1Rêve et réalité s’épaulent mutuellement. Le poète œuvre au réenchantement du monde quand il révèle que « la terre est bleue comme une orange ». Le géographe y concourt à sa manière quand il atteste que « la terre n’est pas lisse comme une boule de billard »1.

2L’espace terrestre n’est pas uniforme, il n’est pas isotrope : origine et raison d’être de la géographie. Truisme peut-être, mais qu’il importe pourtant de rappeler, à en juger par la place souvent dérisoire qu’accordent à cette donnée de base les conceptions universalistes et les stratégies globales relatives à la crise écologique.

3À compter des années 1980, la diversité des espaces géographiques reconnaissables et discernables les uns des autres tend à s’appuyer sur la notion de territoire, à tout le moins en langue française. Limitée tout d’abord à un cénacle de géographes avertis, cette notion va connaître un succès considérable, au point d’intéresser d’autres disciplines et de donner lieu à un usage foisonnant.

4À première vue, les choses paraissent claires. Nombre de dictionnaires et d’auteurs se contentent de définitions canoniques qu’ils aménagent à la marge : « Étendue de terre dépendant d’un État, d’une ville, d’une juridiction » ; « Espace délimité placé sous le contrôle d’une autorité politique » (Larousse) ; « Portion de l’espace terrestre appropriée par un groupe social pour assurer sa reproduction et la satisfaction de ses besoins vitaux » (Le Berre, 1992) ; « Espace socialement construit, conduisant à renforcer l’identité du groupe ».

5Cependant, depuis quelques années, alors que le recours à cette notion se banalise dans l’espace public, de vigoureuses remises en cause se font jour dans la sphère académique. En premier lieu, d’aucuns ont semé le trouble en proclamant « la fin des territoires » (Badie, 1995). D’autres reprochent au terme d’être tellement galvaudé qu’il en aurait perdu toute valeur heuristique. Plus généralement, les discussions se sont multipliées parmi les spécialistes, géographes au premier chef, pour savoir si la notion de territoire a encore un avenir et mérite qu’on s’y attarde, dans un monde où les effets de réseaux et les flux en tous genres deviennent prédominants. Aussi, quand paraît, en 2003, le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés placé sous la direction de Jacques Lévy et de Michel Lussault, l’article « Territoire » rédigé par Jacques Lévy s’avère-t-il particulièrement critique. Reprenant pour l’essentiel un texte qu’il a publié en 2001 dans son ouvrage Le tournant géographique, l’auteur ne repère pas moins de huit acceptions à la notion de territoire, comme pour mieux en souligner la faiblesse intrinsèque et le manque de consistance ; d’autant qu’il se livre à un réquisitoire féroce contre plusieurs de ces définitions, estimant que le terme constitue, dans le meilleur des cas, un équivalent à des notions mieux ancrées sur le plan épistémologique (tels lieu, place, espace…) ; au pire, à des effets de discours reposant sur un quasi-vide conceptuel. Fort de ces considérations, il propose in fine une nouvelle définition du territoire, qu’il confine à peu de choses – un simple « espace à métrique topographique » –, le réseau étant élevé, pour sa part, au rang d’« espace à métrique topologique ».

6Mieux disposé à l’endroit du territoire, le philosophe Thierry Paquot note également, dans l’introduction de l’ouvrage collectif – Le territoire et les philosophes (2009) – qu’il codirige avec Chris Younès, que les définitions du vocable sont innombrables parmi les géographes. En France, plusieurs programmes d’importance comme le Collège international des sciences territoriales (Beckouche et al., 2012) se montrent convaincus du potentiel de la notion de territoire, même s’ils ressentent le besoin d’en clarifier le contenu et les contours, et d’en revisiter, voire d’en rénover les fondements épistémologiques. Contrairement aux apparences, la notion de territoire s’avère donc nettement moins stabilisée qu’il n’y paraît de prime abord. Elle a ses partisans et ses détracteurs, et les géographes, qui, plus que d’autres, ont beaucoup réfléchi à cette notion et cheminé avec elle, semblent aujourd’hui quelque peu embarrassés pour en défendre les couleurs.

7L’auteur des présentes lignes n’est pas un spécialiste chevronné de la question territoriale. Pour les besoins de la réflexion engagée dans cet essai, il a rencontré cette notion et buté sur l’obstacle qu’elle représente, en raison des positions contrastées qui l’entourent et du trouble considérable qui en résulte. Au prix de lectures nombreuses et diversifiées, en évitant autant que possible les a priori, et après avoir eu le sentiment d’être débordé par l’hétérogénéité des propos, la complexité de la matière et les antagonismes des postures, des différences majeures se sont progressivement dégagées, à partir desquelles une nouvelle clarté s’est imposée à lui.

8Quatre sections composent ce chapitre.

• La première section présente les quatre approches fondamentales du territoire qu’il paraît possible de mettre au jour sur la base de la littérature existante. Chacune d’entre elles correspond à une entrée en matière spécifique de la réalité territoriale. Il s’agit de les exposer de manière simple et concise, en insistant sur les caractéristiques essentielles qu’elles mettent en avant et leur cohérence propre, mais sans prétendre à l’exhaustivité, ainsi que pourraient le revendiquer des spécialistes des sciences du territoire.

• La deuxième section propose de s’interroger sur les origines du « doute territorial » qui saisit aujourd’hui nombre de géographes, en s’appuyant sur le travail de repérage des approches effectué précédemment. Nous pensons pouvoir affirmer qu’une part importante du trouble qui entoure parfois la notion de territoire tient au fait que les approches ou les conceptions-souches du territoire se sont hybridées, partiellement et variablement, dans le discours courant comme dans les approches académiques, alors même qu’elles n’ont pas été suffisamment distinguées et reconnues pour elles-mêmes.

• La troisième section s’intéresse aux réflexions sur le processus Territorialisation-Déterritorialisation-Reterritorialisation (TDR), dans la mesure où elles opèrent un changement de perspective assez complet au sujet du (des) territoire(s).

• Il s’agit enfin de se demander si l’essor des questions d’environnement et de vivant constitue, pour les travaux et recherches sur le territoire, une source éventuelle d’inspiration et de renouvellement.

Retrouver les distinctions fondamentales

Première approche : le territoire comme domaine/système de déploiement d’un phénomène biophysique

9À force de considérer le territoire comme un « construit social et culturel », les théoriciens du territoire, qui se recommandent souvent des sciences sociales, finissent par manquer ou négliger l’emploi que réservent à ce terme de nombreux spécialistes impliqués au premier chef dans la caractérisation de phénomènes physiques (éruption, inondation, séisme…) et/ou biologiques et écosystémiques (dynamiques de population, répartition d’espèces ou de communautés d’espèces…).

10L’usage qu’en font ces spécialistes remonte à l’éthologie animale, mais aussi, comme le note Laurent Simon (2006), à la phytogéographie avec l’analyse chorologique des territoires végétaux. Aujourd’hui encore, les traités d’éthologie envisagent le territoire comme la zone qu’occupe et que défend un animal ou un groupe d’animaux donnés. Quant à la phytogéographie, elle distingue des territoires pour caractériser les zones dans lesquelles se déploient des espèces de plantes ou des communautés de plantes.

11Dans ces différents cas, c’est la plante, l’animal ou la cohorte faune-flore étudiés qui déterminent les limites du territoire considéré. Le territoire est coextensif à l’espace de vie de l’être vivant ou à la communauté des êtres vivants considérée : il leur correspond (comme milieu, espace vital ou entité de vie). Ces territoires se surimposent ou coïncident plus ou moins étroitement avec des données pédologiques et climatiques qui constituent le maillage fondamental des « territoires écologiques » ou des grands types d’écosystèmes définis à l’échelle planétaire. Une nomenclature sophistiquée a été établie afin de caractériser ces zones à différentes échelles spatiales, des plus locales (biotope, paysage…) aux plus vastes (notion de biome).

12De manière beaucoup plus générale, cette conception se retrouve dans les nombreuses disciplines où le territoire sert à caractériser l’aire d’extension ou de déploiement du phénomène physique ou biophysique étudié. Ainsi, pour les sciences de la terre, les territoires du risque correspondent fréquemment au périmètre susceptible d’être affecté par un aléa naturel comme un tsunami, un séisme, un éboulement de terrain, une inondation de plus ou moins grande ampleur. De manière plus générale encore, la réalité physique d’un phénomène, d’un processus ou d’un objet naturel suffira à définir un territoire correspondant. Les spécialistes du littoral n’hésiteront pas à parler de « territoires littoraux » ; pour les spécialistes de l’eau, une rivière ou une masse d’eau sera replacée dans l’entité hydrographique jugée pertinente, qui aura de facto statut de territoire ; ces différents « territoires de l’eau » seront définis à différentes échelles, par exemple du petit bassin versant correspondant à la rivière au grand bassin versant correspondant à l’ensemble du chevelu hydrologique entourant un fleuve.

13Si la fonction descriptive et délimitative de ce type de territoire demeure importante, la prise en compte croissante des interactions et des flux devient prédominante à compter des années 1990. Dès lors, il s’agit de mieux comprendre comment les phénomènes interagissent et font système, afin d’en bien saisir les caractéristiques et le fonctionnement, d’en mieux reconstituer les dynamiques passées et d’en mieux prévoir les possibles changements et évolutions. La notion de système et plus encore de géosystème s’impose, mais continue, sous l’influence de Georges Bertrand, d’accorder une place de choix au territoire, ainsi que le confirment les trois mots-clés de sa méthode d’analyse GTP (Géosystème/Territoire/Paysage). En fait, en recourant à la notion de système, ces approches confortent une conception naturaliste ou naturalisante du territoire. Elles considèrent en effet, sans nécessairement interroger la validité de ce présupposé, que la réalité physique qu’elles privilégient fait le système. En d’autres termes, elles supposent que le système physique ou naturel auquel elles s’intéressent et qu’elles circonscrivent existe en soi, pour de bon, ou en tout cas, elles font comme s’il en allait de la sorte. Georges Bertrand considère par exemple que le versant d’une colline, pour peu qu’il soit envisagé dans son fonctionnement de système, a valeur de territoire. En somme, dans tous ces cas, une conception objectivante et quasi ontologique du territoire l’emporte en rapport avec le phénomène considéré : le territoire devient réalité intrinsèque, relativement autonome par rapport aux humains.

Une approche omniprésente dans les politiques publiques

14Loin d’être anecdotique, cette manière d’envisager le territoire joue un grand rôle dans les politiques publiques ayant trait à la gestion des risques naturels et, de manière plus générale, à la gestion des questions environnementales. Les entrées naturalistes et physiques déterminent les territoires du risque (d’inondation, sismique…), de même qu’elles servent souvent à cadrer la réflexion et l’action publique en matière de protection de la nature ou de gestion de la biodiversité. La logique du bassin versant prime pour la gestion de l’eau, de même que la logique du paysage ou des communautés biotiques ou des grands types d’écosystèmes l’emporte pour la gestion de la biodiversité. La politique de l’eau en France repose pour une large mesure sur ce type de découpage. Quand la prospective 2030 du ministère de l’Écologie (2013) revendique une territorialisation de la biodiversité, elle s’appuie en réalité sur un découpage en « sept grands paysages et en dix grands territoires écologiquement et historiquement cohérents, qui reposent en premier lieu sur des critères naturalistes et écosystémiques ». Ce qui vaut pour les surfaces terrestres se vérifie également au niveau des océans : dans les négociations internationales relatives à la gestion et à la protection des ressources marines, la même « approche écosystémique » sert à délimiter les zones d’importance écologique et biologique (Zieb2) jugées pertinentes. L’entrée naturaliste et écosystémique s’avère encore déterminante dans la notion de biorégion qui se trouve au fondement d’approches militantes, en rupture avec la mondialisation et ses effets négatifs, et qui invitent à un réenracinement des communautés humaines dans des ensembles biotiques clairement différenciés.

Les intérêts de cette approche

15Cette approche du territoire met en exergue plusieurs aspects importants.

• Premièrement, elle a le mérite de rappeler l’existence de réalités physiques, climatiques et naturelles, avec lesquelles il convient de compter, aussi bien pour les contraintes qu’elles exercent sur les sociétés humaines que pour les opportunités qu’elles offrent.

• Deuxièmement, en effectuant, au regard des seules données biophysiques, une délimitation et une catégorisation des territoires, à différentes échelles, elle souligne la diversité des conditions naturelles terrestres, diversité qui tend à disparaître sous l’effet des discours uniformisants et d’approches qui privilégient ostensiblement les considérations humaines.

• Enfin, elle met en avant l’importance des flux naturels et des interactions biophysiques, aussi bien au sein des territoires écologiques définis, qu’entre ces territoires, et ce, à différentes échelles.

Deuxième approche : le territoire comme aire de souveraineté et d’exercice d’une autorité politique

16Les apports de l’éthologie animale peuvent tout aussi bien inspirer une lecture en termes de pouvoir ou en tout cas être utilisés pour la conforter. Un animal territorial fait régner son ordre et sa loi sur un espace donné, tant qu’il en a la force ou la ruse suffisante. Avec ou sans truchement de la fable, le passage à l’animal politique qu’est l’humain s’opère alors sans difficulté.

17Dans cette approche du territoire, le registre du politique l’emporte sur toute autre considération. Avec son maître livre The Significance of Territory (1973), le géographe Jean Gottmann fait le constat de cloisonnement de l’espace géographique. Si la diversité du substratum physique a pu jouer un rôle dans la production d’organisations différentes, c’est l’affirmation d’entités politiques distinctes qui constitue, selon lui, le fait fondamental :

Dans le monde cloisonné de la géographie, l’unité politique, c’est le territoire. Que ce soit l’ensemble du territoire national d’un État, ou bien l’ensemble des terres groupées en une unité qui dépend d’une autorité commune et jouit d’un régime donné, le territoire est un compartiment d’espace politiquement distinct de ceux qui l’entourent (1952, p. 70).

18Avec l’avènement et la généralisation des États modernes à partir des xvi^e et xvii^e siècles, d’abord en Europe puis dans le reste du monde, le territoire envisagé comme étendue de terre bornée sur laquelle l’État exerce son autorité et sa souveraineté gagne ses lettres de noblesse. Il constitue, avec le Peuple et le Gouvernement, l’un des trois grands attributs de l’État moderne.

19En ce sens, le territoire correspond premièrement à l’espace sur lequel l’État exerce un contrôle absolu et sans concurrence, d’où provient la notion de souveraineté. Il s’agit d’un espace institutionnel et politique, au sens fort de ces termes ; l’État tire sa légitimité de sa capacité à garantir l’intégrité territoriale, en faisant en sorte que le territoire soit reconnu, à l’intérieur, par toute sa population et, à l’extérieur, par les autres États.

20Les analyses de Michel Foucault et de Gilles Deleuze convergeaient au sujet des relations entre pouvoir et territoire. Les deux philosophes considéraient en effet que jusqu’à l’avènement de l’État moderne, la préoccupation majeure consistait à conquérir de nouveaux territoires et de veiller au respect des frontières. Le territoire est un enjeu de pouvoir ; inversement, le pouvoir se définit, se réalise et se renforce par le territoire. Avec le passage à l’État-nation moderne, l’enjeu territorial serait passé au second plan, à mesure que les frontières se sont stabilisées : il s’agit moins d’agrandir le territoire ou de veiller au respect des frontières que de faire prospérer et de gouverner une population à l’intérieur de frontières données, c’est notamment l’un des thèmes de la biopolitique de Foucault.

21Pourtant, depuis quelques années, l’actualité géopolitique oblige à réviser pour partie ces analyses. Comme le souligne Michel Foucher dans son ouvrage Le retour des frontières (2016) : « Nous vivons dans un monde resté westphalien dans ses ressorts, avec ses revendications territoriales, sa compétition juridique pour les ressources et l’affirmation de puissance projetée en zone d’influence » (p. 8) ; au demeurant, « les frontières sont des marqueurs symboliques, nécessaires aux nations en quête d’un dedans pour interagir avec un dehors » (p. 7). Aussi, comme le montre Régis Debray dans son Éloge des frontières (2010), le fait étatique se montre incroyablement têtu, n’en déplaise aux tenants de la globalisation et de l’open-up :

On cajole une planète lisse, débarrassée de l’autre, sans affrontements, rendue à son innocence, sa paix du premier matin, pareille à la tunique sans couture du Christ. Une Terre liftée, toutes cicatrices effacées, d’où le Mal aurait miraculeusement disparu. Les nuages atomiques vont dans ce sens : ils se moquent de Terminus, le dieu des confins, auquel Rome rendait un culte sur le Capitole, en plein centre, et au nom duquel on plantait un hermès pour marquer la lisière de son champ. Le VIH-1 non plus n’en a cure. C’est un fait. Il en est un autre, concomitant du premier : des frontières au sol, il ne s’en est jamais tant créé qu’au cours des cinquante dernières années. Vingt-sept mille kilomètres de frontières nouvelles ont été tracés depuis 1991, spécialement en Europe et en Eurasie. Dix mille autres de murs, barrières et clôtures sophistiquées sont programmées pour les prochaines années. Entre 2009 et 2010, le géopoliticien Michel Fournier a pu dénombrer vingt-six cas de conflits frontaliers graves entre États. […] Fossile obscène que la frontière, peut-être, mais qui s’agite comme un beau diable. Il tire la langue à Google Earth et met le feu à la plaine – Balkans, Asie Centrale, Caucase, Corne de l’Afrique et jusqu’à la paisible Belgique. […] Only one world chantonne le show-biz, et quatre fois plus d’États à l’ONU que lors de sa création (p. 19-20).

22Dès 1986, dans un ouvrage intitulé Human Territoriality : Its Theory and History, Robert D. Sack développe une approche de la territorialité très proche, si ce n’est qu’il propose d’en généraliser le champ d’application. En effet, si les États demeurent un acteur majeur de la scène internationale et si les considérations géopolitiques effectuent un retour en force depuis la fin de la guerre froide, la conception politique du territoire n’est plus l’apanage des États. Comme ne manquent pas de le noter nombre de politistes depuis plus de vingt ans, les États sont débordés à la fois par le haut et par le bas. Dans une acception certes plus faible de l’autorité politique et de la souveraineté que celle de l’État, il faut en effet reconnaître l’émergence d’autres territoires, à la fois supranationaux et infranationaux, dans lesquelles il est possible de voir une forme d’exercice du pouvoir au travers des réglementations, des institutions et des politiques qui régissent peu ou prou la vie en société à ces différentes échelles territoriales. À cet égard, plutôt que d’y voir la fin des territoires, il convient plutôt d’en célébrer la démultiplication.

23Le raisonnement suivi par Yves Lacoste dans son maître livre, La géographie ça sert d’abord à faire la guerre (1976), mériterait ainsi d’être transposé au territoire. Combien de territoires étatiques ? Moins d’une cinquantaine en 1946 et 193 aujourd’hui siégeant aux Nations unies. Combien de regroupements supérieurs, d’échelle régionale, sachant que les assemblages institutionnels et les accords commerciaux (Alena, Mercosur en particulier) masquent parfois l’importance des processus d’intégration fonctionnelle (Beckouche et Richard, 2013) ? Combien de régions, de provinces, de districts et de comtés ? Combien de communes, de villes ? Combien de communautés de communes, de collectivités territoriales ou équivalentes ? Des centaines de milliers ?

24Le territoire peut ainsi être entendu comme espace institutionnel, administratif et politique, sur lequel une autorité collective exerce un ensemble de juridictions, de règles et de politiques publiques visant à cadrer l’exercice de la vie en société et à en orienter le cours. Il s’agit d’une réalité très significative du monde contemporain, la difficulté consistant à accepter que différents niveaux de légitimité territoriale de ce type existent, se mêlent et parfois se télescopent ; qu’en outre, d’un pays à l’autre, l’importance relative de ces différents niveaux territoriaux puisse varier grandement, en raison notamment d’une histoire institutionnelle et politique et d’un héritage naturel et culturel, eux-mêmes éminemment variables.

25Des concurrences institutionnelles très vives existent entre ces différents niveaux territoriaux, comme en témoignent les débats souvent passionnés concernant à la fois les aspects d’intégration et de fédéralisme sur le plan supra-étatique ou à l’opposé les enjeux de la décentralisation (comme c’est le cas en Inde).

Les intérêts de cette approche

26Cette approche du territoire met en avant des aspects essentiels.

• À l’époque d’Internet, de la circulation généralisée des idées et des marchandises, du triomphe des réseaux et des flux, elle rappelle que le cloisonnement de l’espace demeure une donnée politique et stratégique de premier ordre, comme l’attestent avec une virulence particulière la question des migrations, la résurgence et la gravité des conflits territoriaux et le retour au premier plan de la question des frontières.

• En second lieu, elle invite à considérer avec une attention renouvelée la variété des régimes politiques et des formes de gouvernance, les modalités pratiques de la gestion des territoires présentant une diversité trop souvent ignorée ou éludée.

• Enfin, elle donne à penser que l’espace politique ne se résume pas à un seul niveau d’organisation, en l’occurrence l’État-nation ; qu’il a plutôt tendance à se déployer à plusieurs niveaux d’organisation, la question de la bonne articulation ou de la mise en synergie entre ces différents niveaux d’organisation devenant cruciale.

Troisième approche : le territoire comme matrice culturelle et lieu de fabrique identitaire

27Au tournant des années 1980, prenant appui sur les travaux d’Hilary Putnam, le géographe Claude Raffestin se démarque d’une conception matérialiste de l’espace et du territoire où l’objet existerait hors d’une conceptualisation et d’une médiation sociale. À la différence de l’espace physique ou espace support, le territoire consiste selon lui en un espace socialement construit, caractérisé par la mise en place d’un système sémique médiateur de la relation à l’autre. L’idée n’est pas fondamentalement nouvelle puisque, dès 1952, Jean Gottmann observait déjà que l’espace était cloisonné en vertu d’un « principe général d’iconographie » entendue « comme un ensemble d’éléments d’ordre culturel qui font l’unité d’un peuple ». Au demeurant, les dictionnaires généralistes prédisposent à la réception de cette approche lorsqu’ils rappellent que le mot territoire provient du latin classique territorium, « étendue sur laquelle vit un groupe humain ».

28Avec Raffestin cependant, le territoire constitue en premier lieu une production sociale et culturelle. Ou plutôt une coproduction puisque comme différents géographes le théoriseront avec lui, il convient de l’envisager comme une entité hybride ou bifaciale, à la croisée du spatial, du social et du vécu, au confluent du matériel, du politique et de l’idéel.

29En ce sens, le territoire n’a pas d’existence propre et autonome. Il doit d’abord être appréhendé comme la résultante ou le fruit d’un processus culturel. Il existe par le groupe humain qui se reconnaît en lui, et dont il forge en retour l’identité collective, ainsi que celle de chacun de ses membres. Mouvement dans lequel le groupe informe et façonne l’espace géographique, en retour de quoi celui-ci informe et façonne à son tour le groupe humain : mouvement de spirale ou de vortex auto-entretenus, et cependant susceptible de se gripper, voire d’involuer. Le géographe Bernard Debarbieux propose ainsi de concevoir le territoire comme « agencement de ressources matérielles et symboliques capable de structurer les conditions pratiques de l’existence d’un individu ou d’un collectif et d’informer en retour cet individu et ce collectif sur sa propre identité » (in Lévy et Lussault, 2013). Dès 1994, Christiane Gagnon définissait, quant à elle, le territoire comme « la résultante et la partie constitutive d’un ensemble complexe et réticulaire d’interactions qu’établissent les acteurs à partir de leurs lieux de vie, d’espaces sociaux, de traits culturels, des usages des ressources mais aussi de contraintes exogènes ou endogènes » (p. 17).

30Aussi le territoire ne doit-il pas être confondu avec l’espace vécu (Frémont, 2009) : il représente plus que cela. Pour qu’il y ait territoire, il faut qu’il y ait sentiment d’attachement, mais plus encore, d’appartenance ; l’appropriation est donc seconde, quoi qu’en laissent entendre nombre de manuels et de définitions usuelles. « Le territoire, c’est cette parcelle d’espace qui enracine dans une même identité et réunit ceux qui partagent le même sentiment. Dans ce sens, c’est bien un lien avant d’être une frontière » (Bonnemaison, 1990). Dans une allocution de 1995, le même auteur précise :

Le territoire peut être défini comme l’envers de l’espace. Il est idéel et même souvent idéal, alors que l’espace est matériel. Il est une vision du monde avant d’être une organisation ; il relève plus de la représentation que de la fonction, mais cela ne signifie pas qu’il soit pour autant démuni de structures et de réalité. Il a des configurations propres, variables selon les sociétés et les civilisations, mais sa réalité relève plus de l’analyse culturelle, historique et politique que proprement économique. Il n’y a alors rien d’étonnant à ce que les premiers à avoir cherché dans le territoire ce que l’espace ne révélait pas aient été des chercheurs travaillant sur les sociétés traditionnelles où les valeurs économiques ne sont pas les valeurs primordiales (p. 130).

31Le processus d’identification forte entre un groupe humain et un espace donné qui produit le territoire autant qu’il en signale l’existence, requiert plusieurs conditions.

32Il lui faut d’abord du temps. Le territoire se construit dans la durée, par sédimentations successives, par coévolutions longues entre un groupe humain et un espace donné. En 1982, le sociologue Michel Marié remarquait ainsi que « l’espace a besoin de l’épaisseur du temps, de répétitions silencieuses, de maturations lentes pour devenir territoire » et le géographe Jean-Luc Piveteau, en 1996, soulignait : « La mémoire sémiotise l’espace et l’espace stabilise la mémoire ; et la synthèse de ces deux temps compénétrés […] c’est le territoire. »

33Il suppose en outre l’existence de caractéristiques remarquables, de géosymboles (Bonnemaison, 1995) et de médiances (Berque3, 1998), qui permettent à une communauté humaine d’entretenir un sentiment d’appartenance et l’aident à prendre conscience de vivre-là plutôt qu’ailleurs : paysages uniques, espèces emblématiques, microclimats, mais aussi grands ancêtres, expressions idiosyncratiques et événements historiques, monuments passés ou contemporains. Tous ces attributs naturels, humains et artificiels sont de nature à maintenir et à conforter le sentiment d’appartenance et d’identification des individus et du groupe à un territoire singulier, territoire qui les aide en retour à savoir un peu mieux qui ils sont, à actualiser le récit qui les lie entre eux et avec leur milieu de vie ; à faire, en somme, communauté, en sachant ce qui les caractérise et ce qui les distingue : « Tout territoire se repère à partir de signes et de symboles enchâssés dans des objets, des choses, des paysages, des lieux » (Di Méo et Buléon, 2005, p. 45).

34Comme le note le géographe Paul Claval (1996), les travaux des anthropologues, ainsi que de certains géographes (Raison à Madagascar, 1977 ; Bonnemaison dans l’archipel du Vanuatu, 1986 ; Hong-Key Yoon et les Maoris de Nouvelle-Zélande, 1986) ont révélé des sociétés humaines où cette approche du territoire paraissait avoir atteint un tel degré d’accomplissement et d’achèvement que les cultures indigènes se trouvaient dans l’incapacité de se définir sans référence à cet espace source, conçu comme une extension d’eux-mêmes. Elles épousaient si bien leur territoire, qu’elles ne faisaient qu’un avec lui, leur cosmogonie, leur structure sociale mimant des traits majeurs de sa physicalité, cependant qu’elles continuaient de l’aménager et de le transformer à l’image de leur organisation sociale, de leurs croyances et de leur schème culturel. Plus proche de nous, l’École territorialiste italienne développe une approche très comparable, quand elle envisage le territoire comme un rapport amoureux entre un espace précis et une communauté humaine.

Une relation toujours actuelle et vivante, sous réserve d’en faire une lecture ouverte

35Cependant, sous l’effet de la mondialisation, du triomphe de l’occidentalisation du monde et d’une certaine forme d’individualisme, la tentation est grande de considérer que cette configuration ne relève plus désormais que de l’exception, tant elle suppose un état de fort cloisonnement identitaire et communautaire. Même les identités nationales seraient de moins en moins affirmées, à mesure que des ensembles économiques et stratégiques de plus large envergure s’imposent à l’échelle mondiale. Pourtant, de nombreux observateurs ne manquent pas de noter que l’ouverture au monde et la perte des repères se traduisent aussi par une recherche renouvelée d’ancrage territorial, s’incarnant notamment dans un mouvement planétaire de patrimonialisation, visant à reconnaître et à célébrer différentes formes d’objets patrimoniaux, monuments, sites historiques, espaces naturels… Donc, sous réserve de conserver de cette approche du territoire l’idée d’une interaction entre un groupe humain et un espace physique qui s’appuie à la fois sur des données matérielles et idéelles, cette approche du territoire demeure profondément actuelle comme le souligne Guy Di Méo (2001) : « Sur le socle que dresse la réalité socioculturelle, le territoire témoigne d’une appropriation à la fois économique, idéologique et politique (sociale donc) de l’espace par des groupes qui se donnent une représentation particulière d’eux-mêmes, de leur histoire, de leur singularité » (p. 38).

36En fait, le sentiment d’appartenance à un groupe et à une communauté de projet en rapport avec un espace signifiant peut très bien se déployer selon un rapport d’identification moins poussé que celui des sociétés autochtones ou indigènes. Un gradient d’identification peut sans doute être envisagé, y compris dans des situations où le groupe n’est pas défini une fois pour toutes, s’avère mouvant et intègre des éléments matériels eux-mêmes fluctuants : c’est ainsi que Louis Marrou (2005) et Camille Parrain (2010), en proposant la notion de merritoire, parviennent à adapter la notion de territoire au milieu maritime, qu’il soit côtier ou hauturier, lieux pourtant hypermobiles par excellence.

37Sous un tel rapport, il serait même possible d’envisager une forme de graduation quant à l’intensité du lien ou de la connivence unissant un groupe donné à un espace géographique précis. Lien se nouant dès qu’un certain attachement à un lieu et à ses caractéristiques se manifeste dans le discours et se traduit dans les projets des acteurs qui interagissent avec lui et l’habitent pour atteindre un rapport quasi fusionnel dans certaines communautés. Autant de degrés en somme d’une relation plus ou moins émerveillée et amoureuse entre un lieu et les personnes qui l’habitent. Relation qui, de surcroît, mérite aussi d’être considérée sous l’angle de la réflexivité, à mesure que les personnes d’un lieu prennent conscience du fait qu’elles sont attachées à un espace dans ce qu’il dit d’elles-mêmes, de ce à quoi elles sont véritablement attachées et qu’elles ne quitteraient pour rien au monde.

Les intérêts de cette approche

38Par cette approche du territoire, trois idées majeures au moins sont mises en lumière.

• Elle rappelle ou souligne qu’au-delà des découpages officiels, tantôt appuyés sur des logiques administratives et institutionnelles, tantôt définis par des considérations purement techniques, matérielles et physiques, les territoires correspondent aussi – et peut-être d’abord – à des espaces socialement construits, fruits d’une interaction longue entre un groupe humain et un espace investi par celui-ci. Lecture et conception assurément majeures du territoire, mais qui ont la fâcheuse tendance d’être récupérées, dénaturées et comme asservies par d’autres logiques et lectures territoriales.

• En conséquence, elle suggère d’être davantage attentif à l’intensité du lien entre les habitants et l’espace qu’ils investissent et patrimonialisent, au travers duquel ils se reconnaissent, et qui concourt à forger leur identité en vertu d’un sentiment d’appartenance (non nécessairement exclusive d’ailleurs). Ces territoires-là sont en effet trop souvent confondus
  a priori avec des territoires administratifs, fonctionnels ou institutionnels, alors qu’ils ne coïncident pas nécessairement avec eux, ni ne disent la même chose.

• Enfin, elle donne à penser que l’évolution des modes de vie, la mobilité accrue des personnes et la mondialisation n’ont pas réduit à néant, quoi qu’on en dise parfois, l’existence de liens privilégiés entre des individus ou des groupes humains et des espaces d’appartenance spécifiques ; au contraire, il se pourrait fort qu’ils en renforcent le besoin. À condition toutefois d’en avoir une lecture souple, ouverte et évolutive, et de ne pas tout rapporter à un modèle idéalisé où le groupe ethnique vivait en osmose si étroite avec un espace géographiquement limité, qu’il était pratiquement coupé du reste du monde.

Quatrième approche : le territoire comme élément constitutif ou maillon d’un système/réseau économique et financier mondialisé, toujours plus interdépendant et connecté

39Il fut un temps, pas si lointain, où l’économie d’un Pays/pays ou d’une Région/ région pouvait se résumer au travers d’une carte réduite à quelques symboles (principales ressources et productions agricoles et minières, activités industrielles dominantes). La taille et l’abondance des symboles signifiaient la richesse relative des territoires considérés. Ce mode de représentation indiquait des spécificités et des atouts, comme s’il s’agissait avant tout de données naturelles ou historiques liées aux territoires eux-mêmes, à leurs caractéristiques intrinsèques. Empreinte persistante d’une période longue où le modèle autarcique était, sinon la règle, du moins la forme dominante.

40Pourtant, l’historien Fernand Braudel et le sociologue américain Immanuel Wallerstein n’avaient pas manqué de souligner le rôle décisif des échanges dans l’émergence des premières villes-monde au xvi^e siècle, villes portuaires de l’Italie du Nord (Venise, Gênes), de Flandre et des Pays-Bas (Bruges, Anvers, Amsterdam). Souvent considéré comme une « première mondialisation », ce mouvement qui marque la naissance du capitalisme met en relation des villes – et non des États – avec des régions du monde éloignées, telles les Amériques ou l’Inde. Outre les échanges internationaux de marchandises qui le caractérisent, il témoigne d’une spécialisation territorialisée des activités productives et marchandes, en conformité avec la théorie des avantages comparatifs inaugurée par l’économiste britannique David Ricardo dans ses Principes de l’économie et des impôts (1817).

41Après une certaine période de repli, la mondialisation des échanges de marchandises, de biens, des personnes et des services connaît, d’un avis assez unanime, une forme d’intensification et d’accélération prodigieuses à l’issue de la seconde guerre mondiale. Plusieurs changements majeurs et les processus qu’ils induisent se combinent pour soutenir cette mondialisation accrue de l’économie qui se double depuis quelques décennies d’une globalisation financière. En premier lieu, de nombreux auteurs soulignent à cet égard l’importance des (r) évolutions techniques et technologiques, qui se traduisent notamment par un développement considérable des moyens de transport physiques, des échanges de données et de la circulation des capitaux. Le second facteur provient des mutations de l’espace économique lui-même, sous le triple effet de l’ouverture des frontières et des marchés (libre-échange), des stratégies d’internationalisation des grandes entreprises, mais aussi de la constitution d’ensembles régionaux (Europe, Asean…) et de l’émergence de nouvelles puissances économiques et financières. En dernier lieu, des transformations sociétales majeures joueraient également en ce sens, à commencer par la mutation des modes de vie et de consommation.

42Dans ce nouvel univers de la compétition mondialisée, un mouvement planétaire de redistribution des activités s’opère, qui travaille et transforme en profondeur les territoires. À mesure que s’affirme le « made in monde » (Berger, 2006), « les territoires, de ce point de vue, apparaissent comme de petites cases sur un échiquier mondial concurrentiel que les firmes voudraient le plus fluide et le plus homogène possible » (Veltz, 2008). Dans le réseau mondial d’échanges et de flux qui se met en place, certains territoires parviennent à capter des fonctions essentielles au point de devenir des nœuds structurants et vitaux de celui-ci. Une nouvelle hiérarchie se fait jour, avec, à sa tête, une dizaine de global cities ou villes mondiales (Sassen, 1991) qui opèrent à la manière de véritables « centres de commandement ». « L’économie d’archipel » qui en résulte s’appuie également sur un réseau secondaire de métropoles, de régions urbaines et de villes qui réussissent à trouver leur place dans le processus de mondialisation économique. Elles y parviennent, semble-t-il, selon trois grandes voies (Veltz, 2008) : (1) sur le mode d’une économie d’enclave bénéficiant de sites ponctuels : sites miniers, pétroliers, militaires… ; (2) sur le mode de districts de production hautement spécialisés (par exemple, la ville chinoise de Datang, devenue capitale mondiale de la chaussette, ou encore, la Silicon Valley pour les hautes technologies) ; (3) sur le mode de métropoles diversifiées s’apparentant à de véritables locomotives de l’économie moderne. Au demeurant, les chercheurs spécialistes de ce domaine notent régulièrement que cette « projection » réussie de métropoles dans le réseau mondial se réalise souvent sans relation étroite avec l’arrière-pays, voire au détriment de celui-ci. À noter enfin qu’elle marginalise aussi de vastes zones n’ayant pas réussi à trouver leur place dans cet archipel mondial de la réussite économique : sorte de « slum » mal défini, comportant tantôt des espaces à très forte densité humaine, tantôt des espaces vides ou quasi vides sur le plan démographique.

43En conséquence, le processus de mondialisation économique se double et se traduit par un processus puissant d’urbanisation et de métropolisation, les métropoles concentrant une part croissante du PIB mondial. À titre d’exemple, le PIB de l’agglomération tokyoïte équivaut au double de celui du Brésil, et celui de Chicago, septième ville mondiale, égale celui du Mexique :

La globalisation fait émerger la puissance des villes, qu’il s’agisse de grandes métropoles, de villes-régions ou de centres plus limités de taille, mais parvenant à occuper des positions stratégiques dans les flux mondiaux. Elle la fait émerger tout simplement parce que la fluidité des échanges permet l’expression et le déploiement de la puissance des effets d’agglomération urbains
Veltz, 2008.

44Il convient cependant de noter que pour certains auteurs (Lussault, 2013), le ressort de l’urbanisation du monde se trouve ailleurs :

Quel est le moteur principal de ce mouvement d’urbanisation ? En la matière, il ne peut y avoir de doute : le Monde s’urbanise parce que les individus ont aspiré et aspirent un peu partout, à urbaniser leur biographie, c’est-à-dire à faire de l’urbain leur habitat, leur espace de vie personnelle et d’activité. […] Et si l’organisation urbaine attire, c’est en raison de son efficacité intrinsèque. L’urbain est toujours plus intense que le rural, par l’ampleur des relations rendues possibles entre toutes les réalités sociales co-accessibles du fait même des caractéristiques de regroupement spatial, et cette intensité est un facteur majeur d’attractivité (p. 65).

Un double processus à l’œuvre qui confirme l’importance des territoires

45La mondialisation signe-t-elle, comme on l’entend régulièrement, la fin des territoires ? Selon Pierre Veltz (2008), ceux qui le pensent et le théorisent ne voient qu’un côté du phénomène, de la dynamique ou du processus à l’œuvre : « La machine à dissocier fonctionnellement et géographiquement les tâches et les activités, à dégrouper sans cesse les flux et les relations, pour les optimiser du point de vue des localisations, des coûts, de l’accès aux compétences, de l’accès au marché » (p. 33-34). Ils négligent l’autre facette de la dynamique ou du processus en cours qui conduit, de manière complémentaire, bien que contradictoire en apparence, à la polarisation géographique croissante des activités, à la concentration et à la spécialisation spatiale autour de pôles, puissants ou modestes.

46Aussi, le territoire économique n’est pas, comme le proclament de nombreux observateurs, un pur territoire de flux, indifférent aux lieux (Veltz, 1996, p. 263). Bernard Pecqueur (2004) estime également que la période touche à sa fin, où l’économie paraissait s’être affranchie de la géographie « en élaborant un système conceptuel qui, par le biais de la mondialisation, mettait le capitalisme en situation d’autonomie vis-à-vis de son ancrage spatial » ; il insiste : « La vaste parenthèse industrialiste ouverte au milieu du xviii^e siècle avec la Révolution industrielle anglaise et confirmée par la Révolution française se referme » ; désormais, les entreprises réalisent que « le territoire devient un gisement de compétitivité » (p. 72). En réalité, le processus de mondialisation s’accompagne donc de forces d’agglomération qui donnent une nouvelle actualité à la question des territoires économiques.

47Premièrement, le territoire permet de tirer parti des effets de proximité. Contrairement à une idée répandue, les réseaux n’abolissent pas complètement les distances. Dès lors, un regroupement physique d’activités et de personnes dans un espace relativement proche permet de faire jouer des complémentarités et des synergies. Des systèmes productifs localisés (SPL) étudiés par Bernard Pecqueur aux pôles mondiaux de haute technologie, au rang desquels le plateau de Saclay tente de se hisser, en constituent autant d’illustrations. Ces complémentarités et ces synergies s’avèrent d’autant plus sources de profit et de créativité qu’elles bénéficient également d’une proximité relationnelle (capital social favorisant l’interconnaissance, la qualité des échanges entre opérateurs et leur capacité à coopérer) et organisationnelle (un ensemble d’aspects liés à l’organisation d’un territoire pouvant concourir à favoriser la productivité, l’économicité et les capacités d’innovations multiples de ses agents économiques). Sur ce dernier point, il convient de souligner que l’état actuel des relations économiques est loin de correspondre au libre-échange de la théorie pure et parfaite : réglementations de tous ordres, mesures fiscales et politiques publiques, continuent d’avoir un rôle déterminant dans la compétitivité d’un territoire et des activités économiques qu’il héberge.

48En second lieu, les travaux conduits en France par l’économiste et géographe Laurent Davezies (2003 ; 2012) montrent que l’activité économique productive n’épuise pas l’ensemble du sujet. En effet, pour de nombreux territoires aujourd’hui, l’enjeu consiste moins à disposer de ressources en propre ou à produire des biens spécifiques qu’à capter des revenus. Une autre économie se révèle, souvent déconnectée de la précédente dans la mesure où les lieux de consommation ne coïncident pas avec les lieux de production, avec l’émergence de territoires résidentiels et de territoires touristiques. Le caractère éminemment territorial de cette économie-là s’avère encore plus marqué puisqu’il procède directement des caractéristiques des lieux considérés.

49Enfin, comme le rappellent plusieurs auteurs, des innovations technologiques et des évolutions sociales invitent à penser que les formes actuelles de la mondialisation – de la mondialisation économique notamment – sont sujettes à changement et pourraient bien, à l’avenir, reposer moins que par le passé sur les phénomènes de concentration à grande échelle.

50Finalement, comme le souligne avec force Pierre Veltz (1996), le défi majeur que pose la question des territoires économiques tient au fait que « la combinaison des flux et des lieux, du territoire-étendue et du territoire-réseau est difficile à penser et à représenter » :

Chacun se représente aisément l’étendue (terrestre ou maritime) irriguée par des réseaux, une géographie et une économie de flux articulant des régions ou des villes qui sont autant de foyers relativement autonomes, d’économies en miniature. Beaucoup plus difficile à saisir, à dessiner et à conceptualiser est le territoire en réseau qui se forme sous nos yeux – radicalement distinct du précédent en ce sens que chaque pôle, ville ou région, est nœud de croisement et de commutation de flux multiples et se relie au « système global » non plus comme une entité bien définie, dans un jeu d’emboîtements hiérarchisé, mais comme un point de condensation dans un immense et indéchiffrable maillage (p. 264-265).

Les intérêts de cette approche

51Plusieurs points essentiels sont à porter au crédit de cette approche.

• Elle bouscule les conceptions nostalgiques du territoire, qui pourraient avoir tendance à privilégier des formes de repli culturel et identitaire dans des cadres administratifs et politiques bien délimités. En soulignant que les individus, les groupes et les territoires se retrouvent de facto mis en concurrence et connectés à l’échelle du monde, elle oblige à considérer l’importance des flux, des interactions, des mobilités et des échanges qui façonnent notre monde dans ses moindres replis.

• Elle suggère que l’enjeu pour les territoires consiste à accomplir leur présence et leur intégration dans le système-monde, soit à reconnaître et à s’appuyer sur leurs ressources et leurs richesses propres (au sens large) pour réussir leur articulation et leur insertion dans l’espace mondial. À l’heure du triomphe des réseaux, de la mobilité et de la connectivité généralisées, l’entité territoriale demeure décisive, dès lors qu’elle parvient à valoriser, notamment, les dimensions de proximité (géographique et organisationnelle) et de capital social.

• Enfin, elle donne à voir que la mondialisation économique n’est pas toujours heureuse. Si elle ouvre à certains territoires de formidables perspectives, elle comporte aussi son lot de perdants et d’effets pervers. La face sombre de la mondialisation économique (disqualification et paupérisation de territoires, développement tentaculaire de métropoles ayant perdu toute dimension humaine…) montre que l’insertion réussie dans l’espace mondial constitue un véritable défi : entre risque de sclérose et risque de surchauffe, il n’est pas toujours facile pour les territoires de trouver le moyen de trouver et de piloter un juste équilibre.

Aux origines du doute territorial

Des acceptions ou plutôt des approches foncièrement différentes

52Le vocable est le même, mais la réalité qu’il recouvre diffère assez fondamentalement. À vrai dire, il s’agit moins d’une différence de sens donné au mot territoire que d’approche, c’est-à-dire de « façon de voir les choses et de rendre compte du réel » (Bunge, 1977). Quatre manières résolument distinctes d’aborder la question du territoire, chacune correspondant à une façon spécifique d’entrer dans le sujet. Chacune privilégiant des dimensions particulières, des objets et des questionnements qui aboutissent de facto à une grille de lecture et d’interprétation spécifique. Dimensions, objets et questionnements suffisamment circonscrits et différenciés, pour qu’ils requièrent des modes opératoires originaux, et déterminent des communautés de chercheurs et d’experts discernables.

53À notre connaissance, les quatre grandes approches repérées ci-avant ne sont guère reconnues et distinguées comme telles dans la littérature. Après coup, il est aisé de prendre conscience que la discipline géographique en porte la trace ou les marques, dans la segmentation qu’elle présente entre géographie physique et géographie humaine tout d’abord, mais plus encore dans les spécialités et les branches de cette dernière que sont, notamment, la géopolitique, la géographie culturelle et la géographie économique. Si la géographie n’a pas l’apanage du territoire, cette segmentation de la discipline montre à elle seule combien la question territoriale la travaille en profondeur.

54Que ces quatre approches du territoire ne soient pas mieux identifiées suggère que font encore défaut, aujourd’hui, les occasions et les lieux susceptibles de favoriser un échange constructif entre spécialistes du sujet. En tout cas, il importe de souligner qu’aucune hiérarchie entre ces approches n’a lieu d’être. Chacune est parfaitement légitime ; chacune rend compte d’un compartiment significatif de la réalité territoriale ; chacune met en lumière des aspects et des problématiques absolument essentiels et irremplaçables pour qui s’intéresse à la question territoriale. Quatre approches aussi différentes qu’indispensables, à combiner impérativement pour tenter d’appréhender de manière plus complète et satisfaisante la question du ou des territoires, de leur réalité, de leur dynamique et de leur possible devenir. Approches dont la mise en tension et en synergie doit pouvoir corriger les excès et les risques d’enfermement et de dérive de chacune d’entre elles, pour accéder à une compréhension plus fine et plus ample du fait territorial dans ses caractéristiques et son mouvement général, comme dans sa diversité.

Malentendus et confusion consécutifs au manque de reconnaissance de ces distinctions

55Le déficit de reconnaissance de l’existence d’approches spécifiques et autonomes du territoire joue sans doute pour beaucoup dans les relations complexes, empreintes à la fois de tentation et de répulsion, que semblent entretenir avec le territoire un grand nombre de chercheurs, de spécialistes et de commentateurs. L’unicité du vocable tend en effet à précipiter la recherche d’une définition elle-même unique et universelle. Plusieurs effets en résultent.

• La pluralité des définitions existantes et des conceptions qui semblent les accompagner discrédite totalement la notion aux yeux de certains. Amoureux des concepts clairs, ils dénient toute capacité heuristique à un terme utilisé à l’envi dans les contextes les plus divers, pour caractériser des réalités a priori aussi disparates que flexibles et lâches. À leurs yeux, le succès considérable du terme, repris aussi bien par les spécialités et les officines les plus diverses que par l’homme de la rue, ajoute encore à son caractère suspect. Devenu passe-partout et « fourre-tout » (Retaillé, 2015), il ne possède plus les attributs de la scientificité.

• Dans le flou qui entoure la notion et son caractère polysémique, d’aucuns ont beau jeu de retenir des définitions et des attributs du territoire qui montrent combien le terme relève d’une époque révolue et mérite d’être révoqué. Par exemple, en retenant le critère de la limite et de la frontière, le sociologue Bruno Latour considère que le « territoire » est le cadre conceptuel d’une géographie à l’ancienne, conforme à la vision moderniste du monde, obsédée par des distinctions essentielles et animée par un désir de purification. Il lui oppose le réseau, seul à même de sous-tendre une géographie adaptée au monde contemporain : complexe, hybride et mobile. D’autres attributs spécifiques et considérés isolément peuvent également servir à déconsidérer le territoire : sentiment d’identité forte ou d’appartenance marquée à un groupe culturel quand, au contraire, le monde paraît désormais régi par le primat de l’individualisme, et quand les appartenances virtuelles, via les réseaux sociaux, prennent le pas sur les appartenances réelles et localisées ; de même, économie autarcique et solidarité de destin en relation avec les ressources et les caractéristiques propres d’un territoire font souvent figure, au temps de la mondialisation économique, de vision purement passéiste. En conséquence et a fortiori, certaines conceptions ou certaines images canoniques du territoire deviennent de véritables repoussoirs. Le triangle magique culture-territoire-identité des ethnologues (Cuillerai et Abélès, 2002) en fait clairement partie. De même, les conceptions du territoire identifiées à l’État, ou encore, à la « région naturelle » – envisagée comme « échelle unique » (Lefort et Pelletier, 2006, p. 132) –, au sens où l’entendait Paul Vidal de La Blache, conduisent divers auteurs à prendre leur distance avec la notion de territoire, tant elles semblent aujourd’hui simplistes, caricaturales, partisanes et, pour tout dire, archaïques ; en somme, peu représentatives du monde en marche, dans sa diversité comme dans sa complexité.

• Enfin, chacune des approches évoquées, en raison des excès et des risques de dérives qu’elles comportent, peut aisément donner lieu à des caricatures ou susciter la plus grande défiance par réaction aux systématisations abusives auxquelles elles donnent libre cours ou font craindre de donner naissance. Cela se produit en particulier lors de trois occasions particulières4 (fig. 23) :
  • quand une approche, de manière réfléchie ou sans même y prendre garde, tend à devenir hégémonique (abus de position), donnant à penser qu’elle est la plus (la seule) légitime pour rendre compte de la réalité territoriale. Ainsi s’éclaire, par exemple, l’entreprise de dénonciation du mot territoire devenue monolangue à laquelle se livre Denis Retaillé (2015), constatant tous les abus géopolitiques perpétrés sous couvert du territoire-État-nation dans la région du grand Sahel ;
  • quand, par surdétermination des aspects auxquels ils s’intéressent, les tenants d’une approche retiennent des critères excessifs pour accorder le statut de territoire à un espace donné. D’où, par exemple, les travaux sur les diasporas (Tarrius, 1993 ; Chivallon, 1996), qui s’emploient à montrer que le groupe ethnico-linguistique et sa culture ne dépendent pas nécessairement d’un espace géographique tangible, mais peuvent se contenter d’un espace symbolique, largement virtuel ;
  • quand, enfin, l’approche privilégiée donne le sentiment de donner des bâtons pour se faire battre, les critères et les aspects qu’elle privilégie se retournant contre sa propre logique.

56Dans la majorité de ces cas de figure, ce sont les images d’Épinal du territoire – le territoire État-nation, le territoire-communauté culturelle, le territoire-région naturelle ou le territoire-terroir, le territoire bassin de vie ou bassin économique –, des définitions anciennes et des caricatures de la notion, des présentations partielles, donc jugées partisanes, qui suscitent la défiance et le mépris, et, par suite, le rejet en bloc du mot et de ce qu’il recouvre, sans autre forme de procès. Les définitions constituent un terrain d’élection des combats fratricides entre chantres et contempteurs du territoire. Faute de distinguer, d’emblée, différentes approches du territoire, la confusion et la disqualification réciproque l’emportent. En fin de compte, le meilleur de la réflexion sur le territoire disparaît souvent au profit de la polémique stérile et de la pure casuistique.

Malgré des tentatives de rapprochement et de synthèse, les antagonismes l’emportent souvent

57Que des chercheurs et des spécialistes recourent volontiers à la notion de territoire n’est pas une garantie de bonne entente. Il n’est ainsi pas rare d’assister à des séminaires autour du territoire qui tournent court ou s’avèrent relativement inféconds ; pourtant, ils réunissent des personnes de bonne volonté, mais les protagonistes, après quelques échanges, peinent à définir ce qu’ils peuvent avoir en commun – quand ils ne considèrent pas d’abord ce qui les oppose. L’explicitation des quatre grandes approches du territoire que nous avons esquissée suffit à montrer que certains traits de ces approches peuvent en effet s’opposer ou, en tout cas, ne se concilient pas de manière automatique. À titre d’exemple, un géographe physicien pourra éprouver des difficultés à trouver de l’intérêt pour ses recherches dans les préoccupations d’un culturaliste ; ce dernier, quant à lui, s’indignera peut-être du caractère péremptoire des délimitations territoriales établies par son collègue physicien, tant elles lui paraîtront indifférentes aux données culturelles et identitaires. De même, politistes ou géopoliticiens, férus de questions de frontière, de dispositifs institutionnels et de stratégies politiques ne feront pas toujours bon ménage avec des économistes et des géographes scrutant les mutations de la mondialisation et leurs relations avec l’essor ou le déclin de certains territoires économiques.

58Cela se comprend mieux une fois ces quatre approches mises au jour, au travers des thématiques principales et des motifs majeurs qui les constituent. On repère alors comment, deux à deux, ces approches reposent sur des considérations tellement différentes et, de prime abord, tellement opposées qu’elles peuvent paraître antagonistes. Cela vaut tout particulièrement pour l’approche biophysique et l’approche socioculturelle, la première se concentrant sur le non-humain, quand la seconde, au contraire, accorde ses préférences et son attention à l’humain. L’antagonisme apparent n’est pas moins fort entre l’approche politiste et institutionnelle du territoire et l’approche économique, la dynamique d’une économie mondialisée et les cadres institutionnels paraissant à première vue relever de principes contradictoires et même conflictuels. Bien que cela soit moins flagrant, des éléments existent dans chacune de ces approches qui tendent à contredire ou invalider des déterminants ou des points essentiels des trois autres. Il faut bien voir cependant que l’affaire se complique, à partir du moment où ces approches ne sont pas suffisamment discernées les unes des autres. En effet, si chaque spécialiste domine son sujet, il n’a souvent qu’une perception incomplète et lointaine des autres approches. En conséquence, il n’en retient pas toujours les éléments les plus pertinents, les plus porteurs et les plus féconds ; les malentendus et les craintes aidant, il sera souvent conduit à se focaliser sur ce qui lui paraît le plus étranger ou le plus incompatible avec sa propre lecture et sa propre approche du territoire.

59Fort heureusement, par leurs « objets de recherche », ainsi que par leur ouverture d’esprit, quelques chercheurs et certains spécialistes prennent conscience de l’existence de plusieurs approches du territoire. À titre d’exemple, le géographe Patrice Melé (2009) identifie « deux types de travaux dont les objectifs et les bases théoriques sont profondément distincts. Un premier groupe de recherches tente de saisir les modalités d’appropriation de l’espace par des habitants ou des usagers ; alors que le second se focalise plutôt sur les actions de découpages et de contrôle de l’espace par les pouvoirs, sur les modalités de saisie de sous-ensembles spatiaux par des politiques publiques et sur les modes de relations entre acteurs publics et privés au sein d’un espace local ». Il note, comme nous le faisons plus haut, que ces approches sont « le plus souvent irréconciliées », si bien que « l’écart entre les intérêts de ces deux champs d’investigation [lui] semble contribuer à “l’usure du concept de territoire” […] au point qu’au sein de chaque tradition de recherche, certains proposent aujourd’hui d’abandonner le terme à l’autre camp ou aux praticiens des politiques locales »5. L’observation de Patrice Melé est double. Premièrement, il constate que sous le même vocable de « territoire », deux champs de recherche scientifique existent en pratique ; en second lieu, il estime que la difficulté à faire dialoguer et à rapprocher les spécialistes de ces deux champs conduit chaque groupe à prendre ses distances avec la notion de territoire, à la discréditer ou à la neutraliser. C’est précisément le mécanisme ou le processus que nous décrivions plus haut, à cela près que nous raisonnions en base quatre (sur la base de quatre approches) – et non en base deux – d’où, probablement, un effet systémique encore plus prononcé de disqualification de la notion de territoire6…

60Au demeurant, là où Patrice Melé parvient à distinguer deux approches, nombre de géographes qui se recommandent peu ou prou des sciences sociales, peinent à suivre son exemple, en raison même des définitions quasi canoniques du territoire que plusieurs autorités de la discipline ont proposé depuis plusieurs années. Le travail que nous avons entrepris, consistant à « retrouver les distinctions fondamentales », apporte un éclairage appréciable sur ce point crucial. Il permet de comprendre que les définitions du territoire construites autour du motif central « portion de surface terrestre/espace approprié par un groupe humain » correspondent en réalité à une tentative de synthèse entre l’approche institutionnelle et politique du territoire et l’approche socioculturaliste. Plus encore, à une recherche de fusion entre ces deux approches, que le terme charnière d’appropriation rend apparemment possible. À première vue, la notion d’appropriation permet en effet de rendre compte de l’idée d’espace approprié au sens politique du terme, c’est-à-dire placé sous le contrôle et la juridiction d’une puissance ou d’une autorité donnée, et de l’idée d’espace approprié au sens où l’individu et le groupe le reconnaissent comme étant leur propriété et leur possession. Il semble donc qu’elle permette de faire tenir ensemble deux approches essentielles du territoire. D’où aussi, le soutien inconditionnel que lui témoigne Roger Brunet dans Les mots de la géographie. Dictionnaire critique. Article « Appropriation » : « Acte social fondamental et même fondateur en géographie » (2005a, p. 40). Article « Territoire » :

Espace approprié, avec sentiment ou conscience de son appropriation. […] Le territoire est à l’espace ce que la conscience de classe est à la classe : quelque chose que l’on intègre comme partie de soi, et que l’on est donc prêt à défendre. […] Le territoire implique toujours une appropriation de l’espace : il est autre chose que l’espace. […] Le territoire ne se réduit pas à une entité juridique ; […] il ne peut pas être non plus assimilé à une série d’espaces vécus, sans existence politique ou administrative reconnue […]. Le territoire n’est pas le terroir […]. Il ne se réduit pas davantage à l’enracinement paysan dans un lieu […], ni aux lieux fréquentés ; il y faut quelque chose de plus, et d’abord les sentiments d’appartenance (je suis de là) et d’appropriation (c’est à moi, c’est ma terre, ou mon domaine) (2005b, p. 480).

61Mais ce rapprochement ou cette fusion ont un prix. Comme le souligne Joël Bonnemaison, l’idée d’appropriation n’intervient que secondairement dans l’approche socioculturaliste ; prime sur elle l’idée d’attachement, le sentiment d’appartenance. Quant à l’approche politiste du territoire, la notion d’appropriation n’en rend compte que de manière incomplète et partielle. Dans les deux cas, ce terme met, de fait, l’accent sur la notion de propriété : il privilégie le dur de la relation (le fait de s’approprier un espace, au sens de la possession, de le faire sien et d’en défendre les limites) – par rapport au doux de la relation (le sentiment d’appartenance, la construction patrimoniale et identitaire, les projections juridiques, techniques et culturelles dans son administration, son organisation et son aménagement). Le terme d’appropriation, autour duquel s’organisent souvent les définitions du territoire chez les géographes, se présente donc à l’analyse comme une manière de compromis entre deux approches foncièrement différentes du territoire ; un compromis supposant que chaque partie fasse des concessions importantes, accepte de passer sous silence, dans la définition retenue, des composantes importantes, voire essentielles de ses analyses. Bien sûr, la notion d’appropriation permet déjà de faire passer des messages essentiels, propres à la géographie. Elle correspond en outre à un objectif louable de synthèse et de tentative d’unification de la discipline. Pourtant, elle présente aussi l’inconvénient de ne retenir qu’une partie limitée des apports et des analyses des différentes approches géographiques du territoire.

62Grand pourfendeur, jusqu’à une date récente, du concept de territoire, Jacques Lévy ne s’y est pas trompé : une part importante de ses critiques porte précisément sur la notion d’appropriation. Il a beau jeu de montrer que les tentatives de Claude Raffestin ou encore de Bernard Élissalde (2002) de « donner une consistance plus contemporaine à la notion, difficilement tenable, d’appropriation » ne s’avèrent guère probantes : « Or, quel espace n’est ni identifié, ni objet d’intentionnalité, ni organisé ? On en vient à penser que “la géographie des territoires” est fort peu différente de la géographie tout court, à moins que l’on cultive la chimère d’une géographie “non territoriale” qui traiterait d’un univers sans acteur » (Lévy, 2003, p. 908-909). Et de conclure que le territoire ainsi défini n’apporte finalement rien de neuf par rapport aux notions d’espace, de place ou de lieu… Avis manifestement partagé par les géographes anglais John A. Matthews et David T. Herbert ; dans leur ouvrage paru en 2008 aux presses d’Oxford et intitulé Geography : AVery Short Introduction, ils considèrent que les trois « core concepts » (concepts-clés) de la géographie ne sont autres que l’espace, la place et l’environnement. Ils produisent à ce sujet un schéma (p. 14) reprenant le principe des trois cercles emboîtés du développement durable ; quant au mot territoire, il n’apparaît qu’à cinq reprises dans leur ouvrage, mais de manière quasiment fortuite, sans qu’aucun développement ne lui soit accordé.

63À sa manière, l’ingénieur, sociologue et économiste Pierre Veltz (1996 ; 2013 ; 2015) se montre également sensible à la pluralité des approches du territoire. Sa pratique du développement territorial et les différentes postes de responsabilité qu’il a occupés lui permettent de reconnaître deux grandes approches, dont il constate que l’articulation constitue aussi bien un défi qu’une clé pour la compréhension du processus de mutation du monde et des formes spatiales qu’il revêt. Expert reconnu de l’approche économique du territoire, Pierre Veltz est bien placé pour observer comment elle se heurte, parfois violemment, à l’approche politiste, même si celle-ci correspond moins à son domaine de spécialité. Son témoignage importe dans la mesure où il valide l’idée selon laquelle, entre ces deux approches, la distance est grande, si bien que la recherche d’une synthèse paraît des plus difficiles. À cet égard, il convient justement de noter que Veltz fait partie de ceux qui n’opposent pas logique de réseau et logique de territoire, mais tentent au contraire de penser les deux conjointement, ce qui n’est pas si fréquent. L’ouvrage qu’il publie en 1996 conduit d’ailleurs des géographes comme Jacques Lévy à relativiser leur intransigeance à l’égard du territoire dans l’édition actualisée de 2013 du Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés. Désormais, à l’article « Territoire », Jacques Lévy précise :

Le couple territoire/réseau présente l’avantage de mettre sur le même plan, de comparer, d’articuler les deux termes, sans réduire les réseaux, comme on l’a longtemps fait, à des supports matériels ou, au contraire, à des abstractions détachées de la notion de distance. Les réseaux apparaissent de plus en plus aujourd’hui comme des espaces « de plein exercice », concurrents ou complémentaires des territoires, mais en tout cas comparables. Un phénomène comme la mondialisation devient plus lisible lorsque l’on compare les échelles respectives des territoires et des réseaux.

64Il convient enfin de souligner les travaux de l’École italienne territorialiste, dans la tentative qu’elle illustre de rapprochement/fusion entre ce que nous avons nommé l’approche biophysique et l’approche socioculturelle du territoire. Tentative peu commune puisque, en général, les théoriciens du territoire relèvent du champ des sciences sociales et ne s’attardent guère sur la physicalité du territoire. Dans les définitions, elle se retrouve, dans le meilleur des cas, dans l’idée de « portion ou fraction de la surface terrestre ou d’espace ». Avec des auteurs comme Alberto Magnaghi (2014), cette physicalité du territoire retrouve toute son importance : considérée comme un véritable « bien commun », elle joue un rôle de premier plan dans la construction du groupe social qui vit en interaction avec son environnement naturel. Architecte et urbaniste, Magnaghi trouve autour de l’idée de « biorégion urbaine » une manière de « reconstruire des relations de co-évolution entre les établissements urbains et le milieu ambiant ». En identifiant le territoire à cette idée de biorégion urbaine, Magnaghi pense le territoire à la manière d’un système dense de relations entre aspects biophysiques, cultures et savoirs locaux, développement de systèmes économiques locaux, institutions de démocratie participative. Le territoire y apparaît comme le fruit d’un rapport intense et amoureux entre un groupe humain et une portion cohérente de la surface terrestre sur laquelle il se déploie. Opposé au développement urbanistique déshumanisant qui se développe à l’échelle de la planète, cette conception du territoire ouvre sur une vision d’une planète fourmillant de biorégions urbaines en réseau pour une « mondialisation par le bas », fondée en chaque lieu sur la gestion sociale du territoire. Cette proposition a l’avantage de combiner des aspects importants des quatre approches distinguées, mais sans avoir pris le temps auparavant de les répertorier et de les spécifier. Du coup, elle les marie de manière systématique, selon le modèle unique et quelque peu idéalisé de la biorégion urbaine. Si certains auteurs apprécient la force de cette proposition, son caractère subversif et altermondialiste, d’autres, souvent nombreux, la récusent ou l’ignorent, tant elle correspond à leurs yeux à un modèle de société idéale plus qu’à la réalité du monde et des forces qui le travaillent.

Bifurcation : le processus TDR

65L’ouvrage Territoires, territorialité, territorialisation. Controverses et perspectives fait suite aux entretiens « Territoire-Territorialité-Territorialisation : et après ? » ayant réuni à Grenoble, en juin 2007, les meilleurs experts du sujet. Il s’ouvre sur un article de Bernard Debarbieux, qui oppose deux personnages fictifs, Proter et Sceptiter, le premier étant favorable à la triade proposée par le colloque, quand le second la considère, au moins dans un premier temps, comme largement surannée (« La racine des trois mots sent le soufre : la terre, celle qui ne ment pas », p. 20). Debarbieux, que l’on devine sous les traits de « Pro-ter » (pro signifiant « pour ») ne tarde pas à donner sa propre conception du territoire : « Le territoire reste dans de nombreux cas une portion d’espace clairement identifiée, ressource et produit à la fois d’un processus d’identification et parfois d’appropriation plus ou moins exclusive » (p. 20). Avant de préciser, deux pages plus loin : « Et puis, ce serait bien dommage de s’acharner sur un terme [celui de territoire], fut-il emblématique, quand il n’est pas le plus intéressant. Car parmi les trois termes sur lesquels nous sommes interpellés, territorialité et territorialisation valent bien mieux. »

66Cette attitude d’un géographe français, reconnu pour ses travaux sur la question territoriale, est symptomatique d’un certain état de la réflexion au sujet du territoire. Le territoire ne suscite plus guère d’enthousiasme : on croit avoir dit tout ce qui pouvait l’être à son sujet. Pour ceux qui ne se détournent pas ostensiblement du mot et de tout ce qui lui est apparenté, l’intérêt s’est déplacé vers la territorialisation envisagée comme un processus, ou plus précisément, vers le processus de Territorialisation-Déterritorialisation-Reterritorialisation (Processus TDR), ainsi que le nomme, dès 1986, le géographe Claude Raffestin.

67L’article de Raffestin, intitulé « Écogenèse territoriale et territorialité », paraît dans l’ouvrage collectif Espaces, jeux et enjeux, coordonné par Franck Auriac et Roger Brunet. Il inaugure une manière nouvelle d’appréhender la question territoriale. De fait, si un grand nombre de recherches actuelles en géographie prennent pour enseigne les mécanismes de Territorialisation-Déterritorialisation, elles ne ressentent pas nécessairement le besoin d’en revenir aux textes fondateurs, à commencer par celui de Raffestin, lui-même prenant appui sur l’ouvrage de Deleuze et Guattari publié en 1970, sous le titre Mille plateaux.

68Le succès de la problématique Territorialisation-Déterritorialisation (jusqu’à une date récente, la notion de reterritorialisation était peu convoitée) participe d’un double mouvement. Conformément à l’une des idées-forces de Deleuze-Guattari, reprise par Raffestin, elle ouvre un champ de recherche considérable en favorisant l’examen des transformations territoriales induites par le capitalisme contemporain, et plus largement la mondialisation économique. Y compris chez des géographes et, plus généralement, des spécialistes de sciences sociales qui se recommandent du postmodernisme et ne jurent que par les réseaux et l’essor de l’individu-roi, elle permet, à la rigueur, une certaine concession à l’idée de territoire, mais uniquement au travers des mécanismes de territorialisation-déterritorialisation : mécanismes dans lesquels, il va sans dire, le second membre du doublon occupe une place prépondérante. En second lieu, cette problématique légitime une approche de la question territoriale par la question de l’imaginaire, des signes, de l’information et, plus généralement, de la sémiosphère, qui a la faveur des sciences sociales attentives aux discours et aux représentations des acteurs.

69Quant à lui, Raffestin ambitionne de repérer les principes et déterminants de la genèse territoriale. Dans sa recherche des « principes ordonnateurs des dispositions territoriales », il en distingue trois grandes classes qu’il appelle aussi des invariants : les mailles, les nœuds et les réseaux. Les premières s’avèrent déterminantes pour les sociétés de chasseurs-cueilleurs, d’où l’importance de la question des limites ; les nœuds deviennent prépondérants chez les peuples qui passent à l’agriculture et petit à petit s’organisent autour de villes qui occupent la position centrale ou de moyeu dans les circulations et les échanges ; enfin, avec les civilisations contemporaines, l’écogenèse territoriale est pilotée en premier lieu par les réseaux de circulation, de communication et de télécommunication. La territorialité humaine doit en effet se penser comme « le système de relations qu’entretient une collectivité – et, partant, un individu qui y appartient – avec l’extériorité et/ou altérité à l’aide de médiateurs ». Dès lors, il dispose de l’équipement nécessaire pour caractériser le processus TDR actuel :

Si l’on considère l’écogenèse territoriale de ce qu’il est convenu d’appeler les pays développés, on peut admettre que, jusqu’au xx^e siècle, les territoires matériels concrets – l’extériorité – étaient dans une mesure assez large « régionalisés » ; autrement dit que la régulation intrasociétale avait encore un sens. Ce n’est pas un hasard si Vidal de La Blache, à la charnière du xix^e et du xx^e siècle, a engagé toute la géographie française dans l’« aventure régionale ». Dans ces conditions, la territorialité était encore, en partie du moins, fortement marquée par des relations qui faisaient une large part aux lieux en tant que sources d’identité. Il y avait une cohérence entre l’action d’une société et la sémiosphère à laquelle elle se référait. Cette relative unité a volé en éclats et le processus de territorialisation-déterritorialisation-reterritorialisation n’est plus régulé de l’intérieur mais de l’extérieur. […]
La territorialité est donc [devenue] une fonction de l’information (le signe) et du temps (le rythme). […] Le processus TDR tend à s’accélérer au rythme de la création et de la diffusion de l’information [technico-économique] et ce n’est donc plus dans le territoire, dont le rythme de transformation est rapide, que l’on peut chercher une base à la territorialité [Raffestin, 1986, p. 183].

70Dix ans plus tard, dans un article intitulé « Processus TDR et territoire transfrontalier franco-genevois », Raffestin se montre encore plus radical. À ses yeux, l’information qui pilote le processus TDR participe avant tout de sa nature monétaire :

Les médiateurs traditionnels sont désormais mis en mouvement par des flux abstraits de nature monétaire, ce sont donc des codes secondaires par rapport au code principal, l’argent, qui en fait n’est pas un code au sens strict du terme puisqu’il peut prendre la place de n’importe quel autre médiateur. […] Ce n’est pas une crise, c’est une transformation profonde du processus TDR dont les rythmes sont accélérés par la fluidité même de la monnaie.

71À la fin de cet article de 1986, Raffestin affiche un grand pessimisme et confesse un sentiment d’impuissance, puisque le moteur du changement et du processus TDR « réside justement dans la circulation des flux financiers qui structurent, déstructurent et restructurent à un rythme devenu intolérable pour les habitants qu’on transforme en nomades ». Il s’interroge et doute fortement de la capacité de la géographie à « rendre compte de la réalité » du monde, tant « nos catégories d’analyse sont en discordance avec les phénomènes à traiter et les analyses que nous faisons sont souvent en contradiction avec ce qui se passe, ce qui arrive ». Aussi l’article se termine-t-il sur cette sentence : « Les techniques du processus TDR sont liées à l’argent, c’est-à-dire aux flux monétaires que nous connaissons mal mais qui, pourtant, conditionnent les techniques d’encadrement classiques. »

72Cependant, l’ambition de l’article de Raffestin va plus loin, puisqu’il a pour projet de repérer les principes ou les déterminants de la genèse territoriale. Fondamentalement, c’est moins le territoire en soi qui intéresse Raffestin que le processus qui le fait advenir. Et en cela, la démarche s’avère clairement novatrice, et finalement, assez peu reprise par la suite. En somme :

• Claude Raffestin est régulièrement cité comme l’un des grands penseurs du territoire, ainsi que le donnent à voir les pages consacrées, plus haut, à l’approche culturaliste. Au tout début de l’article de 1986, il rappelle encore que « le territoire est le produit de la transformation de l’endosomatique terrestre par l’exosomatique humain » ou encore : « Le territoire peut être considéré comme de l’espace informé par la sémiosphère. » Mais à mesure qu’il s’intéresse au processus TDR, le primat des flux d’informations et des flux monétaires en particulier lui paraît si déterminant qu’il ne semble bientôt retenir de ce processus que sa composante déterritorialisante et son caractère systématique et généralisé ;

• les réflexions de Raffestin n’en demeurent pas moins extrêmement précieuses et stimulantes. Elles inaugurent une manière d’envisager le territoire comme un processus ou comme la résultante d’un processus, plutôt que selon une logique purement ontologique et substantive, comme s’il s’agissait d’un héritage, d’une donnée ou d’un cadre figé une fois pour toutes. Alors qu’il s’avère extrêmement fructueux d’envisager le territoire-comme-un-processus, il faut cependant reconnaître la propension des chercheurs qui abordent le territoire de cette manière à désespérer de son devenir et de sa réalité, en raison de la prégnance des forces exogènes qui tendent à alimenter un processus généralisé de déterritorialisation ;

• Bernard Maris voyait en Michel Houellebecq – pour son roman Les particules élémentaires (1998) – un économiste génial, capable de saisir, mieux que quiconque, la réalité de la mondialisation économique et de ses effets délétères. Faut-il louer en l’auteur de La carte et le territoire (2010) un géographe visionnaire, réussissant à capter le désenchantement et le doute qui secouent la discipline géographique face aux processus de mondialisation, le titre de l’exposition du personnage central du roman – « La carte est plus intéressante que le territoire » – résumant à lui seul l’état de désolation et de délabrement auquel en seraient réduites les « sciences du territoire » ?

73Dans tous les cas, l’idée même de processus TDR marque un tournant dans la manière d’envisager le territoire – moins comme une donnée, un état ou un statut que comme-un-processus. Et si, pour le moment, de nombreux spécialistes et experts examinent préférentiellement le motif central de ce processus (le D de déterritorialisation), plusieurs considérations évoquées dans les quatre approches exposées plus haut, donnent à penser que rien n’oblige à suivre leur exemple et qu’il est plus que jamais pertinent de l’envisager dans son mouvement général. À cet égard, soulignons aussi que plusieurs écrits invitent justement à dépasser l’opposition commune, mais souvent stérile entre réseaux et territoires (Debarbieux, 2009 ; Painter, 2009), opposition qui semble relever pour une assez large part de querelles de chapelles plutôt que d’une réflexion vraiment approfondie.

74Dans ce contexte, il n’est finalement pas surprenant que l’annonce la plus vigoureuse et la plus motivée d’un renouveau des territoires soit signée par un non-géographe. Dans un bref article intitulé « Territoire, aller-retour », Dominique Wolton, spécialiste des questions de communication, affirme qu’après le « triomphe de l’espace comme symbole de dépassement des frontières physiques », le balancier, déjà, repart dans l’autre sens ; le retour des territoires est pour demain :

Le retour des territoires est synchrone avec le retour des identités, la lenteur de la communication-négociation, la nécessité de respecter les équilibres écologiques, la fin du citoyen-monde cosmopolite, et le retour des États-nation et des frontières. L’urbain devait tout avaler, les hommes, au contraire, recherchent les rythmes plus lents, des campagnes, de la nature. « La loi du progrès » bégaye. L’horizon n’est plus l’homme urbain, dans les sociétés ouvertes vingt-quatre heures sur vingt-quatre, où chacun vit derrière un écran. La fin de l’abondance de l’information au profit de la lenteur de la communication. L’omniprésence de l’autre avec lequel il faut apprendre à cohabiter. […] Pas le retour nostalgique du local idéalisé, ni le glocal, mais la réhabilitation de l’existence de plusieurs échelles d’expériences à faire cohabiter (2015, p. 142-143).

Effets limités de la question écologique sur la réflexion territoriale

75Sur les quatre approches du territoire présentées plus haut, deux, voire trois, se montrent peu concernées par les questions d’environnement. En tout cas, cela ne les affecte et ne les transforme pas vraiment. Les fondamentaux de l’approche politico-institutionnelle, de même que ceux de l’approche économique s’avèrent assez imperméables à ces aspects : ils privilégient, et de très loin, l’humain au non-humain, les jeux d’acteurs et les rapports de force, le géopolitique et l’économique ; environnement et vivant demeurent des sujets périphériques et secondaires au regard de leurs préoccupations premières. Plutôt portée par des spécialistes des sciences sociales et la géographie humaine, l’approche socioculturelle du territoire envisage également de manière assez lointaine ces sujets ; elle les reformule et les assimile le plus souvent à une interrogation plus générale – et qui lui est coutumière – sur les relations entre nature et culture, matérialité et symbolique. La situation s’explique sans doute par la prégnance de la dimension sciences sociales dans la réflexion sur le (les) territoire(s). Quant à l’approche biophysique du territoire, elle se trouve assurément confortée par la montée en puissance des questions d’environnement et du vivant ; mais cela ne va guère au-delà, car faute d’intégrer le facteur humain, autrement qu’en termes de facteur d’impact ou d’entité à risque, elle n’est pas portée à repenser sa conception du territoire ; dans un certain nombre de cas, elle aurait même tendance à s’en détourner au motif que les effets de certains risques résonnent et se propagent selon des modalités qui ne se bornent pas au cadre territorial des phénomènes biophysiques considérés.

76En revanche, il faut reconnaître que de nombreux travaux de terrain sur l’environnement au sens large (biodiversité, climat, eau, énergie), dès lors qu’ils s’intéressent à la gestion de ces aspects ou ressources et prennent au sérieux la notion de développement durable recourent volontiers à la notion de territoire. Cependant, ils le font de manière assez spontanée, sans chercher à théoriser ce qu’il convient d’entendre par là, se contentant le plus souvent de reprendre les acceptions les plus communes et les définitions les plus courantes des dictionnaires, sans véritablement les approfondir non plus. Dans ces conditions, l’argumentaire consistant à montrer en quoi le territoire se montre intéressant ou pertinent au regard des problématiques de l’environnement ou du vivant n’est guère élaboré. Au demeurant, ces travaux et études empiriques se concentrent souvent sur des études de cas et des thématiques spécifiques. Ils n’envisagent généralement pas la crise écologique dans son ensemble, en s’interrogeant sur l’intérêt et la portée de la notion de territoire au regard de ladite crise.

77En somme, les théoriciens du territoire, principalement issus du champ des sciences sociales, ne s’intéressent guère aux questions d’environnement et de vivant. Réciproquement, les spécialistes de ces questions les envisagent d’abord sous l’angle des sciences de la nature ou de la géographie physique, à moins qu’ils ne conduisent une réflexion sur les perceptions, les représentations ou la gestion de l’environnement qui les conduit éventuellement à utiliser la notion de territoire, mais sans en faire une notion majeure de leurs travaux.

78Des exceptions existent cependant, nous en évoquerons deux.

79Le géographe Jean-Paul Ferrier tente de penser conjointement crise écologique et dimension territoriale de l’existence humaine quand il publie, en 1998, Le contrat géographique ou l’habitation durable des territoires. Avec Ferrier, le territoire n’est plus seulement une ressource conceptuelle de la géographie, c’est une manière de reprendre en main la modernité et de l’assagir, de retrouver la maîtrise de la maîtrise, de parvenir à une mondialisation à visage plus humain, de bâtir, selon son expression, des « régions heureuses ». En somme, le territoire devient une ressource majeure pour l’action, et ce, dans une perspective globale ou mondiale :

Il nous reste en effet à mieux comprendre que la mondialisation place l’habitation durable des territoires au centre de la responsabilité des acteurs sociaux, ouvrant une possibilité/une voie majeure pour repenser la société en se confrontant méthodiquement à l’« espace ». Car les territoires de la vie des hommes sont ce texte où s’impriment les marques de l’activité humaine, des plus anciennes aux plus récentes et plus lourdes, fruits quelques fois vénéneux de notre technoscience, et le lieu de déploiement de notre habitation au monde. Ils sont cette mémoire sur laquelle se refonde continuellement la culture humaine, l’un des grands médias qui nous fait comprendre l’unité et la diversité des hommes. Dès qu’elle est pensée dans les territoires, l’humanité redevient en effet plus vivante, plus quotidienne. Ses membres y sont des personnes, habitant leurs lieux familiers où se rencontrent la beauté, la gentillesse, l’horreur aussi, des personnes soumises au temps, au temps qui passe comme au temps qu’il fait, avec leurs humeurs, leurs espoirs et leurs craintes, sensibles aux beaux jours comme aux intempéries, aux heures et aux saisons qui entourent notre habitation des lieux. Une humanité faite de gens et de lieux aux niveaux de développement inégaux et changeants, qui sollicite notre sens des responsabilités, nous forçant à reconnaître le rôle des référentiels habitant, identité et équité qui commandent l’habitabilité de la Terre, du niveau local de nos cadres quotidiens de vie à ceux des « régions » et du vaste monde. Une humanité appelée à maîtriser sa maîtrise, à fonder peut-être, comme nous y invite Augustin Berque (1996), une éthique de l’écoumène, pour « être humains sur la terre », comme le dit le beau titre de son livre
Ferrier, 1998, p. 210.

80Cette perspective ouverte par Ferrier mérite d’être saluée. Elle n’en reste pas moins fragile et incertaine, la notion même de territoire demeurant assez vague dans la pensée de l’auteur du contrat géographique. Elle s’inspire au premier chef de ce que nous avons appelé l’approche socioculturelle du territoire, mais sans en avoir toujours la rigueur et l’expression complète. Ferrier se contente en effet d’une définition assez lâche du territoire – « Toute portion humanisée de la surface terrestre » – qui contraste notamment avec celles des deux autres auteurs de l’article « Territoire » du dictionnaire dirigé par Lévy et Lussault. De fait, il distingue trois niveaux majeurs de l’espace géographique – les territoires de la vie quotidienne (« de la sphère du geste immédiat, la pièce, le logement […] jusqu’à la région, l’État, ou le groupe d’États où se déroule, selon les habitants et les pays et les formes de la mobilité individuelle et collective des personnes, la vie humaine » [Lévy et Lussault, 2003, p. 914] ; les territoires régionaux macrorégionaux [une dizaine] ; le territoire-monde). Au demeurant, Ferrier en reste à une lecture très globale de la crise écologique ; il n’envisage pas très concrètement les formes de l’environnement et du vivant qu’il importe de prendre en compte et leurs liens précis avec les territoires et leurs habitants. En conséquence, son propos se fond dans le principe général d’une relation retrouvée et active entre nature et culture, via la médiation qu’offre l’ancrage territorial des humains, envisagés comme individus et comme collectifs.

81De même, Martin Vanier (2003) identifie clairement l’essor des préoccupations environnementales et l’importance qu’elles revêtent, potentiellement, pour la réflexion territoriale. En effet, il estime qu’en attendant qu’une raison supérieure, transcendantale de « refaire le territoire » se précise et se dégage, les deux notions proches de « patrimoine » et d’identité semblent les mieux à même de lui redonner corps :

Le désir de nature des sociétés matériellement et technologiquement développées a commencé depuis une génération à pénétrer l’ensemble des actes sociaux. Ce qui semblait ne valoir que pour une certaine pratique du temps libre soudain reconnu s’avère progressivement toucher tous les domaines de la vie et de l’action. Le référentiel de la « soutenabilité », succédant à celui de la modernité, a réorienté toutes les politiques publiques, et certaines stratégies privées. Les questions éthiques cruciales sont celles de la bioéthique. Tous les actes de la vie quotidienne sont susceptibles d’être interpellés par leur naturalité ou leur durabilité : se nourrir, se loger, se déplacer… L’environnement, malgré ou plutôt grâce au flou de ce qu’il désigne, est devenu ce que nous avons de plus cher, pour beaucoup de contemporains. […] Cette aspiration, et les exigences et pratiques qu’elle entraîne, pour très inégalement accessibles qu’elles soient encore compte tenu de la persistance de formidables écarts de niveau de vie à toutes les échelles, ont vocation à être universelles tout en se concrétisant localement. Le sentiment croissant, d’individus comme de collectifs, d’être en usage et en responsabilité d’un système vivant d’un bout à l’autre de ses échelles est une ressource considérable de sens pour l’énoncé d’un futur bien commun territorial. Ce qui ne veut pas dire que l’invention des territoires doit procéder mécaniquement de leur réalité écologique (sur laquelle il faudrait d’ailleurs s’entendre), mais que leur fondement identitaire et patrimonial est vraisemblablement appelé à incorporer un liant écologique croissant (p. 132)7.

Bilan : du territoire ontologique au territoire stratégique

82Dans un texte de 2003, intitulé « L’invention des territoires : de la dispute au bien commun », Martin Vanier observe que le mot territoire revêt aujourd’hui une forte hétérogénéité d’usages et de sens. Au territoire un et indivisible des débuts, succède une période « où il faut apprendre les modes et les règles renouvelés de l’invention territoriale hétérogène, admettre de nouveaux acteurs, instaurer des cadres constructifs pour la dispute en question, afin de dégager les conditions de l’énonciation d’une unité retrouvée : de l’hétérogénéité territoriale doit advenir une construction commune, c’est une question de survie » (p. 125). Il ajoute : « Car le problème, c’est de savoir ce qui continue de nous unir dans cette invention hétérogène et multiforme des territoires sociaux et économiques, qui un jour deviennent politiques, sachant qu’aujourd’hui nous croyons moins qu’avant au même territoire, ou que nous donnons l’impression de ne plus nous parler depuis le même territoire » (p. 127).

83Retrouver une certaine unité sous le caractère hétérogène et même disparate qui domine aujourd’hui, tel est précisément le projet poursuivi dans les pages précédentes, en accord avec la proposition de Martin Vanier. À cette fin, nous nous sommes efforcé de discerner les formes majeures que revêt le territoire selon ses principaux théoriciens ou contradicteurs. Au terme de cet exercice, l’hétérogénéité ne présente pas le visage inquiétant qu’elle avait au départ et qui provenait, pour l’essentiel, de ce qu’elle demeurait confuse : indistincte précisément, faute d’une reconnaissance suffisante des différences fondamentales dans la manière d’aborder le territoire.

84Dès lors, il ne s’agit plus de récuser la notion de territoire au motif qu’elle serait galvaudée, voulant tout dire et son contraire, devenue tellement passe-partout et fourre-tout, qu’elle serait désormais dénuée de scientificité et d’une quelconque valeur heuristique. Au contraire, nous pensons avoir montré qu’il était possible d’objectiver ce que recouvre cette notion, à condition, précisément, de ne pas chercher une formule, une définition ou une réponse unique : la synthèse entendue comme fusion de sens ne paraît ni possible ni souhaitable. À la place, un nombre fini et limité de formes relativement autonomes se détache : pas plus de quatre. Des formes qui, une fois caractérisées, correspondent à autant de manières d’envisager la question territoriale et de tâcher d’en rendre compte. En fait, la difficulté de la notion de territoire tient à ce que sous le vocable unique et identique, quatre approches radicalement différentes existent, toutes pertinentes et non substituables. Aussi convient-il d’apprendre à envisager et à interroger la réalité territoriale au travers de ces quatre grilles de lecture ou entrées : chacune est légitime, aucune n’est suffisante en soi, toutes disent des choses spécifiques et sont irremplaçables.

85Les conséquences sont importantes. En effet, il n’y a pas nécessairement convergence, concordance ou coïncidence spatiotemporelle entre ces quatre approches et les différentes facettes du territoire qu’elles s’emploient à saisir. Cela peut arriver, mais cela n’est pas la règle. Une part importante de la dispute et des malentendus autour du territoire provient sans doute de ce que certains acteurs et théoriciens privilégient les espaces où toutes les dimensions ou facettes du territoire conspirent naturellement ou semblent si bien le faire qu’on ne les discerne même plus, quand d’autres spécialistes attachent d’abord de l’importance à des dynamiques qui s’opposent à la constitution de cette sorte d’idéalité territoriale. Pour les seconds, le triangle magique territorial – qu’il conviendrait plutôt de rebaptiser carré magique – fait office de figure repoussoir et les détourne davantage encore de la notion de territoire.

Du territoire au méta-territoire

86Aussi nous semble-t-il préférable d’opter pour l’attitude consistant à interroger, pour un espace donné, la manière dont ces quatre approches se présentent, se rencontrent et s’articulent – ou non – entre elles. Dès lors, se précise une combinatoire à quatre composantes ou modalités, susceptible de donner lieu à un grand nombre de « situations » ou de « configurations territoriales » possibles.

87Le cas où les quatre approches du territoire convergent et s’épaulent mutuellement autour d’un même espace apparaît comme un cas idéal – ou plutôt, un cas limite, afin d’éviter tout jugement de valeur a priori : situation où un collectif humain parvient à valoriser et à faire fructifier les différentes ressources et richesses, humaines, culturelles, matérielles, symboliques et naturelles de l’espace qu’il habite, pour réussir au mieux son insertion dans la marche du monde, aboutissant, ce faisant, à créer et à entretenir un fort sentiment d’appartenance, d’identité et de communauté chez les personnes qui habitent cet espace, et bénéficiant pour ce faire d’institutions et de responsables à l’écoute de leur population, et qui favorisent l’implication constructive de leurs concitoyens dans toutes les décisions importantes pour l’avenir. À l’opposé, se trouvent certainement des espaces où domine de manière quasi exclusive l’une des quatre approches du territoire identifiées précédemment : autre cas-limite. Entre ces deux cas de figure, diverses configurations possibles, selon la prépondérance et la prégnance de telle ou telle composante ou modalité territoriale et la manière dont elle se combine et se coordonne, pour un même espace, avec les trois autres composantes et modalités. Les territoires s’apparentent donc bien à des « objets complexes », ainsi que le souligne Romain Lajarge (2009).

88Les configurations territoriales dont il est ici question diffèrent de celles qu’évoque Bernard Debarbieux (2009), ainsi que Michel Lussault (2007). Ces derniers entendent en effet sous ce terme les formes spatiales concrètes que revêtent les organisations sociales, leurs projections spatiales en quelque sorte. Pour notre part, nous entendons par ce vocable, les productions variables et évolutives de la combinatoire entre les quatre approches territoriales que nous avons identifiées, chacune mettant l’accent sur des aspects spécifiques, qui ne peuvent se réduire à la forme matérielle ou géographique qu’elles peuvent revêtir à un moment donné. Afin de bien cerner ce que recouvre cette idée de « configuration territoriale », il convient de revenir sur les dimensions ou composantes que véhicule, en définitive, chaque approche du territoire – même s’il faudrait assurément en travailler davantage l’expression.

• L’approche biophysique renvoie au substrat physique et biologique qui continue de jouer un rôle majeur pour le groupe humain, l’aide à se repérer sur Terre par les caractéristiques spécifiques qu’il présente, lui procure un certain nombre de biens et services indispensables à la vie, et le relie aux grands rythmes et fonctions du vivant et de la biosphère avec la part de responsabilité qui en résulte.

• L’approche politique et institutionnelle insiste sur l’importance des règles et dispositifs organisationnels nécessaires au vivre-ensemble, ce qui suppose notamment de définir une séparation, même relative, entre un en dedans et un en dehors.

• L’approche socioculturelle souligne le rôle des éléments, objets ou artefacts, matériels et immatériels, autour desquels se renforcent l’interconnaissance et la cohésion des membres du groupe, afin de favoriser les interactions et synergies positives – ou de minimiser des interactions négatives – en vue d’une dynamique et d’une ambition partagées.

• L’approche économique met en lumière la valorisation que le groupe tire de sa situation géographique et des ressources de l’espace qu’il habite ; ressources qui lui permettent de développer avec l’extérieur des échanges afin de répondre à ses besoins propres et de déployer des projets qu’il ne pourrait pas réaliser sans cette inscription dans différents types de réseaux.

89La caractérisation de ces quatre approches donne à penser qu’avec le temps, chacune d’elles ne cesse de gagner en consistante, en importance et en niveaux de complexité. De sorte que seule une démarche menant de front ces quatre grilles de lectures – ce pourquoi il conviendrait de parler de méta-approche – permettrait d’appréhender avec quelque pertinence le fait territorial, dans toute sa richesse et dans toute sa diversité. En outre, cela minimise le risque de confondre le fait territorial avec l’ontologie figée ou fixiste, caricaturée ou idéalisée, qui pollue habituellement la réflexion. En d’autres termes, le territoire résulte d’un processus plus ou moins avancé et abouti, dans lequel ces quatre composantes ou modalités et les dynamiques qui les sous-tendent coexistent et se croisent, parfois convergent et se synchronisent si bien qu’elles entrent en résonance. Manière de tricotin à quatre branches, opérant de surcroît à différentes échelles temporelles et spatiales, de la localité au monde, à cela près que chaque branche disposerait d’une certaine autonomie, suivrait jusqu’à un certain point sa propre dynamique, son propre mouvement, sans garantie que soit respecté un enchaînement favorable et harmonieux de leurs effets.

90D’où il ressort, assurément, des configurations territoriales contrastées, lorsque font défaut ou n’ont pas atteint un développement suffisant certaines branches, ou qu’a contrario certaines branches prennent un essor si considérable qu’elles neutralisent ou obèrent le rôle des autres. En revanche, les configurations territoriales présentent probablement une stabilité, une robustesse et une résilience potentiellement accrues quand les différentes branches ont coévolué longuement ou, de fait, s’épanouissent dans le respect les unes des autres, certains acteurs et opérateurs contribuant à minimiser leurs incompatibilités réciproques et à optimiser leurs complémentarités.

Du territoire 1 au territoire 2

91La circulation accrue de l’information, des idées, des personnes et des biens, la montée des interdépendances et l’essor des réseaux, la démultiplication des risques et des opportunités qui les accompagnent, débarrassent la genèse territoriale des adhérences fortes qu’elle pouvait encore entretenir avec des grilles de lecture qui demeuraient exagérément tributaires d’une histoire marquée par le cloisonnement et le règne de l’autarcie.

92Cela complique singulièrement la reconnaissance de la dynamique territoriale, car les territoires paraissent moins clairement délimités et stables dans la durée ; les personnes qu’ils abritent sont culturellement moins homogènes et n’interagissent pas qu’entre elles ; les relations avec d’autres territoires ou bien des facteurs extérieurs, voire lointains, s’avèrent plus déterminants de leur avenir ; sous l’effet des changements globaux, même les caractéristiques biophysiques locales ne paraissent plus acquises et comme posées de toute éternité. La métamorphose des territoires suppose ce détachement préalable.

93Les références anciennes, synonymes d’ordre, de hiérarchie, de stabilité et de permanence, s’émoussent ou en tout cas n’occupent plus nécessairement une place aussi déterminante et centrale. Au lieu d’en inférer que le monde est devenu inintelligible et de craindre les effets de cette perte de références faciles, mieux vaut se réjouir de l’avènement d’un temps nouveau, où le territoire se donne à voir dans sa double nature. Ontologique, quand il est envisagé au travers d’un ensemble de données et caractéristiques précises qui confèrent à un espace donné une forme de cohérence et de permanence dans le temps, reconnue par un ensemble d’acteurs. Stratégique, quand il est appréhendé sous l’angle du processus de coconstruction entretenu ou engagé par une pluralité d’acteurs. Réalité double ou duale du territoire, qui, à l’instar de la lumière, répugne à être saisie simultanément dans sa double expression.

94Ainsi convient-il de comprendre, avec Romain Lajarge (2009), que la part de l’action et du projet va probablement devenir essentielle à l’avenir dans le processus de territorialisation ; ce pourquoi, aussi, la réflexion sur le/les territoire(s) ne peut plus ignorer pareillement les acteurs (Gumuchian et al., 2003), ni se contenter de les envisager uniquement sous l’angle de leurs « perceptions et représentations » et de leurs éventuels « savoirs vernaculaires ». En d’autres termes et a contrario, il est loisible de penser que la déterritorialisation sévira d’autant plus facilement que le processus de coconstruction ne parviendra pas à prendre la relève de l’héritage ; que, pour une raison ou pour une autre, les quatre branches du tricotin évoquées plus haut peineront à s’harmoniser, se contrediront ou seront en froid, voire en conflit, les unes avec les autres. De sorte que si la part de l’héritage et de la sédimentation liée à l’histoire a toujours son rôle à jouer et assure une certaine forme de permanence au fait territorial, il se pourrait que la part de la coconstruction et du projet compte toujours plus dans la fabrique du territoire.

95Processus de territorialisation et processus de coconstruction ont sans doute de plus en plus partie liée, selon une boucle de rétroaction pouvant, tantôt être positive, tantôt négative. La coconstruction donne du corps au territoire qui lui-même renforce la coconstruction… À telle enseigne d’ailleurs que là où le processus de coconstruction fonctionne correctement, il s’avère difficile de résister à l’illusion selon laquelle le territoire existe pour de bon et en soi, telle une donnée tangible et immarcescible : les esprits hâtifs croient se trouver face à une réalité ontologique ! Inversement, quand la composition entre les quatre composantes ou modalités évoquées plus haut est défaillante ou compliquée, cela retarde le processus de coconstruction et fragilise la consistance territoriale dans sa capacité à résister aux différents aléas extérieurs. La métamorphose des territoires passe par ce réagencement de leurs caractéristiques fondamentales.

96Dans un texte publié en 2009, Bernard Pecqueur, considérant combien le mot territoire a subi d’attaques, de mises en cause et connaît d’emplois multiples et variés, propose l’alternative suivante : « Ou bien s’en détourner une fois pour toutes, tant il paraît “éreinté dans son usage courant”, ou bien le sublimer, c’est-à-dire lui donner un sens et une portée supérieurs, moyennant une “mutation radicale d’état” » (p. 207). Optant pour le second terme, il propose de pousser plus avant « la métaphore avec le territoire dont se lassent les géographes, mais qui éveille intérêt chez les économistes » :

En effet, la science économique qui est la science des coordinations d’acteurs dans leur visée de produire puis d’absorber cette production, a toujours un problème avec le cadre spatial de ces coordinations. Alors qu’on pourrait concevoir que le contexte historico-spatial prédétermine fortement la nature de la coordination, la littérature économique, depuis A. Smith n’a eu de cesse d’écarter la question spatiale. Le projet de la théorie économique dominante (mainstream classique) est donc de décrire un mécanisme intangible et stable fondé sur des lois simples de comportement psychologique d’acteurs réduits à la fonction d’agents. Ce mécanisme, c’est le marché et pour que celui-ci garde sa portée générale, il est absolument nécessaire que le contexte historico-spatial soit parfaitement inopérant sur le fonctionnement du marché. L’ordre règne dans les coordinations entre deux dimensions non combinables. La microéconomie traite du comportement de l’individu dans sa relation au monde et la macroéconomie est le tout qui globalise et agrège les comportements de chacun. Dans une dimension comme dans l’autre, pas de trace d’éléments proprement géographiques. Entre le micro et le macro, il n’y a pas de médiations géographiques où s’élaboreraient des territoires faits d’agrégations incomplètes. La notion de territoire propose donc une solution au dilemme « mic-mac » en introduisant l’idée d’une agrégation méso-économique des individus, c’est-à-dire l’apparition de coordinations qui ne concernent que certains individus qui partagent une unité de préoccupations et une identification partagée de problèmes jugés communs. Le territoire n’est plus alors un simple entre deux qui chercherait à ponter l’individu et le tout. Il s’agit d’un ailleurs qui déborde le marché jusqu’alors considéré comme seul moyen de coordination et qui remet en question les échelles habituelles de la réflexion économique quand elle cherche à prendre en compte l’espace
Pecqueur, 2009, p. 207-208.

97Dans ce qui relève à première vue du paradoxe, la communauté des géographes a visiblement du mal à donner un sens et une portée renouvelés au territoire, alors qu’elle a accumulé sur le sujet un corpus d’expériences, de réflexions et de savoir-faire sans équivalent. La surabondance des usages et des définitions du mot territoire devient handicap. Elle conduit même un certain nombre de chercheurs à s’en détacher, avec plus ou moins de fracas. En s’intéressant à des problèmes d’action, des économistes, des architectes et des urbanistes, quelques géographes aussi, parviennent à développer un tout autre regard sur le territoire quand ils l’envisagent comme espace ou niveau méso de coordination des acteurs en vue d’objectifs partagés ou d’un projet commun. Afin de bien distinguer cette approche des autres versions et lectures du territoire exposées ci-dessus, nous pourrions la nommer territoire de mode 2 ou territoire d’ordre 28, notée territoire 2.

98En ce sens, la notion de territoire 2 va évidemment plus loin que celles de place ou de lieu, que plusieurs théoriciens de la géographie suggèrent de lui substituer, pour les raisons évoquées plus haut, ainsi que dans un souci de mise en conformité et en cohérence avec les approches anglo-saxonnes de la géographie sociale et humaine qui n’ont généralement pas d’équivalent au terme territoire des langues latines ; ces autres termes correspondent à un changement de terminologie, à une volonté de démarcation et de sortie de la confusion dans laquelle le territoire est censé nous plonger, mais ils n’apportent aucun changement, aucune nouveauté sur le fond.

99En ce sens, la notion de territoire 2 convoque bien les quatre approches du territoire exposées plus haut, mais sans pour autant se limiter à aucune d’entre elles, ni reconduire l’ensemble des obligations et prescriptions qu’elles contiennent. Le territoire 2 n’épouse pas nécessairement les limites spatiales du territoire 1, pas plus d’ailleurs que sa supposée permanence dans la durée longue. Les caractéristiques mêmes du problème ou de l’enjeu qu’il convient d’appréhender et de gérer en commun déterminent les entités qu’il importe d’impliquer dans ce territoire de projet. Il peut s’agir notamment de territoires 1 (on pourra alors parler, avec Martin Vanier (2008), d’interterritorialité), mais d’autres acteurs et opérateurs non territorialisés – dans le sens classique du terme – peuvent également s’y adjoindre. La métamorphose des territoires se stabilise et se parachève en s’intégrant dans des niveaux supérieurs de complexité.

100En ce sens, la notion de territoire 2 peut s’appliquer à différentes échelles, des plus locales aux plus vastes – mais dit et permet beaucoup plus que la notion générique de « local ».

101Elle correspond, selon nous, à l’opération de sublimation du mot territoire qu’appelle de ses vœux Bernard Pecqueur, mais en remobilisant tous les apports des approches du territoire 1 – et non seulement l’approche économique comme le laissaient entendre les propos de Pecqueur. Le territoire 2 n’a évidemment pas le monopole du niveau méso. Toutefois, il s’en singularise par le fait qu’il incorpore du spatial, cela a été dit, mais plus encore des éléments biophysiques, du vivant. Il ne s’agit pas seulement d’un niveau de mise en coordination entre acteurs humains comme il s’en trouve assurément d’autres ; la consistance et la congruence de ce mésoterritorial procèdent d’une articulation étroite entre des éléments humains et des éléments non humains. Cela donne davantage de corps à cet agrégat, en favorise l’unification. En outre, le mot présente l’avantage de souligner le lien à la Terre – non seulement la terre locale (le sol) des ancêtres, mais aussi la Terre globale. Il représente une portion ou une fraction de la Terre-globale-humanisée, un niveau d’organisation et d’intégration de cette Terre-globale-humanisée.