Présentation

1Jean-François Gravier, l’auteur de Paris et le désert français (1947), est une figure emblématique de l’aménagement du territoire tel qu’il s’est développé en France dans la seconde moitié du xx^e siècle. Ses liens étroits avec le régime de Vichy sont cependant relativement peu connus : il semble donc important de situer son parcours, d’une guerre mondiale à l’autre, et de proposer quelques extraits de certains de ses textes des années 1940, en lien avec l’idéologie de la Révolution nationale, pour en montrer la profonde cohérence et les héritages.

2Fils unique de Gaston Gravier, un élève lillois et serbophile d’Albert Demangeon mort dans les tranchées en 1915, quelques mois après sa naissance (Ginsburger, 2010 ; Peurey, 2015), à la mémoire duquel Paris et le désert français est dédié, Jean-François Gravier a une scolarité parisienne aux lycées Buffon, Janson-de-Sailly et Henri-IV. Membre de l’Action française pendant ses études, il gravite dans les années 1930 dans les milieux de la droite monarchiste et catholique, et surtout des « non-conformistes », rejetant la démocratie libérale et le socialisme révolutionnaire pour chercher une troisième voie corporatiste, en particulier dans la revue de la « Nouvelle Droite » Combat, où il rentre en 1937 (Dard, 2002b, p. 228) et où il assure notamment la rubrique de politique étrangère (Gravier, 1937, dans Guyader, 2006, p. 54). Agrégé d’histoire et de géographie en 1938, il est lecteur à l’université de Belgrade, comme son père, au début de la Seconde Guerre mondiale (1940-1941). Rentrant en France, il est d’abord chargé de mission au Secrétariat général à la jeunesse de Vichy, comme responsable des « études » jusqu’en juin 1941, puis il rejoint le Secrétariat à l’information (Guyader, 2006, p. 91). Combat devient en novembre 1941 le mensuel Idées, revue contre-révolutionnaire et monarchiste, spiritualiste et pétainiste (Dard, 2002b, p. 274) : il y participe dès son premier numéro (Gravier, 1942), y écrit systématiquement des articles d’idées réformatrices favorables à la Révolution nationale de Vichy, bizarrement signés « François » Gravier, et s’y engage totalement en faveur de l’idéologie du régime, en particulier sur des questions liées à l’enseignement secondaire et supérieur (Gravier, 1941a ; 1941b ; 1942a-g). Il travaille également comme enseignant, fondateur et directeur de l’École nationale des cadres civiques du Mayet-de-Montagne1, devant lesquels il prononce une conférence maréchaliste de géopolitique, pour les stagiaires de la troisième session de formation (Gravier, 1942h). Il revient ensuite au Secrétariat à la jeunesse lors de la réorganisation de celui-ci en juin 1942. Il quitte la revue Idées en novembre 1942 : explicitement critique à l’égard des réformes éducatives de Bonnard, il est alors engagé, comme chargé de mission au centre de synthèse régionale de la Fondation Alexis-Carrel, par le juriste et économiste François Perroux, proche de la revue Esprit et président de la Fondation française pour l’étude des problèmes humains, organisme collaborant avec l’équipe de Gabriel Dessus sur la question de la décentralisation industrielle et la décongestion urbaine (Guyader, 2006, p. 161 et 328-329 ; voir le chapitre d’Efi Markou dans ce volume). Il y est encore en 1944, au moment de la Libération : en novembre 1944, une mission lui est confiée par Raoul Dautry, ministre de la Reconstruction et de l’urbanisme du gouvernement provisoire de la République française. Son rapport2 constitue le fameux ouvrage Paris et le désert français, publié quelques années plus tard (Gravier, 1947) par les Éditions du Portulan, étroitement liées au mouvement de La Fédération (Dard, 2002b, p. 281), alors que Gravier dirige le Centre de synthèse régionale dans le département de bio-sociologie de Perroux, à la fondation Carrel (Drouard, 1992, p. 189 et 219). Il est qualifié, dans l’introduction de l’ouvrage signée par Dautry3, de géographe4 et de « spécialiste averti et minutieusement documenté, […] de poète [et] créateur » (Gravier, 1947). À côté d’idées nouvelles sur la déconcentration de la population et des activités industrielles, l’auteur y assume un certain nombre d’idées pétainistes par une traduction des thèmes de la Révolution nationale dans le registre de la reconstruction nationale et de l’aménagement du territoire, de développements antidémocratiques et anti-individualistes, anti-urbains et favorables à la province, au régionalisme, au fédéralisme et à la ruralité, et même des passages racistes et favorables aux régimes dictatoriaux, supprimés lors des rééditions de ce best-seller (Couzon, 1997 ; Provost, 1999 ; Marchand, 2001 ; 2009, p. 174-193). L’ouvrage sera néanmoins fondateur pour la suite de son action5 et pour la politique d’aménagement du territoire dans les Trente Glorieuses (Dard, 2002a).

Extraits

(Jean-) François Gravier, « Jeunesse et Révolution », Idées, 1941a

Il est conforme à l’ordre de l’esprit qu’un gouvernement libre accomplisse son dessein politique hors de tout concours de l’opinion. Il est beau qu’il trouve ses meilleurs soutiens dans les « corps intermédiaires » organisés, dans les seules communautés naturelles, dans les représentants des provinces, des cités, des métiers, des familles. Il est normal qu’un pouvoir restaurateur n’ait pas besoin de requérir et d’armer une autre milice contre les oppositions intérieures.
Mais ces Révolutions d’État sont le privilège de nations heureuses, prêtes à les recevoir dans leur esprit et dans leur cœur. Méritent-elles même le nom de Révolution ? […] Qu’on le veuille ou non, la France est en période révolutionnaire. La Révolution Nationale engage toute la Nation, et déjà par ce seul motif que le régime précédent l’a engagée aussi. L’héritage de la démocratie contient une conversation continue entre les forces politiques et l’opinion. La Révolution Nationale n’interrompra cette conversation qu’en la remplaçant par un dialogue entre le gouvernement et le pays. Elle comporte une réforme intellectuelle ou morale qui suppose une action constante sur ce pays, un contact permanent avec lui. […] Le premier signe d’un révolutionnaire n’est pas sa pureté mais son efficacité. Contrairement à ce que l’on pense, il y avait beaucoup d’êtres purs parmi les mobilisés de 1939. Il y avait beaucoup de bonnes volontés, mais peu de volontés. Il y avait beaucoup de bons garçons, mais peu de militants, c’est-à-dire de soldats.
Ce qui fait la supériorité de la génération de 1935, ce n’est pas la jeunesse – ce n’est pas d’avoir ignoré ou à peine effleuré la corruption de l’ancien régime et d’en sortir malléable encore. Non. Ce qui fait l’importance de cette génération, c’est qu’elle compte plus de militants que n’importe quelle autre. C’est que, parmi les jeunes gens qui ont eu vingt ans vers 1935, beaucoup ont sacrifié leurs études, leur situation ou simplement leurs loisirs pour se consacrer au destin de leur pays ou de leur classe. Le prodigieux gonflement des partis et des ligues entre 1934 et 1937, pour autant qu’il représente un afflux de dévouements et de volontés révolutionnaires […], voilà le premier élément de la Révolution Nationale et une de nos raisons d’optimisme les plus certaines. […] Quand l’adolescent français aura retrouvé le visage et les trésors de son pays, le patrimoine de sa province, les coutumes de son canton, la fierté de sa commune, […] la préparation au devoir civique se réalisera par l’éducation générale, mais aussi par l’histoire et la géographie humaine. […] L’époque révolutionnaire que nous traversons exige […] que toutes les formes d’éducation poussent le jeune Français à s’engager dans l’action civique lorsqu’il atteint l’âge politique, c’est-à-dire 18 ans. […] À partir de cet âge politique, l’élite des jeunes Français doit être organisée pour porter la masse du pays à une température de fusion qui lui permette de s’intégrer pleinement et consciemment dans la Révolution Nationale, de soutenir de toute sa volonté l’œuvre qui rendra la France à son destin de grande Nation.
Voilà la tâche du mouvement civique qui doit être l’exemple de la France, l’aile marchante de la Révolution Nationale présente, et par là même l’instrument essentiel de la conversion politique de la France.

Jean-François Gravier, Régions et nations, 1942

L’étude des rapports entre les régions et la nation pose des problèmes beaucoup plus graves, plus vastes et plus urgents qu’on ne le croit généralement. Il ne s’agit pas d’un jeu de société pour géographes aboutissant à une nouvelle carte administrative de la France, plus aimable à l’œil dans la fraîcheur de sa nouveauté. Il ne s’agit pas d’un découpage arbitraire analogue aux projets de partage de la Chine. Ces recherches qui se déroulent au carrefour de la politique, de l’histoire et de la géographie, représentent bien plutôt l’essai d’une physiologie de la nation.
Quant à la France, il ne saurait être question d’une Révolution nationale hors d’une poursuite acharnée des réalités nationales, c’est-à-dire des mœurs françaises, des traditions et des possibilités qui limitent et définissent l’aménagement particulier de la France. […] Il est aisé de voir […] quelles conséquences peut avoir la rupture ou le relâchement de ce lien entre les Français et leur terre. […] C’est pourquoi tout effort de restauration française témoigne d’une volonté de « retour à la terre ». […] La Renaissance nationale est fonction des renaissances provinciales et locales. Nous sortons d’un régime « centralisateur, c’est-à-dire anti-rural ». La France doit rapprendre ses terres, s’aimer en elles – car elle n’est pas ailleurs. […] On réveillera le pays en rétablissant l’équilibre humain, social, économique de la France. La concentration industrielle a tué de vieilles régions de petite industrie et d’artisanat. Une dispersion industrielle parfaitement compatible avec les conditions de l’économie moderne doit les ressusciter. La recherche de la culture intensive, la dénatalité, ont vidé les régions pauvres. […] On défendra les communes – en dehors des colonisations nécessaires […] – en favorisant systématiquement les enracinés aux dépens des populations flottantes qui engendrent par définition les prolétaires.

Jean-François Gravier, Paris et le désert français, 1947

Première Partie : Bilan
I. Bases de départ
Notre sujet, qui est la répartition optima du peuplement et des activités, intéresse évidemment la politique générale de la France. Une politique démographique et économique se définit par des objectifs précis vers lesquels tendent toutes les forces du pays – ou bien elle n’est qu’une série de balles perdues. […] La France n’a pas le choix entre un destin de grande nation et un destin de petite nation. Sa situation géographique, son étendue, ses richesses ne lui permettent pas, même si elle le désirait, d’être une Suède ou un Portugal. La France ne peut choisir qu’entre la puissance et l’esclavage, et son voisin de l’Est lui en a administré la preuve trois fois en moins d’un siècle [p. 17].

Émigration et immigration étrangère
[La dépopulation s’explique sans doute par une diminution de la fécondité, mais aussi par la raréfaction des éléments jeunes à la suite de l’exode, aggravé des pertes de 1914- 1918.] L’excès même de cette dépopulation a attiré la colonisation étrangère. Dans le Lot, on enregistre dans ces dix années 1926-1936 un excédent d’immigration de 1478 personnes, mais la population étrangère s’est accrue de 2148 personnes. […] Entre 1911 et 1931, la population étrangère en France passe de 1133000 à 2891000 (pour diminuer ensuite du fait de la crise économique). Il est remarquable que cette immigration s’effectue relativement peu vers les grandes villes. L’immigration vers Paris, vers Lyon, est française dans la proportion de 80 à 90 %. […] Tandis que ces Polonais, ces Italiens, ces Espagnols viennent remplacer les enfants que les Français n’ont pas voulu avoir, on pense inévitablement à la comparaison déjà banale avec le Bas Empire lentement envahi par les barbares. Le problème des migrations intérieures s’efface devant celui de la reproduction [p. 79-80].

Deuxième partie : Programme
II. Un équipement décentralisé
L’inconvénient du mot « décentralisation » consacré par l’usage, est de ne souligner que l’aspect négatif du problème. Avant de décentraliser, il faut créer les conditions positives d’un meilleur équilibre. À quoi servirait d’éloigner de Paris telle ou telle industrie, si la structure administrative et économique centralisée demeurait intacte ? […] Une décentralisation durable – disons : une répartition équilibrée des activités – suppose donc une modification profonde de l’équipement et des habitudes de circulation, qu’il s’agisse des hommes ou des choses. Elle suppose la constitution d’organismes régionaux capables d’opposer leur force d’attraction à celle de Paris. Les éléments de ces organismes existent : il n’est que de les rassembler, de les définir, et de reconnaître leur droit à la vie [p. 249].

Conclusion
L’État, moteur de l’économie dirigée, peut-il, dans les conditions actuelles, remplir sa fonction ? […] Faut-il se retenir de constater l’évidence, pour ménager on ne sait quelles pudeurs politiques ? […] Un des paradoxes de notre vie politique est celui-ci : les zélateurs du Plan et de l’économie dirigée se défient instinctivement d’un gouvernement stable et robuste, cependant que les partisans attardés du libéralisme se rallient volontiers à l’idée d’un gouvernement « fort ». […] Il est certain que l’État « planiste » ne peut être qu’une technocratie stable et homogène, puisqu’il a abandonné le rôle négatif du gendarme pour le rôle positif du chef d’entreprise, puisqu’il doit maintenant diriger ou orienter l’ensemble de la vie nationale. […] Il faut avoir le courage de reconnaître que l’inadaptation de notre structure politique aux tâches de l’économie dirigée est aussi flagrante que totale. Nous nous proposons de réaliser les plans quinquennaux soviétiques avec les méthodes de travail gouvernementales et parlementaires en vigueur sous Jules Grévy. […] Faute de pensée directrice, l’administration française se retrouve aujourd’hui plus lourde et aussi disparate qu’en 1789. L’édifice législatif est un innommable fatras de textes contradictoires, dont les trois quarts ne sont pas appliqués. […] Aussi bien les lois d’un régime libéral ne peuvent plus convenir à un régime dirigiste. […] La sagesse politique, c’est d’abord la connaissance intuitive de [la réalité physique et humaine du pays], de ses paysages, de ses rythmes de vie et de ses ressources latentes. […] Il faut se répéter chaque jour que la vie ou la mort d’une province, d’un département, voire d’un canton, portent en elles la vie ou la mort de la France. […] Le Lot, le Gers, l’Ariège, la Haute-Saône, les Basses-Alpes et bien d’autres régions sont autant d’Alsace-Lorraine que nous avons partiellement et spontanément évacuées – et qu’il nous faut maintenant recouvrer. […] Entre la décadence et la renaissance, entre l’invasion du désert et la colonisation intérieure, entre la décomposition progressive et la vie totale, la vie indivisible de la communauté nationale, il faut choisir une fois pour toutes, non par des discours, mais par des actes [p. 411-414].