion des grands pôles d’activité accapare si bien les acteurs publics et les élus qu’ils n’ont guère de temps à accorder aux initiatives privées et associatives, surtout si celles-ci portent sur des atouts périphériques par rapport aux atouts actuellement dominants. Au demeurant, la coupure public-privé s’avère très prégnante. En conséquence, les articulations entre acteurs, entre domaines d’activité et entre secteurs géographiques constitutifs de la Haute-Bigorre sont faiblement développées et peu encouragées.

61Ce diagnostic général a été porté à la connaissance des élus, avant d’être présenté lors des restitutions générales. Il a été d’autant plus facile de le faire accepter que pouvait être mis en avant un sentiment de solitude éprouvé par l’ensemble des acteurs, sentiment que les acteurs confiaient lors des entretiens, mais pouvaient difficilement exprimer publiquement. Au demeurant, cela invalidait les pseudo-tentatives d’explications peu constructives auxquelles parvenaient spontanément les acteurs : « Les privés ne sont pas très combatifs » (sentiment des élus), et, réciproquement : « Les élus ne s’intéressent pas à nous » (sentiment des acteurs privés). Aussi, était-il fort agréable pour l’équipe d’audit d’entendre les élus reprendre à leur actif et en public les allégories rug-bystiques que nous leur proposions pour caractériser la situation et surtout indiquer la voie d’en sortir positivement : le jeu de la Haute-Bigorre ne devait pas reposer sur ses seuls piliers – dans le double sens des grands atouts, mais aussi des grands élus et acteurs publics –, mais réussir à mobiliser l’ensemble de ses talents, l’ensemble de ses membres, petits et grands, acteurs publics, privés et associatifs étant invités à « faire équipe ».

62Les trois grands leviers de changement envisagés par les acteurs les plus divers pour permettre à la Haute-Bigorre de renouer avec une trajectoire plus favorable pouvaient s’interpréter comme autant de réponses aux trois sources d’inquiétude évoquées plus haut. Ainsi, nous parvenions à condenser la problématique de la Haute-Bigorre sous la forme d’une modélisation hautement intégrée. Celle-ci permettait de rendre compte du fait que la Haute-Bigorre était actuellement prise dans une sorte de spirale négative, mais qu’elle pouvait certainement inverser le processus ou la dynamique générale (fig. 46).

63Reconnaître et valoriser davantage les différents atouts du territoire constitue un moyen de remédier à la vulnérabilité ressentie des grands pôles d’activité actuels : en reconnaissant leur importance tout d’abord et en poursuivant les investissements nécessaires à leur performance ; en accompagnant et en stimulant l’avènement de nouveaux fleurons ensuite (en évitant ainsi la polarisation sur les seuls fleurons actuels).

64En mettant autant l’accent sur la nécessité de développer les synergies entre acteurs, atouts et secteurs géographiques, les acteurs sentent ou pressentent que les signes et les symptômes négatifs qu’ils constatent nécessitent une réponse systémique : seul un mouvement d’ensemble, impliquant de concert acteurs publics, privés et associatifs dans une action co-conçue et co-construite permet de renverser des tendances mortifères et de réactiver des spirales de développement positives. Développer des produits et des prestations de services plus articulés et plus intégrés ne répond pas seulement aux besoins d’une clientèle exigeante. Cela constitue un puissant moyen de réduire la vulnérabilité des grands pôles d’activité, en les considérant non plus comme des entités isolées, mais des éléments phares d’une prestation plus globale que viennent rehausser et compléter des activités moins visibles, mais non moins enrichissantes et plaisantes. Inversement, cela permet à des atouts naissants, à des activités encore marginales ou peu reconnues, qui auraient du mal à percer seuls, d’être portés et soutenus par une dynamique plus large. De fait, diverses idées et projet existent déjà qui visent à lier, par exemple, dans des parcours à thèmes, activité thermale, découverte du terroir et du patrimoine, gastronomie de proximité ; au-delà du tourisme, quelques personnes sont, de même, convaincues que de telles chaînes collaboratives sont nécessaires pour soutenir l’essor du pôle industriel ou encore renforcer l’attractivité du territoire pour l’accueil de familles, précisément parce que cela suppose de regrouper, dans un même « package », un ensemble d’aspects et de qualités offerts par des acteurs très différents. À cet égard, l’un des apports très appréciés de l’audit patrimonial est justement d’avoir suggéré, toujours sur la base des expertises mobilisées, que certains lieux, certaines personnes et certains thèmes présentaient manifestement un caractère d’activateur potentiel de mise en synergie. Point d’autant plus remarquable que les principaux responsables publics le découvraient pour l’essentiel.

65Enfin, il est possible d’interpréter l’existence de « seuils à ne pas franchir » comme conséquence de l’impossibilité dans laquelle la Haute-Bigorre, jusqu’à présent, s’est trouvée d’exprimer un projet d’ensemble, de fixer un cap ambitieux et mobilisateur. Ainsi que devait l’exprimer un grand élu après la première restitution : « Si nous n’avons pas été meilleurs pour promouvoir la Haute-Bigorre, c’est que nous ne savions pas bien qui nous étions et ce que nous pouvions faire. » De fait, les acteurs, dans leur quasi-totalité, se plaignent d’un déficit majeur de communication et de promotion du territoire. Cela vaut pour tous les aspects et tous les domaines, y compris le pôle industriel, si peu connu de l’extérieur que, souvent, hors des Hautes-Pyrénées, les entrepreneurs ignorent jusqu’à son existence. La demande pour une promotion active du territoire s’avère très systématique : promotion destinée non seulement à attirer de nouvelles clientèles touristiques et de nouveaux curistes, mais aussi des entreprises, des entrepreneurs, des familles, des jeunes et des retraités. Cette convergence aussi flagrante qu’importante constitue un autre accord potentiel majeur, révélé par les entretiens approfondis.

À la recherche d’une ambition fédératrice

66Si beaucoup d’acteurs se contentent d’appeler de leurs vœux une promotion du territoire digne de ce nom, une dizaine de personnes estiment que le déficit de promotion provient de ce que la richesse et la diversité des atouts de la Haute-Bigorre rendent compliquée l’élaboration d’un message pertinent et efficace. Que s’agit-il en effet de mettre en avant ? Comment se différencier des autres territoires, notamment des vallées voisines, qui, à première vue, offrent des prestations et des services équivalents ? Aussi, ces quelques personnes – professionnels de la santé, responsables du tourisme, élus et institutionnels – sont-elles à la recherche d’une idée directrice qui permettrait à la Haute-Bigorre de « sortir du lot », d’« être mieux identifiée dans ce qu’elle apporte d’original », de « gagner en visibilité de l’extérieur ». D’aucuns prennent le problème sous l’angle de la santé et du sport, eu égard à la forte densité de structures de santé, au thermalisme et aux différentes activités sportives, quitte à l’étendre à certains aspects touristiques ; d’autres envisagent plutôt de retenir comme thème fédérateur le tourisme de quatre saisons, considérant qu’il peut aussi trouver des prolongements avec les activités de détente (thermoludisme, sports de plein air), de découvertes patrimoniales et gastronomiques.

67Cette tentative a été présentée en comité de pilotage restreint. Elle n’a pas manqué d’intéresser les responsables de la Haute-Bigorre, plus pour ce qu’elle dit du déficit d’image et de lisibilité du territoire que pour le résultat ou la solution à laquelle elle parvient. En effet, les membres du comité de pilotage ont aussitôt considéré que le thème unificateur qui en résultait se limitait pour l’essentiel aux aspects de santé et de tourisme, mais délaissait des domaines d’activité essentiels, en particulier l’industrie et l’agro-pastoralisme (fig. 47). L’immédiateté et la vigueur de cette réaction ont convaincu l’équipe d’audit qu’il convenait d’aborder le problème à nouveaux frais, en s’appuyant sur d’autres prémisses.

68Or, il se trouve que dès la première semaine, Martine Tabeaud, Laurent Simon et moi-même avions l’intime conviction d’avoir « capté quelque chose ». Entre les entretiens que nous réalisions nous-mêmes, de façon séparée, et la moisson d’entretiens que rapportaient chaque soir les étudiants, des expressions revenaient ; des figures de comparaison entre la Haute-Bigorre et le « reste de la société » se répétaient ; des convergences s’imposaient dans la manière dont les acteurs, par des voies chaque fois spécifiques, parlaient de la Haute-Bigorre et s’enthousiasmaient à son sujet.

69Ces éléments se retrouvaient pour une large part dans l’argumentaire d’acteurs publics, mais plus encore de certains acteurs privés et associatifs qui avaient su « percer » dans leur domaine, en proposant des prestations ou des projets innovants, précisément conçus en réponse aux besoins de la société contemporaine. Finalement, tous s’attachaient plus ou moins à souligner les contrastes entre la Haute-Bigorre et une société jugée globalement en crise : foncièrement agressive, avec des villes ayant perdu leur taille humaine ; déstructurante par ses excès de spécialisation et sa rupture avec les dynamiques de la nature et du vivant ; épuisante par ses rythmes effrénés et ses sollicitations trop nombreuses. En comparaison, tous ou presque mettaient en avant la qualité de la vie en Haute-Bigorre ; l’absence de stress ; la simplicité des choses ; des relations humaines conviviales ; le calme reposant des paysages ; la qualité des produits et leur caractère bon marché. Combien de fois avons-nous entendu parler, en somme, « d’une vie saine ».

70À cela s’ajoutait les propos plus rares, mais non moins significatifs, de responsables et de simples citoyens insistant sur la « douceur des paysages », les « aménagements soft », qui conduisaient notamment la communauté de communes à refuser la transformation en deux fois deux voies de la route reliant Tarbes à Bagnères. D’autres enfin, ou les mêmes, nous montraient que toutes les fois où cela était possible, l’emploi local était favorisé ; le fonctionnement même de la communauté de communes indiquait une volonté et une pratique délibérées de faire en sorte que chaque commune soit impliquée positivement et y trouve son compte. En définitive, la Haute-Bigorre se révélait comme un refuge aux agressions multiples de la société contemporaine, un moyen de se régénérer ou de se ressourcer, en raison d’une certaine douceur de vie et de bien-être qu’elle était en mesure d’offrir.

71Plusieurs semaines auront été nécessaires pour que nous réussissions à asseoir cette intuition ou plutôt cette « émanation subtile » des entretiens sur des éléments davantage factuels et tangibles. Dès la fin de la première semaine, nous étions en effet convaincus que la « douceur de vie » de la Haute-Bigorre comportait en réalité plusieurs dimensions ; mais celles-ci étaient tellement imbriquées dans le propos des interlocuteurs qu’une certaine confusion en résultait ; il convenait d’en repérer et d’en caractériser précisément les principales composantes. En revenant à la matière première des entretiens, en les auscultant au plus près, trois grands ensembles de considérations se sont finalement dégagés (fig. 48).

• Pour les acteurs de la santé, du thermalisme, des activités sportives, la « vie saine » renvoie à la personne humaine et plus précisément au corps individuel et physiologique. La Haute-Bigorre peut se targuer de « prendre soin du corps » : abîmé, elle s’emploie à le réparer ; malade, elle le remet en forme ; fatigué et désorienté, elle se propose de plus en plus de lui faire découvrir ce qu’est le « bien-être ».

• Pour nombre d’éleveurs et d’agriculteurs, pour les acteurs impliqués à des titres divers dans la gestion des ressources naturelles et la protection de la nature, pour divers acteurs du tourisme aussi, l’originalité de la Haute-Bigorre se joue d’abord dans la « douceur des paysages », dans leur caractère jardiné, dans le fait que la vallée, dans l’ensemble, s’avère nettement plus préservée que les vallées voisines. Malgré les difficultés techniques et financières, nombre d’acteurs estiment qu’ils jouent un rôle actif afin de prendre soin de cette spécificité du territoire au sens large, que cela passe par l’entretien des estives, des forêts, la préservation de l’eau sous toutes ses formes, des paysages, la production agricole de qualité, la volonté de maintenir une grande variété d’activités en Haute-Bigorre, notamment l’industrie… Ils refusent souvent un tourisme de masse, et considèrent que si la Haute-Bigorre n’a pas le même dynamisme et n’a pas connu le même développement que les vallées voisines, ce retard apparent constitue aujourd’hui un véritable avantage. Plutôt que de chercher à suivre l’exemple de territoires à la pointe du développement, mieux vaut miser sur d’autres caractéristiques : offrir des choses simples, mais vraies ; ne pas viser un tourisme de masse et des activités trépidantes, mais apprendre aux visiteurs à savourer le plaisir du temps retrouvé, de la douceur de vivre, de la quiétude, des promenades tranquilles en famille, des produits goûteux, de l’eau et de l’air non pollués. Le cadre physique et territorial de la Haute-Bigorre permet cela : ville-centre à taille humaine, produits bon marché, logements accessibles, aménagements doux (à l’exception notable de La Mongie qu’un bon connaisseur n’hésitera pas à qualifier de « seule partie hard du territoire »), possibilité de pluriactivité permettant de choisir son mode de vie, le tout baignant dans le bassin hydrographique du haut Adour…

• Partageant tout ou partie des éléments évoqués ci-dessus, d’autres interlocuteurs ajoutent une nouvelle dimension quand ils s’appesantissent davantage sur la qualité des relations humaines en Haute-Bigorre, le climat social respectueux et apaisé, la solidarité importante existant encore entre personnes. « Quitte à gagner moins d’argent soi-même ou être moins performant, on essaie de prendre soin des autres, de ne pas être les seuls à rester au pays, de partager l’emploi », expliquent plusieurs personnes. Les pratiques de gestion de l’eau, notamment dans la vallée de Campan relèvent clairement de pratiques de gestion en bien commun ; il en va de même pour la gestion des affaires communales, notamment dans la commune de Campan. De manière plus générale, la culture bigourdane avec le chant, les pratiques sportives comme le rugby ont été et offrent encore de puissants liens sociaux, estiment plusieurs acteurs. De ces différentes expertises se dégage l’idée d’un fort esprit communautaire. Comme devait le déclarer un audité : « Ici, on prend soin de l’autre et de la communauté. »

72L’idée de « douceur de vie » et de « bien-être » à habiter en Haute-Bigorre procède finalement de ces trois dimensions : prendre soin du corps physiologique ; prendre soin du territoire en tant que corps nourricier ou vital ; prendre soin de la communauté en tant que corps social.

73En fin de compte, la Haute-Bigorre et ses acteurs donnent probablement à voir une vérité profonde. Prendre soin du corps demande en fait de prendre soin de trois corps ou de trois dimensions essentielles de la corporalité : le corps individuel ou physiologique ; le corps social ou la communauté dans laquelle s’inscrit l’individu ; enfin, le corps nourricier ou territorial qui pourvoit aux différents besoins des humains. L’individu de bonne complexion exposé à un environnement relationnel, économique et naturel dégradé ne peut rester longtemps en bonne santé. D’où, à l’inverse, le sentiment de bien-être ou de douceur de vivre pour celui qui habite ou s’attarde en Haute-Bigorre : la prise en charge simultanée, en un même lieu, de ces trois composantes ou dimensions permet de jouer la carte du « corps intégral » ou du « corps sain ».

74Cette ambition peut paraître relativement abstraite et difficile à atteindre, ne serait-ce que parce que les différentes dimensions de ce qui permet de « faire corps sain » relèvent aujourd’hui d’acteurs distincts, œuvrant dans des domaines d’activité à première vue éloignés les uns des autres et ayant de fait peu l’occasion de coopérer ; chacun aborde donc la question à partir de l’endroit où il opère, de l’activité qui le mobilise au premier chef, et selon les voies qui lui paraissent les plus accessibles, de sorte que fort peu d’interlocuteurs disposent de la vue d’ensemble.

75Pourtant, cette ambition transversale et intégratrice devient relativement aisée à soutenir si l’on réalise qu’elle correspond pour une large mesure à l’identité même de la Haute-Bigorre et de ses habitants. C’est précisément parce que la Haute-Bigorre se présente aujourd’hui comme un corps intégral, riche de ses diverses activités, qu’elle peut jouer cette carte du « corps sain », considéré dans sa triple acception de corps physiologique, de corps vital et de corps social. Il s’agit avant tout pour les habitants de la Haute-Bigorre d’en prendre conscience, de l’expliciter, de l’actualiser et de la faire vivre dans un esprit d’ouverture au monde.

76Les témoignages de personnes au fait de l’histoire donnent même à penser que cette conjonction heureuse, ce triptyque gagnant, permet de rendre compte du succès de Bagnères-de-Bigorre au xix^e siècle. La haute société française et européenne n’y venait pas seulement pour soigner son corps physiologique ; elle y trouvait aussi le ravissement d’un paysage pastoral rassurant et sain (après leur cure, les nobles allaient en promenade et la vallée de Campan portait le surnom d’Arcadie des Pyrénées) ; elle y faisait aussi société par l’entremise de fêtes, de salons, de bals et de concerts rehaussés par les chants traditionnels et l’âme bigourdane. Trois siècles plus tôt, dans un ouvrage paru en 1580, un homme de lettres et d’esprit, qui avait testé la plupart des bains et soins thermaux qu’offrait alors l’Europe faisait déjà grand cas de Bagnères-de-Bigorre : « J’ai choisi jusques à cette heure, à m’arrêter et à me servir de celles, où il y avait plus d’aménité de lieu, commodité de logis, de vivres et de compagnies, comme sont en France, les bains de Banières » (Montaigne [1595], Les Essais, livre II, p. 1214-1215).

77Les eaux, les commodités de logis et de vivres, les plaisantes compagnies, les trois grandes composantes du corps sain et du bien-être étaient déjà réunies et conduisaient Montaigne à recommander la destination de Bagnères.

78L’occasion se présente à nouveau, cette fois à l’échelle de la Haute-Bigorre récemment unifiée, de « faire corps » autour de ce projet intégrateur, en offrant, dans un même lieu, des activités, des prestations, des biens et des qualités dont la conjonction heureuse gage une certaine douceur de vie et de bien-être ; à condition cependant que la conjonction heureuse et en quelque sorte fortuite du xix^e siècle devienne aujourd’hui une ambition consciemment et résolument recherchée.

79En d’autres termes, après avoir connu l’essor de plusieurs grands pôles d’activité, le territoire de la Haute-Bigorre parvient à un nouveau stade de son évolution. La poursuite de son ontogénèse procède désormais d’une autre logique et suppose un processus d’intégration supérieure : en articulant davantage entre eux ses différents atouts, ses différents secteurs géographiques et ses différents acteurs, petits et grands, elle peut revendiquer, pour ses propres ressortissants comme pour l’extérieur, une ambition qualitative difficile à égaler et oh combien ! précieuse en ces temps de perte de repères.

Bienfaits et limites de la facilitation

80Le travail effectué en Haute-Bigorre a porté ses fruits. À plusieurs reprises, les élus de la communauté de communes, de même que les responsables de la Direction départementale des territoires, ont tenu à saluer le travail de l’équipe de Paris 1, pour la justesse des analyses produites et le caractère stimulant des perspectives offertes. Ils ont souligné combien la fraîcheur et le dynamisme instillés par les étudiants ont été réconfortants et vivifiants.

81Pour un territoire qui doutait de son avenir, les enseignements de l’audit sont arrivés à point nommé. Les principaux responsables de la Haute-Bigorre ont trouvé une confirmation des atouts nombreux que recèle leur territoire. Ils ont compris qu’il leur fallait impliquer davantage les forces vives à leur côté et renforcer la cohésion entre acteurs. Ils ont été convaincus de la nécessité d’un projet stratégique, qui parvienne à conforter et rapprocher les grands pôles d’activité, sans pour autant négliger les nouveaux fleurons en train d’émerger. Au demeurant, une étroite collaboration a été rétablie avec les services de l’État, alors que la relation s’était distendue dans un passé récent.

82Ajoutés à d’autres, ces éléments ont déterminé l’ensemble des élus à s’engager activement dans un SCoT. Le projet se décline autour de trois grands axes : (1) renforcer l’attractivité du territoire, en recherchant l’accueil de nouvelles familles et d’entreprises ; (2) préserver et mettre en valeur le patrimoine commun, agricole et pastoral, naturel et écologique, culturel et historique ; (3) conforter et encourager le développement économique, en consolidant notamment les grands pôles d’activité.

83La communauté de communes dispose depuis d’un site Internet. Des investissements substantiels sont engagés à La Mongie. Un travail sur « l’identité du territoire » a été confié à la Société d’Économie Mixte locale, en charge des questions d’aménagement et de développement économique. La CCHB a soutenu le projet d’associations visant à recenser l’ensemble des lieux et sites d’intérêt patrimonial et culturel à l’échelle de la Haute-Bigorre. En juillet 2013, Bagnères-de-Bigorre célébrait, dans la liesse, l’arrivée de la 15^e étape du tour de France.

84Tous ces éléments sont extrêmement encourageants, même s’ils ne permettent pas encore de dire jusqu’à quel point la prise de conscience d’un certain nombre de réalités et d’enjeux parviendra à se concrétiser dans les faits. L’équipe de Paris 1 avait proposé plusieurs processus visant à intensifier la capacité des acteurs de la Haute-Bigorre à « faire corps ». À ce jour, ces dispositifs de facilitation interne et externe n’ont pas été retenus. Il faut reconnaître que la démarche de SCoT mobilise une part importante de l’énergie des responsables locaux et constitue l’affaire du moment. Cependant, pour importante et même nécessaire qu’elle soit, il est douteux qu’elle véhicule elle-même un véritable projet de territoire, dans lequel l’ensemble des acteurs, petits et grands, publics, associatifs et privés pourraient se retrouver. Mais la confusion entre collectif et commun est si grande qu’il faudra sans doute encore du temps pour que les acteurs le comprennent. Enfin, le décès subit du président de la communauté de communes, en août 2013, a privé le territoire d’un formidable leadership.

85Les choses ne sont donc peut-être pas aussi simples, rapides et acquises que l’équipe d’audit aurait aimé le croire. Plusieurs signes n’en demeurent pas moins encourageants. Les élus de la CCHB ont fait honneur au président Castells en assurant sa succession dans un esprit de respect mutuel et de bonne intelligence. Les projets se développent… Le vivant y gagne certainement… Beaucoup reste à faire, mais notons que le site de la CCHB s’ouvre sur ces mots :

Quand on appartient à un territoire naturellement cohérent, chaque habitant de celui-ci sait à quel point il partage les mêmes paysages, la même culture et donc la même communauté de destin. Ce sentiment de double appartenance, à sa commune mais aussi à cette communauté territoriale, n’est pas simplement issu d’un découpage administratif : il s’enracine dans les valeurs qui ont animé nos aînés et tous ceux qui découvrant la Haute-Bigorre ont travaillé et vécu en son creuset. Sans aucun doute, l’ambition de ce territoire, son élan collectif sera naturellement porté par chacun de ses habitants. Fidèle à sa tradition d’accueil, chacun sera l’ambassadeur d’un développement dont tous dépendent !

Bilan : du corps préservé au corps intégré

86Au regard de la problématique de la qualité du vivant et de sa prise en charge, la situation rencontrée en Haute-Bigorre diffère fortement, de prime abord, de celle du plateau de Saclay. D’un avis général, la Haute-Bigorre fait figure d’espace relativement préservé. Cette appréciation vaut autant pour le patrimoine naturel, les paysages et le bâti que pour le respect des traditions culturelles et la sauvegarde d’un esprit montagnard, soucieux de prendre soin de ses membres et de la cohésion de la communauté. En outre, la réunion du canton de Campans et de celui de Bagnères-de-Bigorre aboutit désormais à une entité cohérente, en adéquation avec le bassin hydrographique du haut Adour. En apparence, la Haute-Bigorre se présente donc comme un « corps préservé » : une sorte de configuration idéale où les différentes dimensions territoriales se combinent à merveille ; un espace à l’abri des grandes menaces liées à l’urbanisation et à l’intensification des systèmes productifs qui pèsent habituellement sur la nature et le vivant ; où, de surcroît, la taille raisonnable de la vallée et la bonne qualité des relations entre acteurs permettent assez spontanément à ces derniers de s’entendre et de faire cause commune.

87Pourtant, les habitants et responsables de Haute-Bigorre se révèlent inquiets. Fondamentalement, ils craignent de ne pas réussir à maintenir cette sorte d’équilibre qu’ils étaient parvenus à trouver jusqu’à présent. Les ressources naturelles (abondance de l’eau, vastes forêts, paysages agréables) sur lesquelles la Bigorre fondait sa réputation et son développement dans le passé deviennent de plus en plus synonymes de contraintes et de charges financières difficiles à assumer pour les collectivités et les particuliers. Deux écueils sont plus particulièrement redoutés. Le premier provient d’un risque de sous-développement ou plutôt de marginalisation croissante d’un territoire dont les activités phares sont ressenties comme vulnérables aux changements de contexte général, économique et sociétal. Le second réside dans la crainte d’une perte de cohérence et d’unité, sous l’effet conjoint d’une baisse, voire d’une disparition d’activités et, à l’inverse, d’un essor excessif de certaines composantes du territoire.

88La démarche de facilitation déployée en Haute-Bigorre a procuré de grandes satisfactions. Nous y avons découvert des personnes extrêmement attachantes, à l’écoute et bienveillantes, dans un cadre de vie très agréable et reposant – rassurant même. La question posée d’un projet stratégique, équilibré et de qualité, pour la Haute-Bigorre, s’est avérée extrêmement dense de sens et très enrichissante dans ses enseignements. Plus encore, elle nous a permis de comprendre qu’y compris dans un espace où chacun ou presque se connaît et se respecte suffisamment pour que l’idée de « cause commune » ne soit pas qu’un slogan, cela ne suffit pas toujours pour surmonter ce qui s’apparente à nos yeux à une véritable « crise de la complexité ». À cet égard, ainsi que l’ont volontiers reconnu les commanditaires, la démarche de facilitation a tenu ses promesses. Elle a permis de mettre au jour des convergences majeures dans l’identification de la situation et des problèmes du territoire, ce qui a renforcé la cohésion des acteurs ; elle a permis de procéder à une relecture globale de la trajectoire suivie par le territoire, dont aucune des personnes rencontrées ne disposait ; elle a suggéré une ambition fédératrice que beaucoup recherchaient, plus ou moins consciemment, sans obtenir de résultat convaincant.

89Renouveler l’âge d’or de la Bigorre du xix^e siècle, une perspective réaliste ? Certainement, si devient toujours plus clair, explicite et partagé le projet de jouer la carte de la douceur et du bien-être, en la fondant sur les trois composantes du corps sain, physiologique, territorial et social. Mais cela reste un défi, un double défi en fait. Cela suppose de développer activement des synergies entre des composantes, des activités et des communautés d’acteurs relevant de mondes très différents. Cela suppose également d’être à l’écoute des besoins et aspirations de l’extérieur, de tenter d’y répondre avec résolution et justesse, et d’en assumer publiquement le projet positif, ouvert et accueillant.

90Le cas de la Haute-Bigorre enseigne que le vivant en bonne santé coûte au-delà de ce qui est raisonnable s’il repose uniquement sur des actions de préservation. C’est en réussissant sa métamorphose de corps préservé à corps intégré – dans les deux sens du terme, à la fois dans l’articulation entre ses différentes composantes locales, mais aussi dans son articulation avec le reste du monde – que la Haute-Bigorre pourra actualiser les conditions nécessaires à une prise en charge durable de la qualité du vivant.