1« Beaucoup d’espoir à l’origine – la volonté d’être utile – beaucoup de communication aussi entre des interlocuteurs de formations diverses. » C’est ainsi que Pierre George résumait, non sans émotion, cinquante ans plus tard, sa participation à l’étude sur la décentralisation industrielle, menée entre 1942 et 1945 dans le cadre d’une administration vichyssoise, la Délégation générale à l’équipement national (DGEN)1. Cette étude n’est pas inconnue, explorée dès les années 1990 par les chercheurs s’intéressant à l’histoire de l’aménagement du territoire, et qui se sont penchés sur la place privilégiée tenue par les géographes – et pas les moindres (Baudouï, 1990 ; Markou, 1994 ; 2005 ; Couzon, 1997 ; 2000 ; 2001 ; Dard, 2002 ; Wendeln, 2011). Place qui mérite néanmoins d’être davantage interrogée au regard de l’exceptionnalité de l’objet de l’étude, de l’administration qui l’a accueillie et de son contexte historique : la guerre, l’Occupation et l’État français (voir aussi Markou, 2019).

2L’engagement des géographes et de leur discipline dans l’étude sur la décentralisation industrielle est ici considéré à travers quatre axes, combinant interrogations épistémologiques et sociologie des projets de réforme. Le premier axe concerne la dimension prospective de l’étude : préparer, pour l’après-guerre, une politique menée par l’État à l’échelle du territoire national. Le deuxième porte sur les méthodes et les acteurs mobilisés : qui étaient-ils et comment était organisé leur travail ? L’interaction entre administratifs, techniciens et savants constitue le troisième axe. Qu’est-ce qui a motivé l’appel aux géographes et pourquoi se sont-ils prêtés au jeu ? Comment cette collaboration s’inscrivait-elle dans les rapports de la discipline avec le monde de l’action ? Le quatrième axe veut situer cette étude dans son contexte historique. Quel était l’impact de la guerre sur la constitution de l’objet d’étude, sur la composition de l’équipe qui l’a menée et sur son travail ? Comment comprendre la collaboration avec une administration vichyssoise de géographes comme Jacques Weulersse ou Pierre George, dont les positions politiques rendent peu convaincant l’argument de l’adhésion au régime ?

3Le présent travail s’appuie sur les fonds de l’étude déposés aux Archives nationales, soit cinq cartons contenant la correspondance de l’équipe, les comptes-rendus des entretiens, la documentation réunie, des documents administratifs… Malgré leur richesse et l’usage additionnel d’autres sources, le corpus reste lacunaire, appelant à la prudence quant à un possible effet de sources sur les hypothèses avancées.

La Délégation générale à l’équipement national et la décentralisation industrielle

4Avec sa double attribution, établir un plan d’équipement du pays et coordonner les questions qui intéressent l’urbanisme et la construction immobilière, la DGEN a inscrit la planification, à la fois économique et territoriale, dans l’administration centrale en France (Kuisel, 1977). Créée, en février 1941, par le gouvernement de l’amiral Darlan, elle était confiée à François Lehideux, ancien dirigeant des usines Renault, à l’époque commissaire à la lutte contre le chômage2. Après son départ, le 18 avril 1942, Henri Giraud, secrétaire général de la DGEN, a fait fonction de délégué. Après le décès inopiné de Giraud, en novembre 1942, la relève a été prise par le troisième dans la hiérarchie, l’inspecteur général des services de la DGEN, Frédéric Surleau.

5L’économie de guerre et le régime autoritaire de Vichy ont facilité l’avènement aussi bien de la planification, débattue dès les années 1930, que de l’idée de la décentralisation industrielle. L’éloignement des industries des centres des grandes villes était pensé, depuis la fin du xix^e siècle, comme susceptible de contrecarrer les phénomènes solidaires de l’urbanisation et de la désertion des campagnes. Au cours des années 1920, deux nouvelles questions ont revivifié le débat : l’aménagement de la région parisienne et la protection des industries de guerre, particulièrement de l’aéronautique. Concentrée dans l’agglomération parisienne, celle-ci aurait été la cible facile des bombardements aériens et cause de pertes civiles considérables : une préoccupation suffisamment forte pour déclencher, dans les années 1930, les premières opérations de décentralisation des industries de guerre (Baudouï, 1990 ; Markou, 2005).

6La décentralisation industrielle a préoccupé la DGEN sous son double aspect de « problème général de planification » et de « problème d’aménagement spatial »3. À ces conditions structurelles, il faudrait ajouter la sensibilisation préalable de Giraud. Ingénieur de la préfecture de la Seine, celui-ci s’était confronté depuis les années 1920 à la décentralisation industrielle en tant que directeur général des Travaux de Paris et membre du Comité supérieur de l’aménagement et de l’organisation générale de la région parisienne (CSAORP). Cette sensibilisation préalable était aussi le fait de deux hommes forts du régime de Vichy : le maréchal Pétain s’était préoccupé de la décentralisation industrielle depuis son poste d’inspecteur général de la Défense aérienne du territoire (1931-1934), et Pierre Laval, en tant que membre du CSAORP et sénateur de la Seine entre 1927 et 1936 (Markou, 2001 ; 2006). Traditionalistes et modernistes, les deux tendances du régime engagées dans la préparation du nouvel après-guerre pouvaient s’accorder sur l’intérêt d’une telle réforme. Les uns espéraient promouvoir le retour à la terre ; les autres une organisation industrielle plus rationnelle. Dès novembre 1941, ces derniers cherchaient une politique de décentralisation qui ne supprimerait pas « les avantages que l’industrie a pu trouver dans la concentration4 ». Bientôt, la guerre a donné une nouvelle impulsion à la réflexion. En mars 1942, le lourd bilan du bombardement des usines Renault par les forces britanniques (400 morts dans Boulogne-Billancourt et les communes voisines) justifiait les théories de l’avant-guerre sur la vulnérabilité des villes abritant des usines d’armement. Si les autorités départementales ont ranimé la question de la dispersion des usines de guerre5, les pressions de l’occupant et de l’industriel pour une rapide reprise de la production ont vite dissipé toute velléité décentralisatrice ; scénario répété après le deuxième bombardement des usines en avril 1943. Pourtant, en août 1942, le nouveau chef du gouvernement, Pierre Laval, chargeait Giraud d’étudier les mesures à prendre en vue de décentraliser les usines Renault6 ; Pétain a demandé à être informé du cours de l’étude7.

7Cette demande relève d’un procédé classique dans le monde politique et administratif : entreprendre une étude pour légitimer l’abandon de l’action. Mais l’acte reste décisif. La DGEN a aussitôt élargi l’étude demandée – sur les usines Renault – à la décentralisation industrielle en général. Celle-ci, jusqu’alors subordonnée, dans l’agenda politique, à d’autres préoccupations (la défense nationale et l’aménagement régional), devenait un objet d’étude en soi. Mise en chantier en septembre 1942 par Giraud, elle fut poursuivie sans encombre après son décès sous les auspices de Surleau. Elle fut achevée après la Libération, fin 1945, dans le cadre du ministère de l’Économie nationale (MEN) où les services du plan d’équipement étaient transférés – une autre partie de la DGEN étant rattachée au nouveau ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme (MRU), confié à Raoul Dautry. Quant à son impact, si ses conclusions n’étaient pas reprises par la Tranche de démarrage de deux ans du Plan d’équipement, publiée en 1944, elles ont bien participé aux réflexions des années 1950.

Ingénieurs, administrateurs, savants

8L’étude de la DGEN visait d’abord à « établir si possible une doctrine d’action8 », à en explorer les structures et leurs répercussions sur la vie économique et sociale, puis à proposer les modalités d’exécution qui, sans bouleverser la production ni augmenter les prix de revient, permettraient au travailleur décentralisé d’avoir un niveau de vie équivalent à celui du travailleur urbain. Cette réflexion se libérait des considérations de défense nationale, impossibles dans la conjoncture de l’Occupation (Dessus*, IX-1945, p. 8)9.

9La réalisation de l’étude était confiée à Gabriel Dessus, directeur des services techniques de la Compagnie parisienne de distribution d’électricité (CPDE). Dessus avait travaillé sous les ordres de Giraud, quand ce dernier assurait, durant la Drôle de guerre, la coordination entre les ministères des Travaux publics, de l’Armement et de la Défense nationale10. Polytechnicien du Génie maritime, directeur dans une grande compagnie de réseau, solidement inséré dans les cercles des dirigeants industriels, Dessus possédait le capital à la fois technique et social lui permettant de prétendre à une telle étude. De surcroît, membre du groupe planiste X-Crise11 et proche des catholiques sociaux comme François Perroux, il était disposé à contribuer à l’avenir économique et social de la France.

10Dessus était entouré d’un petit nombre de « chargés de mission », des géographes essentiellement. Jacques Weulersse, Pierre Coutin et Jean Delvert étaient associés à l’étude dès son lancement [Document 1]. L’historien Louis Chevalier, le seul à ne pas être géographe de formation, les a rejoints en mars 1943, tandis qu’en juin, Delvert quittait l’équipe pour rejoindre les Forces françaises libres. En décembre 1943, Pierre George a remplacé Weulersse, nommé à l’université d’Aix-Marseille. Les chargés de mission étaient accueillis par le service Études générales, chargé de coordonner l’étude du plan d’équipement et d’élaborer « une doctrine d’ensemble12 » : ils y partageaient un bureau et ils utilisaient ses papiers à en-tête et ses facilités administratives13. L’équipe était complétée par le responsable des Études générales, Louis Delanney, ainsi que ceux de la « Documentation », service dépendant des Études générales : les X Claude Henry (1916-2003), artilleur, et Jean-Gabriel Clause (1915-1997), artilleur naval. Les trois administrateurs supervisaient les travaux, assuraient la liaison avec d’autres services et organismes, contribuaient à la documentation mais aussi réalisaient des études à l’instar des chargés de mission.

11La première caractéristique de l’équipe est la place dominante des ingénieurs – de la préfecture de la Seine, comme Giraud, ou des polytechniciens comme Dessus, Henry et Clause14 –, dotés d’un statut hiérarchique plus élevé ainsi que d’un rôle d’orientation et de supervision. Cela prolongeait leur traditionnel ancrage dans les institutions techniques de l’État. La deuxième caractéristique est le recrutement des personnes extérieures aux services de l’État. L’administration centrale de l’État français, intégrant des domaines d’intervention sur le territoire inédits, s’ouvrait à de nouveaux professionnels de l’espace, comme les urbanistes, appelés comme chargés de mission, d’abord au Commissariat à la reconstruction immobilière, puis à la DGEN (Claude, 2006, p. 106-114). Les ingénieurs chargés d’étudier la décentralisation ont cherché les compétences dans le monde savant, et les géographes paraissaient être les porteurs les plus légitimes.

12Les chargés de mission se distinguaient par leurs parcours scolaires et leurs diplômes prestigieux15. S’ils n’étaient pas tous normaliens, ils étaient agrégés d’histoire et de géographie. L’agrégation étant jusqu’à 1945 commune pour ces deux disciplines, l’orientation géographique se lisait dans le thème du DES ou de la thèse ès lettres16. Mis à part Delvert, le cadet du groupe, ils appartenaient à la même génération – entre trente-deux et trente-sept ans au moment de leur recrutement. La plupart exerçaient dans les lycées, les postes universitaires étant rares dans les années 1930. Indépendamment de leurs origines sociales diversifiées17, qui prédisposaient différemment à une carrière universitaire, les chargés de mission aspiraient à un poste dans l’enseignement supérieur ou à une position de reconnaissance dans le monde savant18. Leurs ambitions furent d’ailleurs pleinement réalisées, accédant progressivement, à partir de 1943, à de tels postes19.

13Les archives ne permettent pas de reconstituer les filières de recrutement des chargés de mission20. L’information aurait été d’autant plus intéressante que Dessus paraissait ignorer le monde des géographes21 ; il n’est pas exclu que les premiers choix aient été faits par l’administration. Si les chargés de mission ne pouvaient pas se prévaloir d’une contribution préalable en matière de décentralisation industrielle, Coutin et Weulersse avaient travaillé en économie rurale – préoccupation qui rejoignait la décentralisation industrielle dont il fallait maîtriser l’impact sur les campagnes – avec un regard dégagé des réflexes traditionalistes souhaitant la domination perpétuelle d’un monde rural menacée par l’industrialisation (Weulersse, 1938 ; 1942 ; Coutin, 1931 ; 1938). Coutin disposait de surcroît d’une expérience agricole personnelle, empirisme valorisé par l’équipe. L’appel à Chevalier semble tenir à son projet, présenté en 1942 à la Fondation Carrel, d’étudier une nouvelle division régionale de la France22. Quant à George, il a dû être appelé par l’intermédiaire de son « ami », Weulersse23, fort de ses compétences en matière de géographie économique24. Les chargés de mission cumulaient ainsi une formation en géographie ou en histoire avec des compétences en matière de questions économiques.

14Si les disciplines étaient ciblées, l’étendue des opinions politiques était surprenante pour le temps de Vichy. George était membre connu du Parti communiste dès 1935 [voir le chapitre de Nicolas Ginsburger sur les géographes communistes dans ce volume]. Delvert, catholique et fervent patriote, a mis en sourdine ses études pour s’engager dans l’armée – même si, en 1941, il ne s’affichait pas hostile au régime (Israël, 2005, p. 233). Weulersse était un libre penseur tandis que Dessus et Coutin gardaient une foi catholique et républicaine. Nous manquons aussi de précisions sur la manière dont les membres de l’équipe conciliaient leur mission avec « les lourdes charges qu’ils assumaient, par ailleurs » (Dessus*, IX-1945, p. 50)25. De son côté, l’étude s’adaptait à leurs expériences, positions ou autres ressources. Ainsi, élève, puis professeur (1938- 1941) au lycée de Reims, Chevalier était chargé de la mise en place, dans le cadre de l’étude, d’un Comité d’études pour l’aménagement de Reims et de sa région ; ou encore Delvert, tout en préparant son mémoire de DES sur La plaine d’Alençon, enquêtait sur la décentralisation des usines dans cette région26.

Au croisement de deux procédés d’enquête

15Les premières hypothèses, les objectifs et la démarche méthodologique de l’étude étaient fixés dans une note du 28 septembre 1942, élaborée par Dessus en commun avec l’administration. Trois types d’investigation étaient mis en œuvre : prendre l’avis des personnes autorisées ; se documenter ; réaliser des enquêtes et des rapports originaux. On aspirait à la collecte des données empiriques : « saisir les réalités sociales dans ce qu’elles ont de vivant », « caractériser nettement, par des chiffres autant que possible », étudier des « cas concrets », privilégier l’expérience27. L’étude faisait ainsi coexister un procédé d’investigation communément utilisé pour définir ou réorienter les politiques publiques – la consultation des personnes dont la position socioprofessionnelle leur conférait un savoir28 –, avec l’élaboration d’enquêtes scientifiques, à l’époque appel plutôt insolite mais promu à un bel avenir dans l’après-guerre. Cette visée empirique doit avoir favorisé la mobilisation de géographes à haute formation universitaire, censés étudier les phénomènes en les situant dans leur milieu, combiner différentes échelles, pratiquer l’observation, manipuler les statistiques… Elle a, en particulier, renforcé leur place au détriment des économistes – comme Chevalier le suggérait : « La diversité des régions françaises et des physionomies urbaines fait que, pour ce pays beaucoup plus que pour tout autre, des études d’économie générale doivent constamment se référer à la carte géographique, pour y trouver des orientations nouvelles ; ces nuances nécessaires, ou les termes de problèmes non aperçus » (Chevalier*, IX-1945, p. 13)29.

16On sait combien le travail de terrain des géographes était entravé par la guerre et l’Occupation, la pénurie matérielle et les difficultés des transports. On sait aussi combien l’accès à la documentation officielle était contrôlé par Vichy (Gottmann, 1946, p. 81 ; Perpillou, 1946, p. 50). L’implication de la DGEN a dû être décisive, ouvrant, dans une certaine mesure, l’accès aux données et aux documents, fournissant des autorisations leur permettant de franchir la ligne de démarcation et d’autres facilités, – l’insertion de Dessus dans les réseaux des ingénieurs et des autres dirigeants d’entreprise procurant également un grand concours. Effectuée par entretien ou par correspondance, la consultation des personnes tenait une place très importante par leur nombre (plus d’une centaine), la variété de leurs appartenances – où néanmoins les milieux industriels dominaient nettement – et par l’ampleur thématique de la discussion30. La consultation se voulait structurée : dans un premier temps, la note du 28 septembre 1942 fonctionna comme une grille d’entretien, bientôt remplacée par un rapport plus élaboré que Dessus a rédigé en janvier 1943 (Dessus*, I-1943). Quant à la documentation, on accumulait données statistiques, cartes, documents administratifs, études de géographie, d’urbanisme ou d’architecture mais aussi « causeries » et articles de journaux.

17Les études originales couvraient un large spectre thématique. Au-delà de certaines monographies industrielles et de l’étude des expériences de décentralisation des années 1930 ou à l’étranger, trois ensembles ressortent. D’abord, l’étude des facteurs qui affectent le prix de revient : coût des terrains et de construction, de l’énergie électrique, des transports, des salaires, ou encore l’influence du climat sur le rendement des ouvriers. Ensuite, les entraves possibles comme l’approvisionnement en main-d’œuvre et en personnel d’encadrement, l’apprentissage ou le coût de la vie. Le dernier ensemble concernait les répercussions de la décentralisation sur les questions sociales, celles-là mêmes dont les réformateurs sociaux débattaient depuis la fin du xix^e siècle : le logement, la natalité, la santé, l’état moral des ouvriers, mais aussi la paix sociale, avec l’étude des positions ouvrières à l’égard de la décentralisation industrielle… Les méthodes et la durée de ces enquêtes variaient – tout comme leur qualité, selon les critères de l’équipe –, oscillant entre enquête par questionnaire, étude de données statistiques, visite de terrain, rapport de deuxième main, voire considérations spéculatives. Elles n’étaient pas toutes menées par les membres de l’équipe Dessus. Véritable état-major, ceux-ci mettaient en marche et supervisaient un vaste réseau de collaborateurs : individus à propriétés variées où, à côté des ingénieurs, industriels et administrateurs, on trouve des juristes, historiens, philosophes, hommes politiques, architectes, urbanistes, assistantes sociales, athlètes… ; et des institutions comme l’organisme patronal de réflexion sur l’organisation du travail, le Cegos, ou la Fondation Carrel (Markou, 1994, p. 51-58).

18L’étude a donné lieu à une littérature grise constituée d’une quarantaine de rapports, relevant de vingt-quatre auteurs et couvrant plus de six cents pages (DGEN-MEN, 1944-1946)31. Répartie en dix « fascicules », elle était parue en deux temps. Les quatre premiers fascicules furent imprimés au cours de 1944, avant la fin des travaux. Avec la mention « confidentiel » sur la couverture, ils étaient envoyés à divers correspondants pour « provoquer d’utiles observations, des suggestions ou des critiques qui aideront grandement les enquêteurs à préciser leurs conclusions définitives » (Surleau*, I-1944, p. 1). L’objectif fut bientôt élargi vers deux autres directions : profiter de la reconstruction pour lancer la décentralisation industrielle et susciter davantage de recherches32. Les six autres fascicules furent imprimés fin 1945-début 1946 par le MEN. Les premiers fascicules furent à cette occasion réimprimés et l’ensemble diffusé de manière non commerciale à des personnes et institutions ciblées.

19Arrêtons-nous un peu sur les « Conclusions provisoires (mai 1945) ». Rédigées par Gabriel Dessus après la Libération, elles adoptaient l’hypothèse d’une « industrialisation lentement croissante ; c’est donc une politique d’implantation de nouvelles entreprises qui doit être poursuivie, autant qu’une politique de migration des entreprises actuellement existantes » (Dessus*, IX-1945, p. 41-42). Deux types de décongestion étaient préconisés : le « desserrement » dans un périmètre régional et, quand celui-ci n’était pas applicable, comme dans le cas de la région parisienne, la « décentralisation » dans le cadre national, au profit des petites et moyennes villes. Ces conclusions rompaient avec la rhétorique du retour à la terre : « Les mesures que nous proposons ne peuvent en aucun sens être décrites comme une vaste migration de travailleurs urbains se dispersant dans les campagnes, traînant après eux leurs tours et leurs fraiseuses », notait Dessus, mais comme l’industrialisation des excédents de population agricole, qui seraient autrement partis vers la capitale (Dessus*, IX-1945, p. 44 et 47). Elles favorisaient l’urbanisation, dont la structure et la terminologie reprenaient les conceptions vidaliennes (Robic, 1989). Dans le desserrement régional, « conçu comme une très vaste opération d’urbanisme », les villes allaient « essaimer » leurs habitations dans les espaces environnants permettant « une distribution rationnelle de l’industrie et des habitations ». Quant aux villes à industrialiser par la « décentralisation », elles pouvaient atteindre in fine 80000 à 100000 habitants, pourvu qu’elles abritent des activités et des industries diversifiées. Elles devaient constituer « des “constellations” autour de métropoles régionales » concentrant les éléments nécessaires à l’industrie (laboratoires, vie sociale…) (Dessus*, IX-1945, p. 42-46).

Travailler en géographe

20Sans avoir la même position hiérarchique, les membres de l’équipe contribuaient à la conception globale et se partageaient les multiples tâches de l’enquête, tout en se spécialisant sur certains domaines thématiques. Sous le contrôle des administrateurs, Gabriel Dessus était aux commandes, orientant les études, validant les méthodes et coordonnant les travaux. Il prenait aussi personnellement plusieurs entretiens (notamment avec les ingénieurs et le milieu patronal), il introduisait les fascicules des Rapports et il tirait les conclusions. Les chargés de mission mobilisaient les outils de la géographie, appuyant leurs analyses sur la situation, sur la topographie et sur l’évolution des activités humaines, au grand renfort de la statistique et de la cartographie thématique, sans oublier les travaux des pairs. Les aspects démographiques tenaient une place importante (disponibilité et origines de la main-d’œuvre mais aussi natalité, mortalité et fécondité des ouvriers…), domaine en plein essor qu’ils vont poursuivre après la Libération, en particulier Chevalier et George dans le cadre de l’Ined.

21Durant les dix mois de sa collaboration avec l’équipe, Jean Delvert tint un rôle mineur, plutôt exécutant, voire intermittent33. Il assistait Dessus lors des entretiens, il fit quelques menus travaux cartographiques et rédigea deux rapports, dont aucun ne fut repris dans les Rapports. À l’opposé, jusqu’à son départ, Weulersse était l’interlocuteur principal de Dessus, comme le montrent les billets échangés à propos des démarches, de la conception des études, des collaborateurs et des pistes documentaires possibles. Deux monographies industrielles remarquées figuraient dans les Rapports (Weulersse*, VI-1943a et b). George, qui l’a remplacé, fut l’auteur le plus prolifique, avec six contributions dans les Rapports, mais d’autres études sont restées inédites ou inachevées. George a mobilisé ses compétences statistiques pour dégager les règles d’application de la décentralisation industrielle, calculant, par exemple, les « indices de surcharge » ou de « réceptivité » des départements en matière de main-d’œuvre (George*, II-1943), la taille des établissements industriels susceptibles d’être décentralisés (George*, V-1945), ou encore les « dimensions optima » d’un centre industriel en province34. Parallèlement, il a pris en charge la très importante question du logement (George*, IV-1944), tout comme d’autres aspects sociaux de la décentralisation (enseignement et apprentissage, éducation physique, loisirs…).

22Historien, Louis Chevalier inscrivait ses travaux dans des périmètres régionaux, comme ses deux études statistiques sur la main-d’œuvre industrielle, l’une analysant son évolution dans l’Oise (Chevalier*, III-1943), l’autre sa répartition dans la région parisienne (Chevalier*, II-1944a). Conscient qu’il intégrait une équipe de géographes, il a qualifié son travail sur l’Oise de « démographie industrielle » (Chevalier*, IX-1945, p. 15) ou d’« histoire économique », mais aussi de « géographie économique » (Chevalier*, III-1943, p. 53)35. Il a également pris en charge le montage, l’organisation et le suivi des travaux du Comité d’études pour l’aménagement de Reims et de sa région (Chevalier*, II-1944b). Ce comité, qui se voulait le prototype d’autres commissions régionales (Chevalier*, IX-1945), réunissait les notables et les professionnels de la région susceptibles de préparer la bonne réception des industries décentralisées.

23À son entrée dans l’équipe, Pierre Coutin était chargé d’enquêter en région lyonnaise auprès « des industries déjà décentralisées36 », le terme recouvrant ici les industries implantées loin de Paris, à proximité des campagnes. Il a ensuite pris en charge la partie parisienne de l’enquête sur la natalité des ouvriers, question majeure à l’époque ; au-delà d’un premier rapport (Coutin*, II-1943), l’enquête est restée inachevée. Son passage par l’équipe lui a permis de forger davantage ce qui deviendra sa spécialité de l’après-guerre, les questions rurales (Coutin*, V-1945 et VI-1944). Malgré sa forte implication, ses contributions dans les Rapports étaient plus succinctes et manipulaient moins de données empiriques que celles des trois autres chargés de mission, signe sans doute d’une moindre familiarité scientifique.

Géographes et urbanistes

24La contribution des géographes ne s’arrêtait pas à leur place privilégiée dans l’équipe, à la diffusion de leurs méthodes de travail ou au recueil des documents géographiques. Dessus a envisagé de demander une étude sur la région du Nord à Roger Dion et de consulter André Cholley, Albert Demangeon et André Allix sur les questions rurales – le dernier fut interviewé à Lyon par Coutin. Ceux-ci étaient aussi destinataires des études37. À la suite à la réception des quatre premiers fascicules, Allix avait pensé à en rendre compte dans les Études rhodaniennes, projet resté sans suite38. En 1945, l’équipe espérait susciter des thèses de doctorat dans différentes disciplines, y compris la géographie39. En revanche, le cas de Jean-François Gravier montre les limites de la collaboration. Cet agrégé d’histoire et de géographie animait, à la Fondation Carrel, le Centre de synthèse régionale, penché sur la question de la décentralisation industrielle (Drouard, 1996, p. 219). À ce titre, il a présenté, en 1944, à l’équipe Dessus trois notes, mais aucune collaboration n’a été établie40. Disciple de François Perroux, comme Dessus, Gravier était maurassien et proche de la Révolution nationale [voir le chapitre consacré à Gravier dans ce volume], soutenant un projet de décentralisation à l’opposé de celui de la DGEN : l’industrialisation de toutes les régions, afin de faire revivre les villages et de « coloniser » les campagnes.

25Il est intéressant de se pencher sur la place, dans l’étude, des urbanistes, autres professionnels de l’espace. À partir du milieu des années 1930, certains parmi eux revendiquaient un plan national d’urbanisme qui, à travers le « zoning national », localiserait les « fonctions », y compris industrielle, à l’échelle du territoire national (Remaury, 1937 ; Markou, 1994, p. 4-5). Or, bien que consultés par l’équipe Dessus, les urbanistes ou les architectes n’ont pas été de proches collaborateurs et aucun des Rapports n’est sorti de leurs plumes. Ce n’était pas faute d’avoir insisté, comme dans le cas de Le Corbusier qui préparait en même temps l’ouvrage Les trois établissements humains, motivé par la question de la décentralisation industrielle (Bézard et al., 1945 ; Markou, 2013). Ce refus tenait à leur manque de légitimité administrative et savante. Interlocuteurs, jusqu’alors, des administrations municipales, ils venaient de faire leur entrée à l’administration centrale sous Vichy, pour participer à la reconstruction (Claude, 2006, p. 103-121 ; Voldman, 1997, p. 48-68). À la DGEN, leur interlocuteur était la Direction de l’urbanisme et de la construction immobilière (Duci) – l’équipe Dessus travaillant au secrétariat général. Si cette entrée administrative récente mettait les urbanistes dans une position de faiblesse face aux corps des ingénieurs, leur marginalité universitaire les défavorisait face aux géographes. Deux éléments étayent cette hypothèse. La collaboration envisagée par l’équipe, fin 1943, avec les élèves de l’Institut d’urbanisme de l’université de Paris – le lieu de formation des urbanistes – a échoué en raison de leur culture « un peu faible (architectes, fonctionnaires communaux) » et de leur manque d’expérience41. De son côté, dans son rapport sur le logement, George laissait entendre la vision du travail attendu des urbanistes (George*, IV-1944, p. 36). Ceux-ci étaient considérés comme les « maîtres de l’extension des villes », c’est-à-dire comme les gestionnaires des formes et des fonctions à l’échelle de l’agglomération – tandis que les décisions d’envergure, à l’échelle du territoire, devraient être prises par d’autres professionnels.

Objets disciplinaires, marché du travail et devoir patriotique

26Reste à comprendre pourquoi ces savants prometteurs, occupés par ailleurs, ont accepté de se mettre au service de l’administration pour éclairer son action, dans une étude menée en plein conflit et dans le cadre d’un gouvernement dont ils ne partageaient pas les valeurs. Certes, de récents travaux ont montré que, depuis le début du xx^e siècle, les géographes ont collaboré avec le monde politique et économique plus fréquemment que l’histoire de la discipline ne le pensait. À part quelques périodes historiques précises, comme la Grande Guerre, ou certains objets, comme le régionalisme administratif ou économique, l’implication dans l’action était plutôt le fait des géographes exerçant « hors les murs » universitaires42. L’engagement de Coutin, dépourvu de thèse et localement ancré, répondait davantage à un tel profil. Il était plus insolite pour George, Weulersse et Chevalier, dont le fort capital scolaire et les ambitions les orientaient vers les postes universitaires où les actions d’expertise étaient moins légitimes43. Dans leur cas, il faudrait prendre en compte le moment, plutôt suspendu, où se trouvaient leurs carrières, sans possibilités universitaires immédiates : l’étude leur offrait une brèche pour investir leurs compétences.

27La temporalité historique de cet engagement n’est pas non plus indifférente. La justification tardive de George semble pertinente : « pour éclairer la politique de “reconstruction” » (1984, p. 213). Cette période d’incertitude et de bouleversement fut perçue, aussi bien par des partisans que par des opposants de Vichy, comme l’occasion de préparer un après-guerre nouveau. Les déclarations d’intention des différentes composantes du régime, le vide créé par les bombes et les débats réformateurs de l’entre-deux-guerres soutenaient la croyance. L’action planificatrice, telle qu’elle était pensée dès les années 1930, faisait fi du régime : une action au-dessus de la politique, fondée sur les compétences savantes et techniques des experts (Dard, 2000).

28Enfin, il faudrait prendre en compte la pertinence géographique de l’objet de l’étude. L’analyse de la répartition des industries sur le territoire relevait depuis longtemps de cette discipline, à travers notamment trois domaines : la géographie régionale, la géographie urbaine et la géographie économique. Les géographes avaient également exploré différents aspects de la vie rurale (Plet, 2003), thématique liée à la redistribution des industries mise en avant sous Vichy. Le thème de la « localisation des industries » – notion apparue en France, au tournant du xx^e siècle, pour décrire la tendance à la concentration des industries similaires sur un territoire donné – a tenté, au cours des années 1930, de s’autonomiser comme objet de recherche géographique, élargissant son sens à l’ensemble des conditions et des facteurs décrivant la répartition de l’industrie sur le territoire. La guerre déclarée, les « déplacements d’industries » mêmes avaient attiré l’attention des géographes. Cette thématique constituait l’une des enquêtes de « géographie humaine » prévues par les « enquêtes sociales de guerre », lancées fin 1939 par le Conseil universitaire de la recherche sociale (Curs). Ces dernières devaient étudier « les transformations survenant [en raison de la guerre] dans la vie économique du pays (vie agricole et vie industrielle) et les changements démographiques (avec leurs conséquences morales) ». L’enquête sur les déplacements de l’industrie se focalisait sur trois questions : les causes des déplacements ; le déplacement de la main-d’œuvre qui pourrait les accompagner ; les « emplacements » choisis : villes, banlieues ou emplacements isolés44. Comme les autres enquêtes de géographie humaine du Curs, elle fut confiée à Albert Demangeon45. Pour les mener à bien, Demangeon, assisté par Jean Gottmann, comptait mobiliser des « collaborateurs provinciaux », c’est-à-dire huit professeurs de géographie des facultés des lettres46. Censée commencer en décembre, l’enquête ne semble pas mise sur pieds – aucune référence explicite n’y était faite après la fin janvier 1940 [voir le chapitre de Denis Wolff sur Demangeon et celui de Nicolas Ginsburger sur les communistes dans ce volume].

L’après-guerre comme reconfiguration des possibles

29En matière de décentralisation industrielle, la guerre fut un catalyseur. C’est dans la perspective de la guerre future que les premières mesures sectorielles étaient instaurées pendant les années 1930. La guerre installée, une partie de l’administration, encouragée par un régime autoritaire et une rhétorique de rupture avec le passé, a envisagé d’intégrer, dans le cadre d’une planification économique et spatiale plus large, la politique de décentralisation industrielle auparavant revendiquée. Pour la préparer, l’administration chargée de la planification a tendu la main aux géographes – sous le contrôle des ingénieurs, il est vrai –, en raison de leur savoir : de son objet, de sa valeur universitaire et de son orientation empirique. L’offre fut acceptée par des savants dont la carrière semblait en stagnation. La prétention d’une planification extraite du politique par son fondement technique et scientifique et le mirage de la préparation de l’après-guerre légitimaient l’engagement dans le cadre d’un régime auquel tous n’adhéraient pas.

30Au lendemain de la Libération, l’équipe Dessus finit ses travaux dans le cadre du MEN47, et entendit contribuer à l’élaboration des dispositifs d’application. Toutefois, dès 1945, les acteurs de la décentralisation industrielle furent renouvelés, le MRU reprenant la question. La reconstruction, dans des emplacements décentralisés, des nombreuses usines détruites semblait un tremplin vers l’action. Pour diriger les opérations, le MRU a fait appel, en avril 1945, à un géographe de formation, celui dont les conceptions étaient rejetées par l’équipe Dessus, Jean-François Gravier, lui offrant l’aide des professionnels du ressort du MRU, les urbanistes. Bien qu’orienté vers un autre type de décentralisation, le MRU n’a pas refusé, l’été 1945, l’offre de Dessus de guider l’installation des usines ainsi décentralisées48. Ces expériences furent arrêtées en janvier 1946, avec l’arrivée du nouveau ministre, François Billoux. Les tentatives de légiférer entreprises en 1945 furent également interrompues courant 1946. Les visions du MEN et du MRU ne semblaient pas s’accorder, et la volonté politique manquait pour leur imposer de s’entendre (Markou, 2005).

31Après la fin de l’étude, seul Coutin, à la trajectoire sociale et universitaire moins dotée, a occupé une position de recherche appliquée, à la fois directeur d’études à la VI^e section de l’EPHE et dirigeant du Centre d’études économiques, rattaché au Plan. Cette institution a aussi ouvert ses portes à Gravier qui publia, en 1947, l’ouvrage Paris et le désert français, liant son nom à la décentralisation industrielle. Sans arrêter de s’impliquer dans l’aventure de la planification49, les autres chargés de mission ont investi en priorité l’enseignement supérieur et la recherche. Ces armes savantes, ils les ont mobilisées, pour un temps, en faveur de la décentralisation industrielle50. La parution des Matériaux pour une géographie volontaire de l’industrie française (Dessus et al., 1949) participait à cette stratégie. Elle mettait en avant, aussi bien par le choix du préfacier, Georges Friedmann, que par la collection d’édition, les Cahiers de la Fondation nationale des sciences politiques, l’apport possible des études savantes à la définition des politiques publiques. Après une longue introduction de Dessus, le livre ne reproduisait que deux études des Rapports (George*, V-1945 ; Weulersse*, VI-1943). Le choix des auteurs et le terme même de « géographie volontaire » renforçaient la place de cette discipline dans la promotion de la décentralisation industrielle.

32Au tournant des années 1950, une bifurcation s’est opérée. L’espoir d’une politique de décentralisation industrielle fut déçu, tandis que l’aménagement du territoire vit le jour. Sans négliger la place des géographes dans ce nouveau domaine, force est de constater que leur rôle fut marginal – tout comme celui des urbanistes – eu égard aux ingénieurs des Ponts et Chaussées (Robic, 1996, p. 51). Le sort des termes en rend compte : l’« aménagement du territoire », apparu à la fin des années 1940, s’est imposé face à l’« urbanisme national », à l’« organisation de l’espace » ou à la « géographie économique dynamique » (George, 1950, p. 363-364), termes portés par des géographes, ou encore face à la « géonomie » de Maurice-François Rouge (1944a ; 1944b ; 1947), un urbaniste de formation désignant par ce néologisme une « nouvelle discipline », proche de la géographie mais orientée vers l’action spatiale, voisine de l’urbanisme mais devant affronter une échelle supérieure.

Sources archivistiques