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    Plan

    Plan détaillé Texte intégral Quinze ans de facilitation dans un secteur hautement symbolique Sous l’antagonisme apparent, la possibilité d’un dessein commun Passer d’une logique de compromis à un projet de composition Bilan : de la bonne conscience à la pleine conscience Notes de bas de page

    Réaliser la terre

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    Table des matières

    Chapitre 4. Plateau de Saclay : au défi de l’esprit sain

    p. 181-234

    Texte intégral Quinze ans de facilitation dans un secteur hautement symbolique La démarche Sous l’antagonisme apparent, la possibilité d’un dessein commun Des relations au vivant aussi intenses et différenciées qu’insoupçonnées Une redéfinition complète « du problème » du plateau de Saclay De la guerre des contraires au rêve indicible d’harmonie L’agriculture, du tiers exclu secrètement désiré à la clé de voûte du territoire Indétermination complète et fragmentation de la décision : une crise de la complexité Un paysage relationnel transformé La facilitation atteint ses limites Passer d’une logique de compromis à un projet de composition En apparence, une situation nettement plus favorable Qualité de vie et attractivité révèlent des préoccupations distinctes Les préoccupations côté recherche, urbanité et projet de cluster Les préoccupations côté espaces ouverts et agriculture Deux ensembles de lecture et de motivation’ étonnamment symétriques De profondes divergences concernant l’état actuel des espaces ouverts Un manque de vision d’ensemble qui fait toujours problème Les limites du compromis Un imaginaire projectif déséquilibré Vers une reformulation positive du problème Ce que cela a changé dans le système d’action Structuration et prise de conscience des préoccupations des acteurs Des éléments de réponse décisifs par rapport aux questions posées Une modélisation de la configuration stratégique du plateau La facilitation atteint ses limites Bilan : de la bonne conscience à la pleine conscience Notes de bas de page

    Texte intégral

    1Le rêve en passe de devenir réalité ? Depuis l’implantation du Commissariat à l’énergie atomique (CEA)1 au début des années 1950, l’idée de faire du plateau de Saclay une Silicon Valley à la française n’a cessé, en haut lieu, d’agiter les esprits. Pourtant, si les projets d’aménagement se succèdent, ils peinent à se concrétiser ; entravés par des résistances et des oppositions locales fortes, ils accouchent au mieux d’implantations ponctuelles. Avec le temps cependant, l’accumulation de centres de recherches et d’établissements d’enseignement supérieur prestigieux s’impose comme un fait incontournable. Sous maîtrise de l’État, le Schéma directeur de la région Île-de-France (Sdrif) de 1994 reconnaît le secteur Massy-Saclay comme l’un des cinq centres d’envergure européenne de la métropole francilienne. À l’aube du xxie siècle, aucun grand projet n’a encore vu le jour, mais le plateau, les vallées qui l’entourent et ses franges accueillent près de 15 % des effectifs de la recherche publique française, auxquels il convient d’ajouter plusieurs dizaines de milliers d’étudiants, de chercheurs du privé et de salariés.

    Quinze ans de facilitation dans un secteur hautement symbolique

    2Relevant du paradoxe ou de l’anomalie selon certains observateurs, la situation de ce secteur géographique va changer avec la mission d’étude relative aux pôles de compétitivité, confiée par le Premier ministre à Christian Blanc, député des Yvelines. Publié six mois plus tard sous le titre Pour un écosystème de la croissance, le rapport Blanc (2003) confère au secteur du plateau de Saclay un sens et une portée stratégique renouvelés, à l’heure où l’innovation devient le maître-mot de la compétitivité économique. Bénéficiant des apports de théoriciens du sujet tel Pierre Veltz, la doctrine s’affine et se précise dans les années qui suivent. Par ses caractéristiques actuelles et les perspectives de développement qu’il offre, le plateau de Saclay au sens large fait figure de véritable « hub » de l’innovation technologique. Dans « l’écosystème de la croissance » que la France doit impérativement développer si elle prétend maintenir son rang dans le concert des nations et perpétuer son modèle social, le plateau de Saclay, pour peu qu’il atteigne la taille critique d’un « cluster d’excellence de niveau mondial », a vocation, selon les experts, à devenir une « locomotive de l’innovation », susceptible de dynamiser l’ensemble du tissu économique du pays. Mieux, ce secteur géographique n’aurait pas son équivalent en France et en Europe : regroupement exceptionnel de chercheurs du public et du privé, présence simultanée de quatre filières technologiques d’excellence – ingénierie de l’information ; optique et matériaux composés ; biologie, santé et environnement ; sans oublier la filière nucléaire avec le CEA – proximité de dessertes TGV et aéroportuaire, foncier disponible – tout semble réuni pour qu’émerge un « cluster scientifique, technologique et d’innovation économique de rang mondial », capable de relever les plus grands défis, notamment la convergence nano-bio-informatique-communication (NBIC). Cette ambition franchit un cap décisif en 2006 avec le décret portant création d’une Opération d’intérêt national (OIN) sur un vaste ensemble, comprenant quarante-neuf communes, de Saint-Quentin-en-Yvelines à Massy-Palaiseau. Elle s’affirme encore en 2008 avec la politique du Grand Paris qui reconnaît, à l’échelle de la métropole francilienne, sept grands pôles de développement ou nœuds stratégiques – dont le plateau de Saclay – desservis par un métro automatique (fig. 24, carte en bas à gauche). Depuis, les choses avancent à un rythme soutenu : 550 hectares de la frange sud du plateau, répartis en deux grandes zones (secteur de Polytechnique et secteur du Moulon), sont dédiés à l’urbanisation ; des simulations et des projections futuristes voient le jour : d’ici dix ou quinze ans, 50000 personnes supplémentaires devront être acheminées chaque jour sur le plateau qui comptera pour 20 % de la recherche publique française ; une dotation exceptionnelle d’1,5 milliard d’euros du ministère de la Recherche est destinée à la construction des bâtiments, et trois autres milliards d’euros sont attendus pour les transports ; un établissement public est créé en 2010 afin de donner corps au projet : doté d’un budget annuel de soixante millions d’euros, il emploie une cinquantaine de personnes aux compétences variées (urbanistes, architectes, développeurs économiques, conducteurs d’opération, géomaticiens, juristes). De cluster d’excellence ou campus-cluster, le projet s’est transformé en cluster-city2 : en plus de conforter et de développer le potentiel scientifique du plateau et de favoriser les synergies entre entreprises et recherche, il est prévu de développer des lieux de vie et des commerces, des logements pour étudiants et des logements familiaux : en tout, plus d’un million de m2 de surface habitable. Le projet scientifique se double ainsi d’un projet immobilier et urbanistique sans équivalent en Île-de-France3, surtout à aussi faible distance du centre de la capitale. Le mouvement semble déjà porter ses fruits puisqu’en 2013, les édiles français peuvent s’enorgueillir de ce que la MIT Technology Review4 classe Paris-Saclay dans le top 8 des « World Innovation Centers », à côté de pôles aussi réputés que la Silicon Valley, Bangalore ou encore la Tech City de Londres. La France sortirait-elle du marasme ?

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    Fig. 24 : Le plateau de Saclay, un espace stratégique

    3À côté de cette logique et de ce projet qui accaparent les plus hautes autorités et dont les médias, en temps de crise de l’emploi et du logement, se font volontiers l’écho, une autre logique existe cependant. Ancienne déjà, elle transparaît dans le rapport Delouvrier de 1965, mais en négatif ou en creux, dans la volonté de contenir l’étalement en tache d’huile de la métropole francilienne. Il faut cependant attendre l’essor de la planification environnementale en Île-de-France, avec la promulgation, en 1976, du Schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme de la région Île-de-France (Sdaurif), pour qu’elle devienne explicite. En contrepoint des objectifs ambitieux qu’il se donne en matière de développement économique, de logements et de transport, ce schéma directeur ambitionne en effet de ménager des solutions de continuité entre les villes nouvelles d’une part, entre ces dernières et l’agglomération centrale d’autre part. Aussi, et pour la première fois, les espaces ruraux, agricoles et boisés acquièrent-ils une forme de reconnaissance au titre de la contribution positive qu’ils sont censés apporter à l’aménagement global de la métropole francilienne. La notion de « trame verte » voit le jour. Des zones naturelles d’équilibre (ZEE), qui accueillent de vastes espaces ouverts, sont définies. Le secteur du plateau de Saclay, compris entre deux villes nouvelles, forme l’une d’elles ; dans cette logique d’aménagement, les espaces ouverts sont avant tout gratifiés d’une dimension paysagère. Instaurée par les lois de décentralisation de 1982, la région n’aura de cesse, dans les années et décennies suivantes, d’élaborer davantage ce principe général et ses modalités pratiques jusqu’à promouvoir, dans un Plan vert régional (1995), la notion de ceinture verte. Ce plan constitue une réaction au projet de Sdrif (1994), promu par l’État, qui, selon les services et responsables de la région, n’encadre pas suffisamment l’urbanisation dans l’espace intermédiaire entre l’urbain dense et le rural marqué, espace correspondant précisément à la ceinture verte ; au regard de l’agriculture, le Sdrif apporte toutefois du nouveau, en reconnaissant, pour la première fois, la dimension patrimoniale et économique de cette activité. Au cours des deux dernières décennies, la doctrine générale de la planification environnementale va s’enrichir, se consolider et se raffiner encore, sous l’effet d’une double pression. Dès la fin des années 1990 en effet, il se confirme que l’espace ceinture verte est le plus gros contributeur foncier à l’étalement urbain en Île-de-France : l’enveloppe des sols urbanisables dans les vingt-cinq ans à venir a été consommée en moins d’une décennie. Avec l’irruption du développement durable, de nouveaux impératifs s’imposent progressivement – biodiversité, lutte contre le réchauffement climatique, qualité de l’air, circuits courts, transition énergétique… –, qui accordent un rôle d’autant plus grand aux espaces naturels que, simultanément, les questions de vulnérabilité et de résilience des systèmes urbains gagnent en importance.

    4Ainsi, quand le nouveau Sdrif (2013) prévoit d’« achever la structuration polycentrique de la métropole francilienne », il attribue aux espaces ouverts, en particulier à ceux de la ceinture verte, un rôle de premier plan. La réflexion s’avère en outre plus systémique, puisque le Sdrif parle désormais d’un « système régional des espaces ouverts », à la fois concentrique et radial. Il projette également le renforcement du réseau stratégique des entités agricoles, boisées et naturelles de la ceinture verte les plus proches de l’agglomération, ainsi que la consolidation des grandes pénétrantes agricoles et boisées qui permettent de relier la couronne rurale et la trame verte d’agglomération [fig. 24, carte en bas à droite provenant du Sdrif, 2013, p. 157]. Au réseau stratégique des pôles de compétitivité semble donc répondre un réseau non moins stratégique des espaces ouverts. En la matière, le plateau de Saclay s’apparente aussi à un nœud ou à une composante névralgique de l’écheveau écologique, un véritable « symbole » (Brédif, 2013). Par sa localisation tout d’abord, puisqu’il s’agit de l’espace ouvert le plus proche du centre de la capitale ; par sa cohérence, sa taille et la robustesse de ses structures agricoles ensuite, qui en font un espace considéré comme nettement plus fonctionnel et préservé sur le plan écologique que la plupart des autres espaces ouverts de la ceinture verte ; enfin, par l’historique des interventions de la région et la force des dispositifs juridiques de protection (périmètre d’intervention foncière de la région ; classement de la vallée de la Bièvre et de la Mérantaise ; décret pris en Conseil d’État, fin 2013, portant création de la plus grande zone de protection naturelle, agricole et forestière (ZPNAF) de France, d’une superficie de 4115 hectares, dont 2469 dédiés à l’activité agricole).

    5Force est de constater cependant que ces deux logiques sont généralement portées par des acteurs et des organismes différents, et présentées dans des documents spécifiques ou donnant lieu à des chapitres distincts. De sorte que les travaux universitaires qui s’intéressent au plateau de Saclay n’y voient souvent qu’un terrain d’affrontement entre défenseurs du cadre de vie et promoteurs du développement haute technologie, entre chlorophylle et matière grise.

    6Les institutions seraient-elles atteintes d’une variante de trouble bipolaire, les conduisant, tantôt à ne voir dans le plateau de Saclay qu’une pénétrante verte et agricole indispensable à la résilience de la métropole francilienne, tantôt à ne retenir de cet espace que sa dimension de cluster d’excellence de dimension mondiale ? Quel sort cela réserve-t-il au vivant et à sa gestion ?

    La démarche

    7L’auteur de ces lignes a déjà publié plusieurs textes faisant suite à la démarche de facilitation externe déployée, de 2001 à 2003, sur le plateau de Saclay à la demande de l’Association Terre et Cité, créée pour l’occasion par deux agriculteurs du plateau (fig. 25). Cette démarche5, soutenue et financée par le conseil régional d’Île-de-France et la Caisse des dépôts et consignations, comprenait trois étapes :

    • la réalisation d’un audit patrimonial6 auprès de cent vingt acteurs et responsables, lui-même composé de deux phases : une phase réalisée auprès d’acteurs institutionnels concernés par le plateau (grands élus, administrations, représentants des principales familles d’acteurs, en tout 50 personnes) ; une phase d’entretiens approfondis auprès d’acteurs engagés à des titres divers dans la vie du plateau, mais n’ayant pas de responsabilité institutionnelle à l’échelle de celui-ci (70 personnes) ;

    • l’organisation de cinq ateliers de réflexion stratégique, ayant réuni environ 90 personnes, autour des grandes thématiques issues de l’audit patrimonial ;

    • la production d’une esquisse de charte portant sur l’amélioration de la qualité des espaces ouverts et agricoles du plateau de Saclay et de ses vallées.

    8Il s’agit de revisiter ces travaux en se demandant ce qu’ils apportent à la question de la prise en charge de la qualité du vivant, au cœur de la présente réflexion. Il s’agit aussi de mettre en perspective cette première série d’enseignements avec ceux issus d’un nouvel audit patrimonial, réalisé en 2012- 2013, à la demande du même commanditaire. Pour les besoins de ce second audit patrimonial, pas moins de 55 entretiens approfondis (pour 70 personnes rencontrées) ont été réalisés auprès d’un ensemble d’acteurs-clés du plateau (grands élus, administrations, associations, représentants de la recherche et de l’enseignement supérieur, agriculteurs)7. L’audit correspondait à la première phase d’un cycle de concertation organisé par Terre et Cité. Ce cycle comprenait également des forums ouverts ayant donné lieu à une dizaine d’ateliers de suivi, organisés autour de différents sujets prometteurs.

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    Fig. 25 : Terre et Cité, opérateur de facilitation et de co-conception de projets
    À sa création’ l’association Terre et Cité ne comporte qu’une douzaine de membres. Après une période de dormance, elle est réactivée en 2007, en pleine tourmente liée à l’Opération d’intérêt national. Elle se réorganise alors en quatre collèges, selon un principe adopté par l’Association Patrimoniale de la Plaine de Versailles et du Plateau des Alluets (APPVPA). Il faut attendre fin 2010 pour que Terre et Cité recrute son premier permanent, Dorian Spaak, qui s’imposera rapidement comme un animateur-facilitateur hors pair. Depuis, l’équipe de permanents s´est étoffée. Suite au cycle de concertation lancé en 2012-2013, un Manuel de gouvernance (2014), dont cette illustration est extraite, précise le fonctionnement de l’association. Trois espaces de concertation existent : 1. Les collèges, véritables piliers de Terre et Cité, qui permettent de structurer les grandes familles d’acteurs concernés par le plateau, ses espaces ouverts et agricoles ; 2. Les groupes-projets ouverts aux participants des différents collèges : ils élaborent des projets identifiés comme importants ; 3. Les forums, organisés deux à trois fois par an’ qui s’apparentent à des séances ouvertes de remue-méninges. Depuis 2010, le président de Terre et Cité est un élu du secteur.

    9La réalisation, à dix ans d’intervalle, de deux interventions approfondies de facilitation sur un même territoire offre une occasion incomparable de mesurer l’évolution des idées et des projets. Elle fournit des informations et des éléments d’expertises de première main, non disponibles dans la littérature, qui soulignent, entre autres, l’intérêt d’une démarche de facilitation8.

    10Une même trame, organisée en quatre points, est utilisée pour examiner les enseignements et évaluer les effets des deux phases d’interventions, envisagées successivement :

    • il s’agit premièrement de s’interroger sur les relations des acteurs au plateau de Saclay, en se demandant en particulier ce qu’ils entendent par vivant et la place ou l’importance qu’ils lui accordent en comparaison d’autres aspects et enjeux ;

    • en second lieu, il importe de cerner quelle est la situation et quels sont les problèmes du territoire, afin de pouvoir dire jusqu’à quel point la question du vivant et de sa prise en charge dépend de ce contexte ; une reformulation du ou des problèmes sera tentée ;

    • il convient ensuite de se demander en quoi la facilitation a permis de faire évoluer le regard que portent les acteurs sur le territoire et le vivant, et, au-delà, les relations qu’ils établissent entre eux par rapport à ces aspects ;

    • enfin, la question sera examinée de savoir si la situation du vivant dans le territoire s’est améliorée et en quoi, suite à la facilitation et à ses développements directs ou indirects.

    11Pour des raisons inhérentes à la démarche de facilitation, les entretiens sont soumis à une clause d’anonymat. Le texte qui suit demeure donc volontairement flou quant à l’identité des personnes à l’origine des propos relatés. Les phrases ou morceaux de phrase placés entre des guillemets correspondent à des citations des acteurs rencontrés lors des entretiens.

    Sous l’antagonisme apparent, la possibilité d’un dessein commun

    12La première série d’entretiens réalisée sur le plateau de Saclay révèle la structuration manichéenne qui prévaut dans les esprits, et que reconduisent souvent sans précaution les travaux universitaires. Par conviction, par habitude ou par facilité, chacun tend à opposer deux camps : l’un serait accaparé par l’aménagement du plateau à des fins exclusives de développement du pôle haute technologie et de l’emploi, tandis que l’autre aurait pour obsession la sauvegarde de l’environnement et du cadre de vie. Cette logique binaire s’accompagne d’une autre simplification remarquable quant aux motivations premières des acteurs engagés dans la « défense du plateau contre l’urbanisation ». Ou bien domine la thèse paysagiste, ou bien l’emporte l’explication selon le réflexe NIMBY. La première se contente de recycler les résultats d’une série d’enquêtes ayant marqué les esprits dans les années 1970, selon lesquelles, dans un contexte d’abondance alimentaire, l’agriculture renvoie désormais principalement à l’idée de paysage ; vision légitimée pour le plateau par un travail universitaire approfondi, encadré par l’École nationale supérieure du paysage de Versailles, mais n’ayant pas donné lieu à beaucoup d’entrevues d’acteurs. La seconde, défendue avec conviction par ceux que l’esthétique des espaces vides de la partie supérieure du plateau de Saclay laisse indifférents, invoque la réaction de riverains soucieux de préserver leur confort de vie et leur tranquillité : la cause écologique relèverait pour une bonne part du stratagème ou du prétexte, et serait d’abord un moyen de préserver égoïstement ses avantages, une façon détournée de lutter contre l’extension de l’urbanisation et les différents maux qui l’accompagnent habituellement ; idée également en vigueur chez certains spécialistes du périurbain.

    Des relations au vivant aussi intenses et différenciées qu’insoupçonnées

    13En comparaison de ces catégories préexistantes, les entretiens approfondis vont révéler une tout autre réalité. Invités à préciser quelles sont les caractéristiques du plateau de Saclay et en quoi elles peuvent contribuer à une meilleure gestion de la qualité du vivant dans la métropole francilienne, les interlocuteurs mettent l’accent sur des aspects forts différents. Après recoupement du contenu des entretiens, quatre ensembles d’acteurs se distinguent nettement selon les dimensions du vivant qui sont mises en exergue. Aussi surprenant que cela puisse paraître pour un espace de petite taille comme le plateau de Saclay9, des lectures très différentes se font jour. La présentation de ces lectures devant les personnes rencontrées va permettre de confirmer leur existence ; elle sera même à l’origine de la définition de familles d’acteurs pour l’organisation de séminaires de réflexion thématique. Il convient en outre de noter que la seconde série d’entretiens réalisée auprès d’acteurs sans responsabilité majeure à l’échelle du plateau s’est montrée à cet égard encore plus riche et explicite.

    14Ces quatre grandes approches du plateau ayant été développées ailleurs – en particulier dans Brédif (2004) –, elles ne seront évoquées ici qu’à grands traits.

    • Pour un premier ensemble d’acteurs, la qualité du vivant renvoie d’abord à l’être humain, à son bien-être et à l’épanouissement de la société dans son ensemble. Et de considérer souvent que « l’extension et la densification de la métropole francilienne génèrent des maux de toutes sortes, dont plus personne ne sait comment venir à bout ». Aux yeux de ces personnes, le plateau présente un ensemble de qualités qui en font un contrepoint majeur de la ville dense ; rôle d’autant plus sensible qu’il permet, en raison même de sa topographie, de s’élever, au sens propre comme au figuré. Vastes horizons, immensité des cieux, splendeur des couchers de soleil, sentiment d’espace, de solitude, profondeur de la nuit sont autant de dimensions qui contrastent avec la ville dense et font du plateau un véritable sas de décompression. Courses de VTT, parcours d’équitation, randonnées pédestres en plein essor et autres activités de plein air attestent que ce lieu constitue d’ores et déjà un espace de respiration, qui permet à beaucoup de trouver un certain équilibre avec l’intensité de la vie urbaine.

    • La différence est complète avec les acteurs pour qui le vivant, ce sont d’abord des plantes rares, des oiseaux migrateurs, les forêts des coteaux, les continuités écologiques qu’assure le plateau jusqu’au cœur de la capitale, en connectant de grandes entités naturelles comme la forêt de Verrières-le-Buisson et la vallée de Chevreuse. Un grand écosystème encore vivant, dont les fonctionnalités biologiques et écosystémiques n’ont pas été trop dégradées ; où l’eau, surtout, occupe une place tellement essentielle que le plateau, avec le formidable réseau de rigoles, d’étangs et de rivières qui le borde, s’apparente, aux yeux de certains, à « une véritable vallée perchée ». Contrairement à tant de secteurs de la région parisienne dont les sols ont été largement imperméabilisés, le plateau est une éponge, qui joue toujours un rôle de première importance en matière de recharge des nappes phréatiques, un rôle considéré comme stratégique par des spécialistes du domaine. Au demeurant, deux projets à fort rayonnement international dépendent également de la gestion hydraulique à l’échelle du plateau : la réouverture de la Bièvre jusqu’à Paris ; la remise en fonctionnement du système d’alimentation des bassins et fontaines de Versailles.

    • Fort différente est l’approche qui appréhende la question du vivant sous l’angle de la vitalité économique, de la créativité de la recherche et de l’innovation scientifique et technologique. Aspects considérés comme absolument essentiels pour que le territoire – et au-delà l’Île-de-France et même la France – demeure entreprenant et dynamique, pourvoyeur de ressources et d’emplois, et génère des relations sociales et culturelles intenses. Ces acteurs reconnaissent volontiers que c’est la région parisienne dans son ensemble qui constitue un pôle majeur de l’enseignement supérieur et de la recherche. Pour autant, le plateau et ses environs immédiats regroupent des filières d’excellence, des établissements de recherche et d’enseignement supérieur prestigieux qui en font un lieu à part et même assez unique en son genre. À cet égard, plusieurs spécialistes et responsables insistent : « Il faut savoir raison garder, ne pas retenir de la notion de masse critique que la notion de borne inférieure ; une fois passé un certain seuil, la concentration peut se révéler contreproductive. » Un sentiment que partagent des chercheurs individuels pour qui « le seul fait de voir un tracteur dans les champs en venant au travail permet de se souvenir qu’il existe autre chose, d’échapper à la monoculture scientifique qui domine ici ; c’est un facteur de créativité ». Un sentiment qui se retrouve chez des responsables de la recherche et des observateurs convaincus qu’il importe de réserver au plateau de Saclay un caractère élitiste, d’en faire une sorte de vitrine de la recherche et de l’enseignement supérieur en France. Or, cela passe aussi par un environnement de travail de qualité : « Des activités scientifiques dans un espace agricole et naturel, c’est tout de même moins banal qu’un parc d’activités scientifiques comme il en existe tant de par le monde. »

    • Il faut enfin tenir compte d’une dernière approche où le vivant ne s’exprime jamais aussi bien que dans le potentiel agronomique et agricole du plateau de Saclay. Elle réunit des acteurs particulièrement sensibles à la très grande fertilité des terres du plateau de Saclay – « l’une des meilleures terres de France » – que vient encore soutenir l’excellente réserve hydraulique des sols qui permet de produire à peu près tout ce que l’on veut, sans qu’il soit besoin de recourir à l’irrigation. Les agronomes et les administrations observent, en outre, que les structures agricoles sont de bonne taille et tenues par des agriculteurs dynamiques et entreprenants. S’y ajoutent également des structures de recherche agronomique de première importance. L’assise agricole du plateau ne se limite pourtant pas à cette quinzaine d’entités. Elle incorpore également plusieurs pensions de chevaux, des maréchaux-ferrants, des cavaliers, des apiculteurs, des pépiniéristes, des paysagistes, des vétérinaires, des chasseurs, des forestiers… Soit un ensemble de personnes qui vibrent à l’unisson de cet « écosystème agricole » et de cet « îlot de ruralité », auxquelles viendraient encore s’ajouter des citadins par dizaines, voire centaines de milliers si l’on ajoutait les activités de cueillette en forêt ou à la ferme. Au demeurant, plusieurs interlocuteurs estiment que cette facette du plateau va gagner en importance avec le retour en force de la fonction nourricière de l’agriculture, et l’essor des circuits courts, sur fond de scandales sanitaires et de risques de pénurie énergétique.

    Une redéfinition complète « du problème » du plateau de Saclay

    15Cet éventail de relations au plateau de Saclay et au vivant ne laisse pas de surprendre ; à notre connaissance, aucun document officiel ni aucun travail universitaire ne l’ont établi auparavant, ni même suggéré (fig. 26). Il offre un contraste saisissant par rapport aux idées dominantes qui circulent sur le plateau en matière de cadre de vie et d’environnement et aux raisons censées les fonder. Après coup, celles-ci apparaissent au grand jour pour ce qu’elles sont : des représentations grossières de la réalité, en aucun cas appuyées sur une écoute attentive des acteurs. Des échanges avec des responsables de l’Agence des espaces verts (AEV) et de l’Institut d’aménagement et d’urbanisme (IAU) ont permis de vérifier qu’aucune étude significative n’avait été conduite en Île-de-France depuis plus de trente ans afin de cerner au plus près les attentes des Franciliens vis-à-vis des espaces ouverts à forte composante agricole. Pour l’essentiel, chacun raisonne donc sur la base d’idées reçues ou de grands schémas explicatifs, mais la confrontation avec la réalité fine du terrain n’a véritablement eu lieu.

    16Plus encore, cela oblige à une complète relecture des enjeux liés au plateau de Saclay. Dans la logique classique qui oppose promoteurs du développement économique et des hautes technologies aux défenseurs de l’environnement et du cadre de vie, le rapport de force est très inégal, voire totalement déséquilibré. Les métaphores qui circulent sur le plateau et qui ressortent régulièrement dans les entretiens en tête-à-tête le disent parfaitement : c’est « l’ogre contre le Petit Poucet » ou bien encore « le pot de fer contre le pot de terre ». Or, c’est une tout autre configuration que suggère l’expertise des quelque cent cinquante acteurs mobilisés sur le lien entre plateau de Saclay et amélioration de la qualité du vivant dans la métropole francilienne.

    17Pour la quasi-totalité des personnes impliquées dans la démarche, le maintien des espaces ouverts, agricoles et naturels du plateau de Saclay ne constitue pas une question secondaire au seul bénéfice de quelques riverains privilégiés. Les quatre grands ensembles de qualités repérés ci-avant ouvrent clairement sur des enjeux de grande portée, susceptibles d’intéresser une part non négligeable des habitants de la métropole francilienne. Cela conduit à relativiser le discours officiel qui fait de l’enjeu haute technologie un enjeu supérieur, au nom duquel doit s’exercer l’intérêt général. Maintenir les fonctionnalités hydrologiques et écosystémiques du plateau de Saclay revêt des dimensions économiques, financières et stratégiques de première importance pour les acteurs en responsabilité sur ces aspects. De même, les personnes qui envisagent le plateau de Saclay comme un espace d’équilibre et de respiration ne le font pas dans une perspective localiste, mais dans un souci d’aménagement global et de construction d’une « ville durable ». Le plateau de Saclay se révèle donc dense d’enjeux également légitimes pour revendiquer un caractère d’intérêt général. Aucune hiérarchie évidente ne s’impose entre eux, quoi que laisse entendre la rhétorique des institutions en charge des questions d’aménagement et de développement.

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    Fig. 26 : L’éventail des qualités du plateau de Saclay (selon les acteurs rencontrés) – Inédit
    Photos mises gracieusement à notre disponibilité par Jacques de Givry

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    Fig. 27 : Le plateau de Saclay à l’épreuve de l’intercommunalité et de la fragmentation institutionnelle – Inédit

    18Différents ensembles d’acteurs se démarquent assurément au regard des qualités du vivant qui retiennent leur attention, mais ces différences ne constituent pas pour autant des divergences radicales ou des antagonismes. Il convient plutôt de les envisager comme des composantes ou des dimensions spécifiques du vivant, plus ou moins développées d’un groupe d’acteurs à l’autre. Elles obligent à penser les continuités entre aspects humains et non humains, là où les catégories classiques placent dans des boîtes distinctes ce qui relève de l’anthropique et du naturel. En outre, elles indiquent que les relations des acteurs aux espaces ouverts et agricoles du plateau de Saclay sont déjà très significatives, même s’il est souvent difficile, de l’extérieur, d’en percevoir l’existence.

    19Au-delà de l’intérêt qu’elle présente en tant que telle, cette mise au jour des attachements variés auxquels donne lieu le plateau de Saclay apporte un éclairage nouveau. En premier lieu, elle invalide largement le schéma binaire qui structure l’essentiel des relations entre acteurs, ou plutôt, elle en relativise sensiblement la signification. En second lieu, elle redonne à l’agriculture des lettres de noblesse que celle-ci avait totalement perdues.

    De la guerre des contraires au rêve indicible d’harmonie

    20Afin d’expliquer la difficile émergence de projets sur le plateau, la thèse en vigueur, retrouvée dans la première série d’entretiens conduits auprès des acteurs institutionnels, veut que des positions proprement inconciliables s’affrontent et se bloquent mutuellement. Cette manière de poser le problème domine les esprits, au point de devenir la seule explication officielle. La première série d’entretiens l’a montré, cette thèse présente un fondement incontestable. De prime abord, en effet, deux groupes d’acteurs se démarquent nettement. Le premier s’attarde longuement sur le formidable regroupement d’établissements de recherche et d’enseignement supérieur que présente le plateau, les promesses qu’il recèle et la nécessité de le conforter. Le second se concentre sur le vaste espace ouvert, agricole et naturel du plateau, à moins de vingt kilomètres de Notre-Dame, les richesses patrimoniales qu’il offre et la nécessité de les maintenir. Des intérêts préférentiels existent donc bien ; ils sont inhérents aux responsabilités et aux fonctions des différents acteurs. Mais rien n’oblige à en rester là. Ces mêmes acteurs, après avoir consacré un temps plus ou moins long de l’entretien à exposer les dimensions auxquelles ils sont, par inclination personnelle ou par obligation professionnelle, les plus réceptifs et les plus attentifs, reconnaissent assez spontanément l’existence d’une autre composante ou polarité du plateau. Composante sur laquelle ils s’attardent beaucoup moins, car elle ne correspond pas à leur cheval de bataille, préférant de ce fait « laisser aux autres le soin d’en défendre la cause ». Aussi, les responsables rencontrés s’accordent-ils pratiquement tous à reconnaître lors des entretiens approfondis que le plateau de Saclay comporte en réalité ces deux grandes composantes, l’enjeu suprême consistant justement à ce qu’elles s’articulent de manière harmonieuse. Certes, d’un acteur à l’autre, des différences d’appréciation demeurent quant à la part respective que devrait occuper chacune de ces deux grandes composantes du plateau. Toujours est-il qu’à l’issue des entretiens individuels et plus encore après que ce résultat fut exposé devant l’ensemble des acteurs de la première phase, le problème a considérablement évolué. À l’antagonisme radical censé opposer de manière absolue deux visions incompatibles, car rigoureusement exclusives l’une de l’autre, succède l’idée selon laquelle deux logiques préférentielles existent bel et bien, mais gagneraient à être envisagées de manière complémentaire. L’antagonisme paralysant et destructeur devient un antagonisme potentiellement dynamique et créateur10. Et le fait de pouvoir affirmer que la quasi-totalité des acteurs partagent cette conviction de fond, mais sans jamais avoir eu l’occasion de se le dire, constitue déjà un changement considérable de donne.

    L’agriculture, du tiers exclu secrètement désiré à la clé de voûte du territoire

    21L’approche duale qui oppose environnement et développement, chlorophylle et matière grise se traduit par l’exclusion de la question agricole du débat public. Ce constat s’est imposé dès la première série d’entretiens. Spontanément, les interlocuteurs tardaient à préciser la nature de l’espace ouvert non bâti, souhaitable à leurs yeux. Ils préféraient s’appesantir sur ses dimensions acceptables. À mesure que les entretiens se succédaient, il devenait pourtant clair que c’est une activité agricole que la plupart d’entre eux souhaitaient voir perdurer. Pourtant, les plus convaincus, notamment des élus, étaient aussi ceux qui pensaient être les derniers véritablement attachés à la « chose agricole », considérant qu’il n’existait pas de « demande sociale en la matière ». En conséquence, ils n’osaient pas aborder le sujet en public. La seconde série d’entretiens, puis les séminaires par famille d’acteurs vont avoir pour effet de « rendre visible et explicite » ce que beaucoup gardaient dans leur for intérieur, sans avoir l’occasion de l’exprimer ouvertement ni de le confronter au regard des autres habitants et acteurs du plateau. À l’issue de l’ensemble de la démarche, il est ainsi devenu possible d’affirmer que la très grande majorité des cent cinquante personnes mobilisées, malgré leur extrême diversité de profils, partageait trois grandes motivations en faveur d’un maintien d’une activité agricole sur le plateau.

    • Pour beaucoup, notamment pour les acteurs institutionnels, il s’agit de la seule modalité pratique permettant de gérer, dans des conditions financières et techniques raisonnables et réalistes, un vaste espace ouvert non bâti. Les plus grands parcs paysagers ne dépassent pas la centaine d’hectares et obèrent le budget des collectivités concernées. L’éventualité de l’implantation d’une vaste forêt déplaît fort, les acteurs faisant remarquer que les sylves sont suffisamment abondantes dans les vallées avoisinantes, notamment en vallée de Chevreuse.

    • L’agriculture se trouve au cœur des quatre grandes familles d’enjeux identifiées ci-avant et conditionne dans une assez large mesure les différentes qualités inhérentes au vivant retenues par les acteurs. Cela ne signifie pas que l’état actuel de l’agriculture donne satisfaction. Par exemple, beaucoup reste à faire pour que l’incidence de l’agriculture sur le cycle de l’eau et la qualité de l’eau devienne moins préjudiciable ; de même, si les activités de cueillette à la ferme ne sont pas négligeables, elles répondent insuffisamment à l’aspiration croissante pour des circuits courts ; quant au lien entre agriculture et pôle scientifique, tout ou presque reste à faire. En d’autres termes, la présence actuelle d’une activité agricole performante a déjà le mérite d’offrir un ensemble de dimensions du vivant considérées comme essentielles au regard des grands enjeux qu’identifient les acteurs. Au-delà de la situation présente, les potentialités d’amélioration paraissent considérables et réalistes à beaucoup. À cet égard, les séminaires de réflexion stratégique vont permettre d’explorer les conditions et les moyens d’une contribution renforcée de l’agriculture à chaque grande famille d’enjeux. Et la réunion de ces différents projets aura pour effet de rendre encore plus tangible et manifeste l’importance cardinale que revêt actuellement et potentiellement l’activité agricole à l’échelle du plateau de Saclay. La perspective qui en résulte permet de comprendre au passage pourquoi l’approche en termes de multifonctionnalité de l’agriculture s’avère aussi décevante : elle se contente de recenser et de renseigner des catégories de biens et services, sans pouvoir les resituer par rapport aux enjeux d’un contexte territorial toujours spécifique (Brédif et Pupin, 2012).

    • Finalement, la convergence des expertises quant aux multiples avantages et intérêts actuels et potentiels de l’agriculture au regard des grands enjeux du plateau de Saclay autorise une réflexion plus poussée sur le sens de l’activité agricole dans ce territoire – à moins qu’elle ne fasse que libérer un sentiment profond, présent à tout le moins chez certains acteurs. Beaucoup en viennent en effet à reconnaître que le maintien d’une activité agricole dynamique, à une aussi faible distance du centre de la métropole francilienne, renforce l’originalité du plateau de Saclay. Plus encore, soulignent différents acteurs – et non des moindres –, elle confère à cet espace un caractère et une identité propres, une « âme » appuient certains. Viendrait-elle à disparaître que beaucoup s’accordent à dire que le plateau serait tôt ou tard promis aux affres de la banalisation urbanistique. À l’issue de la démarche, sur les cent cinquante acteurs mobilisés, plus de cent trente parvenaient à l’intime conviction que l’agriculture est « une sorte de clé de voûte du caractère exceptionnel du plateau de Saclay ». Un an et demi auparavant, fort peu étaient disposés à le penser avec une telle assurance, et personne n’aurait pris le risque de l’affirmer en public.

    Indétermination complète et fragmentation de la décision : une crise de la complexité

    22La démarche déployée sur le plateau de Saclay va en outre révéler un autre point commun aux quelque cent cinquante personnes mobilisées. Une convergence absolument fondamentale, mais qui réussissait à passer inaperçue, tant les esprits étaient focalisés sur l’opposition radicale entre deux camps, opposition censée constituer le problème en soi, en même temps que l’origine de toutes les difficultés. Or, il apparaît que tous les acteurs, sans exception, expriment un fort mécontentement pour ce qui concerne la situation du plateau et une grande inquiétude quant à son évolution.

    23Cela vaut d’abord pour les préoccupations directes des différents groupes d’acteurs. Responsables de la recherche et de l’enseignement supérieur, représentants de l’État aménageur et développeur déplorent que « la recherche sur le plateau ronronne ou se contente de vivre sur ses acquis » ; loin de fonctionner en synergie, le pôle haute technologie s’apparente en réalité à « un archipel de compétences et d’institutions qui interagissent rarement » ; au regard des investissements publics consacrés dans le secteur à la recherche, les retombées économiques et le transfert vers l’industrie s’avèrent décevants : « une véritable anomalie » ; en somme, « le déclin du pôle est programmé si rien ne bouge rapidement ».

    24Les motifs d’insatisfaction se retrouvent, mutatis mutandis, chez les acteurs impliqués au premier chef dans la défense du cadre de vie et de l’environnement. Les richesses naturelles, paysagères et patrimoniales du plateau ne donnent pas vraiment lieu à une mise en valeur (réseau de rigoles abandonné à son propre sort, chemins ruraux non remis en état, réserve ornithologique ne donnant lieu à aucune information). La qualité générale du plateau continue de se dégrader : implantations d’objets architecturaux en rupture avec l’esprit des lieux, poursuite du grignotage urbain, doublement programmé des routes, multiplication des panneaux publicitaires disgracieux. Beaucoup craignent que des effets de seuil soient franchis et conduisent à une dégradation encore accélérée du cadre de vie.

    25Du côté des agriculteurs, l’appréciation de la situation n’est pas plus favorable. En l’absence de signal clair du côté des institutions et des citadins, ils sont portés à croire que leur seule raison d’être aux yeux de la collectivité consiste à maintenir une réserve foncière bon marché, en attendant qu’elle soit « aménagée » pour les besoins du développement technopolitain.

    26En somme, toutes ces personnes expriment un sentiment d’indétermination complète quant au devenir du plateau de Saclay : « On ne sait pas vers quoi l’on va, ce qui est vraiment recherché, quelles valeurs il s’agit de construire, quelles grandes orientations vont être privilégiées. » L’absence de projet d’ensemble est manifeste pour beaucoup : tout se fait au coup par coup, le plus souvent dans l’ignorance ou le non-respect des autres acteurs et enjeux du territoire. Il s’ensuit un sentiment de grande vulnérabilité du plateau, alors que les pressions alentour ne cessent de croître : vallées saturées, demandes de logements en forte croissance, routes toujours encombrées aux heures de pointe, compétition économique accrue, reprise de l’essor démographique et de l’urbanisation en tache d’huile, communes en quête perpétuelle de nouvelles taxes professionnelles et de nouveaux habitants… En conséquence, faute de projet suffisamment fort et consistant, beaucoup craignent que le plateau de Saclay perde son caractère exceptionnel et sombre sous le coup d’aménagements aussi banals que médiocres.

    27Pratiquement tous les séminaires de réflexion vont buter sur ce problème et chercher à en comprendre l’origine. Ils font le même constat de désorganisation ou de fragmentation de la sphère de décision. Le millefeuille administratif français connaît une forme de paroxysme à l’échelle du plateau de Saclay, partagé entre deux départements, quatre communautés de communes et d’agglomération depuis que la loi Chevènement a mis fin au Sips11, une quinzaine de communes, sans compter la région et surtout l’État dont les vues aménagistes sur le plateau n’ont jamais cessé. En outre, la pluralité des approches se vérifie également au sein des institutions ou des collectivités elles-mêmes, telle direction ou tel service promouvant un objectif dont rien n’assure qu’il soit effectivement compatible avec celui d’une autre direction ou d’un autre service. Il faut aussi compter avec les logiques privées dont, là aussi, rien n’assure a priori qu’elles soient automatiquement favorables à l’évolution du plateau.

    28Aussi pertinente soit-elle, cette explication par la multiplicité des sphères de décision publiques et privées œuvrant à l’échelle du plateau de Saclay en masque une autre, plus profonde encore. Tour à tour, le plateau de Saclay a été élevé au rang de « grande ferme parisienne », de « grand poumon vert » ou encore de « Silicon Valley à la française ». Comme s’il fallait nécessairement trouver le slogan, l’idée ou le concept phare pour assurer à ce territoire un destin incomparable. Or, ces grandes idées ont précisément pour effet de réduire l’identité du plateau à l’une de ses composantes maîtresses, à l’exclusion des autres. Ce faisant, elles se révèlent foncièrement partisanes et incapables de tenir compte simultanément de la pluralité des enjeux et des différentes dimensions stratégiques du plateau de Saclay. Elles témoignent en fait d’un processus plus général selon lequel aucun acteur, aucune institution ne parvient à appréhender l’intégralité des enjeux et des qualités du plateau. Avant d’être institutionnelle, la fragmentation est donc cognitive. La complexité inhérente au plateau de Saclay déstabilise le fonctionnement des institutions qui ne parviennent pas à la contenir dans les formats et les dispositifs de gestion habituels. Dans ces conditions, toute tentative d’action favorise, même involontairement, une dimension ou un enjeu… au détriment des autres. Et comme ces enjeux et ces dimensions présentent aussi leurs propres défenseurs et relèvent à leurs yeux de l’intérêt général, ceux-ci ne tardent pas à se manifester et à faire entendre leur cause. Faute de dispositif permettant de mettre à plat et de reconnaître l’ensemble des enjeux et des qualités propres au plateau, toute tentative d’action au bénéfice d’un enjeu donné est vécue comme une menace par les porteurs des autres enjeux. Dans ces conditions, les différents porteurs d’enjeux passent le temps à se neutraliser mutuellement ; la spirale de l’opposition s’auto-alimente en permanence. En 2001, la synthèse publique de la démarche patrimoniale se concluait par ces mots :

    L’optique consistant à passer en force pour rattraper le temps perdu et sortir de l’indécision et de l’inaction est promise à l’insuccès. Elle ne peut conduire qu’à radicaliser les positions. Elle se condamne à la non-qualité et à la conception des projets se faisant à l’insu des autres acteurs, sans prendre suffisamment en compte les autres dimensions et enjeux du territoire. En vérité, tant que l’ensemble des potentialités et enjeux du plateau ne sera pas explicitement reconnu, il sera probablement de plus en plus difficile pour les institutions de donner corps au projet high-tech
    Brédif, 2001.

    29Et c’est précisément en travaillant sur la notion de qualité du vivant, en mettant au jour les quatre grandes approches ou lectures du vivant à l’œuvre chez les acteurs que ce mécanisme autobloquant a pu être mis au jour.

    Un paysage relationnel transformé

    30Au moment où se déroule l’intervention de facilitation, l’association Terre et Cité ne réunit que douze personnes cooptées par les deux agriculteurs à l’origine de la démarche. En dépit des responsabilités et des mandats attachés à certains d’entre eux, les membres de Terre et Cité siègent à titre intuitu personae. Malgré cette faiblesse institutionnelle, la première restitution réunit quasiment la totalité des grands acteurs rencontrés et produit son effet, ainsi que le reconnaissent volontiers plusieurs personnalités du plateau présentes ce jour-là. La seconde phase d’entretiens et plus encore les séminaires par famille d’acteurs permettront aux acteurs de se découvrir et de consolider des liens naissants. Tout au long de la démarche, l’auteur de ces lignes aura l’impression de jouer le rôle d’une navette mettant ou remettant en relation des acteurs dispersés aux quatre coins du plateau de Saclay, disposant de tout ce qu’il faut pour œuvrer de concert, et pourtant convaincus du contraire.

    • L’un des premiers apports de la démarche de facilitation, l’un des plus immédiats aussi, est d’avoir contribué à rendre explicite et à mettre en forme des ressentis et des analyses sur la réalité même du plateau de Saclay et les enjeux qui en découlaient. Les entretiens en tête-à-tête ont en effet permis de recueillir une expertise extrêmement riche et profonde, mais qui demeurait éclatée entre de très nombreuses personnes. En recoupant le contenu des entretiens, des approches et des sous-approches se sont progressivement dégagées, au sein desquelles les arguments des acteurs se répondaient et s’enrichissaient mutuellement. Le processus n’a cessé de se conforter et de s’enrichir avec la seconde phase d’entretiens et, plus encore, avec l’organisation de séminaires de réflexion visant à approfondir et à consolider les grandes approches du plateau identifiées lors des phases d’entretien. En définitive, la facilitation a opéré un véritable travail de structuration et d’organisation des idées et des argumentaires. Auparavant, les acteurs étaient tellement atomisés et avaient si peu l’occasion d’exprimer le fond de leur pensée qu’ils étaient dans l’incapacité de savoir ce que représentait leur manière de voir les choses, c’est-à-dire si elle était partagée ou non par d’autres, mais aussi quelle signification et quelle portée elle pouvait avoir à l’échelle du plateau. À cet égard, la formule volontairement imprécise et ouverte de « qualité du vivant » a pleinement joué son rôle, en permettant à chacun de développer les dimensions qui lui paraissaient les plus importantes. Les quatre grandes familles d’approches correspondant à autant de grands enjeux changent la donne sur trois points majeurs : (1) elles introduisent un argumentaire beaucoup plus élaboré et positif que celui qui prévalait quand il s’agissait avant tout de défendre le cadre de vie et l’environnement ; (2) elles permettent à chaque acteur de s’inscrire dans un courant ou dans un groupe d’acteurs plus clairement identifié, alors que chacun se sentait très seul en début d’intervention ; (3) elles fondent la légitimité de chaque approche, tout en invitant à reconnaître l’existence d’autres approches d’autant plus crédibles et légitimes qu’elles sont elles-mêmes mieux définies. Il est donc loisible de prétendre que ce processus a permis à un ensemble d’acteurs de prendre langue, sans pour autant que cette langue devienne exclusive ou hégémonique.

    • En parvenant à recadrer ou à redéfinir le problème du plateau de Saclay tel qu’il était posé jusqu’alors, la facilitation a fortement contribué à changer le regard que portaient les acteurs les uns sur les autres. La transformation a commencé quand il a pu être affirmé devant l’ensemble des personnes mobilisées que personne n’était satisfait de la situation actuelle et qu’à l’exception de deux ou trois acteurs, chacun était prêt à reconnaître que le plateau de Saclay était riche de deux grandes composantes, ses espaces ouverts d’un côté, sa formidable concentration d’établissements de recherche et d’enseignement supérieur de l’autre. Cela s’est poursuivi par l’énonciation des scénarios repoussoir, tendanciel et positif, où il devenait manifeste que pour des acteurs extrêmement divers, aux motivations apparentes fort diversifiées, les craintes et les espérances convergeaient étonnamment. Un seuil a encore été franchi quand l’idée, exprimée par quelques acteurs seulement, a cheminé dans le corps social, selon laquelle la seule manière de maintenir le caractère exceptionnel du plateau et de le faire fructifier consistait à rechercher une articulation entre ses différentes qualités et composantes. Ici aussi, les acteurs sont devenus capables de prendre langue, mais d’une autre manière et à un autre niveau que ceux exprimés précédemment. La prise de langue ne portait plus cette fois sur l’expression organisée d’un ensemble de qualités spécifiques du plateau, qui aboutissaient à reconnaître un grand enjeu ; expression limitée à un sous-ensemble d’acteurs. Il s’agissait cette fois de la capacité de poser un diagnostic global sur l’état du plateau, les menaces auxquels il était exposé et les opportunités qui se présentaient, et d’exprimer à grands traits une vision large, globalement partagée par un éventail composite et en même temps représentatif des différents acteurs et sensibilités présentes dans ce secteur géographique. Du coup, des acteurs qui, la veille encore, pensaient défendre des approches radicalement différentes sinon opposées, découvraient qu’il existait sans doute un espace commun d’engagement où ils pouvaient se rejoindre en dépit des dimensions et des logiques différentes qu’ils promouvaient.

    • Le dernier point sur lequel, à l’évidence, les lignes ont bougé, concerne l’activité agricole, sa place dans le jeu des acteurs et à l’échelle du plateau. Au début de l’intervention, les agriculteurs ne croyaient souvent plus à rien ni à personne. L’un d’entre eux envisageait sérieusement de s’expatrier, considérant « qu’ici, de toute manière, il n’y en a que pour la recherche et la haute technologie » ; d’autres se plaignaient de l’isolement psychique et social dans lequel ils se trouvaient, des nuisances multiples qu’exerçait la ville à leur encontre, dans la plus grande indifférence ; tous déploraient une absence de visibilité, extrêmement préjudiciable à leurs yeux, quant au devenir des terres qu’ils cultivaient. Réciproquement, les acteurs non agricoles rencontrés, dans leur grande majorité, témoignaient d’une grande défiance à l’égard de ces agriculteurs qu’ils ne voyaient pratiquement jamais. Ils les suspectaient d’être fort peu attachés à leurs terres et prêts à réaliser une plus-value foncière dès que l’occasion s’en présenterait. Ils se les figuraient riches et bien portants, n’ayant aucune envie de remettre en question leurs pratiques culturales et d’innover pour le bien-être des citadins environnants. La facilitation a opéré en la matière un double déplacement. En montrant tout d’abord combien l’agriculture, secrètement, était désirée, pour peu qu’elle parvienne à développer certaines potentialités en rapport avec les différents enjeux liés au vivant. En éveillant, symétriquement, les citadins à la réalité des acteurs agricoles du plateau, présents sur place depuis plusieurs générations, viscéralement attachés à leurs terres et à leur métier, ayant pour la plupart réalisé des diversifications déjà très significatives et d’autant moins désireux de réaliser un coup de poker foncier que plusieurs d’entre eux ne possèdent en propre qu’une fraction des terres qu’ils cultivent.

    31Il ne paraît donc pas excessif de dire que cette intervention a contribué à remettre les acteurs agricoles en selle. Dès les premières restitutions publiques des entretiens, plusieurs agriculteurs ont exprimé leur étonnement et leur joie devant les résultats de la consultation – certains le faisant publiquement, dans une explosion libératoire qui en disait long sur le mal-être accumulé pendant trop d’années. À mesure que se généralisait l’appréciation selon laquelle l’existence d’une activité agricole sur le plateau signait pour une part importante la singularité de ce territoire et en constituait en même temps l’une des grandes fragilités, les acteurs agricoles se rendaient compte qu’ils n’étaient plus seuls à défendre la cause agricole, que celle-ci avait atteint une première forme de reconnaissance sociale, ce qu’ils étaient loin d’espérer quelques mois auparavant.

    32Du coup, dans les mois et les années qui ont suivi, des transformations sont apparues, inimaginables en début d’intervention. Des échanges directs entre certains agriculteurs et certains citadins mobilisés par la démarche de facilitation ont préparé le terrain pour la constitution d’une première Amap. Quelques années après, un agriculteur céréalier décidait de convertir 200 hectares de son exploitation en agriculture biologique, et développait un atelier de production de pain à partir de son propre blé. En 2006, alors que 20 hectares de terre étaient libérés, une société civile a réussi en l’espace de quelques mois à réunir les fonds nécessaires auprès de 1200 familles, afin d’acquérir ces terres et de les soustraire aux appétits des aménageurs : situation vécue comme un véritable camouflet par des acteurs institutionnels et leur rappelant l’insurrection des habitants d’un autre plateau célèbre, situé au beau milieu des Grands Causses. Quand la première mouture du projet d’OIN visait à consommer 800 hectares de terres agricoles du plateau, les associations environnementales de défense du plateau ont immédiatement embrassé la cause agricole. Il n’était plus question, comme au début de la démarche de facilitation, de défendre la cadre de vie et l’environnement, comme s’il s’agissait d’une question spécifique, indépendante de la question agricole. Cause agricole et cause environnementale faisaient désormais front commun.

    La facilitation atteint ses limites

    33En un an et demi, la démarche de facilitation a fait évoluer de manière appréciable un certain nombre d’aspects. Décentrement du problème du plateau, rapprochements entre acteurs ayant participé à la démarche, amorce de vision partagée là où les antagonismes stériles régnaient, agriculture reconnue par beaucoup comme une cause commune, constituent assurément des avancées significatives. Très vite cependant, des difficultés surviennent, qui limitent les effets du travail de fond effectué.

    • Sans qu’aucune raison ne soit donnée, le conseil régional interrompt brutalement le financement de la facilitation. Initialement prévue pour durer quatre ans, elle n’aura finalement été soutenue qu’une petite année. Les tentatives de Terre et Cité de traiter le problème directement avec la présidence de la région rencontrent un mur de silence ; incompréhension et sentiment d’injustice s’emparent des agriculteurs fondateurs de Terre et Cité. Il semblerait que plusieurs responsables locaux influents aient pris ombrage de l’émergence de Terre et Cité. Acteurs politiques n’appréciant guère la montée en puissance d’un contrepouvoir citoyen à l’échelle du plateau. Institutions agricoles craignant la concurrence d’un nouvel organe prétendant faire le lien entre acteurs agricoles et citadins. Dépourvus de cheville ouvrière, les bénévoles de Terre et Cité accusent le coup. La facilitation s’arrête incontinent. Les différents rapports et synthèse ont été communiqués à deux cents personnes environ, mais rien n’est fait pour en assurer une diffusion plus large et en faire vivre les éléments clés. Terre et Cité entre dans une phase de doute et d’interrogation.

    • Les élus locaux, dont beaucoup ont suivi avec intérêt les travaux de Terre et Cité, ne reprennent pas le flambeau comme l’avaient appelé de leurs vœux nombre de personnes impliquées dans la démarche. Il faut dire que l’heure est à la recomposition de la vie politique avec la loi Chevènement. Le Sips, qui réunissait jusqu’alors les quinze communes concernées par l’aménagement de la partie supérieure du plateau, vole en éclat. Après d’intenses pourparlers, plusieurs communautés de communes et communautés d’agglomération voient le jour ; le plateau de Saclay en tant que tel se retrouve désormais écartelé entre quatre communautés de communes, dont les centres de gravité ne correspondent plus du tout au plateau lui-même et à ses espaces ouverts, à l’exception notable de la communauté d’agglomération du plateau de Saclay (Caps). Nouvellement constituées, ces communautés de communes ont déjà à gérer de nombreuses tensions internes. Souvent nées de compromis politiques et administratifs sur fond de carotte budgétaire, plutôt que d’une réelle envie de rapprochement et de projet de territoire, elles ont à gérer des questions délicates de transfert de compétences et de pouvoir avec et entre leurs membres. Dans ce contexte politique parfois tendu, les questions du vivant au cœur de la démarche de facilitation deviennent rapidement périphériques, quand elles ne disparaissent pas sous l’effet du jeu des délégations de vice-présidence qui découpent les problèmes en espaces de pouvoir et de responsabilité relativement étanches les uns aux autres : culture, éducation, développement économique, finances publiques… Malgré tout, la Caps se dote d’une vice-présidence à l’agriculture, d’une autre au développement durable, mais sans pour autant que cela se traduise par de réelles actions concrètes. Les élus ont du mal avec la question agricole qui relève à leurs yeux de la Politique agricole commune et d’une logique privée ; à l’échelon local, ils considèrent que la responsabilité des communes se borne à définir un périmètre non urbanisable. Outre cette logique juridique, ils se sentent désarmés. Force est de reconnaître aussi que certains grands élus n’ont pas nécessairement envie d’en faire davantage.

    • Le plateau de Saclay au sens large, partie supérieure et vallées environnantes comprises, n’a donc plus aucune existence institutionnelle. Les personnes mobilisées par la démarche de facilitation avaient pourtant souligné le caractère stratégique de cette entité au regard des différentes dimensions du vivant. Les logiques administratives, institutionnelles et politiques n’en ont visiblement cure. En conséquence, ce n’est pas seulement la question de la qualité du vivant au sens large qui est négligée, c’est plus encore celle du projet d’ensemble ou du dessein commun pour le plateau de Saclay qui s’évanouit. Les logiques disparates et éclatées perdurent, mais ne parviennent plus à masquer la vacuité du projet pour tous ceux, qui, pendant un bref moment, ont aperçu la possibilité d’un horizon global aussi désirable que prometteur. Rapidement cependant, ce vide va donner des idées en haut lieu. Fort de l’incapacité des acteurs locaux à s’entendre, l’État, arguant de l’intérêt général, impose sa conception sous couvert d’opération d’intérêt national. Un nouveau chapitre dans la vie tourmentée du plateau de Saclay vient de s’ouvrir.

    Passer d’une logique de compromis à un projet de composition

    34Au printemps 2012, le conseil d’administration de Terre et Cité estime que le temps est venu de dresser un bilan des travaux accomplis au cours des années passées et de réfléchir aux actions à conduire à l’avenir. L’idée d’un « cycle de concertation » voit le jour. Ce cycle doit s’ouvrir sur la réalisation d’un audit patrimonial auprès d’une quarantaine d’acteurs-clés du plateau de Saclay. Après plusieurs échanges avec Terre et Cité, la question posée lors de l’audit, de même que les conditions pratiques de sa réalisation sont arrêtées. Une équipe de quatre personnes, ayant toutes une expérience solide du plateau, est constituée sous la supervision de l’auteur de ces lignes12. Après un temps de formation de l’équipe à la démarche d’audit patrimonial, les entretiens se déroulent de septembre à novembre. La question retenue est la suivante : « Conditions et moyens d’une contribution renforcée de l’agriculture et des espaces ouverts du plateau de Saclay à la qualité de vie et à l’attractivité de ce territoire et de l’Île-de-France. » En pratique, l’expertise de soixante-dix personnes est sollicitée. Dès le 10 décembre 2012, une restitution orale est organisée dans la salle polyvalente de Villiers-le-Bâcle, la très grande majorité des personnes rencontrées s’étant déplacée pour l’occasion. À partir des entretiens réalisés, il s’avère possible de retenir cinq idées-clés autour desquelles vont se structurer l’ensemble des propos et des analyses recueillis.

    En apparence, une situation nettement plus favorable

    35À l’exception de deux ou trois personnes, les responsables et acteurs rencontrés expriment un certain apaisement et une certaine satisfaction devant la configuration actuelle du plateau de Saclay. Cette appréciation, radicalement nouvelle en comparaison du sentiment qui prévalait dix ans plus tôt, procède de deux raisons majeures.

    36Elle s’enracine tout d’abord dans la conviction largement partagée d’avoir « échappé de justesse à la catastrophe ». Une double catastrophe, en fait, si l’on en juge par les deux formes de menaces qui ont pesé sur l’avenir du plateau. Fin 2005, lorsqu’est dévoilé le premier projet d’OIN, beaucoup d’acteurs sont « sous le choc ». Prévoyant d’implanter sur le plateau l’équivalent d’une ville nouvelle de la taille de Bordeaux, ce projet fait figure de « grande violence » exercée, sur le fond comme dans la forme, à l’encontre de l’ensemble des acteurs du plateau. Destiné pour l’essentiel à la création de logements, il est vécu comme une négation des caractéristiques et richesses du plateau ; le mépris manifeste dont il témoigne pour les acteurs locaux explique, selon les élus rencontrés, qu’il ait suscité un « véritable mouvement d’opinion en sa défaveur ». Il est cependant une autre catastrophe, une autre menace, moins brutale, mais non moins insidieuse, dont font part les interlocuteurs. Elle a pour nom « mitage », « construction de parkings à ciel ouvert », de « golfs et de lotissements disgracieux » : en l’espace de vingt-cinq ans, pas moins de 800 hectares de terres agricoles ont été consommés de-ci de-là pour des utilisations et des résultats douteux. Cette « urbanisation désordonnée », par petites touches, a des effets redoutables à la longue : à sa manière aussi, elle hypothèque l’avenir du plateau. Pour plusieurs responsables et acteurs, l’origine du phénomène ne fait pas de doute : l’indétermination complète dans laquelle, depuis des années, évoluait le plateau de Saclay, constitue la racine du mal. La fragmentation administrative et institutionnelle du plateau crée une situation d’indécidabilité généralisée : aucune perspective claire ne se dégageant, chacun, particulier ou collectivité, en est réduit à agir seul, dans son coin et sans visibilité d’ensemble. L’évolution spontanée du plateau reflète donc cette fragmentation de l’action, et l’OIN, effectuant « le constat d’inefficacité du millefeuille français » tente d’y porter remède.

    37En second lieu, elle s’explique par la réalisation d’avancées jugées significatives et positives, qui ont succédé à une période chargée d’incertitudes et de menaces. Des avancées nées du sursaut des consciences face à la « catastrophe programmée » et obtenues au prix de « combats homériques ». Des combats dans lesquels des élus et des collectivités affirment s’être engagés de tout leur poids, mais pour lesquels, agriculteurs, associatifs, chercheurs et habitants revendiquent tout autant avoir joué un rôle décisif. Plusieurs avancées majeures sont distinguées, sachant que, selon les acteurs, elles donnent lieu à des développements plus ou moins substantiels.

    • La délimitation d’une vaste zone de protection naturelle, agricole et forestière de plus de 2300 hectares est saluée par la quasi-totalité des personnes rencontrées. Les responsables d’associations environnementales y trouvent un « aboutissement à plus de vingt années de luttes acharnées pour la défense des espaces ouverts et agricoles du plateau ». Le niveau élevé de protection – la ZPNAF est soumise à un décret du conseil d’État – donne globalement satisfaction et certains élus souhaitent même que le cas fasse jurisprudence pour d’autres métropoles françaises.

    • Les responsables de la recherche et de l’enseignement supérieur, les élus et quelques autres personnes se réjouissent qu’un périmètre significatif d’aménagement ait été réservé pour un projet de campus-cluster : « Les choses étaient mortes depuis des années, plus rien ne se passait ; il existe désormais un vrai projet commun qui rassemble au-delà des traditionnelles barrières politiques, administratives et institutionnelles. » Pendant près de deux ans, différents groupes de travail ont été réunis afin de donner forme et contenu à ce projet, et les participants saluent une volonté de construire quelque chose d’intelligent : une sorte de campus à l’américaine avec des espaces verts.

    • Pour beaucoup, c’est l’inscription de ces deux grandes composantes ou orientations dans un même article de la loi relative au Grand Paris qui marque un tournant. Cela revient en effet à reconnaître officiellement, en le gravant dans le marbre de la loi, que le plateau de Saclay est riche de ces deux grandes facettes ou polarités. Cela donne des garanties claires aux différentes parties. Il en résulte une sorte d’accord, qualifié spontanément de « compromis » par une grande majorité des interlocuteurs. Un compromis qui cherche à maintenir un certain équilibre entre les deux grandes composantes du plateau, là où le premier projet d’OIN donnait l’impression d’ignorer aussi bien l’une que l’autre.

    38En somme, même si nombre d’acteurs désapprouvent la manière dont les choses se sont passées, il n’en reste pas moins que la situation du plateau, aux yeux de beaucoup, s’est assainie. Le climat d’indétermination et d’indécidabilité qui régnait a laissé la place à une première reconnaissance du caractère exceptionnel du plateau. Le « compromis trouvé » a permis de franchir « une étape nécessaire ». À tel point d’ailleurs que quatre responsables institutionnels estiment que « la situation du plateau s’avère aujourd’hui globalement satisfaisante ; la loi sur le Grand Paris a donné un vrai destin au plateau de Saclay ; quant aux espaces naturels, on voit mal ce que les institutions pourraient faire de plus ». En revanche, pour toutes les autres personnes rencontrées, des inquiétudes et des préoccupations plus ou moins fortes demeurent, que les entretiens en tête à tête leur donnent l’occasion d’approfondir.

    Qualité de vie et attractivité révèlent des préoccupations distinctes

    39L’audit posait la question des conditions et moyens d’une contribution renforcée de l’agriculture et des espaces ouverts du plateau de Saclay à la qualité de vie et à l’attractivité de ce territoire et de l’Île-de-France. Sans hésiter, les interlocuteurs, dans leur grande majorité, vont s’approprier les notions de « qualité de vie » et d’« attractivité », afin d’exposer un ensemble de craintes et de préoccupations. À ce stade cependant, les trajectoires de raisonnement bifurquent. Deux approches disjointes et non reliées se dégagent dans ce qui fait « la qualité de vie et l’attractivité du plateau de Saclay ». Un premier groupe d’acteurs appréhende effectivement la question sous l’angle des espaces ouverts et agricoles, et de leur possible devenir. En revanche, pour un second groupe, ces notions déclenchent principalement une réflexion sur les aspects de recherche, d’urbanité et le projet de cluster. À la confrontation des entretiens, le parallèle s’avère d’autant plus saisissant que les préoccupations exprimées dans les deux cas s’organisent de manière parfaitement symétrique, selon des horizons de temps de court, moyen et long terme.

    Les préoccupations côté recherche, urbanité et projet de cluster

    40À court terme, ce sont d’abord, pour les chercheurs et les professionnels situés sur la frange sud du plateau, des gênes et des inconforts consécutifs aux différents chantiers et aménagements en cours ; mais au-delà, plusieurs personnes déplorent la persistance de problèmes importants, de déficit de logements abordables pour des chercheurs aux salaires limités, les conditions de transport et de déplacement toujours défavorables (dans le meilleur des cas, pas de ligne de transport capacitaire avant 2023) et le manque criant de convivialité, en particulier pour les étudiants : « Actuellement, pour un jeune, l’endroit n’est pas vraiment épanouissant. »

    41À moyen terme et malgré les propos rassurants de plusieurs responsables, l’inquiétude d’acteurs aux profils très différents provient du contexte général, budgétaire et économique, peu favorable. Deux personnes redoutent que l’État ne puisse pas tenir ses engagements financiers ; quant aux collectivités locales, plusieurs personnes font remarquer que leur capacité financière ne permet pas d’envisager qu’elles prennent la relève de l’État, si le besoin s’en faisait sentir. Cette fragilité intrinsèque du projet de cluster, très dépendant de financements publics, s’exprime tout particulièrement sur la question du métro ou du transport capacitaire, considéré par ces acteurs comme un élément vital, conditionnant la bonne réalisation du projet de cluster.

    42À plus long terme, la question se pose pour différents interlocuteurs de savoir si la cible sera effectivement atteinte, à savoir si le projet de campus-cluster/cluster-city, tel qu’il est imaginé, tiendra ses promesses. Le risque étant que le soutien au projet s’amenuise avec le temps, si celui-ci ne génère pas suffisamment de retombées positives pour les populations, la collectivité et les institutions. De là, l’idée, souvent partagée par les acteurs de ce groupe, qu’il existe manifestement un cap à franchir, un seuil à atteindre, pour que le projet devienne autoportant. Un seuil quantitatif, mais aussi qualitatif, précisent plusieurs responsables et acteurs qui continuent de s’interroger sur plusieurs points d’importance : « Tel qu’il se dessine aujourd’hui, le projet de cluster va-t-il réussir à favoriser les synergies entre établissements de recherche et d’enseignement supérieur ? La forte densification de la frange sud du plateau est-elle la seule alternative possible ? À l’avenir, les étudiants trouveront-ils des raisons suffisantes pour rester sur le plateau le week-end et faire société ? »

    Les préoccupations côté espaces ouverts et agriculture

    43À court terme, deux motifs d’insatisfaction sont évoqués. Le premier correspond au préjudice que représente la perte de terres de grande qualité pour les agriculteurs et les centres de recherche agronomique directement concernés. Outre la fragilisation des exploitations, certains interlocuteurs considèrent que cela représente un « coût d’opportunité » considérable pour la collectivité, même s’il faudra encore plusieurs années pour qu’elle en prenne la mesure. Par ailleurs, des acteurs institutionnels, ainsi que des agriculteurs pointent les ruptures de continuité écologique et hydraulique, largement sous-évaluées à leurs yeux, qui vont résulter de l’urbanisation massive de la frange sud du plateau.

    44À moyen terme, ces interlocuteurs redoutent une dégradation des qualités inhérentes aux espaces ouverts, suite aux aménagements de la frange sud : multiplication des infrastructures de transport, augmentation du trafic routier, nuisances auditives et visuelles considérablement accrues, tours de quinze étages rompant les perspectives paysagères, stress et insécurité… « Tout ce qui fait l’attrait du plateau, le sentiment de se trouver en dehors de la ville risque d’en prendre un sérieux coup ; avec ce qui va ressembler à une ville nouvelle centrée sur la recherche et la science, il sera plus difficile de voir en quoi les espaces ouverts du plateau sortent de l’ordinaire du périurbain. »

    45À plus long terme, soit à un horizon de temps de vingt à trente ans, « les digues pourront-elles tenir ? », s’interrogent presque systématiquement ces personnes. Plus que l’idée de cluster, ce sont les modalités retenues qui posent problème à leurs yeux : un barreau d’urbanisation sur la frange sud qui réduit les surfaces de contact avec les espaces ouverts ; une logique de la concentration, dont beaucoup craignent qu’elle ne garantisse aucunement un cadre de travail agréable ; la réalisation d’un transport en commun lourd constituant en soi un véritable vecteur d’urbanisation ; par-dessus tout, le risque d’amorcer un processus urbanistique échappant à toute maîtrise, conduisant à terme à la sclérose et à la disparition des espaces ouverts et agricoles. Si certains élus se veulent rassurants et estiment que « les limites de la ZPNAF tendront à devenir sacrées avec le temps », plusieurs personnes se montrent perplexes devant les prévisions de construction de logements du Schéma de développement territorial : avec 6000 à 8000 logements nouveaux chaque année à l’échelle des quarante-neuf communes de l’OIN, c’est finalement plus que ce que prévoyait la première OIN ! Pour tous ces acteurs, l’idée s’impose qu’il existe un seuil à ne pas dépasser, afin que le processus urbanistique ne s’emballe pas au point de dégrader de façon irrémédiable des dimensions essentielles des espaces ouverts et agricoles du plateau : ici aussi, ce seuil revêt une double nature, il est à la fois quantitatif et qualitatif.

    Deux ensembles de lecture et de motivation’ étonnamment symétriques

    46Que les acteurs, dans leur très grande majorité, privilégient cette entrée par les préoccupations mérite d’être noté. Celles-ci disent en négatif ou en creux ce que les acteurs mettent derrière les notions de qualité de vie et d’attractivité, que peu d’interlocuteurs, de prime abord, sont en mesure de décliner précisément. Cela se vérifie tout particulièrement pour les acteurs concernés au premier chef par le devenir des espaces ouverts. Il en ressort aussi que deux grands ensembles d’acteurs peuvent être distingués selon les dimensions spécifiques de la qualité de la vie et de l’attractivité qu’ils privilégient et valorisent (fig. 28 et 29).

    47Pour les premiers, la qualité de la vie, c’est d’abord avoir un emploi, un logement correct, un accès facilité à des modes de transport performants, des conditions de travail favorables et propices à l’innovation. Ces acteurs et ces responsables, impliqués à des titres divers dans le projet de cluster, ont à cœur d’exprimer pleinement le potentiel d’innovation, de création d’emplois et de richesses que laisse espérer le formidable regroupement de capacités de recherche publique et privée sur le plateau de Saclay et dans ses environs immédiats. Cette perspective requiert d’offrir des services, des logements et des formes d’urbanité qui répondent aux besoins des populations appelées à travailler, à séjourner ou à s’installer sur le plateau. La proximité d’Orly et de la gare TGV de Massy, le voisinage des zones d’activités de Courtabœuf ou encore de Saint-Quentin-en-Yvelines, la variété et l’excellence des filières scientifiques déjà implantées permettent d’envisager des synergies extrêmement positives entre enseignement supérieur, recherche et entreprises. En « confortant l’existant », en « stimulant l’ensemble », la constitution d’un pôle d’innovation de rang mondial se présente comme une perspective réaliste. Elle est de nature à renforcer considérablement l’attractivité de ce secteur géographique, de l’Île-de-France et au-delà de la France.

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    Fig. 28 : Des lectures étonnamment symétriques de la qualité de la vie et de l’attractivité
    Après l’écoute des acteurs et la confrontation de leurs expertises, une structure rigoureusement symétrique se révèle, que personne n’était en mesure de soupçonner auparavant. Deux ensembles d’acteurs se distinguent en fonction des dimensions préférentielles qu’ils poursuivent, celles de la qualité de la vie et celles de l’attractivité du plateau de Saclay. Pourtant, par-delà les différences, des convergences majeures se dessinent, riches d´enseignements. Ainsi, les interlocuteurs se montrent-ils préoccupés par la question des seuils (à atteindre ou à ne pas dépasser), ainsi que par celle des processus qui va de pair, alors que l’approche technico-juridico-administrative qui prévaut à l’échelle du plateau ignore assez complètement ces considérations. Quant aux scénarios négatifs formulés, ils montrent que chaque camp, loin d’être indifférent au sort de l’autre, ressent intimement que les deux composantes du plateau ont partie liée, l’une ne pouvant pas véritablement réussir si l’autre végète ou s´enkyste. Image issue du Rapport d’audit patrimonial, 2013.

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    Fig. 29 : Deux polarités qui se structurent dans la durée longue – Inédit

    48Pour les seconds, la qualité de vie se mesure à l’aune de critères radicalement différents. Et même si le propos se révèle moins homogène et moins unifié que pour le groupe précédent, plusieurs thèmes récurrents s’imposent. Vie tranquille, faible niveau de stress, sentiment d’espace, air de qualité, vastes horizons et cieux immenses, autant d’aspects qui font du plateau et de ses vallées un « endroit où il fait encore bon vivre, où il est possible de se reposer de la ville trépidante ». Pour d’autres, ce sentiment est renforcé par la forte prégnance de l’activité agricole, les saisons marquées, les scènes bucoliques qui font du plateau « un coin de campagne insolite à cette faible distance du cœur de Paris, et richement doté sur le plan historique et patrimonial ». Quelques personnes considèrent plus encore le plateau de Saclay comme une entité écologique et hydraulique à part entière, riche d’un formidable réseau d’étangs et de rigoles et d’une biodiversité digne d’intérêt. Pour tous, ces qualités, souvent présentées de manière disparate, fondent l’intérêt du plateau du secteur du plateau de Saclay, son attractivité. Elles expliquent l’agrément que trouvent nombre de citadins à habiter dans ce secteur géographique, ainsi que le plaisir qu’éprouvent les chercheurs de venir y travailler. Une dizaine de personnes souligne que l’enjeu n’est pas seulement local : les espaces ouverts du plateau contribuent à rendre la métropole francilienne vivable, il participe à son attractivité globale, à un moment « où les familles et les cadres et chercheurs à haut potentiel » se montrent très sensibles à ces dimensions de la qualité de la vie.

    De profondes divergences concernant l’état actuel des espaces ouverts

    49Si les acteurs rencontrés, dans leur très grande majorité, reconnaissent que les espaces ouverts et agricoles sont une composante essentielle du plateau, les avis divergent fortement quant à l’intérêt actuel de ces espaces.

    50Pour une dizaine d’acteurs proches des milieux de la recherche et de l’enseignement supérieur, quelques élus aussi, ces espaces ont à l’heure actuelle peu d’attrait, s’avèrent assez mornes, d’autant qu’ils sont régis par une agriculture intensive, peu respectueuse de l’environnement ; au demeurant, « même les forêts sont impénétrables » ; d’aucuns ajoutent qu’ils n’ont pas vu de changement significatif au cours des années passées. À leurs yeux, ces espaces sont donc fort éloignés de l’image de « poumon vert » dont le plateau est paré dans certains milieux associatifs. À telle enseigne d’ailleurs que plusieurs personnes, dont un élu, ont manifesté leur surprise et même leur incompréhension à l’énoncé de la question de l’audit patrimonial. De prime abord, l’idée selon laquelle les espaces ouverts et agricoles puissent contribuer à renforcer la qualité de vie et l’attractivité du territoire était plus que bizarre à leurs yeux : proprement incongrue !

    51Pour un nombre supérieur de personnes – compte tenu de la gamme d’acteurs rencontrés –, l’appréciation est rigoureusement opposée : l’accent est mis avant tout sur les aspects positifs de ces espaces, les acteurs convenant lors de l’entretien que cela « demande de pratiquer le territoire, d’entrer dans le détail des choses, de sortir de sa voiture pour prendre le temps de découvrir et d’expérimenter par soi-même ». Lors de l’entretien, ils n’ont pas de peine à donner des exemples de réalisations concrètes – qui sur la biodiversité, qui sur la gestion de l’eau, qui sur les circuits courts… – lesquels attestent qu’une dynamique de projet et de reconquête de la qualité des espaces ouverts est à l’œuvre. Aussi, est-ce avec une certaine amertume et un sentiment d’injustice qu’ils découvrent, lors des restitutions orales de l’audit, que les efforts entrepris ne sont visiblement pas perçus par tous.

    52Que les espaces ouverts du plateau de Saclay réussissent à être perçus simultanément comme des espaces vides et peu accueillants pour les uns, quand ils constituent, à l’inverse, des espaces pleins de richesses naturelles et humaines pour les autres, donne à réfléchir. Cette sorte de paradoxe ou d’énigme devra être éclaircie.

    53Quoi qu’il en soit, en l’espace de dix années, la question du vivant dans la ville a indubitablement gagné en intensité et en consistance. Plusieurs interlocuteurs l’appréhendent encore en termes d’environnement ou de développement durable, se réfugiant derrière les mots-valises de biodiversité ou de changement climatique. Pour beaucoup cependant, la crise écologique et, au-delà, les limites ou la faillite d’un certain mode de développement sous-tendent le raisonnement. Loin de constituer seulement une menace globale et lointaine, ils supposent un sursaut local et des initiatives concrètes. Certaines thématiques comme les circuits courts donnent lieu à l’engouement d’acteurs extrêmement divers, poussant les élus à être demandeurs en la matière. Cela vaut également, bien que dans une moindre mesure, pour les circulations douces. La question des terres agricoles, surtout quand elles sont aussi fertiles que celles du plateau, devient également mobilisatrice et très sensible, alors que seuls les acteurs agricoles la portaient au début des années 2000.

    Un manque de vision d’ensemble qui fait toujours problème

    54Après avoir révélé que la clarification des grandes orientations du plateau suscitait un certain apaisement, les entretiens ont mis au jour la persistance de préoccupations et d’inquiétudes significatives. Ils ont permis de mettre en forme et d’organiser ces préoccupations selon différentes échelles de temps, alors qu’elles étaient encore peu explicites et très disséminées parmi les acteurs. À leur tour, la teneur et la structure de ces préoccupations s’avèrent riches d’enseignements, que viennent d’ailleurs confirmer les analyses conduites par de fins connaisseurs du plateau. À l’indétermination qui prévalait il y a dix ans succède manifestement un double problème aujourd’hui, très mal identifié par les institutions avant la démarche d’audit patrimonial.

    Les limites du compromis

    55Malgré la reconnaissance officielle et conjointe des deux grandes composantes du plateau, il n’existe toujours pas d’approche unifiée de ce qui fait la qualité de vie et l’attractivité du plateau. Des groupes d’acteurs distincts portent préférentiellement chacune de ces deux composantes, convaincus qu’elle confère au plateau un caractère exceptionnel et présente un potentiel de développement encore supérieur. En fait, les interlocuteurs le constatent par eux-mêmes quand ils notent que « deux approches parallèles existent à l’échelle du plateau, deux logiques distinctes coexistent, l’une ayant à cœur de consolider et de développer la composante recherche et urbanisme, l’autre les espaces ouverts et l’agriculture ». Or, cette « dualité territoriale » véhicule ses propres limites. Peu d’acteurs en fournissent une formulation aboutie spontanément, mais elles apparaissent en revanche assez nettement à la confrontation des expertises recueillies.

    • Les entretiens ont montré que chaque groupe se retrouve assez seul avec ses propres préoccupations. Il ne s’opère pas de mise en commun des préoccupations des uns et des autres.

    • Cette situation ne facilite pas une approche constructive des sujets difficiles, comme c’est le cas avec la question des mobilités et des circulations. Chaque camp pousse ses solutions et combat celle du camp d’en face plutôt que de poser le problème globalement. Configuration d’autant plus regrettable que les entretiens ont montré que la quasi-totalité des interlocuteurs s’accorde à dire qu’il existe un sérieux problème de transport et de circulation à l’échelle du plateau. En conséquence, les positions se raidissent autour du projet de métro, les uns le considérant comme absolument vital pour le cluster, les autres y voyant la mort annoncée pour les espaces ouverts et agricoles.

    • Les deux groupes d’acteurs ne parviennent pas à réaliser qu’ils partagent en réalité les mêmes craintes fondamentales. Les scénarios négatifs des uns et des autres convergent en effet autour du risque de banalisation du plateau. L’examen attentif de ces scénarios montre combien chaque camp se soucie aussi de la capacité du camp d’en face à réussir sa transformation. Mais là encore, ce qui pourrait aider au rapprochement des acteurs n’est pas perçu, ou en tout cas non verbalisé publiquement.

    • Cinq acteurs – deux élus, deux responsables d’associations et un agriculteur – déplorent vivement cette situation et n’hésitent pas un seul instant pour en identifier l’origine, ce qu’ils nomment « la racine du problème ». « Le compromis trouvé ne constitue pas à proprement parler un projet de territoire » ; « Il n’existe toujours pas de vision partagée, ayant associé tous les acteurs, de ce que nous voulons faire, à trente ans, du plateau » ; « Dans un univers aussi complexe et controversé que le plateau, avec autant d’acteurs et d’institutions qui interviennent, il faut davantage d’accord et de vision concertée et claire de ce que nous voulons faire pour que les choses avancent positivement. » Ces acteurs anticipent donc des difficultés à venir toujours plus grandes à mesure que les limites du compromis trouvé se feront sentir toujours plus nettement. Le compromis social – qui repose sur un compromis spatial avec l’attribution d’un périmètre réservé à chaque grande composante – juxtapose deux logiques très différentes, mais la question de leur articulation demeure largement impensée. Rien ne permet d’assurer que le développement d’une logique ne va pas se faire au détriment de l’autre – ce qu’expriment justement les inquiétudes des acteurs en faveur des espaces ouverts ; de même, rien ne garantit que l’essor d’une composante s’accompagnera de l’épanouissement simultané de l’autre composante, avec le risque que l’ensemble du plateau pâtisse de cette dysharmonie – crainte qui fonde pour une large part les scénarios négatifs des acteurs selon un principe de symétrie aussi remarquable qu’insoupçonné avant la conduite des entretiens.

    Un imaginaire projectif déséquilibré

    56Trois ou quatre personnes envisagent le problème sous un autre angle d’analyse. Elles observent qu’en l’état actuel, le projet de campus-cluster-city attire et concentre des ressources financières, humaines et institutionnelles absolument considérables, l’ensemble étant mû par un imaginaire puissant : mots et slogans porteurs ; chiffres et perspectives stimulantes en termes d’emplois, de logements, d’aménagement ; cartes et images de synthèse donnant à voir à quoi cela pourra ressembler. En comparaison, l’intérêt et l’attachement auxquels donnent lieu les espaces ouverts et agricoles du plateau relèvent encore pour une large part de la relation intime d’acteurs ou de groupes spécifiques. De sorte que les actions et les rêves qu’ils inspirent demeurent confidentiels, et en tout cas s’avèrent, de l’extérieur, nettement moins manifestes et médiatisés. En conséquence, la zone de protection naturelle agricole et forestière – un simple trait sur la carte – peine à rivaliser avec les projets et les promesses grandioses du cluster-city. Selon ces interlocuteurs, cela permet d’expliquer l’existence d’un sentiment de profond déséquilibre ou d’asymétrie dans le territoire, effectivement retrouvé chez la plupart des acteurs impliqués dans la défense des espaces ouverts et agricoles. Sans qu’ils en aient vraiment conscience, les artisans du label Paris-Saclay alimentent ce sentiment, dès lors qu’ils s’adonnent avant tout au développement du campus, ainsi que le leur demande expressément la loi. Finalement, les institutions donnent à penser qu’elles valorisent et investissent véritablement une composante du plateau, mais négligent ou n’accordent qu’une importance secondaire, sinon subalterne, à l’autre. Un imaginaire projectif déséquilibré en résulte à l’échelle du plateau, en lieu et place d’une vision ou d’un projet d’ensemble, largement partagés et motivant pour tous (fig. 30 et 31).

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    Fig. 30 : Un imaginaire projectif déséquilibré
    Aux petits projets éclatés relatifs aux espaces ouverts (figurés à droite par des petits P) répond le grand projet relatif au pôle haute technologie (représenté, à gauche, par un grand P). Image issue du Rapport d’audit patrimonial, 2013.

    Vers une reformulation positive du problème

    57L’équipe d’audit s’est employée à proposer une reformulation positive de ce double problème, sous la forme suivante :

    1. Est-il possible de rendre davantage manifeste l’intérêt de l’agriculture et des espaces ouverts du plateau et de favoriser l’émergence, sur cette base, d’un projet stimulant et ambitieux ? Les différents acteurs sont-ils désireux d’explorer cette voie et de lui donner consistance13 ?

    2. Est-il possible et existe-t-il une envie d’articuler davantage entre elles les deux grandes composantes ou polarités du plateau dont les destins semblent liés dans l’esprit de beaucoup ? Ceci afin de faire naître une vision d’ensemble qui suscite l’adhésion de tous, plutôt que deux approches parallèles qui génèrent encore beaucoup de peurs et de résistances réciproques – chacun craignant que l’essor excessif d’une composante nuise à l’épanouissement de l’autre, et conduise in fine à la banalisation de l’ensemble ?

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    Fig. 31 : Deux modes d´existence au monde

    58En procédant de cette manière, il s’agissait de repartir des problèmes tels qu’ils se posaient, en suggérant une voie positive et constructive de dépassement de ceux-ci, où chacun pouvait y trouver son compte – le risque étant qu’à défaut d’une telle reformulation, les acteurs ne conservent que la partie négative du message et que le diagnostic conduise finalement à accroître les tensions et les peurs réciproques.

    Ce que cela a changé dans le système d’action

    Structuration et prise de conscience des préoccupations des acteurs

    59Au moment où la décision est prise par Terre et Cité de réaliser l’audit patrimonial, le climat général est à l’apaisement. Officiellement, comme l’expriment certains responsables politiques et institutionnels, « la loi sur le Grand Paris et son article relatif au plateau de Saclay ont réglé le problème », « le temps est donc venu d’aller de l’avant ». Il est vrai qu’après la période extrêmement chahutée qu’ils viennent de connaître, beaucoup aspirent à savourer la sortie de la crise ouverte et déclarée, et à construire l’avenir à partir des clarifications et avancées obtenues. Tout en confirmant que la très grande majorité des acteurs s’accorde à reconnaître des évolutions favorables, les entretiens vont cependant révéler une certaine permanence ou rémanence de difficultés. Certes, le plateau est sorti de l’indétermination pesante qui prévalait dix ans plus tôt ; cependant, des inquiétudes et des préoccupations fortes demeurent. En l’espèce, l’audit induit plusieurs conséquences. Il va en effet faciliter une mise en forme des préoccupations que les acteurs, pour la plupart, n’ont guère eu l’occasion de partager avec d’autres. Aussi va-t-il porter en pleine lumière des aspects qui, jusques alors, demeuraient masqués et très fragmentés, quand tout simplement ils n’étaient pas ignorés. Un effet paradoxal en a résulté, dont l’équipe d’audit a géré les conséquences en direct, tout au long de l’intervention. En effet, apprendre que des inquiétudes et des préoccupations persistent chez nombre d’acteurs suscite l’agacement de plusieurs responsables publics, soucieux que « maintenant les choses avancent vite ». À l’inverse, quelques acteurs très impliqués dans la sauvegarde des espaces ouverts du plateau et toujours fort alarmés quant à leur devenir, ont du mal à accepter que l’emporte chez beaucoup une forme de soulagement et de satisfaction face à la nouvelle donne. Ces réactions ont forcé l’équipe d’audit à ajuster et à enrichir la formulation des préoccupations avant la publication du rapport final. À mesure que les résultats des entretiens étaient divulgués, les acteurs évoluaient en temps réel dans leur perception de la situation effective du plateau, cela se traduisant notamment par le renforcement des préoccupations du côté des acteurs plus particulièrement concernés par le devenir des espaces ouverts et agricoles du plateau. Heureusement, le fait d’avoir montré que des préoccupations existaient aussi bien du côté campus-cluster que du côté espaces ouverts a certainement conduit à rendre plus acceptable le propos général – quand bien même deux ou trois acteurs côté espaces ouverts s’opposaient avec quelque vigueur contre le fait même de relater les inquiétudes des acteurs côté campus, considérant que celles-ci étaient hors sujet au regard de la question posée par l’audit.

    Des éléments de réponse décisifs par rapport aux questions posées

    60L’examen attentif des préoccupations a permis de redéfinir les problèmes du plateau et d’en proposer une reformulation positive sous la forme de deux questions. En apportant des éléments de réponse décisifs à ces deux questions, l’audit a sans aucun doute pesé sur le système d’action.

    61À la question de savoir si un projet ambitieux et stimulant en faveur des espaces ouverts et agricoles était envisageable, trois considérations majeures ont pu être tirées des entretiens approfondis. En croisant les informations recueillies, l’idée s’est imposée que des acteurs publics, associatifs et privés, conduisaient d’ores et déjà de multiples initiatives en rapport avec certaines dimensions des espaces ouverts du plateau. Un panorama plus systématique de ces initiatives et actions mériterait d’être conduit moyennant un travail d’enquête approfondi, mais une première esquisse a été proposée (fig. 32). Outre la variété des domaines concernés (circuits courts, pédagogie, biodiversité, eau…), le fait marquant réside dans l’éclatement de ces initiatives ; de sorte que fort peu d’acteurs en ont une vue large et aucun une vue exhaustive ; quant au mouvement d’ensemble qu’elle donne à voir, c’est-à-dire une grande vitalité de projets et d’envies en rapport avec les espaces ouverts et agricoles et certaines de leurs grandes qualités, il n’est généralement ni identifié ni reconnu comme tel par une part très significative des acteurs rencontrés. Beaucoup n’en perçoivent que des bribes, des éléments épars et des expressions singulières pour une portée générale qui leur échappe très largement et paraît même fort discutable aux yeux de certains. Cette appréciation rend extrêmement perplexes – quand elle n’est pas vécue comme une injustice caractérisée – ceux qui, depuis des années, s’impliquent sans réserve dans différentes initiatives et projets en rapport avec les espaces ouverts. Que des collectivités et des institutions ne perçoivent pas mieux les transformations considérables de l’agriculture du plateau, le développement des relations entre agriculteurs et citadins, le caractère innovant de projets en faveur de l’eau ou de la biodiversité leur paraît proprement ahurissant.

    62Ces divergences d’appréciation quant à l’état actuel des espaces ouverts et agricoles du plateau s’accompagnent en revanche d’une forte convergence pour ce qui concerne leur avenir.

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    Fig. 32 : Un premier panorama des initiatives diversifiées en faveur des espaces ouverts
    Les initiatives sont réparties selon le principe des quatre collèges de Terre et Cité (audit patrimonial, 2013).

    63Les interlocuteurs, dans leur très grande majorité, considèrent en effet que les espaces ouverts et agricoles du plateau recèlent un formidable potentiel de mise en valeur et de développement, eu égard aux attentes extrêmement nombreuses et croissantes des différents publics qui environnent cet espace. Certaines thématiques génèrent davantage d’engouement que d’autres, à la fois par le nombre de personnes qui les mentionne, la maturité de la réflexion en la matière et l’envie de faire avancer les choses dans ce domaine. Là aussi, un recensement plus systématique des demandes, des disponibilités et des projets mériterait certainement d’être réalisé, et l’audit n’a fait qu’en repérer les grands contours (fig. 32). Au surplus, par des raisonnements différents, les acteurs, pour la plupart, sont portés à croire que le classement des espaces ouverts et agricoles du plateau oblige plus que jamais à se poser la double question du « pour quoi faire ? » et du « pour qui ? ». La logique défensive des espaces ouverts peut et doit même céder la place à une logique de projet. Enfin, dernier point, et non des moindres : une unanimité de perspective ou de projet global se dessine nettement à l’écoute des acteurs. Ils rejettent catégoriquement toute forme de parc de loisir agricole ou de mise en valeur des espaces ouverts qui serait artificielle, de même qu’ils se refusent à toute mise sous cloche, d’où une défiance assez systématique à l’égard du terme de « sanctuarisation », véhiculé par la ZPNAF. Leur perspective rêvée ou idéale consiste à ce que les espaces ouverts et agricoles regorgent d’activités en tous genres et bénéficient à tous les types de publics – et non seulement quelques privilégiés ; que les multiples richesses et qualités de ces espaces soient mieux connues et reconnues ; que l’agriculture elle-même soit productive, saine, rentable et innovante, et capable de surmonter les ruptures prévisibles des financements de la PAC ; que des animaux abondent, que des guinguettes se développent au bord des rivières ; que des cabanes apparaissent dans les arbres, que l’avifaune puisse être observée ; que des projets innovants associent les lumières des sciences aux problèmes concrets du plateau. En bref, que les espaces ouverts et agricoles du plateau soient des lieux foisonnants de vie, de découvertes, de créativité et de convivialité. Que le vide sur la carte soit en réalité un plein de vie, de sens et d’interactions aussi nombreuses que fécondes. Le rêve potentiellement partageable consiste donc à réaliser un véritable milieu de vie augmenté ou amplifié – formule visant aussi à relativiser la notion de « géographie amplifiée ou augmentée » ayant fait florès parmi les concepteurs du projet de campus-cluster et dont l’idée de fond consistait simplement à renforcer les traits de la physionomie du plateau moyennant quelques surlignages paysagers.

    64Forte de ces différentes considérations, l’équipe d’audit a pu répondre par l’affirmative à la question posée : « Oui, les esprits sont mûrs et le terreau d’initiatives s’avère suffisamment riche et diversifié pour qu’émerge une perspective ambitieuse en rapport avec les espaces naturels et agricoles ; une perspective à l’échelle de ce “tout” cohérent et encore bien vivant que constitue, aux yeux de beaucoup, le plateau de Saclay (vallées adjacentes incluses). Le seuil de percolation n’a jamais été aussi proche. »14 Il ne fait pas de doute que ce résultat a encouragé les membres de Terre et Cité à poursuivre le cycle de concertation. Plus généralement, il a certainement conforté l’importance des espaces ouverts et agricoles auprès des collectivités locales, des institutions et de l’État, en soulignant combien les attentes en la matière étaient fortes et les rêves des uns et des autres beaucoup plus riches et compatibles qu’on aurait pu le croire. De fait, pour caractériser la situation des espaces ouverts et agricoles à l’échelle du plateau, agriculteurs, associations de défense de l’environnement et autres sympathisants avaient changé d’allégorie : ce n’était plus « le pot de terre contre le pot de fer » comme ils avaient coutume de le dire dix ans avant, mais « David contre Goliath ». Après avoir fait prendre conscience de ce changement subtil aux membres de Terre et Cité, un responsable d’association fit remarquer que l’histoire ne se terminait effectivement pas de la même manière…

    65Pour ce qui concerne la possibilité d’articuler davantage entre elles les deux grandes polarités ou composantes du plateau, plusieurs enseignements majeurs peuvent être tirés des entretiens.

    66Selon l’appréciation d’une part significative des interlocuteurs, un obstacle majeur se dresse avant d’envisager sérieusement cette éventualité : que faut-il entendre au juste par plateau ? Quelles en sont en vérité les limites ? À leurs yeux, « le plateau est un espace que l’on traverse, mais sans savoir où s’arrêter, ni par quel bout le prendre ». Nombreux sont d’ailleurs les témoignages pour souligner qu’à ce jour, « il ne s’agit pas d’un espace d’appartenance » ; « On ne se dit pas du plateau, mais de telle ou telle commune, et secondairement, de telle ou telle communauté d’agglomération. » Au surplus, les habitants des vallées ne vont pas nécessairement « sur le plateau » ; les étudiants quant à eux ne restent là que pour un temps défini et les chercheurs vivent rarement sur place. De sorte que pour une bonne moitié des interlocuteurs, le plateau est d’autant moins ressenti comme une véritable entité qu’il ne s’agit pas plus d’un territoire vécu que d’un territoire administratif ou institutionnel reconnu comme tel.

    67Ce constat a fortement indisposé deux ou trois personnes pour qui l’unité topographique et écologique du plateau (vallées comprises) relève d’une telle évidence que la question de savoir s’il s’agit ou non d’un authentique territoire n’a pas lieu d’être. Le fait est que pour la plupart des acteurs d’abord sensibles aux espaces ouverts et agricoles, le plateau s’apparente à une entité nettement individualisée comprenant partie supérieure, coteaux et vallées adjacentes. Aussi leur est-il parfaitement naturel de s’intéresser au devenir « du plateau dans son ensemble », car il s’agit d’un tout cohérent et fonctionnel… Il faut avoir vécu cette divergence dans les regards pour croire en sa réalité : un même espace peut être vécu comme une entité naturelle évidente par les uns, au point que d’aucuns l’élèvent au statut de territoire, quand les autres le perçoivent d’abord comme tellement éclaté sur le plan institutionnel et sociopolitique que sa cohérence physique passe pour secondaire, voire est ignorée. Ces considérations éclairent en retour l’énigme de tantôt, à savoir que les espaces ouverts et agricoles du plateau suscitaient des appréciations étonnamment contrastées.

    68Sur la question plus précise de l’articulation entre les deux grandes composantes du plateau, des attitudes variées se repèrent.

    69Pour plus de la moitié des interlocuteurs, cette question n’a visiblement pas été envisagée jusqu’à présent, chacun étant concentré sur les aspects qui lui importent le plus, campus-cluster-cité d’un côté, espaces ouverts et agricoles de l’autre. Pour une dizaine de personnes, la réponse consiste à dire que « le campus n’a pas besoin du reste, c’est un projet autonome » ; symétriquement, pour d’autres, « la ZPNAF a sa logique propre ». L’appréciation de deux ou trois personnes s’avère nettement plus radicale : les logiques à l’œuvre à l’échelle du plateau leur paraissent tellement antagonistes qu’elles ne peuvent croire à un apport mutuel entre ces deux grandes polarités.

    70En réfléchissant plus avant, les interlocuteurs s’accordent généralement à reconnaître qu’il est sans doute possible d’envisager des apports réciproques, des contributions croisées : « Ce serait certainement bien pour tout le monde. » Cinq responsables élus vont plus loin estimant que cette articulation est abordée et traitée dans la loi sur le Grand Paris : « Avec la notion de campus au vert, la loi a donné au plateau de Saclay un véritable destin. » Pourtant, pour une grande majorité des acteurs rencontrés, cette notion de « campus au vert » relève avant tout du slogan ou de la formule de circonstance, mais ne se traduit pas sur le terrain par une véritable approche globale du plateau. D’aucuns ajoutent qu’elle présente le gros inconvénient de subordonner la problématique des espaces ouverts et agricoles au projet de cluster-campus. Au reste, des esprits attentifs au choix des mots décèlent dans le discours très prégnant sur « l’écosystème de la croissance », la part réellement accordée au substrat physique et naturel du plateau : « En fait d’écosystème, les institutions ne s’intéressent qu’à la constitution d’un réseau dense et actif de structures de recherches, d’établissements d’enseignement et d’entreprises ; le substrat physique et naturel n’est au mieux qu’un décorum ou un “grand paysage” ; parler d’écosystème pour une approche pareillement hors-sol relève de la mystification. »

    71Cependant, pour une dizaine d’interlocuteurs d’horizons très divers, la question de l’articulation rencontre une réflexion personnelle entreprise depuis un certain temps déjà. Ces acteurs ont en commun de considérer le plateau comme un tout (partie supérieure et vallées comprises). Ils observent que l’originalité de cet ensemble réside dans le fait de « réunir des richesses et des qualités aussi diverses que contradictoires » : des vallées encaissées et une surface tabulaire relativement élevée ; du rural et de l’urbain ; des chercheurs et des habitants ; de la recherche et de l’enseignement supérieur de pointe et des activités agricoles encore performantes ; une ville nouvelle et de grandes agglomérations à proximité de petites villes et même de villages ; des vestiges antiques et des équipements futuristes ; le passé le plus lointain et des promesses d’avenir étonnantes ; des enjeux majeurs liés à l’eau, l’air, la terre ; une myriade d’acteurs couvrant toutes les strates de décision, et relevant aussi bien du privé, du public que de l’associatif. À leurs yeux, le voisinage de ces différentes dimensions, dans un même et unique espace de taille réduite, signe la spécificité du plateau de Saclay : « Il existe sans doute peu de territoires qui mettent pareillement sous tension des acteurs et des logiques aussi multiples. » Aussi, pour cette dizaine de personnes, « l’extrême modernité et originalité consisteraient précisément à réussir la mise en synergie entre ces différentes composantes et facettes ». Le projet des projets, le projet d’intérêt supérieur ou le dessein commun motivant pour tous, ce qui ferait date et différence, ce serait de ne pas vivre cette multiplicité comme une insupportable complexité, mais d’en faire une force, d’avoir pour ambition que ces différentes richesses et dimensions se composent de manière harmonieuse. En ce sens, le plateau de Saclay ne s’identifie donc pas à un simple territoire. Il convient plutôt de l’envisager comme un foyer de rencontres et d’échanges, un « creuset » (melting-pot), un « compositorium » serait-on tenté de dire, afin d’évoquer à la fois l’instrument et l’art permettant d’inventer des formes nouvelles par rapprochement d’éléments dissemblables (Brédif, 2013). Cette perspective globale est susceptible de conférer au plateau une fonction globale en Île-de-France : le projet d’intérêt supérieur étant d’en faire un laboratoire ou un modèle à ciel ouvert du développement durable et du vivre-ensemble. Elle est de nature à porter au loin la réputation et le rayonnement de ce secteur géographique que plusieurs personnes élèvent au rang de véritable « singularité mondiale », à savoir : une sorte de grande clairière agricole voisinant avec un ensemble d’établissements prestigieux de recherche et d’enseignement, à quinze kilomètres du cœur d’une métropole de rang mondial (fig. 33). Enfin, une perspective globale ou un dessein commun capable de donner à cet espace et aux agglomérations urbaines qui gravitent autour une identité aussi forte qu’originale. Cette question de l’identité s’avère fondamentale pour plusieurs élus, mais ils ont manifestement les plus grandes difficultés à la porter, tant la logique institutionnelle et administrative empêche d’appréhender le plateau de Saclay comme un tout.

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    Fig. 33 : Le plateau de Saclay, une singularité mondiale ?

    Une modélisation de la configuration stratégique du plateau

    72En s’appuyant principalement sur l’expertise des acteurs, une relecture systémique et stratégique du problème du plateau de Saclay se dégage. Son intérêt réside aussi bien dans sa capacité explicative que dans sa dimension projective. En effet, elle ne se contente pas d’énoncer quels sont les problèmes persistants – ce qui, en soi, constitue déjà un point nouveau ; elle permet aussi une reformulation des problèmes qui suggère la manière de les dépasser. Enfin, par un effort supplémentaire d’intégration, il a été possible de condenser cette relecture et cette reformulation stratégique sous la forme d’une figure au symbolisme fort (fig. 34).

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    Fig. 34 : Un territoire d’innovation et d’équilibre

    73Cette figure présente un double intérêt. Elle formalise à la manière d’un modèle la configuration stratégique potentielle du plateau de Saclay. Au passage, cela montre qu’une approche essentiellement qualitative et reposant avant tout sur la mobilisation de l’expertise d’acteurs-en-situation permet d’aboutir à une forme de modélisation d’un système complexe qui n’a rien à envier aux approches quantitatives qui recourent majoritairement à des « données objectives » – et dont il reste à prouver qu’elles permettraient, dans la situation présente, de parvenir à un semblable résultat. Outre son intérêt épistémologique et heuristique, elle présente également des vertus pédagogiques et pratiques. Elle tente en effet de répondre au constat formulé par différents acteurs selon lequel le plateau de Saclay est un théâtre où s’affrontent de grandes idées et de grands concepts. L’équipe d’intervention a donc cherché à introduire dans le « jeu des acteurs » une image nouvelle, qui reflète aussi fidèlement que possible la configuration stratégique du plateau. Une image plus juste que celles qui circulent habituellement et qui avantagent ostensiblement, mais souvent sans en avoir pleinement conscience, telle dimension du plateau au détriment des autres. Une image synthétique, susceptible de donner à penser et à agir en connaissance de cause. Une image qui se suffit pratiquement à elle-même et peut servir de support explicatif à toute personne désireuse de partager avec d’autres les défis du plateau de Saclay. Image d’autant plus marquante et opérante qu’elle suggère et autorise une analogie avec le cerveau humain. Analogie qui entre immédiatement en résonance avec les propres allégories des acteurs, quand ceux-ci identifient immanquablement les nombreux chercheurs du plateau à des cerveaux ou à de la matière grise ; quand, surtout, il est devenu classique de comparer le déficit d’interactions entre entités de recherche du plateau à « des neurones insuffisamment connectés entre eux ». Sauf que cette analogie va plus loin puisqu’elle embrasse également l’autre grande composante du plateau et les acteurs qui la soutiennent. L’effet de symétrie qui en résulte suggère ainsi l’existence d’un « cerveau droit » à côté du « cerveau gauche » représenté par la science et le développement haute technologie. Quant à l’articulation ou la coordination entre les deux hémisphères dont les propriétés et aptitudes diffèrent fondamentalement, elle apparaît comme la condition d’une intelligence harmonieuse : la condition d’un « esprit sain » ?

    74Au demeurant, dans cette idée d’articulation et de coordination accrues entre les deux polarités du plateau, certains espaces qui se trouvent à la jonction entre ces deux composantes ont sans doute un rôle spécial à jouer. Certains interlocuteurs ne s’y trompent pas quand ils insistent sur la nécessité de réfléchir globalement à la question des circulations et des mobilités et non de la raisonner uniquement par rapport aux besoins du projet campus. De même, la question des franges et des lisières du projet campus offre l’opportunité d’échanges et d’un rapprochement entre les acteurs représentant les deux polarités du plateau (fig. 35).

    La facilitation atteint ses limites

    75En l’espace de trois mois, l’audit patrimonial a rempli son rôle. Il a répondu au désir de Terre et Cité d’effectuer un bilan des actions engagées et de prendre de la hauteur par rapport à la gestion quotidienne. En avril 2013, une session extraordinaire de Terre et Cité aboutit au vote à une très large majorité de la diffusion du rapport d’audit patrimonial. Après un certain nombre d’ajustements, celui-ci est communiqué à deux cents grands acteurs et élus du plateau, et placé en accès libre sur le site de l’association. Simultanément, Terre et Cité lance la seconde phase de son cycle de concertation organisé selon la méthodologie des forums ouverts. Une centaine de personnes d’horizons variés participent à deux journées de réflexion. Une dizaine de thématiques, reconnues par les participants comme prioritaires, donnent lieu à approfondissement dans le cadre d’ateliers (Terre et Cité, 2013). En septembre 2013, le conseil d’administration de Terre et Cité décide de soutenir plus particulièrement certains projets ayant émergé au cours de ce cycle15. Il charge également son animateur principal, véritable cheville ouvrière de l’association, de préparer un dossier de candidature au programme Leader de la Commission européenne.

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    Fig. 35 : Des espaces stratégiques de jonction/articulation
    Avec le réseau de circulations et de transport à l’échelle du plateau, de même qu’avec la question de l’aménagement des franges et des lisières du plan campus, se joue l’effectivité de l’articulation entre les deux grandes polarités du plateau. Afin de mettre en exergue cette considération essentielle et d’insister sur la nécessité d’une co-construction de ces deux espaces de jonction/articulation, ceux-ci sont figurés sous la forme d’un chiasma. Image issue du Rapport d’audit patrimonial, 2013.

    76L’obtention d’un financement Leader constitue une garantie de financement relativement autonome, permettant à Terre et Cité de réaliser des projets ambitieux en faveur de l’agriculture et du développement durable, sans dépendre des collectivités locales. Avant de partir pour une année à l’étranger, l’animateur de Terre et Cité met en place une équipe de quatre personnes, chargées respectivement des finances, de l’accompagnement des grands projets, de la gouvernance et de l’animation. Le 7 décembre 2013 est officiellement lancé l’ouvrage photographique Plateau de Saclay. Racines d’avenir, produit et publié par Jacques de Givry. Le ministre de la Ville, les principaux élus du territoire, le président de l’établissement public du plateau de Saclay saluent par leur présence le caractère fondateur de cet ouvrage, reconnaissant par là même l’importance des espaces ouverts et agricoles du plateau de Saclay. Dix-huit jours plus tard, le décret du conseil d’État portant création de la ZPNAF du plateau de Saclay est promulgué : le périmètre de protection couvre 4115 hectares, dont 2469 pour les seuls espaces agricoles, soit 169 hectares de plus que ce qui était annoncé dans la loi sur le Grand Paris.

    77Tous ces éléments sont assurément encourageants. En comparaison de ce qu’elle était dix ans plus tôt, la situation des espaces ouverts et agricoles du plateau s’est sensiblement améliorée. La capacité des acteurs à faire front commun en faveur de l’agriculture et des espaces ouverts est sans précédent. Terre et Cité compte désormais dans le paysage local et se donne progressivement les moyens de réunir une pluralité d’acteurs autour du devenir des espaces ouverts et agricoles. Les « grands projets », dans lesquels s’engage Terre et Cité, sont de nature à asseoir son rôle comme l’importance des espaces ouverts. L’obtention d’un programme Leader16 en 2015 va lui permettre d’aller encore plus loin. Est-ce à dire que les grands problèmes du plateau repérés par l’audit patrimonial sont en bonne voie de résolution ou de dépassement ? Qu’en particulier la question du vivant et de sa prise en charge se présente sous les meilleurs auspices ?

    78Un retour aux deux reformulations positives proposées par l’équipe d’audit oblige à une réponse prudente.

    • Terre et Cité réalise un travail de fond, qui passe notamment par le soutien et l’aide à la réalisation de projets concrets. Ces travaux renforcent assurément la légitimité de l’association et la cause qu’elle promeut. Ils contribuent à changer le « paysage stratégique » à l’échelle du plateau, à mesure que la contribution des espaces ouverts et agricoles dans le quotidien des citadins devient chaque jour plus tangible, et touche un nombre croissant de personnes. Ils correspondent aussi à une nécessité pour échapper au risque de l’abstraction et du discours non suivis d’effet, très prégnant à l’échelle du plateau. Pour importantes, nécessaires et mêmes fondamentales qu’elles sont, ces réalisations et ces avancées concrètes forment à la rigueur un plan d’actions assimilable jusqu’à un certain point à un projet, mais il est douteux qu’elles constituent une « perspective ambitieuse ». Or, c’est bien à une telle perspective globale qu’aspiraient nombre d’interlocuteurs lors de l’audit ; l’expression d’une telle perspective paraissait également indispensable pour contrebalancer l’objectif par trop hégémonique de campus-cluster-cité et rétablir un certain équilibre de projet à l’échelle du plateau. À l’issue de l’audit patrimonial, les conditions paraissaient propices pour qu’une charte relative aux espaces ouverts et agricoles soit établie et cosignée par les principaux acteurs politiques, associatifs et privés concernés. Cette charte pouvait se comprendre comme le document politique exprimant l’ambition générale que se donnaient les différents acteurs par rapport aux espaces ouverts et agricoles du plateau, à différents horizons de temps. Elle aurait permis de fixer un cap, d’identifier des grandes orientations, et surtout de servir de document cadre pour une multitude d’acteurs publics et privés, mieux à même ainsi de situer leur engagement et leurs projets dans une perspective plus large ; d’apporter, en somme, leur propre pierre à l’édifice. À partir des résultats de l’audit, Terre et Cité était en mesure de proposer aux principaux acteurs et partenaires du plateau d’engager une réflexion en ce sens. Cette option stratégique et politique n’a pour le moment pas été retenue. Le conseil d’administration de Terre et Cité a, semble-t-il, préféré miser sur la prudence et des projets concrets, au risque d’une moindre portée stratégique et symbolique, en tout cas à court-moyen terme. Pourtant, rien ne s’opposait a priori à ce que les deux démarches soient menées de front. Terre et Cité a-t-elle manqué d’ambition ? S’est-elle trop rapidement conformée à la demande de l’EPPS d’établir un simple « plan d’actions », ainsi que le stipulait la loi sur le Grand Paris ? Il faut dire que, localement, le contexte politique est malaisé, et la fragmentation administrative et institutionnelle caractéristique du plateau ne rend pas la tâche facile17.

    • Force est de constater que sur le second point mis en exergue par l’audit patrimonial, à savoir le manque de vision d’ensemble ou de dessein commun, les progrès paraissent limités. Chacun a rejoint son propre camp et poursuit sa propre voie. Les logiques administratives, institutionnelles et techniciennes fragmentent toujours la réalité au point que nul ne semble en mesure de poser et de porter la question du sens du plateau de Saclay, pris comme un tout. Que dans le for intérieur de nombreux acteurs, cette question soit considérée comme essentielle, mais que la logique des affaires courantes ne permette pas de l’appréhender en tant que telle n’est pas sans interroger. À cet égard, la sphère publique donne à voir une forme d’impuissance caractérisée. La présence de l’État est principalement motivée par le projet de campus-cluster et s’effectue selon une logique très descendante ; au demeurant, son périmètre d’action s’avère, soit trop large (les quarante-neuf communes de l’OIN), soit trop étroit (englobant seulement la frange sud de la partie supérieure du plateau). Les limites spatiales des communautés de communes découpent le plateau en grands morceaux rapidement dilués dans des ensembles géographiques plus vastes. Aucun cadre institutionnel ne permet donc d’envisager le devenir global du plateau (vallées adjacentes comprises) comme entité physique cohérente, pourtant nettement individualisée sur la carte. Aussi faut-il craindre que le projet d’ordre supérieur ou le dessein commun rêvé par des acteurs aux profils très différents peine à voir le jour. Le risque étant que la juxtaposition des logiques et des projets donne lieu à des formes d’aménagement et de gestion de l’espace assez banales, en concurrence ouverte les unes avec les autres plus qu’en recherche de synergies. En comparaison de l’ambition et du rôle exceptionnels qu’aurait pu jouer le plateau de Saclay comme laboratoire ou modèle à ciel ouvert d’interactions croisées entre de multiples dimensions, le résultat serait nécessairement décevant. Au demeurant, les effets redoutés de l’approche par les compromis évoqués au travers des préoccupations des acteurs, à court, moyen et long terme, auraient toute chance de se réaliser pour de bon. Cela se traduirait vraisemblablement par une dégradation de la qualité de l’agriculture et du vivant à l’échelle du plateau.

    79Cependant, rien n’oblige à penser que l’avenir du plateau soit scellé ou écrit à l’avance. Comme le faisait remarquer un élu lors de la restitution de l’audit patrimonial du 10 décembre 2012, il se pourrait que les deux grandes polarités du plateau – qu’il osa comparer en public à deux hémisphères cérébraux – aient besoin de se structurer et de s’approfondir davantage avant que de pouvoir entreprendre un véritable dialogue entre elles. Le temps du dessein commun n’est peut-être pas encore arrivé. À cet égard, souvenons-nous qu’il y a dix ans, lors du premier audit patrimonial, la défiance entre acteurs atteignait une sorte de paroxysme : ils ne se rencontraient pratiquement pas et échangeaient encore moins entre eux. Les documents produits dans le cadre de la démarche patrimoniale parlaient « d’acteurs atomisés » : les établissements de recherche et d’enseignement supérieur vivaient de manière très indépendante, comme dans autant de « tours d’ivoire » ; de même, régnait un grand isolement du côté des acteurs préoccupés par le devenir des espaces ouverts et agricoles. Les restitutions d’audit puis les séminaires de réflexion avaient d’ailleurs été appréciés pour avoir permis à des « familles d’acteurs » de se reconnaître et de se réunir. Depuis quelques années, sous l’effet, premièrement de la menace que représentait l’OIN, et secondement de la nécessité de donner corps du côté des acteurs de la recherche et par l’entremise de Terre et Cité et des circuits courts du côté des acteurs impliqués en faveur des espaces ouverts et agricoles, des alliances, des rapprochements et des connivences sont apparues (fig. 36). Ces réseaux d’acteurs sont encore jeunes et ont certainement besoin de se densifier pour atteindre le seuil qui leur permettra de se confronter à la véritable altérité que représente, pour chacun d’entre eux, l’autre polarité du plateau.

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    Fig. 36 : Temps forts de la facilitation externe et interne

    Bilan : de la bonne conscience à la pleine conscience

    80En l’espace d’une quinzaine d’années, la situation stratégique des espaces ouverts, naturels et agricoles du plateau de Saclay a profondément changé. Au tournant du millénaire, peu d’acteurs auraient misé sur eux. Quand Jean-Marie Dupré et Christian Vandame, les deux agriculteurs à l’origine de Terre et Cité, lancent la première démarche de facilitation, ils ne manquent pas de souligner, auprès de qui veut bien les écouter, qu’il s’agit de « l’opération de la dernière chance ». Et si la possibilité de maintenir, à aussi courte distance du cœur d’une ville-monde, un vaste espace ouvert à caractère agricole marqué, demeure toujours incertaine, le cas du plateau de Saclay atteste que la question de la place du vivant dans la ville est en pleine évolution et d’une grande modernité.

    81Par rapport à l’éventail des qualités du plateau, identifiées dès le premier audit patrimonial, de nombreuses qualités demeurent toujours insuffisamment reconnues et investies. En revanche, au regard de ce qu’il en était au tournant des années 2000, le chemin parcouru s’avère déjà considérable. Les qualités liées aux espaces agricoles et au vivant ont considérablement gagné en extension, en intensité et en profondeur. En extension, car l’importance de certains aspects a diffusé dans le corps social, quand seuls quelques spécialistes et bons connaisseurs les mentionnaient voici quelques années ; ainsi de la fertilité des sols, de la richesse patrimoniale du réseau de rigoles, de l’intérêt et du potentiel des circuits courts. En intensité, car un nombre très supérieur de personnes reconnaît aujourd’hui l’importance des espaces ouverts et agricoles et a développé à leur sujet un attachement nettement supérieur à ce qu’il était dans le passé. En profondeur ou en volume, car les raisons qui fondent cet attachement se sont considérablement étayées sur fond de crise écologique globale ; elles retentissent manifestement à différentes échelles, aussi bien spatiales que temporelles, de préoccupations et d’enjeux.

    82Ces transformations doivent assurément beaucoup au travail de facilitation, externe et interne, effectué par Terre et Cité. Très fragmenté sur le plan institutionnel, mal identifié comme espace d’appartenance, relativement hétéroclite au regard des profils sociaux et des activités économiques qu’il accueille, le plateau de Saclay ne constitue pas à proprement parler une entité territoriale propice à la rencontre des différents acteurs, ni a fortiori au projet commun. Aussi faut-il saluer le fait que dans des circonstances aussi peu favorables, une véritable communauté de gestion et de prise en charge d’aspects essentiels de l’agriculture et de la qualité du vivant se soit constituée, organisée et considérablement développée au point que Terre et Cité est devenue un opérateur qui compte à l’échelle du plateau. Un opérateur original, en cela qu’il vise en premier lieu à favoriser le rapprochement d’acteurs n’ayant à première vue rien en commun. Un opérateur totalement singulier dans le paysage institutionnel français, dans la mesure où il s’appuie sur quatre collèges et s’emploie à articuler les aspirations et les énergies créatrices de ses différentes composantes pour mieux élaborer et soutenir des projets d’intérêt commun. Il n’en demeure pas moins que Terre et Cité doit encore parvenir à lier ces différentes envies et ces différents projets dans une manière de grand récit ou de grande ambition à l’échelle du plateau, afin que chacun, à son niveau et avec les autres, puisse avoir une vision plus claire de la finalité globale à laquelle il prend part.

    83Au-delà, se pose toujours la question de l’articulation et de la mise en synergie entre les deux grandes polarités du plateau. Le risque persiste qu’un essor mal piloté des aménagements et des activités économiques et de recherche porte atteinte aux équilibres fins des espaces ouverts et agricoles et aux acteurs qui les soutiennent.

    84La logique du compromis et du partage de l’espace a donné des résultats et elle en donnera encore. Mais sur un certain nombre de sujets, comme l’ont bien compris différents acteurs, elle atteint ses limites et s’épuise. Passer d’une logique du compromis à une logique de la composition demeure essentiel à l’échelle du plateau, la question n’étant pas résolue de savoir qui pourra en faciliter l’avènement.

    85Pour beaucoup d’acteurs concernés par les espaces ouverts et agricoles du plateau de Saclay, leur sanctuarisation par le décret de ZPNAF ressemble à une manière, pour les développeurs, les aménagistes et les institutions, de se donner bonne conscience : les conséquences des aménagements urbains sur les espaces ouverts et agricoles n’ayant pas été suffisamment réfléchies ni anticipées. Cette appréciation et l’inquiétude qu’elle traduit sont révélatrices du déficit d’articulation qui perdure entre les deux polarités du plateau de Saclay ; en vérité, elle vaut aussi dans l’autre sens, des espaces ouverts vers le pôle haute technologie. Pour les acteurs de Saclay, le défi suprême consiste toujours à intégrer davantage les deux polarités ou les deux lobes constitutifs du plateau, soit encore à passer de la bonne conscience à la pleine conscience.

    Notes de bas de page

    1  Aujourd’hui devenu Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives.

    2  Le rapport d’activité publié en 2013 par l’établissement public Paris-Saclay commence par ces mots : « Dans le monde entier, le dynamisme technologique et économique repose largement sur des “clusters”, qui regroupent les acteurs de la recherche, fondamentale et appliquée, et les entreprises, grandes et petites, dans des ensembles hautement interactifs, où l’innovation est ouverte et partagée, et non plus confinée dans des silos parallèles. Certains “clusters” sont spécialisés, d’autres accueillent largement l’éventail des disciplines et des secteurs. Ces derniers s’organisent généralement autour d’une grande université de recherche, foyer d’interdisciplinarité. Le plateau de Saclay et ses environs réunit tous les ingrédients d’un tel “cluster” multisectoriel, capable de rivaliser avec les grandes plates-formes universitaro-industrielles d’Europe, d’Amérique et d’Asie. »

    3  Le président-directeur général de l’EPPS, Pierre Veltz, précise qu’il s’agit du « plus grand projet d’aménagement du territoire depuis les villes nouvelles dans les années soixante » (blog Le Monde, 19 mai 2013).

    4  Magazine américain publié par l’association des anciens étudiants du MIT. Plusieurs critères de sélection sont pris en compte.

    5  Une démarche analogue a été déployée dans trois autres secteurs de la région francilienne, la plaine de Versailles, la plaine de Sénart et la plaine de Cergy. Henry Ollagnon, professeur à AgroParisTech, en était le concepteur stratégique et en assurait la supervision (voir Brédif, 2004).

    6  La démarche d’audit patrimonial a été présentée dans ma thèse de doctorat, ainsi que dans plusieurs articles consacrés au plateau de Saclay. Elle consiste à rencontrer, à la demande d’un commanditaire spécifique, un panel diversifié et représentatif d’acteurs concernés par un problème ou un projet, en leur posant une question précise – mais néanmoins suffisamment large et ouverte – en relation avec ce problème ou ce projet. Ces acteurs sont audités (écoute active) en tant qu’experts du sujet. Lors d’un entretien semi-directif, soumis à une clause d’anonymat, chaque acteur est invité à suivre un même cheminement, consistant à : (1) identifier la situation et le problème (registre d’Identification) ; (2) réaliser le diagnostic des actions engagées au regard du problème/projet considéré (registre de Diagnostic) ; (3) établir trois scénarios d’évolutions plausibles, négatif ou catastrophe, tendanciel, positif ou idéal (registre de Prospective) ; (4) formuler un ensemble de conditions de changement et de propositions d’actions (registre d’Action). Cette trame stratégique (tournée vers l’action), dite IDPA, sert à analyser le contenu des entretiens, à les comparer les uns aux autres et à intégrer l’ensemble des propos et des analyses recueillis. Lors des restitutions orales, de même que dans les rapports écrits, l’équipe de facilitation prend soin de ne pas mélanger les trois temps suivants : (1) ce que les acteurs ont exprimé directement ; (2) ce que la confrontation des propos des acteurs suggère ; (3) ce que l’équipe de facilitation croit pouvoir dire du problème/projet considéré, sur la base des expertises recueillies.

    7  La liste exacte des personnes rencontrées peut être obtenue auprès de l’Association Terre et Cité, de même que l’ensemble des rapports d’audit patrimonial. Les entretiens ont duré d’une heure trente à deux heures en moyenne : 50 minutes pour le plus bref, 7 heures pour le plus long.

    8  Pour des précisions sur les démarches de facilitation, se reporter à l’ouvrage Facilitations stratégiques. Refonder l’action en commun dans les organisations et les territoires (Brédif et Montbel, 2019).

    9  Situé à 26 kilomètres au sud-ouest du centre de Paris, le plateau de Saclay se trouve sur un axe tangentiel à la capitale de 70 kilomètres de long. Cet axe comporte trois des cinq villes nouvelles : il joint Plaisir et Saint-Quentin à l’ouest à Évry et Melun-Sénart à l’est. Large de 6 kilomètres au plus et d’une longueur maximale de 13 kilomètres, ce plateau forme une entité géographique bien individualisée d’environ 5000 hectares, correspondant à l’extrémité nord-ouest du Hurepoix. D’une altitude moyenne de 150 mètres, il surplombe au nord la vallée de la Bièvre et, au sud, les vallées de l’Yvette et de la Mérantaise. Ses limites Est et Ouest sont définies, respectivement, par l’aire d’extension des villes de Massy et de Saint-Quentin-en-Yvelines. Pour une présentation rapide des caractéristiques du plateau de Saclay, voir Brédif (2009).

    10  Faut-il le rappeler, les systèmes biologiques font souvent appel à des dispositifs antagonistes pour assurer le mouvement (cas des muscles par exemple) ou des régulations hormonales fines. L’antagonisme, en soi, n’est donc pas nécessairement synonyme de blocage ou d’inertie.

    11  Syndicat intercommunal du plateau de Saclay qui réunissait les quinze communes concernées par la partie supérieure du plateau.

    12  L’équipe est composée de Dorian Spaak, animateur-facilitateur de Terre et Cité ; Mathieu Labonne, ingénieur, ayant réalisé une étude sur les circuits courts à l’échelle du plateau de Saclay ; Fanny Lièvre, ayant travaillé dans le cadre du master 2 DDMEG pour Terre et Cité.

    13  En réalisant les entretiens, il devenait clair que le sentiment de domination et de déséquilibre éprouvé par les acteurs préoccupés par le devenir des espaces ouverts et agricoles ne tenait pas seulement au poids et à la dynamique considérables du projet de campus, mais aussi au fait que l’intérêt des espaces ouverts n’était pas suffisamment manifeste pour de nombreux habitants et responsables. Il ne suffisait pas de considérer que leur valeur ne faisait pas de doute, encore fallait-il la donner à voir et en renforcer la portée effective dans le quotidien de nombreux habitants. Cette réalité stratégique n’a pas été facile à accepter pour plusieurs acteurs engagés dans la défense des espaces ouverts, d’autant qu’ils avaient réalisé de gros efforts pour faire avancer des initiatives en faveur des circuits courts ou encore de la biodiversité.

    14  Extrait du rapport d’audit (Brédif et al., 2013).

    15  En particulier : une pré-étude sur une unité de méthanisation valorisant les matières organiques ; la participation, aux côtés de l’EPPS et de l’équipe de l’architecte-paysagiste Michel Desvignes, à la réflexion autour de la gestion des espaces de transition (franges et lisières) des zones d’aménagement concerté ; l’accompagnement de l’approvisionnement en restauration collective ; le développement de supports et de projets pédagogiques à destination des enseignants et des écoles ; un projet de recherche sur les sols associant agriculteurs du plateau et équipes de recherche de l’Inra ; la création d’une ou plusieurs « maisons du territoire »… En 2015, Terre et Cité a réalisé, avec plusieurs partenaires du monde de la recherche et de l’éducation à l’environnement, une exposition sur le thème du changement climatique dans la perspective de la COP 21 ; sélectionnée parmi les projets présentés au Grand-Palais du 4 au 10 décembre 2015 dans le cadre de l’événement « Solutions COP 21 », l’exposition Saclay COP est devenue itinérante à l’échelle du plateau.

    16  Au titre de ce programme Leader, le plateau de Saclay et ses vallées bénéficient d’1,239 million d’euros de co-financement européen. Terre et Cité a préparé sa candidature à ce programme dès 2013, en associant les différentes forces vives du territoire et les élus ; démarche, dont le caractère participatif a été remarqué aussi bien par l’Union européenne que par le conseil régional.

    17  À la suite du cycle de concertation, Terre et Cité a organisé une série de réunions sur les thèmes de la gouvernance et de la « raison d’être de l’association ». Il en résulte (Assemblée générale, mai 2014) que « Terre et Cité a pour objectif de pérenniser, promouvoir et développer une agriculture de qualité sur le Plateau DE Saclay et ses vallées et de préserver et mettre en valeur le patrimoine associé : naturel, forestier, bâti, hydraulique, culturel… Pour atteindre cet objectif, Terre et Cité anime un espace d’échange entre les agriculteurs et les autres acteurs du territoire et réalise des projets concrets : soutiens des projets agricoles, actions pédagogiques, outils de communication et de découverte du territoire ». Ce faisant, l’association met davantage l’accent sur la question agricole que sur la question du vivant au sens large (sans l’oublier cependant) ; elle maintient une certaine ambiguïté dans son rôle, étant à la fois maître d’œuvre de projets concrets et lieu d’échanges autour de l’agriculture, ce qui ne lui permet pas d’affirmer fortement un rôle d’instance de facilitation (mais cela se justifie sans doute par la nécessité toujours grande d’impulser une dynamique opérationnelle au travers de projets concrets).

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    1  Aujourd’hui devenu Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives.

    2  Le rapport d’activité publié en 2013 par l’établissement public Paris-Saclay commence par ces mots : « Dans le monde entier, le dynamisme technologique et économique repose largement sur des “clusters”, qui regroupent les acteurs de la recherche, fondamentale et appliquée, et les entreprises, grandes et petites, dans des ensembles hautement interactifs, où l’innovation est ouverte et partagée, et non plus confinée dans des silos parallèles. Certains “clusters” sont spécialisés, d’autres accueillent largement l’éventail des disciplines et des secteurs. Ces derniers s’organisent généralement autour d’une grande université de recherche, foyer d’interdisciplinarité. Le plateau de Saclay et ses environs réunit tous les ingrédients d’un tel “cluster” multisectoriel, capable de rivaliser avec les grandes plates-formes universitaro-industrielles d’Europe, d’Amérique et d’Asie. »

    3  Le président-directeur général de l’EPPS, Pierre Veltz, précise qu’il s’agit du « plus grand projet d’aménagement du territoire depuis les villes nouvelles dans les années soixante » (blog Le Monde, 19 mai 2013).

    4  Magazine américain publié par l’association des anciens étudiants du MIT. Plusieurs critères de sélection sont pris en compte.

    5  Une démarche analogue a été déployée dans trois autres secteurs de la région francilienne, la plaine de Versailles, la plaine de Sénart et la plaine de Cergy. Henry Ollagnon, professeur à AgroParisTech, en était le concepteur stratégique et en assurait la supervision (voir Brédif, 2004).

    6  La démarche d’audit patrimonial a été présentée dans ma thèse de doctorat, ainsi que dans plusieurs articles consacrés au plateau de Saclay. Elle consiste à rencontrer, à la demande d’un commanditaire spécifique, un panel diversifié et représentatif d’acteurs concernés par un problème ou un projet, en leur posant une question précise – mais néanmoins suffisamment large et ouverte – en relation avec ce problème ou ce projet. Ces acteurs sont audités (écoute active) en tant qu’experts du sujet. Lors d’un entretien semi-directif, soumis à une clause d’anonymat, chaque acteur est invité à suivre un même cheminement, consistant à : (1) identifier la situation et le problème (registre d’Identification) ; (2) réaliser le diagnostic des actions engagées au regard du problème/projet considéré (registre de Diagnostic) ; (3) établir trois scénarios d’évolutions plausibles, négatif ou catastrophe, tendanciel, positif ou idéal (registre de Prospective) ; (4) formuler un ensemble de conditions de changement et de propositions d’actions (registre d’Action). Cette trame stratégique (tournée vers l’action), dite IDPA, sert à analyser le contenu des entretiens, à les comparer les uns aux autres et à intégrer l’ensemble des propos et des analyses recueillis. Lors des restitutions orales, de même que dans les rapports écrits, l’équipe de facilitation prend soin de ne pas mélanger les trois temps suivants : (1) ce que les acteurs ont exprimé directement ; (2) ce que la confrontation des propos des acteurs suggère ; (3) ce que l’équipe de facilitation croit pouvoir dire du problème/projet considéré, sur la base des expertises recueillies.

    7  La liste exacte des personnes rencontrées peut être obtenue auprès de l’Association Terre et Cité, de même que l’ensemble des rapports d’audit patrimonial. Les entretiens ont duré d’une heure trente à deux heures en moyenne : 50 minutes pour le plus bref, 7 heures pour le plus long.

    8  Pour des précisions sur les démarches de facilitation, se reporter à l’ouvrage Facilitations stratégiques. Refonder l’action en commun dans les organisations et les territoires (Brédif et Montbel, 2019).

    9  Situé à 26 kilomètres au sud-ouest du centre de Paris, le plateau de Saclay se trouve sur un axe tangentiel à la capitale de 70 kilomètres de long. Cet axe comporte trois des cinq villes nouvelles : il joint Plaisir et Saint-Quentin à l’ouest à Évry et Melun-Sénart à l’est. Large de 6 kilomètres au plus et d’une longueur maximale de 13 kilomètres, ce plateau forme une entité géographique bien individualisée d’environ 5000 hectares, correspondant à l’extrémité nord-ouest du Hurepoix. D’une altitude moyenne de 150 mètres, il surplombe au nord la vallée de la Bièvre et, au sud, les vallées de l’Yvette et de la Mérantaise. Ses limites Est et Ouest sont définies, respectivement, par l’aire d’extension des villes de Massy et de Saint-Quentin-en-Yvelines. Pour une présentation rapide des caractéristiques du plateau de Saclay, voir Brédif (2009).

    10  Faut-il le rappeler, les systèmes biologiques font souvent appel à des dispositifs antagonistes pour assurer le mouvement (cas des muscles par exemple) ou des régulations hormonales fines. L’antagonisme, en soi, n’est donc pas nécessairement synonyme de blocage ou d’inertie.

    11  Syndicat intercommunal du plateau de Saclay qui réunissait les quinze communes concernées par la partie supérieure du plateau.

    12  L’équipe est composée de Dorian Spaak, animateur-facilitateur de Terre et Cité ; Mathieu Labonne, ingénieur, ayant réalisé une étude sur les circuits courts à l’échelle du plateau de Saclay ; Fanny Lièvre, ayant travaillé dans le cadre du master 2 DDMEG pour Terre et Cité.

    13  En réalisant les entretiens, il devenait clair que le sentiment de domination et de déséquilibre éprouvé par les acteurs préoccupés par le devenir des espaces ouverts et agricoles ne tenait pas seulement au poids et à la dynamique considérables du projet de campus, mais aussi au fait que l’intérêt des espaces ouverts n’était pas suffisamment manifeste pour de nombreux habitants et responsables. Il ne suffisait pas de considérer que leur valeur ne faisait pas de doute, encore fallait-il la donner à voir et en renforcer la portée effective dans le quotidien de nombreux habitants. Cette réalité stratégique n’a pas été facile à accepter pour plusieurs acteurs engagés dans la défense des espaces ouverts, d’autant qu’ils avaient réalisé de gros efforts pour faire avancer des initiatives en faveur des circuits courts ou encore de la biodiversité.

    14  Extrait du rapport d’audit (Brédif et al., 2013).

    15  En particulier : une pré-étude sur une unité de méthanisation valorisant les matières organiques ; la participation, aux côtés de l’EPPS et de l’équipe de l’architecte-paysagiste Michel Desvignes, à la réflexion autour de la gestion des espaces de transition (franges et lisières) des zones d’aménagement concerté ; l’accompagnement de l’approvisionnement en restauration collective ; le développement de supports et de projets pédagogiques à destination des enseignants et des écoles ; un projet de recherche sur les sols associant agriculteurs du plateau et équipes de recherche de l’Inra ; la création d’une ou plusieurs « maisons du territoire »… En 2015, Terre et Cité a réalisé, avec plusieurs partenaires du monde de la recherche et de l’éducation à l’environnement, une exposition sur le thème du changement climatique dans la perspective de la COP 21 ; sélectionnée parmi les projets présentés au Grand-Palais du 4 au 10 décembre 2015 dans le cadre de l’événement « Solutions COP 21 », l’exposition Saclay COP est devenue itinérante à l’échelle du plateau.

    16  Au titre de ce programme Leader, le plateau de Saclay et ses vallées bénéficient d’1,239 million d’euros de co-financement européen. Terre et Cité a préparé sa candidature à ce programme dès 2013, en associant les différentes forces vives du territoire et les élus ; démarche, dont le caractère participatif a été remarqué aussi bien par l’Union européenne que par le conseil régional.

    17  À la suite du cycle de concertation, Terre et Cité a organisé une série de réunions sur les thèmes de la gouvernance et de la « raison d’être de l’association ». Il en résulte (Assemblée générale, mai 2014) que « Terre et Cité a pour objectif de pérenniser, promouvoir et développer une agriculture de qualité sur le Plateau DE Saclay et ses vallées et de préserver et mettre en valeur le patrimoine associé : naturel, forestier, bâti, hydraulique, culturel… Pour atteindre cet objectif, Terre et Cité anime un espace d’échange entre les agriculteurs et les autres acteurs du territoire et réalise des projets concrets : soutiens des projets agricoles, actions pédagogiques, outils de communication et de découverte du territoire ». Ce faisant, l’association met davantage l’accent sur la question agricole que sur la question du vivant au sens large (sans l’oublier cependant) ; elle maintient une certaine ambiguïté dans son rôle, étant à la fois maître d’œuvre de projets concrets et lieu d’échanges autour de l’agriculture, ce qui ne lui permet pas d’affirmer fortement un rôle d’instance de facilitation (mais cela se justifie sans doute par la nécessité toujours grande d’impulser une dynamique opérationnelle au travers de projets concrets).

    Réaliser la terre

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    Réaliser la terre

    Ce livre est cité par

    • Pierre, Geneviève. Sajaloli, Bertrand. Guérit, Franck. (2022) Quand les solidarités font territoires.Interroger les géographies du lien social à l’aune de la crise globale. Bulletin de l'Association de géographes français, 99. DOI: 10.4000/bagf.9738

    Réaliser la terre

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    Brédif, H. (2021). Chapitre 4. Plateau de Saclay : au défi de l’esprit sain. In Réaliser la terre (1‑). Éditions de la Sorbonne. https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.100797
    Brédif, Hervé. « Chapitre 4. Plateau de Saclay : au défi de l’esprit sain ». In Réaliser la terre. Paris: Éditions de la Sorbonne, 2021. https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.100797.
    Brédif, Hervé. « Chapitre 4. Plateau de Saclay : au défi de l’esprit sain ». Réaliser la terre, Éditions de la Sorbonne, 2021, https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.100797.

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    Brédif, H. (2021). Réaliser la terre (1‑). Éditions de la Sorbonne. https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.100687
    Brédif, Hervé. Réaliser la terre. Paris: Éditions de la Sorbonne, 2021. https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.100687.
    Brédif, Hervé. Réaliser la terre. Éditions de la Sorbonne, 2021, https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.100687.
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