1Le 30 mars 1946 paraissait à Poitiers le premier numéro d’un hebdomadaire régional gaulliste, semblable à beaucoup d’autres dans l’effervescence de la période d’immédiat après-guerre : La dépêche poitevine1. Son directeur-rédacteur en chef, Henri Auroux, ancien résistant déporté en Allemagne, parlait d’emblée des circonstances dans lesquelles était née l’idée du journal, mais surtout du sort de ceux qui en eurent l’initiative :

Hélas ! La plupart de ceux qui s’étaient, d’enthousiasme, associés à ce projet, ne sont plus là pour aider à sa réalisation. […] Le 3 décembre [1943], au crépuscule d’une froide journée d’hiver : Louis Renard, Louis Toussaint, Louis Cartan, Téodore Lefebvre, Pierre Pestureau, Dom Aimé Lambert et quatre jeunes, magnifiques d’enthousiasme et de foi patriotique : Jacques Moreau, Paul Préaux, Jacques Levrault et Clément Péruchon, quittaient, menottes aux poings, la cellule des condamnés à mort qu’ils occupaient depuis près de deux mois pour marcher d’un pas ferme à la guillotine. Impuissants derrière nos barreaux, nous les entendîmes nous crier leurs ultimes recommandations. Dans la pénombre, le chant de la Marseillaise s’éleva, dont nous perçûmes le premier couplet et une partie du refrain avant que régnât, de nouveau, le noir silence de la prison. Et notre indicible douleur se doubla d’une immense fierté…
Auroux, 1946a.

2Parmi les « dix martyrs poitevins », arrêtés par la Gestapo en 1942, déportés, puis décapités à la hache début décembre 1943 à la prison de Wolfenbüttel, avec un héroïsme patriotique évoqué avec lyrisme par Auroux, et honorés collectivement par une affiche célèbre2, se trouvait donc Téodore Lefebvre, depuis 1933 professeurs de géographie à la faculté des lettres de l’université de Poitiers, et c’est d’ailleurs largement par les circonstances de sa mort qu’il fut longtemps incorporé dans la mémoire disciplinaire3 et dans celle de la Résistance poitevine, jusqu’à sa redécouverte récente (Ginsburger, 2014a ; 2015c). Notre propos ici est à la fois de préciser l’engagement du géographe de Poitiers dans cette période tourmentée, les enjeux de mémoire qui entourent sa mort en Allemagne, mais aussi, dans son propre parcours, les liens qui peuvent unir cet aspect dramatique, relativement connu, de sa biographie, et son expérience de Grande Guerre, en tant que combattant (Ginsburger, 2010 ; 2015c). En effet, si le cas du résistant Téodore Lefebvre est loin d’être en soi unique, mais prend place parmi les intellectuels et des universitaires résistants, exécutés pour leur engagement4, la participation aux deux conflits mondiaux en tant que combattant actif est plus rare. Il est ainsi à comparer, avec toutes les précautions que nécessite la grande différence d’envergure intellectuelle et de position académique entre les deux hommes, avec celui de l’historien médiéviste Marc Bloch (Bloch, 2006), icône héroïque de la résistance universitaire, dont l’exécution, le 16 juin 1944 sous les balles allemandes, a été, dès 1945, interprétée comme un « martyre » (Febvre, 1945a), et a suscité depuis de très nombreux travaux (Müller, 1994 ; Dumoulin, 2000b). Le nom de Lefebvre est d’ailleurs familier à ceux qui connaissent l’histoire du mouvement des premières Annales, à travers la figure de Georges Lefebvre, son frère aîné, spécialiste de la Révolution française et proche collaborateur de Lucien Febvre et de Bloch (Buzzi, 2002 ; Serna, 2010), historiens à qui le géographe doit en grande partie sa nomination à Poitiers (Ginsburger, 2014a), au-delà de sa thèse sur les Pyrénées occidentales, dans la lignée d’Albert Demangeon (Lefebvre, 1933), lui aussi auteur dans les Annales des historiens. Si Téodore Lefebvre ne fut pas lui-même un contributeur des Annales, ni de la revue dirigée à l’époque par son frère, les Annales historiques de la Révolution française (Coll., 2008), il est donc connu de ces universitaires, durement touchés par le conflit et dont le positionnement entre 1939 et 1945 est encore un enjeu important de controverses historiques et historiographiques (Burrin, 1995 ; Schöttler, 2004 ; 2014). Le sort de Lefebvre est donc ainsi au croisement de plusieurs mémoires de la Seconde Guerre mondiale, mémoires locale et nationale, mémoires résistante, universitaire et disciplinaire, tant chez les historiens que chez les géographes. Il s’agit donc de démêler cet enchevêtrement d’images superposées, mais ne se croisant que très partiellement, et de restituer la cohérence du parcours de cet « Homo geographicus » (Broc, 1993) en guerre, de ce « soldat-géographe » à la fois typique et singulier, voire marginal, personnalité au demeurant sans doute intellectuellement un peu terne, mais transcendée par l’épreuve du conflit.

Un poilu patriote face à l’occupant

3En 1946, tout à la glorification du géographe martyr, Auroux affirme que :

À la nouvelle du honteux armistice de juin 1940, Téodore Lefebvre avait eu la double réaction de l’ancien et glorieux combattant de 1914 et de l’homme du Nord, dont la famille avait déjà connu, quelque 25 ans plus tôt, toutes les rigueurs de l’occupation allemande. […] [Il] n’accepta jamais la défaite
Auroux, 1946c.

4De la même façon, Georges Six, l’ancien professeur d’histoire des frères Lefebvre à Lille avec qui ils avaient gardé des contacts personnels (Mazauric, 2008, p. 183, n. 21), écrit :

C’est à ce moment que la guerre de 1939 éclata. T. Lefebvre fut brusquement interrompu dans ses travaux par l’invasion. L’autorité occupante comprit Poitiers dans son domaine lors de l’armistice de juin 1940. Mais Téodore Lefebvre n’était ni un craintif, ni un résigné. Il était de ceux qui espéraient contre toute vraisemblance et ils étaient nombreux à Poitiers
Six, 1947, p. 70.

5Ce sont les deux seules indications précises que nous ayons de la réaction du professeur de Poitiers aux événements militaires et politiques du printemps et de l’été 1940, en l’absence d’écrits directs de sa main. Pourtant, on sait qu’il n’est pas resté inactif pendant la période de la Drôle de guerre. Dans le numéro de printemps 1940 de la Revue générale du Centre-Ouest de la France, périodique de la société savante de Poitiers, il fait passer la nouvelle que le Groupe poitevin d’études géographiques, officiellement créé en février 1939, et dont il est président-fondateur, va éditer le premier numéro de son Bulletin (Anonyme, 1940). Quatre articles sont prévus, dont trois signés par des femmes5, en plus des statuts de la revue. Le premier numéro du Bulletin est effectivement publié début 1940, sous la forme d’un fascicule de 14 pages, unique et confidentiel témoignage éditorial d’une activité géographique poitevine avant 19496. C’est que la défaite française, l’invasion et l’occupation allemandes touchent immédiatement et directement Poitiers, de par sa position atlantique (Chaumet, 2006). Face à cette situation nouvelle, Lefebvre trouve des raisons de s’opposer, selon Auroux, dans son passé, à savoir son enracinement personnel dans le Nord7, déjà occupé en 1914-1918, et son expérience de combattant de la Première Guerre mondiale8 (Ginsburger, 2010 ; 2015c), dont il garde des séquelles importantes9.

6On doit cependant évidemment s’interroger sur la continuité, à vingt-cinq ans d’intervalle, de ces caractéristiques (patriotisme, ancrage local et expérience combattante) en 1940 : le fait d’avoir combattu et d’être blessé lors de la Grande Guerre n’est pas suffisant pour expliquer un engagement résistant, ni celui d’être un homme du Nord, région dont Lefebvre s’est largement éloigné depuis 1918 au profit du Sud et du Centre-Ouest (Ginsburger, 2015c), même s’il n’est pas impossible que l’occupation et l’annexion du Nord aient réactivé un sentiment profond pour sa « petite patrie », nourri de souvenirs. Quant au patriotisme, il s’agit d’une valeur revendiquée tant par les résistants que par les collaborateurs ou les partisans de l’État français, peut-être exacerbée en zone occupée, où la présence ennemie est ressentie dès les premiers temps de façon plus agressive qu’en zone dite « libre ». Enfin, même si Auroux n’en parle pas et si on n’a pas de trace explicite d’un tel sentiment chez le géographe, son attachement à la Troisième République a pu également jouer, mais sans doute davantage encore en 1940 que pendant la Grande Guerre, du fait de sa promotion républicaine et de sa carrière universitaire tardive, mais réussie (Ginsburger, 2014a ; 2015c), du fait peut-être également d’un républicanisme révolutionnaire exprimé par exemple par son adhésion à la société d’études robespierristes et son affection pour son frère, historien à l’époque sympathisant socialiste et pacifiste (Mazauric, 2008, p. 197).

Engagement résistant et représailles

7Refuser la défaite et l’Occupation, certes, mais pour Lefebvre comme pour beaucoup de ses contemporains, se pose la question : que faire ? De ce point de vue, ce n’est pas dans un milieu professionnel ou disciplinaire, dans lequel il est d’ailleurs assez peu inséré et qui s’est montré semble-t-il très prudent, en particulier dans ses publications (Beauguitte, 2007), qu’il trouve matière à engagement, mais au niveau local. Auroux indique à ce propos :

L’amitié qui, depuis longtemps, l’unissait à Louis Renard, son patriotisme ardent et son aversion profonde de l’occupant le désignaient tout naturellement à l’attention de celui qui venait de créer son organisation de résistance, le premier réseau peut-être de la France occupée
Auroux, 1946a.

8Le journaliste témoigne ainsi de l’inscription de Lefebvre dans le milieu de la petite bourgeoisie urbaine poitevine. Louis Renard (1893-1943) était en effet avoué à Poitiers, président du Conseil de l’ordre des avocats de Poitiers, ancien officier de la Grande Guerre et mutilé10. On ne sait pas dans quelles conditions il connut et se lia à Lefebvre11, mais Auroux affirme que c’est lui qui proposa à Lefebvre de s’engager dans des actions locales, périlleuses du fait de la présence allemande, sans doute après que le professeur eut exprimé des sentiments patriotiques moins ambigus que ceux qu’il aurait pu avoir, comme d’autres géographes, dans une université de province en zone « libre »12. On doit cependant préciser que cet engagement d’un universitaire en activité, par définition personnage en vue, est rare, mais pas unique13 : le réseau Renard a recruté parmi les étudiants et enseignants de l’université de Poitiers, en particulier Louis Cartan, maître de conférences de physique mathématique à la faculté des sciences14, beaucoup plus jeune que Lefebvre cependant.

9Il s’agit cependant de bien préciser la chronologie. Un réseau gaulliste de renseignement et d’action fut fondé dès août 1940 par Renard, qui avait commencé à diffuser, à partir de juillet 1940, une feuille dactylographiée, Le libre Poitou, circulant à Poitiers, puis dans les autres villes de la Vienne (Tarrade, 1986, p. 347 et 349 ; Picard, 1994, p. 80-81)15. Le réseau Renard, par son journal clandestin comme par son organisation, regroupant des « résistants de la première heure » (Six, 1947, p. 70), est à la fois typique et remarquable, car très précoce (Sainclivier, 1995, p. 164). Cependant il semble que ce ne soit pas dans le cadre de ce réseau résistant que se sont d’abord inscrits les Lefebvre. En effet, selon le témoignage de Gaston Chapron, huissier à Poitiers et créateur en août 1940 d’un groupe d’aide aux aviateurs anglais, le couple Lefebvre s’engagea d’abord à ses côtés :

C’est Mme Lefebvre, épouse du professeur de géographie à la Faculté des lettres qui s’occupait du franchissement de la ligne. Elle était en rapport avec l’abbé Cholet, curé de Saint-Porchaire, qui fournissait les vêtements civils par l’intermédiaire du Secours National. Les passages avaient lieu à Bonnes, à Tercé, à Civray
Picard, 1994, p. 45.

10On peut imaginer que l’implication de Germaine Lefebvre a supposé l’accord, sinon la collaboration de son époux. Le groupe Chapron fusionna en avril 1941 avec celui de Renard, ancien camarade de lycée de Chapron, pour former le réseau Renard, dirigé par l’avoué, avec comme adjoints Chapron et Noël Sorin. Lefebvre n’appartenait donc pas au cercle des premiers membres du groupe Renard, au contraire de Cartan. Cependant, avec la fusion d’avril 1941 et jusqu’au démantèlement, en août 1942, Lefebvre appartient bien à ce réseau, de même, probablement, que sa femme (Picard, 1979, p. 331).

11On ne sait rien, cependant, de la teneur exacte de l’action résistante de Lefebvre, ce qui signifie sans doute, vus les témoignages publiés après guerre et jusqu’à aujourd’hui, très riches en détail sur l’organisation et les actions précises du réseau, une participation discrète, voire subalterne, mais réelle. On sait cependant que l’organisation était, dans cette zone occupée, pour le moins peu prudente. Jacques d’Hondt (1920-2012), à l’époque jeune professeur communiste de philosophie à Chinon, a témoigné de ce fait et de sa rencontre avec Renard, sans doute fin 1942 :

Un jour où j’avais pu venir à Poitiers, [Jacques] Moreau interrompt brusquement une conversation amorcée, me tire à l’écart, et me déclare, en substance : « Voilà ! Je sais ce que tu es, et moi je suis maintenant gaulliste. » […] Il m’explique : « Je suis gaulliste, nous avons fondé un mouvement de résistance à Poitiers, et le chef […] souhaite entrer en relation avec le mouvement communiste pour voir si nous ne pourrions pas conclure une sorte d’alliance, où même peut-être créer un groupement unique. » […] J’y vais. Moreau me conduit aussitôt chez le « chef ». Quelle imprudence ! Recevoir sans masque, au plus haut niveau, un étranger à l’organisation gaulliste, directement ! Le nom du « chef » était affiché à la porte de sa demeure ! Je le connaissais, c’était un avoué auprès du tribunal de Poitiers, Louis Renard, qui avait été le président de l’Association des anciens élèves du lycée [de Poitiers]. […] Je le reconnus immédiatement. […] Moreau avait dû lui révéler mon nom. Je n’avais pas grand-chose à lui cacher de mon identité. C’était bien gênant. Est-ce que je ne venais pas me jeter dans un piège ? Lequel de nous trois se révélait le plus aventureux ?
Cela se produisait dans l’un des lieux les plus vulnérables : son étude d’avoué ! Une très grande pièce, occupée par plusieurs bureaux et où circulaient des personnes affairées. Apparemment, Renard avait choisi cette tactique que certains de mes amis auraient pu récuser, et qui n’était certainement pas la nôtre : s’afficher comme modéré, éventuellement comme récepteur naïf des bobards du Maréchal, pour mieux dissimuler une opposition extrême et résolue. Ce rendez-vous, au milieu de tous ces gens, ne relevait pas du genre auquel je m’attendais. […] Nous prenons place devant son bureau. Il siégeait devant deux grands drapeaux tricolores déployés et croisés sur le mur. Ancien officier de la guerre 1914-1918, visiblement mutilé, il jouait pour le public le rôle de « l’Ancien Combattant qui accepte la paix des braves ». Il estimait sans doute qu’il pouvait berner ainsi les Allemands. C’était une manière de procéder parmi d’autres. […] Ces patriotes avaient décidé de former un régiment secret. C’étaient d’anciens officiers ou sous-officiers de la Grande Guerre. Ils réorganisaient leur régiment – dont j’ai oublié le numéro – virtuellement, préventivement, comme les soldats d’argile de l’ancienne Chine. Immobile, on attend. Le jour J venu, quand Londres donnera le signal, on se lèvera. […] Procéder ainsi, presque à découvert, nous paraissait suicidaire. De plus, cette attitude générale dans la situation de guerre, nous la dénoncions sous le terme d’« attentisme » […] Pour les communistes, il s’agissait d’opérer tout de suite, ou du moins, dès que possible, pour seconder les efforts militaires actuels des Alliés. […] Les conjurés du réseau Renard se montraient extrêmement optimistes et courageux pour travailler à cette date, et de quelque manière que ce fût, pour la libération de la France. […] Renard, homme de haute qualité, gardait confiance en l’avenir […]. Il savait grouper autour de lui des notables poitevins, et ce ne devait pas être si facile, dans une entreprise dont personne ne pouvait se dissimuler les dangers. Parmi eux, des juristes, des commerçants, des professeurs, comme le professeur de géographie de l’Université, Lefebvre, le frère du célèbre historien robespierriste…
Hondt, 2002, p. 287-291.

12Claude Mazauric résume ainsi l’« amateurisme » du réseau, en rapport avec Lefebvre :

Jacques d’Hondt nous dit, tout à la fois, le « courage » et l’« optimisme » des conjurés du réseau Renard avec lequel il fut momentanément en relation au titre du « Front national » de ce temps, mais il évoque aussi la fragilité de leur camouflage, le manque de vigilance qui régnait dans l’organisation, leur candide impréparation…
Mazauric, 2008, p. 197.

13Bien qu’il faille le prendre avec précaution, le réquisitoire du conseiller de la cour d’appel, le D^r Diescher, au « tribunal du peuple » de Wolfenbüttel, précise cependant certains éléments, suite à l’interrogatoire des accusés et à l’exposition des « faits » par le conseiller général de la Cour suprême, le D^r Koechler, le 12 octobre 1943 :

Les accusés […] ont œuvré en France occupée après l’effondrement français pour l’édification d’un réseau de Résistance dirigé contre l’Allemagne, ou soutenu les activités de ce réseau. […] Pour cette raison, ils sont tous condamnés à la peine de mort. […] L’accusé Renard trouva relativement facilement, grâce à ses nombreuses connaissances en sa qualité de président du Conseil de l’Ordre des avocats de Poitiers, des collaborateurs pour son organisation. Il la créa seul et veilla seul à son développement. Il témoigna une activité fébrile, d’abord dans le milieu intellectuel, gagnant tout d’abord à sa cause l’huissier Chapron qui lui fit connaître le chef d’entreprise des transports Sorin et le co-inculpé Cartan. Un peu plus tard, les accusés Toussaint, Pestureau, Lefebvre, Lambert et Moreau. […] Toussaint, en sa qualité de chef de l’état-major et Cartan en tant que chef du personnel (des membres du réseau) ne pouvaient remplir leurs obligations qu’à condition d’être parfaitement au courant. Il n’est pas possible à ce sujet d’envisager la possibilité qu’ils aient pu être induits en erreur.
Lefebvre, lui, a observé une certaine réserve et même il prétend qu’il n’a jamais adhéré à l’organisation. Toutefois, la façon dont il a gagné l’adhésion de Toussaint prouve les liens très étroits qui l’unissaient à Renard et qu’il connaissait ses objectifs. Lorsque Toussaint laissa voir sa crainte que Sorin fût un espion, l’accusé convainquit Toussaint de sa fidélité si bien qu’il resta à l’état-major. Cela prouve qu’il était parfaitement au courant du but poursuivi16.

14Cette activité est à hauts risques en zone occupée, surtout dans le cadre d’une répression allemande exacerbée, passant, à l’été 1941, puis en juin 1942, de la gestion de la Pax Germanica à la lutte systématique contre les résistants communistes ou gaullistes en France (Meyer, 2002 ; Eismann, 2010). En effet, Marc Bloch écrit à Lucien Febvre, le lundi 9 novembre 1942 : « Vous savez sans doute que Téodore Lefebvre est également assez souffrant. Prenez bien garde aux grippes de ce début d’hiver » (Bloch, 2003, p. 229-230). L’emploi de cet euphémisme crypté, courant dans les lettres de l’époque que les deux historiens s’échangeaient pour contourner un possible contrôle postal, ne doit pas cacher le caractère tragique de la situation : Téodore Lefebvre est arrêté, avec une trentaine d’autres résistants de la Vienne, le 30 septembre 1942, par la Gestapo locale (Tarrade, 1986, p. 347 et 349 ; Picard, 1994, p. 80-81 ; Calmon, 2013). La découverte fortuite du réseau Renard, en juillet 1942, par l’interception d’un courrier par les services de la police française, est une surprise pour les autorités allemandes et amène à l’arrestation, par vagues, en août et en septembre 1942, des 172 membres de l’organisation17. La nouvelle se répand sans doute rapidement dans les milieux universitaires français18, d’autant que la campagne de répression touche toute la famille Lefebvre, comme sa femme Germaine le précise en 1946 : « J’ai dû fuir la Gestapo à mon tour. […] J’ai deux fils : un mineur et un majeur. L’aîné, Jean-Paul, réfractaire, puis lieutenant dans la Résistance, fut dénoncé, arrêté par la Gestapo à Angers, torturé, puis déporté ; il put heureusement s’évader en sautant du train en marche19. »

15L’engagement du couple Lefebvre et de leur fils aîné, dans le cadre varié de la Résistance poitevine, grossie par les réfractaires au STO, à partir de février 1943, a donc des sources différentes, mais avec des risques importants et partagés20.

16Après son arrestation, Lefebvre fut d’abord incarcéré et interrogé à la prison de La Pierre Levée à Poitiers, puis transféré, en mars 1943, au camp de concentration de Hinzert, en Allemagne. C’est là qu’il semble avoir rencontré directement Auroux, qui écrit :

C’est à Hinzert que je fus le plus près de lui, à la place de bois, d’abord, où, de compagnie, nous maniâmes la scie de longues heures ; au kommando de paille ensuite et, enfin, à la chambre 4, où il partagea la couche de son collègue et ami, Louis Cartan, professeur à la faculté des Sciences, jusqu’au jour où, atteint d’un érysipèle, il dut être hospitalisée [sic] à Hermeskeil. Téodore Lefebvre était guéri lorsque tout le groupe Renard quitta Hinzert pour Wolfenbüttel
Auroux, 1946c.

17Le camp d’Hinzert (SS-Sonderlager/KZ Hinzert) est relativement bien connu dans la nébuleuse des camps de concentration situés en Allemagne (Bader et Welter, 2007). Situé à 20 kilomètres au sud-est de Trèves, près de la frontière luxembourgeoise, ce camp de transit était destiné à l’internement des résistants luxembourgeois et français, depuis la directive de Wilhelm Keitel, chef d’état-major de la Wehrmacht, de décembre 1941, sur la procédure dite NN (« Nacht und Nebel ») de « terreur dissuasive », de répression, de disparition et de secret absolu par rapport aux populations locales ou d’origine (Cardon-Hamet, 2006)21. Les « ennemis du Reich » y étaient amenés dans l’attente d’un transfert et d’un jugement, le plus souvent d’une condamnation à mort, par un tribunal spécial.

18En attendant leur départ vers un autre camp ou vers un tribunal, les prisonniers vivaient dans des conditions très précaires, répartis en différents « Kommandos » de travail forcé (par exemple celui dit « Piscine » ou celui « des Pierres ») et employés à diverses tâches souvent extrêmement pénibles (BFMD, 2005, p. 8-9). À cet égard, Auroux publia dans son journal un feuilleton, intitulé « Un parmi tant d’autres22 », dans lequel il donnait des indications précises sur la captivité de Lefebvre, par exemple lorsqu’il écrit, le 1^er juin 1946 :

On imagine aisément l’extrême difficulté qu’éprouvaient des hommes inexperts, souvent des intellectuels, à effectuer ce travail [fendre à la masse et à la hache, puis scier et débiter en minces morceaux des souches de sapin qu’un autre Kommando était allé déterrer en forêt], quand des ouvriers manuels, des spécialistes même, l’accomplissaient difficilement dans l’état de sous-alimentation et d’extrême faiblesse où ils se trouvaient. Qu’importait à nos bourreaux : il fallait manier la cognée et tirer la scie sans relâche. Le plus petit arrêt vous valait un coup de bâton solidement asséné. […] c’est ainsi que j’ai vu [le commandeur du camp] signaler aux bons soins du « cogneur » [le kapo du Holz Platz, un Polonais « à la face bestiale »] ce pauvre M. Lefebvre, coupable de manier la scie avec trop peu de dextérité, empêché qu’il était par une ancienne blessure à l’avant-bras
Auroux, 1946d.

19Lefebvre, toujours handicapé par les conséquences de sa blessure de 1916, est donc ici décrit en victime de la brutalité des gardiens du camp. Autre indication, dans un article hommage à l’un des disparus du réseau Renard, autre type de travail en rapport avec l’état de santé de Lefebvre lors de son séjour à Hinzert :

Dimanche 14 mars 1943, au camp d’Hinzert. […] À 9 heures, nous nous retrouvons, Louis Cartan et moi-même, dans la baraque en planches qui sert d’atelier à la firme Romika. De nos doigts malhabiles et gourds, nous tressons des pailles destinées à confectionner un tapis commandé par l’Obersturmführer et dont Téodore Lefebvre a dû tracer le plan. Notre ami n’est plus parmi nous. Un érysipèle a nécessité son transport à l’hôpital d’Hermeskeil où, déjà, l’a précédé Maurice Aguillon, atteint d’une angine diphtérique (Auroux, 1946b).

20À peu près guéri, Lefebvre est ensuite envoyé à la prison de Wolfenbüttel, près de Brunswick. Auroux décrit ailleurs la suite des événements :

Là, il fut placé en cellule, mais chaque matin, au retour de la promenade, Téodore Lefebvre, en dépit de la surveillance des gardiens, s’arrangeait pour échanger avec nous quelques mots et une amicale poignée de mains. Le 12 octobre 1943, il comparaissait, en compagnie de neuf autres camarades de la même affaire – dont Jacques Moreau –, devant le tribunal du Peuple, siégeant au palais de justice de Wolfenbüttel ; le lendemain, il était avec eux condamné à mort ; le 3 décembre, il était, avec eux, exécuté
Auroux, 1946c.

21C’est donc par une décapitation collective à la hache que se terminent la vie, la carrière et l’engagement de Téodore Lefebvre, le 3 décembre 1943, à 18 heures 39 selon l’acte de décès23.

Postérité et mémoire

22Du fait de son statut de « Nacht und Nebel », le sort de Lefebvre est sans doute longtemps resté indécis. Ainsi, comme le note Georges Six : « Après un court séjour dans un camp près de Trèves, on les transféra dans la prison de Wolfenbüttel, situé dans l’ancien duché de Brunswick. Dès lors, un véritable rideau de fer les sépara du monde et ce fut seulement après la capitulation allemande, en 1945, qu’on connut leur sort » (Six, 1947, p. 70).

23Dans le programme universitaire de 1943-1944 pour l’université de Poitiers, on lit encore le nom de Lefebvre pour l’enseignement de géographie, même si des chargés de cours sont prévus, en l’occurrence ses collègues historiens (Université de Poitiers, 1943, p. 85). Dès 1945, sa mort est confirmée. On peut ainsi lire sous la plume de J. Descroix, doyen de la faculté des lettres :

La Faculté des Lettres n’est pas sortie indemne de la tourmente qui s’est abattue sur la France de 1940 à 1944 ; elle a retrouvé son recteur, M.R. Hubert, et son doyen, M. J. R. Carré, mais elle a perdu son professeur de géographie, T. Lefebvre, décapité par les Allemands en décembre 1943 dans la prison de Wolfenbüttel avec dix patriotes poitevins dont deux de nos étudiants. Nous avons tenu à associer la mémoire de ces authentiques héros à cet ouvrage
Descroix, 1945, p. 8.

24À cette date, il est remplacé par Jean Robert, professeur au lycée de Tours, qui est nommé très rapidement maître de conférences (Soumagne, 2009, p. 68) et publie dans l’ouvrage de Mélanges une contribution, sans un mot cependant pour son prédécesseur (Robert, 1945). Mais c’est surtout le jeudi 16 mai 1946 que se déroule la reconnaissance officielle de Lefebvre par la communauté universitaire, décrite avec emphase par Auroux :

Jeudi matin, à 11 heures, se déroulait, à la Faculté des lettres de Poitiers, une émouvante cérémonie : l’inauguration de plaques en l’honneur de Téodore Lefebvre, professeur de géographie, et de Jacques Moreau, étudiant, licencié de philosophie. […] La cérémonie de l’inauguration des plaques à [leur] mémoire […], qui donneront leurs noms, le premier à la salle de géographie, le second à la salle de lecture de la faculté des lettres, a revêtu un caractère de simplicité émue dans laquelle M. le doyen Carré [professeur de Moreau] a su justement discerner la marque de la vraie solennité. M. le recteur, M. le maire de Poitiers, MM. Les doyens des Facultés, M. le directeur de l’École de Médecine, auxquels s’étaient joints les anciens collègues de Téodore Lefebvre et les anciens condisciples de Jacques Moreau entouraient les familles des deux martyrs : Mme Lefebvre et ses enfants ; Mme et M. Moreau.
Successivement, MM. Bernard, inspecteur des mouvements de jeunesse, et M. Descoix, doyen de la faculté des Lettres, évoquèrent le souvenir de Téodore Lefebvre, rappelant les qualités du professeur et exaltant les vertus du chef de famille et du résistant. […] Unis dans l’action, unis dans la mort, Téodore Lefebvre et Jacques Moreau l’ont été aussi dans l’hommage fervent que leur a rendu la Faculté des Lettres et auquel la présence de M. Guillon associait la ville de Poitiers tout entière
Auroux, 1946c.

25L’hommage officiel des autorités n’est pas seulement un signe du retentissement local de la mort de Lefebvre, mais a aussi des enjeux personnels. C’est que se pose rapidement la question de la pension de veuvage à laquelle sa femme Germaine aspire, et des certificats nécessaires pour la reconnaissance par l’administration du décès de son époux. Ainsi, elle raconte :

La Résistance m’a donné à mon retour à Poitiers en septembre 1945 une copie en allemand des registres de l’État civil de Wolfenbüttel. Or ce papier ne vaut rien vis-à-vis de la loi française (la Mairie n’a pas voulu m’en faire une copie certifiée conforme en allemand). En temps de paix, un décès à l’étranger doit être enregistré à l’Ambassade de France, en temps de guerre au Ministère des Anciens Combattants. L’acte de décès doit porter la mention « Mort pour la France », et être transcrite à l’État civil de Poitiers. Je suis allée me renseigner à l’État Civil : là, on m’a dit que ce papier viendrait automatiquement aux bureaux de l’État Civil, qu’on me préviendrait alors mais que ce serait long. J’ai fait ensuite une demande spéciale pour avoir cet acte de décès le 19 juin 1946 au Ministère des Pensions et des Anciens Combattants […] J’attends la réponse. J’ai fait inscrire mon jeune fils Michel pupille de la Nation ; le Directeur de ce Service m’a fait remarquer qu’il le faisait pour m’être utile, l’extrait allemand présenté ne valant rien. Même objection du Président de l’Association des Fils de Tués24.

26Davantage encore que cette question financière se posent également des questions liées aux conditions de vie de la famille Lefebvre, du deuil de Téodore et des séquelles du conflit. Germaine Lefebvre écrit ainsi :

J’ai dû fuir la Gestapo […] et me suis cassée une jambe à la campagne, ce qui, avec mon chagrin, les émotions et le labeur acharné, a diminué ma résistance et ma capacité de travail. […] L’aîné [de mes fils], Jean-Paul, [a eu] l’année dernière, onze anthrax dans le dos (sur l’emplacement des coups reçus [lors de l’interrogatoire et la torture infligés par la Gestapo]) et cette année, il a été si anémique que j’ai dû demander son admission à la Maison des Étudiants à Combloux (Haute-Savoie). Avec le temps passé dans la Résistance, voilà trois ans qu’il est à ma charge et ma mise à demi-traitement n’est pas faite pour m’aider à sortir de cette impasse.
J’ai aidé mon mari spontanément dans la Résistance comme lui a travaillé sans hésiter pour son pays. J’ai perdu le bonheur de ma vie et maintenant je suis une femme seule, les soucis matériels s’ajoutent à mon chagrin. Je suis considérée comme une déclassée qui doit se contenter d’un traitement inférieur, alors que je voudrais pouvoir élever mes fils dans la dignité et en faire des hommes de valeur comme le souhaitait leur père25.

27Le député Boulaux transmet la requête, dès le 6 août 1946, écrivant au ministère : « J’ai l’honneur de vous adresser la requête si jointe de Madame Lefebvre dont le mari, grand patriote, professeur de faculté, est considéré comme disparu dans les bagnes allemands. Je vous serais reconnaissant de vouloir bien faire examiner cette demande avec toute la bienveillance qu’elle mérite. » Le doyen de la faculté des lettres de Poitiers intervient également, fin novembre 1946 :

Comme ce professeur patriote est mort pour la France et que de nouvelles dispositions sont prévues pour des cas analogues à celui-là, j’ai l’honneur de solliciter de votre haute bienveillance, Monsieur le Ministre, l’octroi d’une pension exceptionnelle pour la veuve de M. Téodore Lefebvre.
Mme Téodore Lefebvre s’est montrée la digne épouse de son mari et elle élève très décemment deux fils qui lui restent de son mariage.

28La question ne se débloque pas avant 1947. En effet, le 21 octobre 1947, la Commission nationale d’homologation des grades FFC informe le ministère que le secrétaire d’État aux Forces armées élève Téodore Lefebvre, à titre posthume, au grade de capitaine, et le déclare enfin « Mort pour la France ».

29Cette décision coïncide avec la nécrologie publiée dans les Annales de géographie par Antoine Perrier (Perrier, 1947), depuis 1946 professeur au lycée de Limoges (Villoutreix, 1984). Le choix de l’auteur n’est en soi pas étonnant (Ginsburger, 2015c) : de quatre ans le cadet de Lefebvre, l’ayant connu personnellement, alors qu’il était professeur au lycée de Tulle, entre 1927 et 1945, participant à ses excursions universitaires, et, ancien élève de Demangeon, collaborant relativement régulièrement avec la revue parisienne, Perrier, avec la disparition de Demangeon, en 1940, était tout indiqué pour cette tâche. L’article compte seulement 30 lignes, sans doute du fait des conditions matérielles et de la volonté de consacrer l’essentiel de la revue au rattrapage du travail scientifique perdu pendant le conflit. Au-delà du rappel de la carrière, des publications et des circonstances de la mort de Lefebvre, la nécrologie est d’abord marquée par une forte exaltation patriotique : le géographe poitevin « avait été déporté quelques mois auparavant [sa décapitation] parce qu’il n’acceptait pas la défaite et l’occupation étrangère », et « pendant la guerre de 1939- 1940, où tant de Français s’abandonnaient, T. Lefebvre affirmait ardemment son patriotisme. Il est mort, fidèle à son idéal ». Aucune mention n’est faite au réseau Renard, ni à l’expérience de guerre de Lefebvre lors de la Grande Guerre. Cependant, l’évocation de Lefebvre est également caractérisée, sans surprise pour un genre comme l’hommage posthume, par l’insistance sur des qualités morales (« grande bonté, aménité, optimisme souriant relevé d’une pointe d’humour lui attiraient l’affection de ses étudiants ») et intellectuelles (« curiosité géographique », « solide thèse », « sujets variés »).

30Il ne s’agit pas cependant du seul hommage de la discipline à Lefebvre, même s’il s’agit du plus complet, du seul strictement personnel et du dernier. Si le 3 février 1945, Martonne lui-même fait le bilan de la guerre pour l’Assemblée générale de l’AGF, mais sans évoquer Lefebvre (Martonne, 1945), l’année suivante, à l’assemblée générale annuelle du 2 mars 1946, Robert Perret, le vice-président de l’AGF, prononce, en l’absence du président Martonne, l’allocution inaugurale et fait référence au géographe de Poitiers :

Je tiens à mentionner à part deux disparus dont le sort fut particulièrement émouvant, puisqu’ils furent déportés en Allemagne et qu’ils n’en sont pas revenus : l’ingénieur en chef des Mines, J. Malavoy, envoyé à Mauthausen en 1943, et assassiné le 13 février 1945 – et Téodore Lefebvre, professeur à la Faculté des Lettres de Poitiers, patriote ardent, qui fut emmené à Wolfenbüttel et décapité à la hache le 3 décembre 1943. Lefebvre avait donné toutes les promesses d’une carrière féconde. […] Gardons pieusement la mémoire de ces hommes de pensée qui surent être des hommes d’action et qui furent des martyrs.
La meilleure façon de les honorer est de suivre leurs exemples et de travailler comme ils l’ont fait. Leurs œuvres ont contribué au renom de notre pays : ceux qui ont exposé leurs vies l’ont fait en vue de l’avenir de la France. Soyons donc, à leur image, des hommes d’avenir
Perret, 1946.

31La même année paraît un hommage de Max Sorre dans L’information géographique. Il écrit :

Comme d’autres disciplines, la géographie a payé son tribut à la rédemption de la France. Notre collègue T. Lefebvre […] a été exécuté en Allemagne à la suite d’un dérisoire jugement dont nous ne connaîtrons jamais les attendus, pour avoir commis le crime d’avoir servi sa patrie. […] Une flamme s’est éteinte. Mais nous garderons la mémoire de l’homme qui, à vingt-sept ans d’intervalle, a deux fois offert sans réserve sa vie pour la Patrie et qui lègue à ses enfants le plus magnifique exemple du devoir accompli jusqu’au suprême sacrifice
Sorre, 1946.

32Au-delà du vocabulaire religieux [voir le chapitre de Dylan Simon dans ce volume], c’est ici l’insistance de Sorre sur le parallèle entre la Première et la Seconde Guerre mondiale qui est frappante, peut-être parce que, au contraire de Perrier, plus jeune, Sorre lui-même avait combattu et été grièvement blessé à l’automne 1915 (Ginsburger, 2010, p. 1311). Il le renouvelle dans sa nécrologie publiée dans L’Université libre, rendant hommage à « l’honneur de l’université » :

Je revois à Bordeaux, vers la fin de l’autre guerre, ce grand garçon blond, souffrant encore des suites d’une congestion pulmonaire et d’une blessure grave, reçue en Champagne, où il servait comme sergent mitrailleur. […] Un peu plus tard […], je goûterai la société de ce compagnon à la fois réfléchi et passionné, avide de savoir et difficile avec lui-même, de commerce pourtant si facile et d’âme si fraîche et si jeune.
Je retrouvai son image […] à Lille. [Les] témoins du milieu lillois d’avant-guerre […] parlaient volontiers du camarade ardent, plein de générosité, droit et loyal, révolté contre l’injustice sociale. Tout le contraire d’un apprenti mandarin. […] Il est mort pour la France. Le sacrifice que l’ancien combattant de la Somme et de la Champagne avait offert sans réserve il y a trente ans, il l’a renouvelé en 1942 et, cette fois, ce sacrifice a été accepté. Dans l’abîme où nous étions tombés, son attitude ne pouvait faire aucun doute pour ceux qui le connaissaient. Comment son patriotisme nourri aux sources les plus pures, imprégné du plus haut idéalisme, comment la foi démocratique qu’il tenait de ses origines, que l’école primaire laïque où il avait grandi avait réchauffée, comment son amour du peuple auquel il tenait par toutes ses fibres, se fussent-ils accommodés de la défaite acceptée, de l’abjection d’un régime qui, en dépit des prétentions officielles, était la négation même de notre tradition française et révolutionnaire ? Sa place était marquée dans la résistance – non seulement dans la résistance morale, mais dans la résistance effective. […] Nous savons, nous, pourquoi il est mort – pour la France. Et nous savons que sa mort ajoute au trésor d’honneur de notre pays et de son Université
Sorre, 1945.

33Évocation très patriote, insistant sur la dimension humaine et morale du personnage, décrit comme un saint républicain et laïc, et sur son aspect combattant et sacrificiel. Enfin, les deux bilans de l’état de la géographie française après le conflit, publiés en anglais par deux élèves de Demangeon, placent également Lefebvre en tête de la liste des pertes pour la discipline, avec une relative précision sur les circonstances de son décès, mais sans référence à son engagement véritable et sans émotion (Gottmann, 1946, p. 81 ; Perpillou, 1946, p. 51).

34C’est en 1947 la dernière fois que le lecteur des Annales rencontrait le nom de Téodore Lefebvre : par la suite, bien peu de discussion sur son œuvre, pas d’inédit, pas de réévaluation avant que Meynier ne l’évoque de nouveau, pour inaugurer son chapitre sur « le temps des craquements » plus de vingt ans plus tard, lui consacrant une ligne, non du point de vue de la géographie humaine ou de Poitiers, mais de la guerre, d’ailleurs pour en minimiser la portée. Malgré Perrier, Lefebvre est donc présenté de nouveau en victime, et seulement en victime, une victime d’ailleurs un peu négligeable, en tout cas au niveau disciplinaire et au niveau national.

35Du côté des historiens, l’hommage à Lefebvre est également important, en particulier parmi les historiens de la Révolution française, autour de son frère Georges. Six écrit ainsi, dans sa nécrologie de 1947 :

Je considère comme un impérieux devoir de rappeler [ici] le souvenir d’un martyr qui fut autrefois mon élève, de Téodore LEFEBVRE, le propre frère de notre président. […] Je ne sais comment les policiers de Vichy, dont plusieurs ont expié le 19 août dernier, furent mis au courant [de l’existence du réseau Renard], mais ils saisirent la Gestapo de l’affaire. […] Pauvre Téodore, si gai, si exubérant, si insouciant. […] Son bel optimisme, j’en suis convaincu, ne l’a jamais quitté, même devant la mort. Au moment où le bourreau allait anéantir d’un seul coup cette belle intelligence, il n’éprouvait que deux sentiments : le regret poignant de laisser derrière lui sans fortune sa femme et ses deux enfants, et l’espoir tenace en la victoire finale. On voudrait qu’il y ait une vie future, pour qu’il ait pu éprouver cette suprême consolation
Six, 1947, p. 68-70.

36Six n’est bien sûr pas le seul à souffrir de la nouvelle du sort tragique du géographe de Poitiers. Son frère l’est encore davantage, comme en témoigne Claude Mazauric :

Georges Lefebvre a été profondément meurtri par la mort de son frère, survenue, en outre, deux ans à peine après la disparition de sa propre épouse, car il éprouvait pour ce frère cadet des sentiments quasiment paternels. Selon tous les témoignages de ceux qui sont entrés dans l’intimité de Georges Lefebvre, les conditions de l’exécution le laissaient sans voix. […] Marie-Claire Laval d’évoquer encore le témoignage de Richard Cobb : « Georges Lefebvre parlait généralement des leaders de la France de Vichy comme de “Messieurs les assassins de mon frère” », et Cobb rappelait « qu’il avait en outre refusé une invitation à devenir membre de l’Institut pour ne pas s’asseoir à côté des complices du meurtre de Marc Bloch. Enfin tous ceux qui ont connu l’appartement de Boulogne-Billancourt ont remarqué la présence des photographies de Robes-pierre, de Jaurès, de Marc Bloch et de Téodore Lefebvre, son frère victime des nazis »26
Mazauric, 2008, p. 198-199.

37Bloch et Lefebvre décidément associés dans le souvenir familial et disciplinaire, voire politique, de l’Occupation et de la collaboration.

38Du côté du milieu de la Résistance, une sorte de mythologie s’est développée autour de cette mort tragique, exclusivement en lien avec le témoignage et les hommages rendus à ses compagnons du réseau Renard par Auroux dans La dépêche poitevine, en 1946. Cependant, Auroux disparut en 1947, peu de temps après l’extinction de son hebdomadaire, de même que Six, tandis que Georges Lefebvre mourut en 1959. Pourtant, Lefebvre resta dans le giron d’une certaine mémoire de la Résistance, comme en témoigne la biographie, beaucoup plus détaillée que la trentaine de lignes de Perrier dans les Annales de géographie, et suivie d’un extrait de texte géographique, qui a été publiée en 1960 dans le volume d’Anthologie des écrivains morts à la guerre (1939-1945), par l’Association des écrivains combattants (1960). Ce texte, anonyme, reprenant les éléments biographiques donnés par Auroux, place Lefebvre aux côtés de Bloch ou de Cavaillès. De plus, la mémoire locale resta également assez vive, incarnée par la publication, en 1964, par le journal du Poitou, La nouvelle République, de la copie des originaux retrouvés en RDA de l’ordre d’exécution et du procès-verbal d’exécution des dix martyrs, ainsi que des dernières lettres à leur famille de 8 des 10 condamnés, à l’exception… de Téodore Lefebvre et de Louis Renard lui-même27. L’association Vrid est aujourd’hui également très active28, notamment du point de vue pédagogique et mémoriel, même si Lefebvre y est très peu présent personnellement.

Conclusion

39Téodore Lefebvre est donc d’abord et avant tout le seul géographe français martyr de la Seconde Guerre mondiale et de l’occupation allemande, contre laquelle il s’est battu et par lesquelles sa vie et sa carrière ont été brutalement interrompues. La seule trace personnelle durable qu’il a laissée est locale : à l’université de Poitiers, son souvenir est encore aujourd’hui perpétué par l’attribution de son nom à la bibliothèque spécialisée et à la rue menant aux locaux du département de géographie, plus pour ces faits de résistance que pour son rôle de premier vrai titulaire de la chaire de géographie locale29. En tant que résistant, il reste cependant membre d’un collectif, les résistants exécutés du réseau Renard ; en tant que géographe, il n’est, au-delà de sa mort dramatique, qu’un des nombreux élèves de Demangeon.

40Son action aurait pu prendre d’autant plus de relief que, pour la première fois de sa vie, au début des années 1940, il était, d’une certaine façon, de moins en moins dans l’ombre d’autres universitaires. Le décès naturel et précoce, en 1940, de son maître parisien, aurait pu faire de lui l’un des chefs de la géographie humaine à la française, la retraite de son frère aurait pu lui permettre de se faire un prénom. Dans le cadre de la lutte contre l’occupant, il trouvait à Poitiers non plus un milieu périphérique et provincial, mais un terreau particulièrement actif face à l’ennemi, où son parcours heurté, notamment lors de la Première Guerre mondiale, était loin d’être un handicap, mais au contraire un élément explicatif de la précocité, de la vigueur et de la continuité de son patriotisme. Mais il est en fait resté presque anonyme parmi les compagnons de Louis Renard, n’eut pas le temps de développer d’hypothétiques nouveaux champs de recherche.

41L’occultation de Lefebvre dans la mémoire de la géographie française se nourrit donc à la fois de son statut de géographe mineur et périphérique, et de disciple de Demangeon, dont les travaux de géographie agraire firent rapidement après 1950 l’objet d’une réévaluation et d’un rejet spectaculaires (Berger, 1975). Figure dès lors beaucoup plus historique et presque politique que scientifique, plus historienne que géographe, il fut ainsi victime à la fois d’un discrédit des options théoriques et des travaux de « l’école classique » de la géographie française, lui-même vidalien de seconde génération, et d’un refoulement banal de la période complexe de la Seconde Guerre mondiale, particulièrement importante, mais presque honteuse, pour la communauté des géographes universitaires, seulement aujourd’hui en cours de réévaluation30.

42Le cas de Lefebvre montre ainsi qu’il ne suffit pas, pour devenir une icône de la discipline ou de la pensée française, d’avoir donné sa vie, mais que d’autres mécanismes complexes de mémoire collective sont à l’œuvre. Encore faut-il avoir quelqu’un pour sanctifier le souvenir de la victime, comme ce fut le cas pour Bloch avec Lucien Febvre, malgré les ambiguïtés de leurs relations pendant la guerre. En l’absence d’un maître encore vivant, d’un condisciple ou d’un élève suffisamment puissant dans la corporation pour conserver son nom et célébrer sa mémoire et son sacrifice, malgré les efforts de Max Sorre et d’Antoine Perrier, eux aussi relativement marginaux dans le champ disciplinaire, Lefebvre fut vite oublié, victime de l’histoire et de la répression nazie, plus que héros de l’École française de géographie.

Sources archivistiques