1Ce chapitre étudie une source méconnue, conservée dans les archives de l’École internationale (Ecolint) à Genève et encore inédite, notamment les textes des cours qui ont été donnés aux élèves des classes secondaires par le géographe français Paul Dupuy dans les premières années du deuxième conflit mondial. Dupuy s’était établi à Genève en 1925, après avoir pris sa retraite de l’ENS, où il avait été maître-surveillant en 1881, puis surveillant général en 1889 et secrétaire général à partir de 19041. En Suisse, il suivait sa fille Marie-Térèse Maurette et son gendre Fernand Maurette, lui aussi géographe, lequel avait été appelé en 1924 par son ami socialiste Albert Tomas (1878-1932), pour occuper un haut poste au Bureau international du travail (BIT) (Carrupt, 2015 ; 2021), l’une des institutions internationales fondées autour de la Société des nations (SDN). En 1924, Marie-Térèse a été co-fondatrice de l’Ecolint, qui visait à donner une éducation internationale et multilingue aux enfants du personnel de la SDN, expérience qui impliqua des centaines d’enfants et d’adolescents et qu’elle dirigea de 1929 à 1949. L’engagement de Dupuy à l’Ecolint est une expérience extraordinaire de mise à disposition de savoirs géographiques et pédagogiques, pour une cause pacifiste et internationaliste, de la part d’un « géographe » consacré ; si Dupuy se démarque de la figure classique du géographe universitaire professionnel qui s’affirme avec la génération post-vidalienne, son importance pour l’affirmation de l’enseignement de la géographie en France entre le xix^e et le xx^e siècle est bien connue (Chevalier, 2003 ; Robic, 2006), et ce sont bien des cours de géographie qu’il va donner à l’Ecolint, tout en s’inspirant du legs pédagogique de figures de géographes telles que Franz Schrader et Élisée Reclus (Ferretti, 2016).

2Cependant, ces leçons de Dupuy ne sont pas seulement intéressantes en elles-mêmes, mais aussi parce qu’elles esquissent ce qu’on pourrait appeler une géopolitique de la paix, en plein milieu de la guerre. Cela rejoint la réflexion actuelle autour des rapports entre la géographie et la paix (Williams et McConnell, 2011 ; Williams, Megoran et McConnell, 2014). En effet, si la discipline géographique sert traditionnellement les nécessités des armées et des empires, la paix peut également faire l’objet de définitions d’un point de vue géographique, au-delà du fait que « la géographie contemporaine est [généralement] engagée “pour la paix” » (Williams et McConnell 2011, p. 927). À ce niveau, elle devrait être conceptualisée comme quelque chose de plus que la simple cessation ou interruption de la guerre, en questionnant « cet encadrement en négatif de la paix » (ibid., p. 928), et en « défiant la logique morale de la guerre » (Williams, Megoran et McConnell, 2014, p. 1) par le développement de nouvelles études théoriques et empiriques sur la paix, en partant de précédents historiques comme celui « des géographes anarchistes Pierre Kropotkine et Élisée Reclus » (ibid., p. 7). Le cas développé ici, notamment l’engagement de Dupuy à l’Ecolint pour l’« enseignement de la paix » pendant la Seconde Guerre mondiale, vise à contribuer à ces travaux, ainsi qu’à ceux sur l’histoire de la géographie scolaire en France (Lefort, 1992 ; Chevalier, 2003 ; Robic, 2006), notamment par l’inscription de cette expérience dans la trajectoire globale de cette figure particulièrement intéressante.

Un géographe libertaire dans la lignée de Reclus et au service de la paix

3Dupuy est original d’une part en tant que géographe-hors-les-murs (Clerc et Robic, 2015), actif en dehors de l’engagement académique traditionnel, et d’autre part par son choix militant : au contraire de la grande partie des géographes français, qui avaient servi la politique nationale française dans le cadre des comités d’études et des conférences de l’après-guerre (Ginsburger, 2010), il choisit d’aborder les questions de la paix et de la guerre d’une manière différente, notamment à travers l’enseignement pour la paix, dans lequel il s’engage en restant aux marges des institutions : si l’Ecolint est liée à la SDN, Dupuy et sa fille donnent preuve d’un fort engagement volontariste par le fait qu’ils y travaillent sans percevoir de rémunération. Ce volontarisme rappelle celui d’autres géographes politiquement engagés formant des réseaux extra-institutionnels en Suisse romande entre le xix^e et le xx^e siècle, notamment les géographes anarchistes (Ferretti, 2014). Le modèle reclusien est pris en compte par Dupuy, qui cite le géographe anarchiste et ses collaborateurs dès ses premiers écrits sur l’enseignement de la géographie et qui collabore à Genève avec Adolphe Ferrière (1879-1960), l’un des inspirateurs du mouvement de l’Éducation nouvelle, proche du mouvement de la pédagogie libertaire (Ferretti, 2016 ; 2017). Déjà, comme surveillant à l’ENS, Dupuy se distinguait par sa critique des punitions et sa faveur pour les « méthodes de discipline libre » (Maurette, 1951, p. 3) : à ce propos, son prétendu penchant pour « l’anarchie » (Bourgin 1938, p. 93) était au centre des critiques des conservateurs.

4Lors des conférences du Musée pédagogique de 1905 (Robic, 2006), il s’insère dans la continuité des idées de Buisson, Reclus et Schrader en s’opposant à l’enseignement de la géographie comme méthode mnémonique et comme nomenclature :

On veut exclure ce qui n’est que verbalisme et pur exercice de mémoire, on veut multiplier les contacts avec tout ce qui est réel, concret, directement observable et par ces contacts exciter l’activité personnelle des élèves, les habituer à l’observation, la comparaison, à la généralisation, développer chez eux, par l’emploi de la méthode socratique, les facultés de l’esprit qui servent à découvrir et à comprendre
Dupuy, 1905, p. 222.

5Dupuy fait également écho à la campagne menée par Reclus contre l’utilisation didactique de la carte bidimensionnelle et en faveur de l’adoption de globes et d’autres représentations tridimensionnelles du monde, afin de « corriger les impressions fautives que tant d’élèves conservent à force d’avoir vu les cartes murales verticales, et les diverses parties de la surface du globe représentées à tant d’échelles différentes. Toutes les fois que les circonstances le permettent, le globe devrait être introduit de bonne heure dans les classes » (ibid., p. 228).

6Pendant la Première Guerre mondiale, Dupuy est encore secrétaire à l’ENS, où il s’occupe de l’infirmerie qu’on y avait installé et de fournir soutien matériel et moral aux élèves mobilisés. Ses correspondances de 1914-1915 avec le jeune normalien Maurice Genevoix (1890-1980) nous permettent d’apprécier deux aspects qui trouveront une continuité dans l’aventure de Dupuy à l’Ecolint : d’un côté, sa vocation de géopoliticien, voire « géo-stratège », de l’autre côté, son pacifisme humaniste qui déjà effleure malgré la mobilisation.

7Sur le premier aspect, Dupuy analyse les bulletins de guerre en espérant dans une victoire rapide des alliés mais en se méfiant en même temps de la rhétorique officielle. Il écrit par exemple : « La victoire des Serbes donne enfin une satisfaction sans mélange : elle ressemble aux victoires auxquelles professeurs et précis nous ont habitués ; elle paraît définitive et sans retour contraire possible, au moins sur le territoire serbe ; elle a certainement provoqué à Vienne et à Budapest une agitation à caractère antiallemand » (Genevoix et Dupuy, 2013, p. 87). Sur le second aspect, l’humanité de Dupuy et sa compassion par rapport aux victimes et aux risques affrontés par tous ses chers amis contrastent avec l’élan patriotard et belliqueux exprimé par d’autres géographes français à l’épreuve de la Grande Guerre, par exemple Raoul Blanchard qui évoque, dans ses souvenirs, son engagement pour la propagande française, par exemple lors de ses voyages en Italie et aux États-Unis, où le géographe arrive à évoquer avec complaisance même les boutades triviales contre les « Boches » qu’il partage avec ses hôtes (Blanchard, 1963b). On sait par son Journal de guerre, que l’ancien normalien Blanchard était alors en contact avec Dupuy, chez qui il se renseignait au sujet du sort de ses collègues à l’École (Ginsburger, 2010, p. 1355- 1356). Cependant, Dupuy semble déjà étranger à des proclamations bellicistes, et il se préoccupe plus de problèmes comme les « 20 blessés [qui] sont arrivés aujourd’hui à l’École » (Genevoix et Dupuy, 2013, p. 87). Ainsi, « de chacun des normaliens au front, la vive sensibilité de Dupuy se représentait la peur et l’angoisse dans les combats. Il voyait la misère de la vie en campagne, les hommes exposés au froid, à la pluie et à la neige. Il sentait jusqu’à l’ennui de la guerre qui s’installait » (ibid., p. 11). Le géographe se tient également éloigné de fonctions plus officielles dans la mobilisation des intellectuels, – en particulier autour d’Albert Tomas, ancien normalien, député socialiste et alors ministre de l’Armement, tandis que Maurette est « expert des questions de politique industrielle et économique » (Blaszkiewicz-Maison, 2015, p. 75), dont les atouts étaient mis à disposition de l’effort militaire. Est-ce du fait de son anticonformisme ? Faut-il y voir une anticipation de son choix d’être, à Genève, un simple « retraité bénévole », sans lien officiel avec les charges occupées par Tomas et Maurette ?

8En 1925, le choix de Dupuy d’aller enseigner à des élèves beaucoup plus jeunes (primaire d’abord, et secondaire dès les années suivantes) est la décision d’un savant, éducateur et militant qui ne se résigne pas à l’inactivité et qui voit dans les institutions internationales naissantes le prolongement de son engagement politique et social (Illustration). D’après le témoignage de sa fille, il « croyait à la Société des Nations ; on était à Genève, où naissait un monde nouveau. Il fallait apprendre à ces enfants, futurs citoyens de ce monde, la géographie qui convenait » (École internationale, p. 29). Si cet engagement se caractérise d’abord comme un choix militant et volontariste, il semble clair que l’expérience de Dupuy à l’Ecolint est une occasion pour saisir, à l’épreuve de la pratique, la continuité des idées didactiques qu’il a prêchées pendant des décennies, en particulier dans les cours de « culture internationale » qu’il donna de 1925 à 1940 aux élèves du primaire et du secondaire, ébauches de « géopolitique de la paix » par la discussion avec les élèves de thèmes internationaux d’actualité (Ferretti, 2016).

9Deux points se dégagent des cours de Dupuy sur la Seconde Guerre mondiale. Le premier est sa désillusion par rapport à sa confiance naïve dans le pacifisme de la SDN qui n’a jamais réussi à remettre en question les logiques impériales des plus grandes puissances du moment (Legg, 2009), désillusion qui d’ailleurs n’entache pas l’engagement du géographe en faveur de la paix. Si Dupuy, né en 1856, peut se considérer comme un représentant du pacifisme de la Belle Époque, qui semble toujours l’inspirer, et si le pacifisme de l’entre-deux-guerres ne se réduit certainement pas à celui de la SDN, c’est néanmoins à propos de sa collaboration avec cette dernière organisation que le géographe développera ses réflexions autocritiques dont il est question ici. Le deuxième point est l’analyse géopolitique et géostratégique lucide de Dupuy sur la mondialisation de la guerre, qui constitue une application originale des outils scientifiques de la géographie de la part d’un géographe français à une époque où la majorité de ses collègues ne partageait pas les mêmes positions et le même engagement : on peut dire que l’originalité de Dupuy est donnée à la fois par le décalage temporel d’un auteur qui parle dans les années 1930 et 1940 en gardant des références culturelles du siècle précédent et par le fait qu’il prône en même temps une figure de savant volontariste et engagé, ce qui fait au contraire la modernité de cette expérience.

La désillusion et les conférences sur la guerre

10Une riche littérature souligne les défauts de la SDN par rapport à son utopie pacifiste, en affirmant qu’elle n’a pas réussi à questionner les logiques coloniales ni les logiques du réalisme politique (Legg, 2011) et en reconnaissant combien la fondation même de cette institution était fonctionnelle par rapport aux intérêts du président américain Wilson (Zorgbibe, 1994). Le déclenchement de la nouvelle guerre en 1939 démontra aussi combien ingénue avait été la confiance pacifiste de Dupuy à ce sujet, ce dont le géographe était parfaitement conscient. Cette désillusion peut s’apprécier dans le cycle de conférences sur les scénarios géopolitiques de la guerre en cours que Dupuy donna aux élèves des classes secondaires de 1940 à 19422.

11Cette source d’archive est constituée de deux dossiers contenant les tapuscrits de 33 leçons datées et numérotées du 25 octobre 1940 au 19 avril 1942, dont les numéros 8, 13, 24 et 26 sont manquants, soit 220 pages. Trente-six pages presque illisibles de notes manuscrites se réfèrent à une 34^e leçon datée du 1^er septembre 1942. Il est d’ailleurs probable que seule une partie de ces cours a été donnée par Dupuy en présence, car on sait que le géographe a passé en France une grande partie de la période de la guerre. Les dates de ces cours contrastent même avec un écrit de Dupuy qui affirme : « J’ai quitté Genève en mai 1940 ; [j’ai vécu] à Nîmes, puis à Périgueux, sous un régime dont l’élément le plus répugnant pour moi a été l’hypocrisie du Maréchal » (Maurette, 1951, p. 121). Le fait que la série des 28 premières conférences s’arrête à mai 1941 suggère une erreur typographique permettant de supposer que Dupuy serait rentré en France plutôt en mai 1941, un fait que la deuxième série de textes de l’année scolaire 1941-1942 confirmerait, car ils sont intitulés « comptes-rendus » et non plus « conférences ». Dupuy aurait donc seulement rédigé ces derniers cinq ou six textes pour les envoyer à l’école pour être lus en son absence3. Cette explication est d’autant plus plausible que la situation très instable de mai 1940 et le fait que le « Maréchal » Pétain n’a établi son régime à Vichy que dans les mois suivants (juin-juillet 1940) devaient rendre très difficile un déménagement de Suisse en France à ce moment. De plus, la presse internationale que Dupuy mobilise dans ses 28 premières conférences était, en temps de guerre, sans doute plus aisément accessible à Genève qu’à Nîmes et Périgueux. Cependant, Dupuy a sans doute passé des périodes en France au milieu de l’année académique 1940-1941, comme en témoigne une lettre qu’il envoie de Nîmes le 10 décembre 19404. Ce séjour coïnciderait avec « le mois de vacances5 » évoqué par Dupuy lors de la rentrée de janvier 1941, en considérant que la leçon n° 10 est datée du 7 décembre 1940 et la suivante, n° 11, du 18 janvier 1941. Quelques renvois à des arguments traités par Dupuy « l’an dernier6 » suggèrent aussi que des cours semblables ont été donnés par Dupuy l’année précédente et qu’ils n’ont pas été transcrits, ou que simplement leurs textes ont été perdus. Quoi qu’il en soit, ces pages sont un document extraordinaire, rédigé par un géographe français sur des thèmes géopolitiques et géostratégiques dans un cadre international et engagé, ce qui représente sans doute une forte originalité dans le cadre de la géographie francophone de cette époque.

12Ces textes sont aussi un témoignage de l’autocritique que Dupuy fait à propos de sa confiance dans l’utopie pacifiste de la SDN. La lettre qu’il adresse aux rédacteurs du journal des anciens élèves fait état de son regret et de sa désillusion : « Je voudrais surtout espérer que les leçons de la réalité ne détruiront pas dans vos souvenirs toute l’indulgence pour le vieux professeur d’illusions que vous avez connu à Genève7. » La lettre de réponse montre l’étonnement des anciens élèves : « Le Père Dupuy désespère de la paix ? Vraiment ? Nous n’arrivons pas à y croire8. » Cependant, les textes des leçons démontrent qu’à quatre-vingt-quatre ans, le « Père Dupuy », bien que déçu et profondément blessé moralement, était loin d’avoir renoncé à son combat pour la paix. D’abord, la lecture des conférences de l’année 1940-1941 démontre que Dupuy résiste intellectuellement à l’idée que la victoire de l’Axe était inéluctable après l’écrasement de la France, et cherche à « décrypter » les informations contradictoires qui lui arrivent de la presse des pays belligérants, pour construire son propre point de vue critique sur la progression des actions militaires. Ensuite, Dupuy, avant l’attaque de l’Allemagne contre la Russie (juin 1941) et l’entrée en guerre des États-Unis (décembre 1941), perçoit clairement que le conflit sortait du cadre européen pour se globaliser. Dans la leçon inaugurale du 25 octobre 1940 [Document 1], il décrit les « trois guerres » alors en cours, qu’il considère être très solidaires entre elles : l’une en « Extrême-Orient » entre le Japon et la Chine, l’une « sur l’Océan et en Europe » entre l’Allemagne et la Grande-Bretagne et une autre « sur la Méditerranée et en Afrique » entre la Grande-Bretagne et l’Italie9. La guerre dans l’Atlantique pour le ravitaillement de la Grande-Bretagne et la nature globale de l’Empire britannique ne laissent pas de doutes à Dupuy : la guerre aurait bientôt impliqué les États-Unis en tant que nouvelle puissance globale.

13Cette idée de la mondialisation de la guerre suit le passage de la réflexion géographique du cadre méditerranéen au cadre océanique, déjà étudié dans l’histoire de la géographie française (Arrault, 2007). Dupuy remarque que le contrôle britannique de la Méditerranée était désormais disputé par l’Italie et que donc, pour les Anglais,

la route de la Méditerranée du canal de Suez et de la Mer Rouge n’est plus utilisable […] tout ce qui passait par-là, venant de l’Afrique orientale, des Indes, de la Malaisie, de l’Australie et de la Nouvelle Zélande doit maintenant prendre la vieille route du Cap ; la Nouvelle Zélande même utilise celle de Panama10.

14Tout cela se lie à la conscience de la nature impériale d’une guerre qui se joue dans un échiquier plus vaste que celui de l’Europe, non seulement par la participation d’acteurs nouveaux comme le Japon mais aussi par l’implication directe des empires coloniaux. « Il faut […] que vous vous rendiez un compte exact de la signification du mot “britannique” dans le cas présent. Ce n’est pas le sens restreint européen, c’est un large sens impérial, s’appliquant à une mosaïque de forces provenant moins d’Europe que d’Afrique, d’Asie et d’Australie ou de Nouvelle Zélande11. »

15Mais un empire globalisé comme celui de la Grande-Bretagne présentait aussi des éléments de faiblesse, que Dupuy souligne à propos d’un coup d’État de 1941 qui avait porté l’Irak en dehors de l’influence britannique pour le rapprocher de l’Allemagne et menacer de plus en plus la Russie, non encore opposée à l’Allemagne :

Ce qui se passe en Irak rend évidente une faiblesse congénitale d’un empire fait de pièces et de morceaux dispersés comme l’empire britannique. Le souci d’assurer la sécurité de ses communications avec eux a imposé à la Grande-Bretagne une politique, par laquelle elle a soumis des pays comme l’Irak et l’Égypte à cette demi-servitude, que M. Roosevelt reprochait naguère à l’Allemagne d’avoir imposée aux petits pays de ce qu’elle appelle son espace vital. C’est pour l’empire britannique une faiblesse morale, et l’événement prouve que cela peut être aussi une faiblesse matérielle, au lieu d’une sécurité12.

16L’hypothèse d’un écroulement des empires coloniaux pour cause de guerre est évoquée aussi pour ce qui concerne le pouvoir colonial le plus faible à ce moment : celui de l’Italie, « actuellement coupée13 » de ses colonies en Afrique orientale par la Grande-Bretagne, qui pouvait bloquer le passage de Suez.

17Sur le versant de la guerre de l’Atlantique, une grande partie des pages de Dupuy est consacrée à réfléchir à l’attitude des États-Unis, qui soutenaient à ce moment la Grande-Bretagne sans vouloir toutefois se battre directement. D’après le géographe français, cela s’explique d’un côté par son sentiment de la nature globale du conflit : « Par leur industrie et leur commerce extérieur, les États-Unis sont aujourd’hui la première puissance économique du monde. Il faudrait être aveugle pour ne voir que cette primauté se trouve désormais sous la menace de l’accord tripartite14. » De l’autre côté, Dupuy, tout en restant un pacifiste, prend clairement parti dans le conflit : ses espoirs reposent sur la victoire de la « démocratie » contre le nazisme et le fascisme. L’entrée en guerre des États-Unis était alors la seule possibilité réaliste pour espérer une défaite complète de l’Axe que la Grande-Bretagne, seule et sur la défensive, n’aurait pas pu assurer. La fragilité géopolitique d’Albion s’expliquait non seulement par la dimension de son empire, mais aussi par la position délicate d’un ancien membre de cet empire, l’Irlande, qui refusait de s’impliquer dans le conflit en laissant ouvert, d’après les Anglais, un « trou » dans leurs défenses, éventuellement ouvert à un débarquement allemand. Cependant, Dupuy observe que les Allemands auraient difficilement attaqué l’Île Verte, ayant plutôt intérêt à garder leurs relations commerciales avec elle pour le ravitaillement du continent, tandis qu’une invasion britannique de l’Irlande aurait froissé « les Irlandais des États-Unis […] très puissants15 ».

18Dans le cadre de la mondialisation de la guerre, Dupuy envisage comme outil d’analyse géopolitique la division possible du globe terrestre en un petit nombre de grands compartiments, notamment le compartiment américain, ou hémisphère occidental, le secteur de l’« Extrême-Orient » dominé par le Japon, et celui dont « la prédominance doit appartenir en commun à l’Allemagne et à l’Italie […] que ces deux puissances appellent l’Europe-Afrique16 ». Le fait même que le géographe considère l’hémisphère occidental comme l’un des trois scénarios principaux en dit long sur son pronostic en faveur de l’engagement américain. Le géographe défend aussi bec et ongles la position du président Roosevelt par rapport aux critiques portant sur l’excessive concentration de pouvoirs sur sa personne et sur la nature exceptionnelle de son troisième mandat, justifiant cela par les circonstances. En citant Roosevelt, Dupuy affirme que la cause des mouvements de résistance antifasciste dans toute l’Europe est alors celle des « gens communs qui se font une idée très précise de la liberté et qui aimeraient mieux mourir en la défendant que de tomber dans une dépendance politique voisine de la servitude17 ». La division sectorielle du globe correspond, d’après Dupuy, aux intérêts impériaux des belligérants, y compris les visées des Italiens et des Allemands sur les colonies anglaises et françaises en Afrique. « L’expression même d’Europe-Afrique suffit à en donner une idée. C’est un secteur d’à peu près un quart du globe en longitudes qui, s’étendant à toutes les latitudes, comprend par conséquent toutes les zones de productions complémentaires les unes des autres18. »

19Géopoliticien en l’occurrence, Dupuy reste néanmoins un pacifiste, mêlant des considérations stratégiques à des thèmes éthiques, notamment son horreur de l’idée de guerre totale et son effarement devant la puissance destructrice des nouveaux armements, rendant possible la création de nouveaux mots comme « coventrisation » en tant que destruction systématique d’une ville. Cela pousse le géographe à questionner son vieil optimisme d’inspiration saint-simonienne sur la technologie comme instrument de l’émancipation humaine :

La bataille aérienne qui se livre au-dessus de la région de Londres depuis plus de deux mois mérite véritablement le nom de pilonnage. Aucune place forte en aucun temps n’a subi une attaque d’une pareille intensité. Je suis de ceux qui, en 1908, se sont enthousiasmés, lorsque Wilbur Wright a volé pour la première fois […] ; je me repends de n’avoir pas alors prévu quelle puissance l’aviation allait donner à la férocité humaine19.

20Il s’agit donc bien d’une géopolitique pacifiste : toujours étranger à l’idée d’une « neutralité » de la science, Dupuy essaie de concilier son horreur de la guerre avec son antifascisme qui le pousse à applaudir à « l’armement à l’outrance des États-Unis20 ». L’humanisme se mêle à la géostratégie, et si la réprobation de Dupuy est grande pour les bombardements allemands, les victimes des bombardements anglais sont aussi rappelées. Le géographe fait en tout cas une différence entre l’action de la Royal Air Force et la « guerre totale » prônée par Goering affirmant que Londres sera détruit par la Luftwaffe : « Le maréchal rêvait sans doute ce jour-là d’Attila ou de Tamerlan. C’est cette destruction, voulue, préméditée, annoncée, que poursuit obstinément l’aviation allemande, dont le maréchal Goering est le chef suprême et l’animateur21. »

21Par contre, ces discours sont l’occasion de revendiquer par endroits l’utopie pacifiste de la SDN. Les remarques de Dupuy sur l’opposition anglaise à l’abolition de l’aviation militaire et le prix qu’Albion payait alors pour cela sonnent comme du sarcasme bien amer, éventuellement teinté d’anticolonialisme :

Ni les Perses, quand ils ont saccagé l’Acropole, ni les Gaulois quand ils ont pris le Capitole, n’ont déployé, dans ces deux meurtres historiques, une pareille barbarie. Et, quand on la maudit, il faut, hélas ! se rappeler que, à la Conférence du Désarmement, la Grande-Bretagne s’est opposée à la suppression complète de l’aviation militaire, parce qu’elle l’utilisait alors contre des tribus montagnardes en mal d’insurrections ou d’indépendance dans le Nord-Ouest de l’Inde22.

22Pour ce qui est de la France, on est étonné par le peu de pages que le géographe lui consacre. Dupuy semble vouloir refouler les aspects les plus douloureux pour lui de « l’étrange défaite ». En 1941, il paraît aussi moins résolument critique au sujet du maréchal Pétain, que dans l’invective, citée plus loin, qu’il lui adresse en 1944. L’impression est que Dupuy, dès le début, est très loin d’approuver la conduite du Maréchal, mais qu’il est trop patriote pour ne pas espérer une opposition interne au contrôle allemand de la France occupée et de la France de Vichy. Ses remarques sur les tensions entre Vichy et Berlin et sur les désaccords entre Pétain et Pierre Laval semblent aller dans cette direction :

Il y a actuellement une forte tension dans les rapports entre le gouvernement de Vichy et le gouvernement allemand. Cette crise a été préparée par l’entrevue du 24 octobre où M. Pierre Laval a mis la main du maréchal Pétain dans celle du chancelier Hitler, comme signe d’une collaboration consentie entre France et Allemagne ; après quoi M. Pierre Laval a pris le portefeuille des Affaires Étrangères, évidemment pour organiser la collaboration. Les préparatifs de cette collaboration ont été poussés fort loin dans l’ordre économique, mais ce ne sont sûrement pas des questions d’ordre économique qui ont brusquement décidé le maréchal Pétain à se séparer de M. Pierre Laval et à le remplacer aux Affaires Étrangères par M. Flandin. Ce qui est sûr c’est que l’Allemagne est intervenue et qu’il y a eu le 13 janvier une rencontre de M. Pierre Laval avec le Maréchal, après laquelle on a annoncé officiellement que le malentendu était dissipé. Le mot de malentendu semble bien anodin pour des questions d’une importance aussi considérable que celle des rapports de l’Allemagne victorieuse avec la France vaincue, désarmée et aux deux tiers occupée. Mais du moment que le malentendu était dissipé, il semblait naturel et probable que M. Pierre Laval fût rappelé au pouvoir par le maréchal Pétain, et ne l’a pas été. Pourquoi ? On sent très bien que pour M. Laval la collaboration avec l’Allemagne doit être une collaboration qui tourne décidément la France contre la Grande-Bretagne et peut-être une telle collaboration serait-elle le meilleur moyen de réparer les défaites de l’Italie. Ce qu’il faut retenir des déclarations du général Weygand, c’est que le Maréchal Pétain n’est pas décidé à une telle collaboration23.

23Pour Dupuy, accepter l’Occupation c’est autre chose que coopérer directement aux opérations militaires allemandes. Il souligne donc que, pour l’instant, « l’Allemagne et l’Italie n’ont pas obtenu le rappel de M. Laval au ministère des Affaires Étrangères24 ». On sait que Pierre Laval reviendra au pouvoir l’année suivante et qu’il jouera un rôle toujours plus important dans la France de Vichy. Peu disert sur la question des colonies françaises, Dupuy aborde dans l’une des dernières leçons de 1940-1941 l’épineuse question de l’utilisation allemande des aéroports français outremer après que les avions de la RAF ont visé des installations françaises en Syrie :

L’état de guerre tend à s’établir entre la Grande-Bretagne et la France, et par répercussion possible, entre les États-Unis et la France. Ce qui donne à ces faits une gravité propre à provoquer une émotion universelle, c’est qu’ils sont de toute évidence en rapport étroit avec le nouvel effort de collaboration franco-allemande, dont la France a été avertie par le Maréchal Pétain à la suite d’une rencontre entre l’amiral Darlan et M. Hitler à Berchtesgaden25.

24D’après Dupuy, François Darlan avait obtenu des atténuations « aux difficultés de relations entre la France occupée et la France non occupée, et la libération de plusieurs catégories de prisonniers, mais [la France] a ignoré en échange de quoi ces atténuations avaient été obtenues26 ». Dupuy ne se fait guère d’illusions au sujet des efforts de la diplomatie pour décider si le « contrôle » allemand des aéroports français prévu par les clauses de l’armistice pouvait se traduire ou non par leur « utilisation », et que cette dernière interprétation pouvait avoir été l’une des contreparties des négociations de Darlan. « Comment se fait-il que cette interprétation extensive du mot contrôle coïncide avec les concessions faites par l’Allemagne en territoire français ? N’est-il pas la preuve qu’elle résulte des négociations de l’amiral Darlan et qu’elle est bien une nouveauté. Si cette nouveauté est admise pour la Syrie, cela n’implique-t-il pas qu’elle le soit aussi pour la Tunisie, l’Algérie, le Maroc, l’Afrique occidentale française27 ? » Pour utiliser des concepts mobilisés alors par Lucien Febvre, il y avait peu de chances, d’après Dupuy, de ne pas devoir dissocier « honneur et patrie » (Febvre, 1996) : le géographe laisse entendre que les antifascistes français auraient dû se battre désormais contre d’autres Français, les collaborationnistes. Et le vieil anticlérical d’ajouter des considérations sarcastiques sur l’Église catholique, alliée de Mussolini, et ses médiations entre l’Italie et la France de Vichy [Document 1].

25Un autre sujet sur lequel Dupuy n’est pas très disert est la France libre de de Gaulle. Cela s’explique peut-être par la peur de la censure ou de représailles, ou parce que Dupuy à ce moment ne faisait pas confiance au Général pour des raisons non explicitées dans les documents que nous avons pu visionner. Cependant, dans la leçon de décembre 1940, le géographe désigne assez précisément l’échiquier géostratégique africain du point de vue de la France libre :

Dans l’Afrique française, tandis que l’Algérie, la Tunisie, le Maroc et l’Afrique occidentale, restés fidèles au gouvernement, sont groupés militairement sous l’autorité du général Weygand, l’Afrique équatoriale est passée sous le contrôle du groupe France libre, dirigé par le général de Gaulle. Il forme ainsi masse antiallemande et italienne avec le Congo belge, le Soudan Anglo-égyptien et les vastes territoires britanniques de l’Afrique équatoriale, le long de l’Océan Indien28.

26Au printemps1941, les nombreux points où l’avancée italo-allemande semblait enlisée, notamment les défaites de l’Italie en Grèce et en Afrique, et les signes de renforcement de la Grande-Bretagne, sont l’objet de plusieurs commentaires sarcastiques de Dupuy sur Hitler et son habitude d’annoncer à chaque fois l’année suivante comme décisive pour la victoire allemande. Dans les cinq comptes-rendus de l’année 1941-1942, qui commencent au lendemain de l’attaque japonaise à Pearl Harbour et se terminent avec l’analyse de l’avancée japonaise dans les Philippines et l’Indonésie dans le cadre de la « guerre universelle29 », une certaine préoccupation semble cependant s’installer, d’un côté pour les nouvelles avancées italo-allemandes en Afrique du Nord et dans l’Europe de l’Est, et surtout parce que Dupuy semble percevoir toujours plus la petitesse des outils critiques de l’intellectuel face à la grandeur du « drame universel30 ». Le géographe semble même émerveillé de devoir aborder, en tant que points stratégiques pour son analyse, des lieux comme la Malaisie et l’enclave de Singapour. Ce qui est clair pour lui, après Pearl Harbour, est que la guerre « sera résolue par le Japon, mettant au second plan les Européens et les Américains31 ».

27Les difficultés de la Grande-Bretagne face à une menace japonaise qui pouvait toucher directement à son empire asiatique sont clairement perçues par Dupuy :

C’est de l’Extrême-Orient qu’a dégringolé sur la Grande-Bretagne le plus lourd, le plus énorme de ces rochers de Sisyphe. Les victoires japonaises ont fait ce que n’avaient pas réussi à faire les victoires allemandes. Elles ont ébranlé l’empire britannique jusque dans ses fondements. Et l’empire britannique en a eu le sentiment très net. Après dix-huit mois d’opérations préparatoires qui vont de la campagne de Libye à la campagne de Russie, en passant par celle des Balkans, l’Allemagne et l’Italie n’ont pas encore réussi à livrer bataille pour Suez ; en deux mois, le Japon s’est mis à même de livrer la bataille de Singapour. Des trois piliers de l’empire, le plus proche n’a pas été touché : Gibraltar ; Suez n’est que menacé de loin ; le plus lointain est en danger de ruine32.

28Face à tout cela, c’est encore une fois le pacifiste qui parle, en observant que « la guerre, commune lèpre, s’étend à la terre entière qui n’est plus qu’un grand corps malade, avec des plaies à vif et qui suppurent, d’autres à demi-ouvertes, d’autres provisoirement fermées par des croûtes, d’autres enfin en préparation sans qu’on puisse pronostiquer avec certitude quand et où elles s’ouvriront33 ». Cependant, l’optimisme de Dupuy affleure enfin dans des considérations géopolitiques qui s’appuient, en synthèse, sur l’affirmation que la planète est trop grande pour que les forces de l’Axe réussissent dans leur défi de s’en emparer. D’un côté, elles auraient difficilement pu attendre l’hémisphère occidental sous l’hégémonie étatsunienne, de l’autre côté la masse asiatique qu’elles essayaient d’encercler, le Heartland d’Halford Mackinder, semblait se révéler un trop gros morceau à avaler, comme le démontraient les difficultés de la campagne allemande en Russie. Là, Paul Dupuy voyait déjà l’« échec34 » des calculs d’Hitler, tandis que de l’autre côté de l’Asie, « le Japon parle aux peuples de l’Inde comme un libérateur. Mais, même en admettant qu’il trouve chez eux des partisans, comme il en a trouvé en Malaisie et en Birmanie, l’entreprise est d’une taille à faire douter qu’elle puisse réussir aussi rapidement et d’une manière assez complète pour permettre au Japon de poursuivre à bref délai son avancée vers l’Ouest35 ».

29Dupuy est donc bien conscient de l’échec de son utopie pacifiste et du fait qu’après cette guerre rien ne pourra plus être comme avant et que, par exemple, il ne sera plus permis de refouler la question coloniale. Cependant, il continue de revendiquer son idée pacifiste et ses généreux efforts, y compris ses échecs, face au drame général :

Je m’efforce, dans ces comptes-rendus, de rester froid, d’être, comme on dit aussi objectif que possible. Mais vraiment il y a des moments où, à la fin, le cœur se soulève de dégoût devant les excès d’une barbarie, dont sont responsables […] les théoriciens de la guerre totale. On tourne en dérision aujourd’hui la Société des Nations, ceux qui y ont cru, ceux qui se sont imaginé qu’on pouvait museler le monstre de la guerre, ou du moins qu’on pouvait et qu’on devait l’essayer. Eh bien ! il me suffit de lire les récits de ces bombardements, pour que ma conscience me fasse honneur d’avoir été l’un de ces imbéciles. C’est l’honneur de l’École internationale de s’être inspirée de cet idéal. Les faits actuels lui donnent l’apparence d’un idéal illusoire. Si c’est bien, en effet, une illusion, puisse-t-elle rester chère à jamais à tous les cœurs généreux36 !

Conclusion

30Nous savons par d’autres sources quelle a été l’attitude de Dupuy par rapport à la fin de la guerre. D’un côté, d’après le témoignage de sa fille, la bombe d’Hiroshima avait secoué définitivement sa confiance dans le progrès scientifique et technologique : « Ce jour-là, il déclara qu’il était heureux que sa propre fin fût proche. La science avait trahi » (École internationale, p. 49). De l’autre côté, Dupuy ne manque pas de revendiquer, au lendemain du conflit, la participation de plusieurs des anciens élèves de l’Ecolint à la résistance partisane dans leurs pays, preuve que l’école avait formé « des hommes et des femmes de bonne volonté […]. La preuve en a été donnée dans la Résistance danoise par Kristian Friis, dans la Résistance française par les frères Jaeger, les deux frères Vigier, Jean Belin, Henri Weil, Roland Morellet, Charles Sermondade, Claude Asch, Paul Pellas : d’Angleterre Anne-Marie Walters est venue les rejoindre en avion et en parachute ; ils y ont trouvé un de nos maîtres, M. Salzmann37 ». Malheureusement, l’historiographie ne semble pas avoir retenu tous ces noms de résistants, mais ceux que nous pouvons identifier avec certitude démontrent que Dupuy avait quelques raisons pour être fier de ses élèves : Pellas deviendra un astronome, et ses biographes mentionnent sa participation à la « résistance communiste » (McCall et al., 2006, p. 186), tandis que A.-M. Walters participa à la Women’s Auxiliary Air Force en étant décorée à plusieurs reprises (Walters, 1946) et que Friis est mentionné dans une histoire de la Résistance danoise (Kieler, 2007).

31L’invective que Dupuy dirige en 1944 contre Pétain (Maurette, 1951, p. 121- 132) semble vouloir régler les comptes à cette France antisémite et cléricale contre laquelle il s’était toujours battu au point que ce combat était reconnu dans son entourage comme l’un des attributs de sa personnalité : « Il a haï avec passion les coalitions de mensonges, militaires, patriotiques, cléricales, qui obscurcirent l’affaire Dreyfus. Il a haï de même l’hypocrisie de Vichy38. »

32Au contraire de la plupart des géographes et géopoliticiens européens qui avaient généralement servi l’effort militaire de leur État respectif pendant les deux guerres mondiales, Dupuy a été l’exemple d’une géographie volontariste, engagée et militante dont les thèmes peuvent nourrir les débats d’aujourd’hui et leurs interrogations sur les modalités, pour étudier les géographies de la paix en même temps que de les promouvoir. Les solutions choisies par Dupuy ont été d’un côté de privilégier le terrain de l’éducation des générations futures, et de l’autre côté de s’engager volontairement en tant que géographe hors-les-murs, rencontrant en cela d’autres traditions géographiques francophones et volontaristes basées sur un travail extra-académique et une communication avec des publics divers, à l’instar de celui de Reclus et des géographes anarchistes. Enfin, l’appréhension par Dupuy de la mondialisation de la guerre peut être considérée comme l’un des aboutissements scientifiques de plusieurs décennies d’études sur la mondialisation de la part des géographes français.