1Le 6 août 1940, un mois et demi après l’armistice du 22 juin entre la France battue de Pétain et l’Allemagne triomphante de Hitler, un arrêté du nouvel État français nomme Henri Boucau (Illustration 1), professeur agrégé d’histoire et géographie au lycée parisien Louis-le-Grand, inspecteur général de l’instruction publique (enseignement secondaire) (IG), avec effet le 1^er octobre 1940. À cinquante-trois ans, il remplace à cette fonction prestigieuse Paul Crouzet, qui y avait été nommé en octobre 1936, avait brièvement exercé la fonction de directeur de cabinet du ministre de l’Éducation nationale Albert Sarraut en avril 1940, et était désormais mis à la retraite, c’est-à-dire révoqué (Caplat, 1997, p. 227-233). Mais la fin de la guerre met un terme à la brillante carrière de Boucau. Sa suspension des fonctions d’IG avec demi-traitement est prononcée le 1^er octobre 1944, et le 9 janvier 1945 il est mis à la retraite d’office après un procès d’un mois et demi et la condamnation du Conseil supérieur d’enquête (CSE), instauré à la Libération (Rouquet, 2018). Grandeur et déchéance d’un géographe, d’une épuration administrative l’autre : l’itinéraire de Boucau comme inspecteur général épouse exactement celui du régime de Vichy.

2Malgré ou peut-être à cause de cette fin de carrière mouvementée, Boucau est un inconnu de la géographie française de la première moitié du xx^e siècle, à vrai dire comme la plupart de ceux qui en constituèrent les troupes enseignantes sans devenir universitaires et chercheurs, et même si certains de ses pairs inspecteurs généraux géographes ont été mieux étudiés1. Tout juste est-il parfois cité comme auteur de manuels scolaires de géographie, continuateur du géographe du Collège de France Jean Brunhes dans la collection que ce dernier avait fondée dans les années 1920. Pourtant, il a joué un rôle sinon important, du moins remarquable dans l’histoire de la discipline et du système éducatif au début des années 1940. C’est sans doute qu’au cours de la Seconde Guerre mondiale, il n’était pas du « bon » côté, et peut être considéré comme « l’inspecteur général (d’histoire et géographie) de Vichy », celui qui a appliqué et fait appliquer les mesures de l’État français en matière d’enseignement de ces disciplines à haute valeur symbolique et politique (Chevalier, 2007 ; Cointet, 2011, p. 288-330). Son oubli s’apparente donc, dans son cas, à une sorte de damnatio memoriae de la discipline2, symbole de la « mémoire empoisonnée » (Franck, 1993) de cette période, de ce « passé qui ne passe pas » (Rousso, 1990 ; Rousso et Conan, 1996), absent même des études spécifiques concernant la haute fonction publique pendant les « années sombres », en particulier l’inspection générale (Corcy-Debray, 2002a).

3La figure de Boucau mérite donc bien d’être étudiée ici, d’autant que des archives permettent d’éclairer son cas dans toute sa complexité3. Il ne s’agit évidemment pas ici d’une réhabilitation, mais d’un effort de vérité et d’une contribution historique plurielle, complémentaire de notre étude précédente sur ce même sujet, focalisée sur ses relations avec ses collègues du lycée Louis-le-Grand et sur son action radiophonique de guerre (Ginsburger, 2019b). On y traitera non seulement un aspect encore méconnu de l’histoire de la géographie française de la première moitié du xx^e siècle, à travers l’évocation d’une des personnalités les plus influentes de cette époque, mais aussi de celle de Vichy et de l’administration de l’Éducation nationale, en particulier de l’inspection générale, dont il fut alors l’un des membres les plus actifs. Boucau, le géographe de Vichy ? Pas si simple.

Une carrière éminente de professeur

De Pau à Louis-le-Grand : un notable de l’enseignement en Troisième République

4Henri Eugène Boucau est un homme du Sud-Ouest, naviguant cependant entre la province et Paris tout au long d’une carrière traditionnelle d’enseignant, sur plus d’un quart de siècle.

5Né le 22 juillet 1887 à Pau, il obtient en 1904 son baccalauréat de philosophie au lycée de cette ville, puis est élève de classes préparatoires entre 1904 et 1906 au lycée Henri-IV de Paris. S’il n’est pas admis à l’ENS, il obtient sa licence ès lettres (histoire et philosophie) en 1908, un DES de géographie en juin 1909 à la Sorbonne, consacré à « la région sous-pyrénéenne des Gaves et des Luys4 », et un certificat de géographie physique à la faculté des sciences en 1910. En 1912, il est lauréat, à la troisième tentative5, de l’agrégation d’histoire et géographie, classé quatrième. Professeur délégué au lycée Buffon de Paris (1910-1912), il devient, en août 1912 et à titre provisoire, professeur d’histoire au lycée de Tarbes, puis est nommé le 27 juin 1913 à celui de Pau : retour dans sa ville natale, sans doute pour des raisons familiales. Mobilisé dès le début de la Grande Guerre [voir infra], il y est remplacé en 1917 par son collègue Téodore Lefebvre, blessé et démobilisé, qui conserve ce poste après la fin du conflit (Ginsburger, 2015c), tandis que Boucau est nommé à Bordeaux de 1919 à 19236, puis à Paris, d’abord à Condorcet entre 1923 et 1930, enfin à Louis-le-Grand à partir de 1930, où il enseigne en particulier en classes préparatoires de Saint-Cyr et de l’École coloniale. À ces fonctions principales s’ajoutent progressivement des compléments de cours et d’examen, en particulier avec son arrivée dans la capitale. Membre inamovible du jury du Concours général de géographie à partir de 1926, il prépare également pour le concours de l’ENS de jeunes filles de Sèvres au lycée Fénelon. À partir de 1926, il assure au Cnam la suppléance d’Henri Hauser, comme professeur de géographie industrielle et commerciale. En 1931, il est chargé de l’examen des candidats à l’Enset et y devient délégué comme professeur de géographie économique, en remplacement de Joseph-Georges Kergomard, en retrait pour raisons de santé. À partir de quarante ans, Boucau est donc un notable parisien de l’enseignement de l’histoire et de la géographie, bien installé et cumulant de nombreuses charges dans le secondaire et le supérieur non-universitaire.

6Tous ses rapports hiérarchiques décrivent un professeur apprécié. En mars 1926, le proviseur du lycée Condorcet écrit ainsi :

L’impression première avait été très bonne, bien que la forme eût paru accidentellement d’une familiarité discutable. Les teintes se sont fondues et la réalité est plus favorable encore. Activité, bonne humeur, entrain de bon aloi, volonté évidente de faire parler beaucoup les élèves, fermeté certaine, vigueur saine, force agissante, zèle heureux qui se manifeste même à la direction du cabinet [de géographie] et des collections, tout est d’un maître excellent, dont l’autorité déjà sûre ira grandissant encore. M. Boucau est chez lui à Condorcet.

7Le 3 janvier 1933, le proviseur de Louis-le-Grand note à son tour : « maître d’élite, dévoué, ayant une grande autorité ». À l’issue de son inspection du 5 janvier 1937, l’IG Augustin Legaret, historien remplaçant Gallouédec depuis 1935 (Caplat, 1997, p. 372-374), remarque pour sa part :

M. Boucau a été inspecté dans une classe de 4^e où il traitait un sujet de géographie comprenant plus spécialement les régions volcaniques du Massif Central. Par la sûreté de l’information, la leçon était bien celle d’un des maîtres les plus écoutés de la discipline qu’il représente dans nos lycées, mais elle m’a frappé surtout par l’art tout compréhensif et si je puis dire tout humain avec lequel elle était adaptée à l’intelligence des élèves. M. Boucau veut éveiller chez eux le sens géographique, et les amener à découvrir les aspects des phénomènes pour les exercer à en rechercher avec lui l’origine et l’explication. Il se garde donc bien d’hérisser les abords du domaine où il désire que ses élèves trouvent agrément et […] de toute la barricade des termes techniques. Son vocabulaire est simple et comme tiré naturellement (rationnellement) de la présentation d’une région où il se montre à la fois intuitif et vraiment « interprétatif ».

8Un très bon professeur donc, qui est également un auteur. Il publie ponctuellement des articles dans diverses revues spécialisées, en particulier la Revue de géographie alpine de façon précoce (Boucau, 1922), le Bulletin de l’Association de géographes français (Boucau, 1926 ; 1928) et la revue de géographie scolaire L’information géographique (Boucau, 1936a ; 1936b ; 1937), le plus souvent sur des questions de géographie économique ou énergétique. Il signe également des manuels de géographie scolaire chez Hatier (Boucau, 1933-1937), ainsi que chez Aubier, avec Paul Guérin (Boucau et Guérin, 1938). À ce propos, il précise :

Je n’ai pas été le directeur de la collection publiée chez Hatier (8 rue d’Assas), sous le vocable de « Collection Jean Brunhes ». Les manuels de 6^ème, 5^ème avaient été mis au point par Jean Brunhes de son vivant, avec ma collaboration. Mr Allix, professeur à la faculté de Lyon, réalisait ceux de Seconde et de Philosophie, sans contrôle de ma part. Jean Brunhes est mort en 1930, laissant inachevé le volume sur l’Europe ; j’en ai assuré la publication en 1931 d’après ses notes, ses rédactions. […] Cette collection fut totalement remaniée à partir de 1938, sur des bases pédagogiques nouvelles. D’où introduction de nouveaux collaborateurs7 qui reprirent les anciens textes, les simplifiant, les mettant mieux à la portée des élèves. Les deux volumes sur la France furent mis au point sous mon contrôle constant. Dans le volume de l’Europe, je refis moi-même les leçons I à VIII, XII et XIII, XXV et XXVI
Généralités – Grande-Bretagne – Pays scandinaves – URSS8.

9À la fin des années 1930, il dirige également une collection de « monographies régionales » chez Grasset, dont le premier volume, consacré au Vaucluse et écrit avec Pierre George et Hyacinthe Chobaut, est publié en 1938 (Boucau, Chobaut et George, 1938). Boucau est donc jusqu’en 1940 un professeur parmi d’autres, bien qu’arrivé au sommet parisien de la hiérarchie lycéenne. Il a cependant une caractéristique supplémentaire importante : en 1935, il devient président de la Société des professeurs d’histoire et géographie de l’enseignement secondaire public (SPHG), alors vieille d’un quart de siècle. Il succède aux fondateurs, l’historien moderniste Henri Busson et le professeur syndicaliste Georges Morizet, et reste à cette fonction jusqu’en 1940 (Citron, 1977), dans une position sociale et professionnelle dominante, en quasi-cogestion avec l’inspection générale par exemple sur la question des programmes (Legris, 2014). Il précise à ce niveau pour sa défense :

Je m’excuse d’affirmer que je crois avoir accompli une brillante carrière d’universitaire apprécié de ses chefs […]. En 1935, […] mes collègues m’ont élu à la Présidence de la Société des Professeurs d’histoire ; à chaque élection, j’obtenais de 90 à 92 % des votes émis, ce qui prouve que j’avais une certaine autorité sur le corps enseignant et que j’y étais favorablement connu9.

10En 1940, le géographe est donc un notable reconnu de l’enseignement d’histoire et géographie, un provincial qui a conquis Paris et s’y est fait une place éminente dans sa communauté professionnelle.

La « promotion du désastre » : un IG face au régime de Vichy

11Le début de la guerre voit Boucau incertain sur son sort. Il est d’abord détaché en 1939-1940 au collège de Saint-Germain-en-Laye (grandes écoles). Il exprime alors plusieurs vœux : « 1^o Être employé à Pau, où est [s]a mère ; 2^o à Orthez ; 3^o à Bordeaux ; 4^o à Paris, si les études s’y reconstituent normalement. » Capitaine de réserve de cinquante-trois ans, dégagé d’obligations militaires comme père de six enfants, il est considéré comme « affecté spécial à la disposition de l’Éducation nationale ». En février 1940, il écrit dans le Bulletin de la SPHG :

La guerre entraîne avec elle, pour les membres de notre Société, un cortège de simples ennuis et aussi d’angoisses. […] Que dire de nos candidats à la licence, à l’agrégation, au doctorat, qui voient rompre – avec quelle brutalité – le cours normal de leurs études ; quelle perte de temps, quel surcroît d’efforts en perspective ! […] À tous, la Société ne peut que dire : courage !
Boucau, 1939-1940.

12L’offensive allemande et la déroute française le surprennent, comme beaucoup de ses compatriotes, et l’entraînent sur le chemin de l’exode :

J’ai quitté Paris le 12 juin à bicyclette. J’avais fait la retraite de Charleroi et ce que j’avais vu n’était rien à côté de ce que je voyais sur les routes. Je dis franchement : jusqu’en 1940 nous avions cru à Pétain, jusqu’à Montoire, nous avons cru que l’armistice permettrait de remettre chacun à sa place et que c’était la préparation d’une revanche – à partir de Montoire, cela a été fini10.

13C’est dans ce contexte que l’arrêté du 6 août 1940 le nomme IG. « Universitaire de tradition » promu dans ce corps prestigieux (Condette, 2014, p. 525) dans une atmosphère de débâcle militaire et politique et d’espérance dans le « sauveur » de Verdun (en tout cas jusqu’au 24 octobre 1940), Boucau a du recul par rapport à cette nomination, écrivant : « J’ai baptisé cela la “promotion du désastre”. » Il l’inscrit cependant également dans la continuité logique de sa carrière :

Ma nomination n’a rien de politique. […] En 1935, j’ai été désigné pour prononcer le discours des Prix du Concours Général sur la Géographie, ce qui faisait de moi un « dauphin » pour l’Inspection Générale. […] Je n’ai jamais sollicité pour ma carrière d’intervention politique, même quand j’ai été candidat au poste d’Inspecteur Général (mai 1940). J’ai été nommé en août 1940 sur la proposition de Monsieur Châtelet, qui était directeur de l’Enseignement Secondaire avant l’installation du régime Pétain, et qui m’aurait assurément proposé si le ministère Daladier avait continué à exister11.

14Sa nomination semble donc naturelle quoiqu’indéniablement liée au contexte, profitant du vide créé par la mise à la retraite politique de Crouzet. Compatible avec la République mourante et le régime de Vichy qui la remplace, voici donc Boucau en poste, le 1^er octobre 1940. Il est immédiatement sollicité :

M. Chatelet […] m’a fait appeler à Vichy et à ce moment-là, il y avait M. Bruhat, M. Isaac, qui avaient beaucoup de travail avec tout le courrier. Il fallait du monde. Je suis allé à l’école Jules Ferry et j’ai vu un Monsieur en noir qui m’a demandé : qui êtes-vous ? Je me suis présenté et après, ce Monsieur Chevalier s’étant présenté à moi, me demande un bureau et une bonne dactylographe (Mme Covax). Pendant deux jours, j’ai été secrétaire de M. Chevalier12.

15Le mathématicien Albert Châtelet, nommé directeur de l’enseignement du second degré par Jean Zay en 1937 (Condette, 2009), est donc à l’origine directe du choix de Boucau. Le ministre qui signe l’arrêté de nomination est Émile Mireaux, lui-même ancien professeur d’histoire et géographie, spécialiste de la Grèce antique mais aussi d’histoire économique, et sénateur des Hautes-Pyrénées depuis 1936, en charge du portefeuille du 12 juillet au 6 septembre 1940. Le 1^er octobre, lorsque Boucau devient effectivement IG, son ministre est désormais le juriste parisien conservateur et doyen de la faculté de droit Georges Ripert, secrétaire d’État à l’Instruction publique et à la Jeunesse de Vichy. Mais il n’en parle pas : c’est avec Jacques Chevalier qu’il a à faire. Doyen de la faculté des lettres de Grenoble, philosophe spiritualiste et catholique conservateur, celui-ci est le secrétaire général du ministère de Ripert, destiné à devenir son successeur du 13 décembre 1940 au 23 février 1941, développant une politique particulièrement favorable au catholicisme et remettant en cause la laïcité, ce qui entraîne sa chute au profit de l’historien Jérôme Carcopino (Cointet, 2000, p. 131 et 154 ; 2011, p. 295-309). En octobre 1940, l’atmosphère du ministère est évidemment à la désorganisation et à l’urgence : plusieurs IG, anciens ou nouveaux, font le secrétariat du cabinet, logé provisoirement dans une école. Parmi eux, Boucau trouve donc le physicien Marc Bruhat, mais surtout Jules Isaac, l’auteur bien connu de manuels scolaires d’histoire (les Malet-Isaac), professeur d’histoire au lycée Saint-Louis à partir de 1921, nommé IG en septembre 1936 (Kaspi, 2002a ; 2002b).

16Mais rapidement, une épuration plurielle est effectuée par le nouveau régime [voir également le chapitre de Dylan Simon dans ce volume]. La révocation de plusieurs IG nommés par la Troisième République et le Front populaire est suivie par celle de celui auquel il devait sa nomination :

Quand Mr Chatelet quitta Vichy, disgrâcié, en octobre 1940, je fus de ceux qui allèrent un matin faire escorte à la voiture qui l’emmenait vers Paris ; nous lui manifestâmes nos regrets et nos sentiments fidèles. Je participai aussi à la réception que lui offrirent les Inspecteurs Généraux, au café Voltaire, fin novembre ou en décembre 194013.

17Puis, en application du premier statut des Juifs, Isaac est mis d’office à la retraite, le 19 décembre 1940, au début du ministère Chevalier (Caplat, 1997, p. 341-349 ; Corcy-Debray, 2002a, p. 249 ; Kaspi, 2002b, p. 138-143 ; Condette, 2014, p. 525). Cet événement est évoqué par Boucau, qui affirme avoir protesté oralement contre cet acte : « Lorsque M. Isaac fut mis à la porte comme juif, j’ai dit et répété lorsque je suis rentré à Paris le 27 octobre dans les bureaux : “C’est un scandale lorsqu’il y a 4 générations qui se sont battues de mettre des gens comme cela dehors14.” »

18Solidarité militaire (ancien combattant) et corporatiste (entre professeurs d’histoire et inspecteurs généraux) plus que position de principe contre l’antisémitisme d’État : Boucau s’oppose pour la forme et par patriotisme et germanophobie, mais accepte la décision politique, sans s’inquiéter du fait que le sort des Juifs français (en particulier celui d’Isaac) va également passer par la persécution, voire la déportation (Kaspi, 2002b). Sur les autres cas d’épuration politique (antisémite et antimaçonnique) dans l’inspection générale15, il ne se prononce pas explicitement. Un autre acte est selon lui significatif de son opposition à ces premières mesures d’exclusion des Juifs de l’Éducation nationale : « Quand Madame Salomon, directrice de Sévigné, où j’avais été professeur, fut obligée par les lois racistes de quitter son collège, je participai à la réunion où tout Sévigné lui exprima son chagrin et je signai l’adresse qui lui fut remise en souvenir16. »

19Ce geste témoigne d’un « petit » non, donc, évidemment bien loin par exemple de l’attitude de l’IG de philosophie Gustave Monod, qui démissionne immédiatement et rentre dans la Résistance (Corcy-Debray, 2002a, p. 253-254 ; Lecoq, 2010).

Être IG à l’époque de l’État français

Les rapports entre Boucau, ses collègues et l’administration de l’Éducation nationale

20Dès lors, Boucau a des relations régulières, bien que, selon lui, distanciées, avec les différents ministres de Vichy et leurs administrations. Il déclare ainsi :

J’ai eu avec Mr J. Chevalier les rapports intermittents que tout Inspecteur Général peut avoir avec le Directeur, le Secrétaire général ou le Ministre, pour une consultation ou la rédaction d’un papier quelconque. Deux ou trois fois, à mon souvenir, et j’ai toujours été très réticent, n’appréciant ni les idées ni les méthodes de travail de Mr J. Chevalier17.

21Il affirme également que, sur « toutes les questions » [de l’exclusion des Juifs, francs-maçons, syndicalistes, communistes hors de l’Éducation nationale], il n’a « pas été d’accord avec le régime de Vichy », ajoutant : « Dans la mesure où je le pouvais, j’ai soutenu ces victimes et leur ai manifesté ma sympathie. Les faits que j’apporte ci-après montrent, en tout cas, que je n’ai jamais été courtisan, que je n’ai pas cherché à me faire bien voir du pouvoir de fait ; j’ai toujours défendu ceux que je considérais comme des victimes d’injustices »18.

22Le géographe communiste Jean Dresch, à l’issue de discussions personnelles avec Boucau, certifie à ce niveau :

Il savait que je n’avais pas les opinions de Vichy. […] Je l’ai vu et […] causé longuement avec lui. Il a beaucoup parlé, même avec une certaine imprudence.

Il m’a raconté quelles étaient ses activités et les difficultés qu’il éprouvait dans les bureaux du Ministère à Vichy pour mettre ses cours sur pied. Il n’était pas très favorable à ce gouvernement19.

23Cette réticence (non datée) dépend cependant des circonstances. À cet égard, Boucau répond sans problème à un ordre direct de Carcopino, en 1941, dans les circonstances suivantes :

Je revenais d’une tournée de 30 jours dans les Académies de Toulouse et Clermont-Ferrand et, après l’inspection de Guéret, repassais par Vichy pour m’entretenir avec le Directeur de menues affaires. Monsieur Carcopino me fit appeler vers 17 heures, le 15 juin je pense, pour m’inviter à faire deux émissions sur la Syrie. Je me récusai d’abord, vu que je partais pour Paris le lendemain à midi. Je fus obligé d’accepter. J’ai passé ma nuit à rédiger sans documents autres que le Larousse ces deux conférences ; elles furent enregistrées sur disques puisque je ne pouvais rester pour les prononcer. […] [En fait], les émissions n’avaient pas été données au micro, mais le ministre avait jugé bon, sans que je sois prévenu, de les faire imprimer et diffuser en zone dite libre20.

24En effet, le ministre envoie le texte des deux conférences aux inspecteurs d’académie, à tous les établissements d’enseignement et écoles, avec charge de le distribuer aux enseignants pour qu’ils l’utilisent afin de contrebalancer les informations britanniques et gaullistes sur la situation au Proche-Orient. Il s’agit donc d’un texte de propagande, clairement anglophobe, destiné aux ondes de la Radiodiffusion nationale (Radio Vichy)21, même si les circonstances de son élaboration et de sa diffusion sont marquées par la précipitation.

25Au-delà de la personnalité des ministres22, ces indépendances d’esprit et marge d’action dont Boucau se prévaut lui sont accordées par sa place dans le petit groupe des IG d’histoire et géographie, où il est le seul véritable géographe. Boucau et son collègue historien Paul Haury23 reçoivent d’ailleurs un blâme officiel du cabinet Bonnard, lors d’une affaire de nomination résumée de la façon suivante par l’ancien normalien, mathématicien et IG Pierre Chenevier, alors directeur de l’Enseignement secondaire, au nom du ministre :

À la suite d’un rapport du recteur de l’Académie de Paris en date du 21 octobre 1942 relatif aux circonstances à la suite desquelles M. Julien, professeur au lycée Montaigne, avait été amené à enseigner au lycée Louis-le-Grand dans les classes préparatoires à l’École de la France d’Outre-mer sans qu’un arrêté ministériel soit intervenu dans ce sens, j’ai prononcé le déplacement de Monsieur Gibelin, proviseur du lycée Louis-le-Grand.
La responsabilité du chef de l’établissement n’est pas seule en cause. Le recteur de Paris rend compte que c’est à la suite de conversations avec votre collègue M. Haury et vous-même qu’il a compris que M. Julien était désigné pour la classe de Coloniale. En cette affaire, vous avez sans doute agi en toute bonne foi, mais avec une légèreté blâmable. L’Inspection Générale n’a pas à prendre de décisions. Elle doit se borner à proposer et elle ne doit, sous aucun prétexte, considérer qu’une proposition émanant d’elle devient exécutoire tant que l’arrêté qui la consacre n’est pas signé. Vous auriez dû renvoyer M. Haury au Directeur de l’Enseignement secondaire, seul qualifié en l’espèce pour lui faire connaître l’état exact de l’affaire. On aurait ainsi évité une installation qui n’était pas conforme à ma volonté et qui m’a été extrêmement désagréable. J’ai donc l’honneur de vous rappeler les saines pratiques administratives que je viens de préciser ci-dessus et auxquelles à l’avenir j’entends qu’on se conforme strictement24.

26La nomination à Louis-le-Grand de Charles-André Julien, historien anticolonialiste reconnu, socialiste proche du gouvernement de Léon Blum, puis d’Albert Sarraut, professeur au lycée Montaigne (1932-1945) (Pervillé, 2009), fait donc l’objet d’une réprimande très sèche à l’encontre des deux IG, tandis que le proviseur est déplacé (Ginsburger, 2019b). Mais ce n’est pas la seule occasion d’affrontement avec le ministre Bonnard. Ainsi, lors des discussions autour de la création de l’agrégation de géographie, Boucau se prononce explicitement contre, s’opposant à Martonne et Cholley, mais appuyé par ses collègues historiens Haury, Arthur Huby25 et Eugène Charmoillaux26 (Ginsburger, 2017a). Il résume d’ailleurs l’affaire dans les termes suivants :

Nous pensions la question enterrée quand le Ministre a décidé brusquement l’affaire : la Sorbonne l’emportait.
En janvier 1944, je résolus de faire moi-même la conférence pédagogique sur la géographie aux candidats à l’agrégation. D’habitude, c’était Mr Clozier qui était chargé de cette conférence […]. Je n’hésitai pas à dire que j’avais combattu la réforme, que le ministère l’avait imposée […]. Je n’ai donc pas hésité à me montrer publiquement en opposition avec la Sorbonne et mon ministre27.

Inspecter, nommer, organiser

27En procédant ainsi, Boucau s’attire l’hostilité de René Clozier, alors professeur au lycée Saint-Louis et qui y avait expérimenté, à la demande de Martonne, un enseignement spécialisé de géographie. Ce dernier écrit à ce niveau :

Ayant été désigné par M. de Martonne pour faire partie du jury d’agrégation [d’histoire et géographie], et étant agréé par le Directeur de l’Enseignement Secondaire, je fus par la suite avisé par M. de Martonne que M. Boucau venait de lui téléphoner que le Cabinet du Ministre me jugeait indésirable. M. de Martonne me fait demander et, apprenant que je n’avais jamais eu d’activité politique, se rend auprès de Mouraille qui lui dit que jamais le cabinet n’avait émis d’opinions relatives à mon sujet. L’initiative de M. Boucau pouvait être grave pour moi, car je faisais de la Résistance depuis 1941 au Front national, et j’étais ainsi désigné comme suspect auprès du cabinet28.

28Est-ce donc seulement une affaire de répression contre un résistant ? L’opposition entre les deux hommes aboutit à la dénonciation de Boucau par Clozier et le Front national universitaire (FNU), en 1944, puis, après sa mise à la retraite d’office, à son remplacement par Clozier et Louis François, un autre géographe résistant, par ailleurs déporté (Borne et Zweyacker, 2002, p. 271), en avril 1945. Peut-être ce procès en épuration reflétait-il aussi une rivalité entre professeurs pour obtenir des postes prestigieux (Ginsburger, 2019b). Cependant, cette explication n’éclaire que partiellement la situation, car il y avait d’autres reproches à lui faire.

29En tant qu’IG et pendant plus de quatre ans, Boucau occupe une position dominante dans le monde des enseignants d’histoire et de géographie et exerce plusieurs sortes d’activités et de missions dans le système éducatif. La première est celle d’inspecter les professeurs de tous statuts, mais aussi de faire des « visites » dans les établissements et auprès des autorités locales qui en font la demande, lors desquelles il a rempli, selon ses dires, « dix carnets bourrés de notes souvent elliptiques29 ».

30Pour effectuer cette mission traditionnelle de missi dominici du ministre30, à un moment où l’administration est renforcée dans sa politisation et sa soumission idéologique, au moins jusqu’en 1942, et peut être décrite comme « servile et omniprésente » (Rousso, 2007, p. 47-48), l’IG Boucau se déplace donc beaucoup à travers la France, en zone occupée comme en zone dite libre. Il habite à Paris même, y réside habituellement et y fait de fréquentes inspections dans les lycées prestigieux de la capitale, à commencer par son ancien établissement, Louis-le-Grand31, mais aussi à Henri-IV (avril 1941), à Fénelon (avril 1942), à Condorcet, à Montaigne (octobre 1942) et à Saint-Louis. Il se rend également souvent à Vichy, pour y retrouver le ministre (Carcopino, puis Bonnard) et les différents directeurs de l’Enseignement secondaire qu’il supplée occasionnellement32. Il évoque également des déplacements dans le sud du pays (Bordeaux en mars 1941, Toulouse, Tarascon en février 1942, Foix, Romans), ainsi que dans l’Est (Grenoble en 1942, Besançon en mai 1944), en Bretagne (Saint-Brieuc en avril 1942) et à Nantes, à Lille et à Clermont-Ferrand. Il fait à ce propos en 1942 une confidence à son collègue de Louis-le-Grand Maurice Grandazzi, attablés à la terrasse d’un café à Grenoble : « Quand je suis de ce côté [en zone libre], je me sens vivre, et quand je suis de l’autre [en zone occupée], j’étouffe33. »

31Ces inspections sont parfois à dimension inquisitoriale et punitive : il va enquêter pour des dénonciations politiques, des demandes de sanctions, des soupçons. Les rencontres qu’il raconte à ce niveau ne sont jamais agressives, mais au contraire bienveillantes, et consistent le plus souvent à défendre ses collègues, transformant par exemple la menace de révocation de Pierre George, en février 1941, en un déplacement du lycée Charlemagne à Lakanal, plus proche de son domicile [voir le chapitre de Nicolas Ginsburger sur les géographes communistes dans ce volume], ce qui n’est pas vraiment considéré comme une déchéance, vu le contexte d’occupation34. Mais il inspecte également dans l’objectif de faire des nominations soit entre départements ou villes soit vers les classes préparatoires dont il a particulièrement la charge. Se comportant « comme homme et chef humain35 », il y reçoit des doléances, y prodigue des conseils, par exemple sur la préparation de l’agrégation d’histoire et géographie dont il est le vice-président du jury, ou sur la stratégie à adopter face au STO en 1943. Il semble n’entrer en contact avec les autorités locales qu’avec réticence, en particulier avec les préfets, comme il le souligne :

Nous n’avons jamais eu à rendre visite aux sous-préfets. Une circulaire a prescrit aux Inspecteurs Généraux de demander audience aux Préfets ; si mes renseignements sont exacts, il y a une vingtaine d’années, encore, c’était une règle qui, depuis, avait été peu à peu abandonnée. Les visites, sous le régime Pétain, étaient des corvées sans effet quelconque, corvées que les Inspecteurs et les Préfets esquivaient sous bien des prétextes. […] En tout cas, je n’ai jamais pris des consignes auprès des Préfets. […] La circulaire a été plus ou moins suivie par tous les inspecteurs généraux, au même titre que par moi36.

32S’il n’est donc pas vraiment la cheville ouvrière de l’État et du ministre dans les lycées, il se positionne comme le représentant principal des enseignants dont il a la charge. L’ancien président de la SPHG est au centre du réseau de sa discipline pour l’enseignement secondaire et supérieur, est bien connu de ses collègues et dispense à ce niveau les charges honorifiques, de par ses nouvelles fonctions. Il préside ainsi entre 1942 et 1944 le concours général de géographie pour la classe de première, et propose au ministère la composition de son jury (des géographes), parfois acceptée, parfois refusée. Il raconte ainsi :

En 1942, d’accord avec Mr De Martonne, professeur de géographie à la Sorbonne, j’avais choisi Mme Reymond, MM. Grandazzi, Perpillou, George et Dresch. Ces deux derniers n’étaient point particulièrement bien vus, mais Mr Carcopino accepte mon jury. En 1943, avec le ministère Bonnard, je renouvelai le même jury ; le ministre m’imposa Mme Lacroix-Lagrandeur, refuse MM. George et Dresch, discute M. Grandazzi que je maintiens. MM. George et Dresch furent remplacés par MM. Labaste et Martin. En 1944, je maintiens ce jury, bien que, dans l’intervalle, le ministre eut manifesté encore son absence de sympathie pour Mr Grandazzi37.

33Il est aussi le vice-président de l’agrégation d’histoire et de géographie à partir de 1941, corrige à ce titre les copies de l’épreuve de géographie et note les prestations orales. À cet égard, il écrit, dans le rapport du concours pour la session 1942 et à propos du sujet d’écrit (« Le Rhône français : ses caractères physiques et sa valeur économique ») :

La composition a donné des résultats vraiment décevants. […] Parce que la France demeure au programme de façon constante, les candidats pensent-ils que le jury n’y puisera point la question d’écrit ? […] La géographie générale et la France demeurent les bases indispensables de la culture géographique pour les futurs professeurs de l’enseignement secondaire. Ils exposeront deux fois notre géographie nationale : en troisième et en première. Dans les classes de sixième et de seconde, ils seront amenés sans cesse à choisir des exemples sur notre sol, afin d’être mieux compris de leur auditoire.

34Hostile, on l’a vu, à la création de l’agrégation de géographie, il est en revanche plus favorable à la nouvelle licence de géographie et à une réécriture des programmes scolaires d’histoire et de géographie, dont il a la charge d’écrire le commentaire. Déjà auteur de manuels, il ne peut exercer son « monopole éditorial » (Mollier, 2002) pendant ses années de fonctions comme IG, du fait de la pénurie de papier. Il publie cependant des textes accompagnant certains écrits pédagogiques, par exemple la préface de l’ouvrage publié par George en 1942 pour l’enseignement primaire [voir le chapitre de Nicolas Ginsburger sur les géographes communistes dans ce volume]. Autant de charges traditionnelles d’un IG, dans des circonstances certes exceptionnelles et sous tension, mais dont on retire l’impression générale d’une certaine humanité et d’un corporatisme plutôt protecteur pour ses collègues, à la notable exception de son attitude à l’égard de Clozier.

Les engagements politiques d’un patriote

Un ancien combattant entre Angleterre, Allemagne et empire colonial

35Au-delà d’une carrière enseignante classique quoique brillante, et de prises de position diverses lors de la guerre, la personnalité de Boucau doit enfin être comprise à travers le prisme de ses expériences extra-professionnelles.

36Son expérience de Grande Guerre d’abord, comparable à celles de ses pairs (Ginsburger, 2010) : mobilisé comme fantassin du 4 août 1914 au 28 mars 1919, il est d’abord sergent, puis sous-officier, sous-lieutenant aux 18^e et 218^e régiments d’infanterie, au front dès le début. Il est mis à la disposition du résident général au Maroc le 9 août 1917 et sert comme lieutenant au 3^e bataillon de marche d’infanterie légère d’Afrique :

Mais je ne reviens plus en France parce que la compagnie que je commande est prêtée par Meknès en renfort au groupe mobile saharien de Bou-Derrib : opération de la Haute-Moulouïe et du Tafilelt (octobre 1917-mai 1919). Après la paix, j’ai la joie indicible de porter au défilé de la Victoire sous l’Arc de Triomphe, le 14 juillet 1919, le drapeau de mon ancien régiment, le 218^e d’inf., dissous en juillet 191738.

37Atteint d’une maladie en service, il est décoré de la Croix de guerre, étoile bronze (brigade), et de la médaille coloniale, agrafe Maroc. Cette expérience de guerre est importante à au moins trois égards.

38D’abord, elle nourrit la question du sentiment de Boucau à l’égard de l’Allemagne. Il revendique à ce niveau une tradition familiale très marquée par la guerre de 1870 et le thème de la Revanche :

Fils d’un franc-tireur de 1870 […] (Compagnie des Éclaireurs béarnais, campagne sur le plateau de Langres et de Châtillon s/Seine, novembre 1870-janvier 1871), j’ai toujours entendu parler autour de moi de la guerre de 1870, sinon par mon Père, décédé quand j’avais quatre ans, tout au moins par ma Mère, une sœur plus âgée que moi de 10 ans, mes grands-oncles maternels, les amis de ma famille. À l’école primaire de mon village, entre 4 et 7 ans, j’ai appris les chants et poésies patriotiques de l’époque, tous anti-allemands. Jeune homme, à partir de 1905, j’ai été certain que l’Allemagne nous attaquerait (service militaire 1906-1907, après Tanger et Algésiras). À Paris, je m’intéresse au mouvement des Marches de l’Est (G. Ducrocq) ; je lis souvent les Contes du Lundi, les romans de Maurice Barrès, l’Exode de G. Delahache. Je me passionne pour tout ce qui touche l’Alsace-Lorraine, le point douloureux des rapports franco-allemands. Dans une France qui refuse de croire au conflit et le montrera par les élections pacifiques de 1914, j’ai quelque courage à penser et surtout à dire que la guerre est proche39.

39Il s’exprime en effet en juillet 1913 sur le sujet, désormais mais depuis peu professeur d’histoire, lors de la remise de prix au lycée de Tarbes, y dissertant sur le caractère inéluctable de la guerre et la nécessité pour les jeunes de s’y préparer, mais sans viser particulièrement l’Allemagne. Si son activité de soldat au Maroc n’est pas en elle-même un gage de sentiment germanophobe, il y fait notamment référence dans le discours qu’il prononce lors de la distribution de prix du lycée Condorcet pour l’année 1926-1927, déclarant :

Sous le doux ciel de France la bataille continuait et l’issue en était incertaine. En ces mois printaniers de 1918, nous bâtissions une route dans les rocs du Haut-Atlas, en pays vaguement soumis. Notre labeur et nos dangers quotidiens ne pouvaient nous détacher du front d’Europe : les Allemands se ruaient alors sur la charnière où se liaient les armées anglo-françaises et il y avait eu désastre ! À trente kilomètres de nous le poste de Rich possédait une antenne réceptrice et à longs intervalles nous envoyait quelques communiqués. Un soir, nos nerfs ne tiennent plus ; le dernier message nous faisait pressentir un choc monstrueux sur Montdidier. […] Les écouteurs aux oreilles, un soldat reçoit les messages incohérents qui parviennent des stations espagnoles ; lambeaux de phrases hachées… Boulogne évacué… Amiens détruit. […] Mais nous ? le front français sur lequel l’Allemand va s’acharner parce qu’il n’y aura pas de décision tant que viendra l’armée française ? […] Un soupir collectif, les visages s’éclaircissent. En une ligne brève, [on apprend] qu’une fois de plus la vaillance française a sauvé l’Occident. […] Le destin a parlé ; la France est restée la France.

40Dans les années d’entre-deux-guerres, ce patriote s’intéresse beaucoup à l’évolution de la situation allemande et européenne, et maintient une préparation militaire personnelle affirmée :

Je sentais le rétablissement progressif de la force allemande […]. À partir de 1928-29, j’ai été convaincu que l’Allemagne nous ferait à nouveau la guerre à cause de son renforcement accéléré, de la politique des nazis, de notre pénible isolement moral, de notre situation démographique en décadence. […] Je me suis maintenu en valeur militaire par la fréquentation, comme capitaine de réserve, des Écoles de perfectionnement. En 1935, à 48 ans, je pouvais quitter l’armée ; j’y suis resté volontairement, pensant à la guerre proche. En 1938, j’ai été convoqué au 39^ème R. Inf. à Rouen, en août et septembre, j’ai été reconnu apte à prendre devant l’ennemi le commandement d’un bataillon. En 1939, j’ai été mis à la porte de l’armée par la circulaire Daladier, de novembre, qui renvoyait des formations militaires les officiers de réserve pères de 6 enfants et plus, ayant dépassé l’âge de 50 ans. J’ai reçu la croix des Services militaires volontaires.
L’Allemagne a toujours été, à mes yeux, l’ennemie traditionnelle. Ce sentiment s’exprime dans mon manuel sur la France40.

41Ce sentiment anti-allemand s’allie, chez Boucau, à une forte anglophobie. Il le reconnaît d’ailleurs, même si c’est avec nuances :

[On] semble me présenter comme un anglophobe absolu, irréductible et systématique. Ce n’est pas mon genre : je suis historien et géographe, habitué à analyser une situation, à faire le tour des événements, à exercer des habitudes de libre examen ; avec passion, assurément, quand il s’agit de mon pays.
J’ai été aussi anglophile qu’on peut l’être entre 1905-1906 (coup de Tanger, Algésiras) et 1918. Il me souvient encore de la mobilisation de 1914 ; l’enthousiasme était tempéré chez beaucoup par la question qui nous angoissait : l’Angleterre sera-t-elle à nos côtés ou restera-t-elle neutre ? L’invasion de la Belgique par le Reich provoquait la déclaration de guerre de la Grande-Bretagne à l’Allemagne et mon enthousiasme pour la guerre fut alors complet, exempt d’inquiétude. Dès 1918, il était visible que la politique britannique se détachait du camarade de combat. Il m’est permis d’en avoir éprouvé de l’amertume, d’en avoir souffert. […] Quand le Premier Baldwin déclara : « La frontière de la Grande-Bretagne est sur le Rhin », je manifestai ma joie que les Anglais eussent enfin compris et je fus partisan d’une entente complète avec eux. Nos intérêts devenaient identiques ; nous, Français, ne pouvions que nous en féliciter ; comme notre idéal politique respectif nous opposait à l’Allemagne d’Hitler et à l’Italie de Mussolini, j’eus la conviction que l’accord franco-anglais serait durable mais soumis à une dure et sanglante épreuve, puisqu’on avait laissé la force allemande se reconstituer. […] J’ai suivi les opérations du mois de septembre 1940 avec moins d’anxiété, peut-être, que la masse des Français parce que l’Allemagne ne me semblait pas capable de maîtriser la flotte anglaise ; l’aviation nazie était supérieure mais, si l’avion détruit, il n’occupe pas le terrain et l’occupation du sol anglais, seule, pouvait amener la victoire allemande. Toutefois, l’Angleterre seule, même flanquée de son empire colonial, ne m’apparaissait point capable d’abattre sur le continent européen la formidable armée de terre allemande qui occupait l’Europe occidentale. Il fallait autre chose41.

42Ce sentiment pour le moins contrarié et fluctuant pour la Grande-Bretagne42 tire ses origines de l’importance accordée par Boucau à la question coloniale, très présente dans son itinéraire d’officier à la fin de la Grande Guerre, de 1917 à 1919. Il déclare à cet égard : « J’ai invité les professeurs, quand l’occasion m’y amenait, à bien mettre en lumière le rôle d’un Faidherbe, d’un Galliéni, d’un Lyautey. S’il m’est arrivé de dire que les Anglais au xviii^e siècle nous avaient privés de notre empire colonial, c’est parce que c’est l’expression d’un fait indéniable43. »

43Lui-même ancien professeur de coloniale, il garde d’ailleurs un lien très fort avec les postulants cadres coloniaux :

J’ai toujours donné des perspectives d’espoir [aux élèves des grandes écoles] : « Travaillez, votre travail ne sera pas inutile ; on aura besoin d’une grande quantité d’administrateurs coloniaux, il faudra des officiers chefs de section à la France etc. Cela dans les coloniales de Louis-le-Grand, Bordeaux, Toulouse, les classes de Saint-Cyr au Prytanée, à Clermont-Ferrand, à Lille44. »

44Mais c’est surtout dans le cas de sa conférence sur la Syrie [Illustration 2] que les problématiques de son anglophobie et de son colonialisme se rejoignent, de façon très documentée et compromettante, difficile à nier par l’IG. Il y dit notamment, dans la première leçon consacrée au rappel des relations historiques franco-syriennes :

Aux bords orientaux de la Méditerranée, nos soldats se défendent contre l’agression anglaise. Ils luttent et meurent parce qu’ils veulent garder la France aux Syriens et la Syrie aux Français. Entre vous, hommes de France et les hommes divers : Arabes, Libanais, Alaouites, Druses, égrenés de la mer éternellement bleue au désert toujours impitoyable, une histoire presque millénaire établit des relations à ce point multiples et intimes que la Syrie appartient à la chair vivante de notre pays et que la meurtrir, c’est vous meurtrir.

45Dans sa seconde « leçon », cette fois consacrée à la description géographique de « ce fragment de Proche-Orient » et à « l’œuvre [colonialiste] que la France y sut mener à bien », il précise :

La France eut fort à faire pour amener des peuples, séparés par des siècles de terreur et de luttes farouches, à vivre côte à côte dans la paix créatrice de prospérité. […] Pays de transit, la Syrie l’est devenue plus que jamais depuis l’occupation française, grâce à l’amélioration des voies ferrées, grâce aux routes que nous avons multipliées. […] Notre œuvre est loin d’être achevée : il ne saurait en être autrement à cause des vicissitudes que notre protectorat connut du fait des intrigues étrangères. Nous savons pourtant que là, comme dans l’Afrique du Nord, nous reprenons l’œuvre civilisatrice de Rome.

46La seconde conférence est donc classiquement à forte tonalité colonialiste, dans sa volonté de démontrer la permanence de la présence française et les retombées positives de son action à un moment où l’empire est mis en avant comme dernier vestige de la grandeur nationale (Ginio, 2004). Fidèle au « mythe compensateur » développé par l’État français (Ageron, 1992, p. 132), elle est moins ouvertement anglophobe que sa première leçon, particulièrement marquée par l’invasion du mandat français par les troupes britanniques, australiennes et françaises, le 8 juin 1941, et par les combats qui lui font suite, en particulier avec les nationalistes arabes armés par Vichy et mis en avant par le géographe (Laurens, 2002, p. 462). Au reproche d’avoir proféré ces paroles sous son étiquette officielle d’IG, Boucau se justifie par les circonstances, sur la forme et non sur le fond qu’il continue d’ailleurs à revendiquer :

Nous ignorions les conditions dans lesquelles s’étaient déroulés les événements de Syrie. […] Je connais assez mon histoire et ma géographie pour voir que la politique anglaise et la politique française entreraient en conflit et que la Syrie était « nid de discorde ». Je pensais que la Syrie tomberait.
Je vous rappelle aussi les conférences faites en Irak et en Syrie par le chef de la jeunesse hitlérienne sur l’agression anglaise et l’honneur anglais45.

47Défense bien maladroite, notamment par sa comparaison avec un dignitaire nazi. Lors de son procès, le procureur aura beau jeu d’en conclure, de façon absolue bien que finalement assez nuancée :

Anglophobe à outrance, [il] a proféré de nombreux propos anti-anglais et rédigé deux conférences sur la Syrie au moment de l’attaque de la Syrie par les troupes anglaises et les Forces françaises Libres. […] Pour ce qui est [de ce] grief, il est de notoriété publique que M. Boucau est anglophobe. C’est son droit le plus absolu. Mais ce qui était son devoir de Français pendant les années 1940-1944, c’était précisément de ne pas être anglophobe, à un moment où l’Angleterre menait la lutte contre l’Allemagne qui avait réduit notre pays en esclavage. […] M. Boucau a donc par son anglophobie intempestive contribué à contrarier l’effort de guerre de la France et de ses alliés46.

48C’est donc surtout sur la base de cette conférence, précoce dans la guerre (juin 1941) mais très révélatrice de la structure mentale du géographe, que se joue la sanction de l’IG : ce grief est adopté à l’unanimité. Mais il est évident que le sentiment de Boucau est tout de même plus complexe qu’une simple anglophobie : il s’appuie sur la connaissance de l’histoire des relations franco-britanniques sur le long terme, de leur rivalité coloniale et sur son attachement personnel fort aux colonies françaises, mises à mal lors du conflit. Cependant, il fallait sans doute bien le punir pour quelque chose.

Natalisme, catholicisme et soviétisme : une personnalité complexe

49Outre les opinions politiques de Boucau concernant les relations internationales et la place de la France dans le monde, les confessions de l’IG révèlent un certain nombre d’aspects particulièrement intéressants et insoupçonnables, bien que finalement assez courants à son époque. Le premier thème qui sourd des justifications de Boucau est la question du natalisme et de la démographie. À Bordeaux, il se marie en 1920 à Julie Josèphe Marie-Jeanne Sorin : le couple a six enfants. À cet égard, il fait en 1944 la remarque suivante :

Je suis convaincu que la force d’un peuple civilisé se mesure à la qualité de ses hommes mais, tout d’abord, à leur nombre. Sans adhérer à aucun mouvement nataliste, je me contente d’avoir six enfants qui ont aujourd’hui 23, 21 ans (deux filles), 17, 14, 10 et 8 ans (quatre garçons). J’estime avoir fait mon devoir de bon Français en assumant une pareille charge, alors que ma femme n’occupe aucun emploi rétribué, à une époque où vraiment « les enfants ne paient pas »47.

50Mais Boucau insiste sur cette question d’une manière plus générale, soulignant qu’il en a souvent « montré l’importance, parfois devant les élèves, quand le sujet s’y prêtait, par exemple quand [il] tombai[t] sur des classes consacrées à la démographie, à l’immigration, au peuplement des terres non européennes par les Blancs48 ».

51Liée à la question coloniale mais aussi en rapport avec la rivalité des puissances européennes, en particulier avec les relations franco-allemandes et franco-britanniques, la question démographique est donc très présente chez Boucau, tant dans son enseignement que dans ses manuels, mais aussi, ce qui est beaucoup plus original, dans sa vie familiale : c’est d’ailleurs cela qui, finalement, le sauve de la révocation pure et simple.

52À lier sans doute avec la fibre nataliste de Boucau, la question de ses convictions religieuses se pose, mais fait l’objet d’une confidence relativement surprenante, à la fin de son mémoire de défense :

Élevé dans la religion catholique et resté catholique, j’ai participé au mouvement du Sillon (Marc Sangnier), comme élève du lycée de Pau, dès l’âge de 15 ans et comme étudiant à Paris. J’ai suivi le mouvement jusqu’à 22 ans, environ, et, tout en lui conservant ma sympathie, m’en détachai parce que je pensais à la guerre avec l’Allemagne et que le Sillon n’y apportait pas une attention suffisante. Je fus particulièrement lié avec Léonard Constant, un dirigeant du Sillon, âme d’élite, agrégé de philosophie, tué à Mayence en 1923. Je fus très lié encore avec lui en 1913-1914 où je fus son collègue au lycée de Pau49.

53Faut-il voir dans cet aveu une tentative pour se rapprocher du mouvement moderniste du catholicisme ? On ne peut en tout cas qu’être frappé de ce souvenir, d’autant qu’il est très comparable à l’itinéraire de Brunhes lui-même (Ginsburger, 2019a), et inscrit Boucau dans le groupe, moins réduit qu’il n’y paraît, des géographes catholiques de l’entre-deux-guerres, par exemple avec Pierre Deffontaines. Cependant, un dernier élément est la question du positionnement politique de Boucau, qui est relativement complexe :

Après la guerre de 1914-1918, je me suis surtout occupé de questions syndicales et mes collègues de Bordeaux me chargèrent de prendre en leur nom la parole en réunion publique à propos des traitements. […] À Paris, depuis 1923, même activité : questions syndicales, questions professionnelles, mouvement des Anciens combattants (Union fédérale, Pupilles de la Nation en vacances). Toujours le regret, surtout à partir de 1928-29, que les partis dits de droite ne comprennent pas les questions sociales et que les partis dits de gauche ne sentent pas le péril mortel que nous fait courir l’Allemagne nazie et qui prépare une guerre à laquelle nous ne nous préparons pas suffisamment. Je n’ai donc pas fait de politique active parce que dans la situation des partis, il était difficile de pratiquer à la fois une politique sociale ardente et une politique efficace de défense nationale50.

54Syndicalisme, ou plutôt corporatisme : comme président de la SPHG entre 1935 et 1940, il développe alors des revendications très affirmées, en particulier salariales51 mais aussi relatives aux conditions concrètes de travail des enseignants52. Boucau s’inscrit également dans le mouvement d’anciens combattants, et se décrit comme ni de droite ni de gauche, mais pas non plus réellement pacifiste. Pourtant, il fait la confidence suivante, surprenante : « J’ai adhéré à la CGT en 1934, au lendemain des journées de février (nous étions une minorité). » Est-ce pour correspondre à l’air du temps de la Libération, indéniablement favorable à l’URSS ? Il donne cependant des éléments intéressants sur sa propre image de la Russie soviétique dans les années 1930 et 1940 :

Je ne pouvais qu’admirer la solidarité démocratique des États-Unis qui venaient encore une fois au secours de l’Europe avec leurs 130 millions d’habitants et leur prodigieuse industrie. Quant à l’URSS, avec ses 180 millions d’âmes, la cohésion morale de son peuple, sa formidable étendue, son équipement en plein progrès, elle me donnait l’assurance qu’elle userait et materait l’armée allemande. Sentant venir la guerre, j’avais obtenu en 1936 que mon éditeur publiât sous ma direction une grande carte murale double de l’URSS (librairie Hatier). J’ose dire que cette carte fut remarquée et qu’elle a eu son effet moral : pour la première fois, en France, on pouvait voir à la même échelle et d’un seul tenant, l’immensité de l’URSS et la multiplicité de ses ressources agricoles et industrielles. Pendant la guerre actuelle, il m’a été dit plusieurs fois : les Allemands s’enfoncent bien loin mais il y a pour eux beaucoup plus à faire qu’ils n’ont déjà fait. Cela, en regardant ma carte53.

55Il exprime d’ailleurs un sentiment d’admiration pour la Russie de Staline :

J’ai suivi avec beaucoup d’intérêt passionné le développement de l’URSS et j’ai toujours pensé qu’il y avait là une formule qui s’imposait de plus en plus bien qu’elle fût en désaccord avec les principes sur lesquels sont bâtis les régimes capitalistes d’Europe occidentale. Je rappelle que dans mon manuel sur l’Europe, c’est moi qui ai tenu à rédiger le chapitre sur l’URSS54.

56À ce niveau, le pacte germano-soviétique et l’invasion de l’URSS par les troupes nazies en juin 1941 lui inspire un commentaire :

Je me suis toujours exprimé librement sans souci de plaire ou déplaire aux occupants. […] Le 30 avril 1941, j’inspectais la classe de philosophie de Mr Molinier, au lycée Henri-IV. Le professeur traitait la crise balkanique de 1875-78 et soulignait que la Russie avait toujours pâti de ses accords avec l’Allemagne. Je soulignai à mon tour, devant les élèves, combien le professeur avait raison en ces premiers mois de 1941. L’accès de la Russie vers la Méditerranée est fermé par Constantinople, 1^er verrou aux mains des Turcs… Mais l’Axe vient de mettre un second verrou : la Grèce, la Crète aux mains des Allemands ; le Dodécanèse aux mains des Italiens. J’allai à la carte et montrai la place de ce second verrou… Il y a là une situation difficile à accepter pour les Russes, dis-je en conclusion55.

57Alors, finalement Boucau, de gauche ? Communiste ? du moins philo-communiste ? N’allons pas aussi loin, malgré son amitié personnelle avec Jean Bruhat par exemple56 et son attachement aux libertés individuelles de ses collègues communistes : sans doute seulement antifasciste, dans la foulée du 6 février 1934, puis antinazi, enfin obligé de faire des compromis par carriérisme et fidélité institutionnelle. À ce titre, il est probable qu’il ait eu pour l’URSS des opinions anticommunistes, comme l’affirme l’IG Gastinel :

Dans l’entretien que j’eus avec lui à Clermont, vers la fin de 1941, je m’aperçus sans peine qu’un véritable trouble s’était emparé de sa pensée. Dans une de ces improvisations oratoires qui l’entraînent souvent, il me dévoila que les Anglais ennemis séculaires de la France n’avaient pas d’autres projets en tête que l’accaparement de nos colonies ; que l’Amérique visait exclusivement à fonder son empire économique sur le Monde, que la Russie se préparait à raser notre civilisation tout entière57.

58Boucau nie cette dernière formule, tandis que George, lui-même communiste et spécialiste de la géographie soviétique, témoigne au procès : « M. Boucau m’a confié ses opinions et m’a dit : “Sans la Russie nous en avions pour 20 ans.” »

Conclusion

59La trajectoire d’Henri Boucau et son expérience de guerre entre 1940 et 1944 sont à la fois relativement linéaires, épousant largement les évolutions de l’État français et l’attitude majoritaire parmi les hauts fonctionnaires, faite de compromis, de silence, d’actions discrètes et rarement d’actes plus francs de résistance (Corcy-Debray, 2002a, p. 265), et plus complexes que prévu. Sa carrière classique et prestigieuse est couronnée par sa nomination d’IG, qui intervient au plus mauvais moment. Il reste loyal envers les différents ministres qui se succèdent au portefeuille de l’Instruction publique, malgré certaines mesures qui le heurtent, exprimant occasionnellement ses doutes et ses désaccords, par exemple face à l’exclusion de certains de ses collègues juifs ou en opposition à la pression des autorités allemandes ou vichystes, de manière cependant discrète et légaliste. Écartelé entre sa conscience professionnelle, son anglophobie assumée et un certain opportunisme pour accumuler des positions légitimes de pouvoir scolaire (agrégation, concours général, etc.), il en subit indéniablement le contrecoup lors de son procès d’épuration. Malgré l’approche critique que l’on doit avoir face à sa défense et à ses justifications a posteriori, on ne peut cependant pas le considérer comme un agent déterminant et enthousiaste de la politique de collaboration, ni d’application inconditionnelle du programme politique de l’État français, même s’il en partage certaines orientations idéologiques.

60En tant que géographe, son bilan est également mitigé. Engagé et reconnu par ses pairs comme président de la SPHG et comme auteur de manuels scolaires, il n’est ni universitaire ni chercheur. Agrégé d’histoire et géographie après plusieurs tentatives, ni normalien, ni docteur, proche de Brunhes, mais pas des géographes de la Sorbonne, en particulier de Martonne, il s’oppose au projet d’agrégation de géographie qui est particulièrement poussé par l’Institut de géographie et les jeunes enseignants-docteurs en poste à Paris (Clozier, George, Dresch, Grandazzi) (Ginsburger, 2017a). Cela ne l’empêche pas de les protéger efficacement lorsqu’ils sont inquiétés par le cabinet de Bonnard pour leurs opinions politiques (communistes, royalistes), ce dont ils témoignent lors du procès d’épuration. La responsabilité de l’IG est contrebalancée par ces manifestations de solidarité et de corporatisme, pouvant être interprétés en termes éthiques, voire politiques. Cela suffisait-il pour que ce géographe puisse « expier Vichy » (Cointet, 2008) ? Il est en tout cas représentatif des ambivalences de la géographie française la plus officielle pendant la Seconde Guerre mondiale.