URL originale : https://books.openedition.org/psorbonne/100505
Pierre Gourou en guerre : pour une géographie humaine ?
p. 63-78
Texte intégral
1Pendant les années noires, Pierre Gourou ne connaît ni exil ni emprisonnement. Il ne subit pas le sort tragique d’un Jacques Ancel [voir le chapitre de Nicolas Ginsburger sur le sujet dans ce volume] ou d’un Marc Bloch. Son engagement dans la Résistance ne l’amène pas à sortir du conflit ouvertement engagé dans la vie des partis politiques comme les géographes communistes Jean Suret-Canale et Jean Dresch (Clout, 2015) [voir le chapitre de Nicolas Ginsburger sur ce sujet dans ce volume]. Mais le futur « gourou » de la géographie tropicale, pourfendeur des « systèmes » et des « dogmes » de ses contemporains, n’hésite pas à embrasser son époque. Entre la victoire du Front populaire et l’avènement de la guerre d’Indochine, nous trouvons un géographe bien impliqué dans la vie politique et les conflits qu’elle entraîne. Grâce aux documents d’archives et à sa correspondance personnelle, nous voyons mieux combien Pierre Gourou, passionné de science mais aussi profondément humaniste, se met au service de la France et de son Empire : sa géographie cherche à s’appliquer à des situations concrètes, et, sous le choc des événements, s’élargit pour mieux saisir une nouvelle donne géopolitique. Les « Tropiques », volet majeur de sa géographie « humaine », naissent pendant la décennie tumultueuse qui commence en 1936.
Du Front populaire à la Drôle de guerre
2Né en 1900 à Tunis, Pierre Gourou connaît un itinéraire jalonné de guerres qui auront une influence décisive sur l’évolution de sa pensée. D’abord, la « der des ders », qu’il évoque dans Terres de bonne espérance : « Il fut souvent difficile de ne pas être accablé par les événements ambiants. […] Les hostilités laissaient un sentiment de deuil, perte d’amis disparus, impression diffuse que les massacres avaient affaibli l’Europe et l’idée d’Europe » (Gourou, 1982, p. 403) – idée de déclin qu’il partage avec les analyses contemporaines d’Albert Demangeon. En Tunisie, Gourou fait son service militaire dans les Zouaves, et entame, après des études à Lyon, une carrière d’enseignant. Mais c’est en quittant la France et l’Europe que Gourou assouvira sa curiosité intellectuelle, notamment pour les densités de population. D’où son grand départ pour l’Extrême-Orient, comme professeur aux lycées de Saigon et de Hanoi, entre 1926 et 1935, un itinéraire semblable à celui de son ami Charles Robequain. Il se souviendra d’un « séjour captivant mais sous-tendu par le sentiment profond que la société qui m’offrait les moyens de pousser mes recherches était sans avenir » (ibid., p. 403).
3En 1935, Gourou rentre à Paris pour soutenir son doctorat ès lettres, qu’il reçoit avec mention très honorable. Mais il n’intègre pas le système français et devient chargé de cours à l’Université libre de Bruxelles (ULB). Le 6 juillet 1936, il explique ainsi sa décision à Marius Moutet, nouveau ministre socialiste des colonies :
Il y a intérêt à ce qu’un Français pourvu de titres solides, et inspirant toute confiance à ses maîtres (je m’excuse encore de dire cela), fût proposé à l’Université de Bruxelles : on savait en effet que, à défaut d’un Français présentant ces qualités, le professeur sortant de l’Université de Bruxelles aurait cherché un successeur en Allemagne, pays où il a quelque sympathie et où l’on trouve quelques bons géographes spécialistes des pays tropicaux. Il eût peut-être été fâcheux de voir échapper à l’influence française un poste doué d’un certain rayonnement, et un poste où s’imposera l’étude des questions coloniales, qu’un Français conduira dans un esprit de collaboration franco-belge qui n’aurait évidemment pas animé un géographe allemand1.
4Dans sa conclusion, il explique que ce n’est pas sans de longues hésitations qu’il a accepté de prendre ce poste à Bruxelles :
Je suis profondément attaché à l’Indochine, où j’ai travaillé assidûment, que je connais assez bien et dont j’aime la nature et les habitants […]. Je ne me résigne pas à la pensée de n’y pas revenir et je vous serais reconnaissant de considérer que je ne quitte pas définitivement l’Indochine et que mon désir est d’y servir à nouveau, après une absence plus ou moins longue et avec une expérience et une compétence accrues2.
5Nous voyons donc le patriotisme de Pierre Gourou – qui s’accompagne d’un attachement à l’Empire qui lui semble avoir encore un bel avenir devant lui –, aussi bien que son ambition personnelle. Il met ses connaissances au service du gouvernement du Front populaire, en participant à la commission Guernut d’enquête dans les territoires d’outre-mer. Gourou contribue à la troisième sous-commission sur l’alimentation des indigènes, avec un rapport sur « Les solutions locales à apporter au problème du surpeuplement du delta tonkinois3 ». En parallèle avec son poste bruxellois, il enseigne à l’École nationale de la France d’Outre-Mer, et est membre fondateur de l’Institut indochinois pour l’étude de l’homme. Au congrès international de géographie d’Amsterdam, en juillet 1938, Gourou offre une alternative à la vision raciste des tropiques prônée par les géographes allemands et leurs alliés (Robic, Briend et Rössler, 1996). Il se range donc du côté de ses mentors, Emmanuel de Martonne et Demangeon, qui sont devenus depuis le début des années 1930 la cible des tenants d’une Geopolitik nazie (Wolff, 2014).
6Malgré cet engagement de son activité scientifique, Gourou se souvient que, à l’instar de ses compatriotes, il se sentait impuissant face à l’approche d’un second conflit mondial :
Passé 1936, les interventions militaires n’étaient plus pensables ; l’armée française ne fut bientôt plus de force à lutter avec ce que devenait l’armée allemande ; il eût fallu, à la conférence de Munich, que des négociateurs lucides et héroïques, braquant des revolvers extraits de leurs maroquins, tuent Hitler ; quel service n’auraient-ils pas rendu à l’Europe et à l’humanité !
Gourou, 1982, p. 404.
7Bien entendu, ce fantasme ne se réalise pas : Gourou est mobilisé en septembre 1939, et s’immobilise dans une caserne près de Montélimar. Le 7 décembre 1939, l’ennui de cette Drôle de guerre l’amène à écrire au président du conseil d’administration de l’ULB, Paul Hymans, demandant sa réintégration dans le corps enseignant :
Depuis 3 mois, je n’ai pas rendu, dans ce dépôt, de services signalés. Les pertes au feu étant insignifiantes, les classes anciennes ne sont pas engagées ; elles ne le seront pas si les hostilités ne sont pas plus dévorantes. Je n’aurais donc pas l’impression, en rentrant en Belgique, d’échapper à un devoir urgent. Tout au contraire, ma conscience serait moins inquiète si j’assurais mes fonctions universitaires que si je continuais à mener une vie monotone et inutile dans un cantonnement endormi. Bien entendu mon retour à Bruxelles serait conditionnel et, si la guerre se faisait grosse consommatrice de vies humaines, je rejoindrais mon régiment4.
8Le 13avril 1940, Gourou est démobiliséet retourne à Bruxelles pour reprendre les cours. Mais le 13 mai 1940, il est contraint de quitter hâtivement la ville. C’est le moment de la débâcle, qu’il évoque ainsi :
On courut donc à la catastrophe. Elle fut abyssale en mai 1940. Nous étions pour quatre années plongés dans la honte, l’humiliation, les persécutions racistes, les haines fratricides, l’angoisse du petit matin. Pourtant, dès juin 1940, il me semblait certain que l’Allemagne, malgré ses triomphes, et abusée par eux, courait à sa perte ; me soutenaient aussi la loyauté, l’ardeur au travail d’étudiants qui faisaient face à l’adversité, et qu’il ne fallait pas décevoir
Gourou, 1982, p. 405.
Géographe dans les années noires
9Gourou s’installe en zone libre pour devenir chargé de cours à Montpellier, remplaçant Jules Sion, décédé en juillet 1940 [voir le chapitre de Denis Wolff dans ce volume]. Il y est rejoint par l’historien Marc Bloch, qui fuit une persécution antisémite de plus en plus intense. Le 26 juin 1941, ce dernier écrit à son collègue des Annales, Lucien Febvre, resté à Paris : « Il y a là quelques plus jeunes – en particulier le géographe Gourou – avec lesquels les contacts de collaboration intellectuelle s’établissent, je crois, assez vite » (Bloch et Febvre, 2003, p. 150). Une autre rencontre décisive a lieu à Montpellier : Gourou a comme étudiant Gilles Sautter, qui deviendra un de ses collaborateurs les plus proches dans l’étude du monde tropical et de la question du sous-peuplement.
10Le 19 septembre 1941, Gourou écrit à son ami Jean Gottmann, qui vient de se réfugier aux États-Unis, avec l’aide de Martonne, et occupe un poste à l’université de Princeton [voir le chapitre d’Emmanuelle Loyer dans ce volume]. Il y évoque la possibilité d’un départ pour le Brésil :
J’ai une furieuse envie d’aller à Rio. Pour des raisons scientifiques et autres c’est là un séjour très séduisant. Je sais d’autre part que je ne suis pas certain d’être envoyé à Rio : jusqu’au dernier moment je pourrai craindre que le départ n’ait pas lieu et si j’opte définitivement pour Rio je pourrai avoir lâché la proie pour l’ombre. Tout cela me plonge dans des abîmes de perplexité. Je vais sous peu aller à Vichy pour y voir plus clair5.
11Ainsi, Gourou espère encore profiter de la relative liberté de circulation entre la « zone libre » et l’Amérique pour participer à une mission franco-brésilienne qui avait déjà permis à Martonne de faire une étude sur le relief de Rio et de développer l’idée d’une « géomorphologie climatique6 ». Mais au début de l’année suivante, il est nommé à la faculté des lettres de Bordeaux. Le 22 janvier 1942, Bloch7 écrit à Febvre : « Vous avez raison : le livre de Gourou est excellent8. L’homme, lui-même des plus sympathiques. Il nous a malheureusement quittés, pour Bordeaux. C’est un des trois ou quatre géographes qui comptent » (Bloch et Febvre, 2003, p. 187). À cause de l’évolution de la guerre, le géographe n’arrive pas à quitter la France pour l’Amérique. Le 30 mars 1942, il écrit à Gottmann :
J’ai rejoint Bordeaux au début de janvier, tout espoir brésilien ayant été écarté (provisoirement, espérons-le), et les possibilités d’un départ pour New York étant surchargées de hasards un peu trop nombreux. Je me suis découragé devant les incertitudes du départ, du voyage, et aussi les dangers que ma famille pouvait courir. J’ai trouvé à Bordeaux une Fac très poussiéreuse, mais où un accueil très cordial a été réservé. J’y travaille assidûment à préparer mon cours sur l’Afrique noire, et un cours sur l’habitat rural et urbain. Ces questions me passionnent et je trouve à les étudier un intérêt que la vie courante ne présente guère. Je suis parvenu à prendre de l’Afrique noire une « vision » qui me satisfait en partie : il ne reste plus que d’y aller pour vérifier (bien entendu) l’exactitude de mes constructions intellectuelles. Quant à l’étude de l’habitat, elle entre dans le cadre de ce futur Traité de géographie humaine qui sera la « grande œuvre » de ma vie et le couronnement de mon activité pseudo-scientifique9.
12L’immobilisation de Gourou dans cette « fac poussiéreuse » n’entraîne pas de stagnation intellectuelle. Au contraire, après l’échec brésilien, il semble se trouver contraint d’élargir ses horizons, au-delà de tout travail « sur le terrain », pour faire de la géographie « comparative » en vue d’une vision d’ensemble qui anticipe sa notion de « zone tropicale » où l’Afrique occupera naturellement une place d’envergure.
13Dans cette lettre, le savant évoque également les difficultés croissantes du ravitaillement, qui n’épargnent que les privilégiés de l’Occupation : « Les mois de janvier et février furent médiocrement agréables, froids et aussi pauvres en calories internes qu’en calories externes. Les restaurants bordelais ne valent pas mieux que les restaurants montpelliérains. J’ai eu un peu faim, puis j’ai pu organiser mon ravitaillement de telle sorte que je n’ai plus souffert de tiraillements d’estomac. » Le 13 avril 1942, Gourou décrit à Gottmann la santé de sa famille et de ses confrères. Mais il ne perd pas de vue son projet intellectuel, et l’inévitable découragement que suscitent ces « années noires » :
Je pense toujours à mon ambitieux projet de géographie humaine. J’espère que, quand nous nous reverrons, j’aurai suffisamment progressé pour que nous puissions entamer de grandes et fructueuses discussions. Mais il est des moments où on se demande si ces projets ont le moindre intérêt, et si la géographie humaine générale n’est pas un mythe insaisissable, et si la géographie humaine peut être autre chose que particulière et régionale10.
14Le 30 août 1942, de Chambéry, où il passe des vacances, il écrit à son ami une lettre qui mélange soucis personnels et une sensibilité d’« homme du terrain » à la situation du ravitaillement en zone libre :
Après avoir parcouru sur ma bicyclette la basse Provence, j’ai consacré un mois à la Savoie ; pas mal de petites courses, dont la plus importante a été l’exploration de la Vanoise. Favorisé par le beau temps, un beau temps excessif, car une terrible sécheresse règne depuis six mois dans cette contrée. Au-dessous de 1000, les prairies sont desséchées, les paysans n’ont pas de réserves de fourrages pour cet hiver et vendent à vil prix un bétail qu’ils ne pourront pas nourrir ; baisse catastrophique de la production du lait ; ruine des cultures de légumes et médiocrité des pommes de terre. Si la récolte des céréales a été moyenne, les autres récoltes seront lamentables. Tout fait prévoir que l’hiver et le printemps seront critiques, au point de vue alimentaire, dans le Sud-Est. Le Sud-Ouest sera peut-être un peu moins mal partagé ; mais il faudra distraire beaucoup de temps pour la recherche des aliments indispensables ; avec de l’astuce et de l’activité nous parviendrons probablement à ne pas souffrir de la faim11.
15Sur le plan professionnel, Gourou est frustré par l’étroitesse d’esprit qu’il trouve à Bordeaux. Il a beau travailler l’hiver et le printemps de 1942, il n’obtient que le maigre résultat de trois reçus au certificat de géographie. Ayant poli un cours sur l’Afrique noire, le sujet posé à l’agrégation masculine d’histoire et géographie, « le Rhône français, étude physique et économique », est pour lui bien sec et insulaire : « Triste et médiocre, déplore-t-il. Pas d’étudiants de valeur ; en revanche des collègues charmants, avec qui je suis en complète sympathie. J’espère que les étudiants se révéleront bientôt car il n’est pas très emballant de faire cours devant des indifférents12. » Il donne également quelques nouvelles de la vie géographique en France, où pointent ses antipathies : « J’ai lu la thèse de Dresch sur le Haut Atlas ; à peu près uniquement morphologique ; terriblement ennuyeux pour la plus grande part et d’une lecture peu profitable : je veux dire par là que cette thèse n’a aucune valeur générale et n’a strictement d’intérêt que pour la région étudiée13. » On parle de Chabot pour succéder à Martonne à la tête de l’Institut de géographie de Paris : « Nos maîtres n’auront pas à se plaindre d’être éclipsés par leurs successeurs14. » Gourou évoque également les obstacles pratiques que rencontrent ses recherches :
Je ne fais rien d’intéressant ; les travaux que j’avais sur chantier sont en sommeil ; j’accumule des notes et des informations pour des travaux futurs, mais je dois tristement avouer que je ne suis pas en train de procéder à des recherches de première main. D’ailleurs, la pénurie croissante de papier, pénurie qui va jusqu’au néant, rend problématique toute publication, livre ou périodique. Les Annales n’ont pu faire paraître, jusqu’à présent, qu’un numéro en 194215.
16Effectivement, par la force des choses, les publications de Gourou pendant l’Occupation sont bien modestes : en 1941, un essai nécrologique, co-signé avec Gottmann, sur Albert Demangeon, dans le Bulletin de la Société languedocienne de géographie ; en 1942, un essai sur la population rurale en Cochinchine et des chroniques géographiques dans les Annales de géographie ; en 1943, un compte-rendu sur un ouvrage de Max Sorre ; en 1944, rien. Cette situation difficile est partagée par la vaste majorité des géographes toujours en activité : faute de moyens, les Annales de géographie ne paraîtront pas en 1944. Cependant, en cet été 1942, Gourou s’efforce d’être optimiste : « On reste actif et confiant dans l’avenir, bien que la mollesse et la persistante malchance de certains de nos amis découragent un peu quelques-uns d’entre nous, peu nombreux d’ailleurs. » Mais cette correspondance avec Gottmann est brutalement interrompue par l’occupation allemande de la zone libre en novembre 1942.
Résistance et Libération
17Bien entendu, Gourou n’évoque pas dans cette correspondance ses activités de résistant, et restera très discret sur ce sujet jusqu’à sa mort. Mais déjà, à Montpellier, Gourou est en contact avec la Résistance. À Bordeaux, il est proche de Gabriel Delaunay (nom de code « Merlin »), professeur d’histoire-géographie au lycée Michel-Montaigne16. Gourou est également en accord avec un de ses collègues, le philosophe Lacroze devenu, à la libération de Bordeaux, chef du Deuxième bureau, c’est-à-dire du service de renseignements de l’armée, dont il est colonel de réserve.
18Gourou n’est membre d’aucun parti, bien que des rumeurs circulent encore sur sa possible appartenance au Grand-Orient. Il paraît républicain, de centre-gauche, anticommuniste, libre-penseur amateur de Montaigne, et favorable à l’humanisation de l’Empire français. Selon Paul Pélissier, Gourou a des « rapports de connivence » avec certains de ses étudiants. Mais il décourage ses étudiants de partir pour le maquis, parce qu’ils n’ont pas d’armes, papiers ou munitions. « Venez quand on vous appellera », leur dit-il. Mais Pélissier et ses camarades, parmi lesquels un autre futur « disciple » de Gourou, Guy Lasserre, rejoignent le maquis – « On était des gamins de 20 ans. » Un jour, ils sont sauvés par un officier britannique, le capitaine « Mark », qui se sert des cartes dressées par un autre collègue de Gourou, Louis Papy. Le capitaine lance aux jeunes géographes : « L’intelligence service existe, hein17 ? »
19Le 2 mai 1944, Gourou décrit la situation à Bordeaux, avec une ironie acerbe qui fait un pied de nez à la censure :
Comme tu dois souffrir d’être privée18 de ton poste de Radio. Toi qui te délectais à écouter la voix de Philippe Henriot [ministre vichyste de la propagande, assassiné par la Résistance], te voici réduite à lire seulement les rares articles qu’il publie dans les journaux, c’est une bien maigre compensation. Nous sommes menacés de subir le même sort que toi ; on chuchote que les postes seront saisis d’ici peu. Cela nous privera malheureusement de la possibilité de recevoir au moment critique les consignes de notre Maréchal, que le monde nous envie. Nous avons eu deux nuits bruyantes ; les judéo-capitalistes sont venus bombarder le camp d’aviation de Mérignac et la poudrerie de St Médard. La ville de Bordeaux a donc été en dehors du champ d’action de l’aviation ; malheureusement un obus de la DCA européenne n’a pas explosé en l’air et a explosé au sol, d’où quelques victimes. J’ai été voir les traces du bombardement à St-Médard. C’est assez imposant ; pour une fois les aviateurs maçonno-atlantiques ont bien visé ; et les bombes atlantico-démocratiques font de bien grands entonnoirs19.
20Le 29 août 1944, le premier numéro de Sud-Ouest proclame la libération de Bordeaux et de la Gironde. L’appel du Comité de libération de la Gironde promet : « Justice sera rendue à tous ! » Parmi les membres du Comité, on trouve Gabriel Delaunay, des Mouvements unis de résistance, et Pierre Gourou, de France-Liberté. Ce dernier jouera un rôle clé dans l’année qui suit la Libération. Le 2 septembre, il est élu président de la commission du ravitaillement. Le 12 septembre, il dresse le rapport du ravitaillement : « La situation reste grave car la pénurie de transport et le désordre administratif semblent empêcher un ravitaillement normal de la population. » Le 21 septembre, Gourou fait un rapport sur le port autonome de Bordeaux et l’état dans lequel il se trouve après les bombardements. Le 26 septembre, Delaunay est élu président à l’unanimité et insiste pour que Gourou accepte la fonction de vice-président. Également dans cette séance, M. Lemoine demande au président d’adresser une lettre au Conseil national de la Résistance et au gouvernement afin que la région bordelaise soit étendue et comprenne les départements du Lot-et-Garonne et des deux Charentes. Le Comité, à l’unanimité, se rallie à ce vœu. Le président mandate alors Gourou et Lemoine pour justifier ce rattachement au point de vue géographique, historique et économique20.
21Gourou se trouve également au cœur des manœuvres et des règlements de comptes qui caractérisent cette période confuse. Le 7 octobre, il préside une séance où on discute d’accusations que se lancent des soi-disant résistants. Un certain M. Daste signale que le commissaire Charly « prétend avoir assisté au repas présidé par le Général de Gaulle ». Sur la demande de ce dernier, M. Daste, « voulant éviter la dictature du bluff » et M. Sère ayant donné une autre version des circonstances, Gourou « propose de demander la liste des personnes présentes à M. [Maurice] PAPON [commissaire de la République pour la Gironde]21 ». Le 21 octobre, il est annoncé que « MM. DASTE et CAILLIER auraient fréquenté M. BASSARD du Parti Populaire Français22 ; DASTE l’aurait abrité pendant 10 jours ». Daste est exclu à l’unanimité23. Pendant cette séance assez houleuse, Gourou se penche sur la question plus prosaïque du bac de Saint-André-de-Cubzac. Mais, comme nous l’avons déjà vu, Gourou et ses collègues tiennent à l’épuration :
M. GOUROU signale la réinstallation à la Faculté des Sciences de Bordeaux de M. Mercier qui s’était, jusqu’en 1943, signalé à Bordeaux par des propos fougueusement vichyssois et à qui sa conduite avait valu d’être nommé, en 1943, recteur de l’Académie de Caen. Le Comité de Libération demande que la nomination de M. Mercier soit annulée24.
22Ailleurs, on se préoccupe du ravitaillement du camp de prisonniers de guerre de Mérignac, bien connu. On propose également un échange avec les Pyrénées orientales, troquant vin contre beurre. Gourou fait un exposé très détaillé de la situation actuelle du port. Quant au ravitaillement, en ce qui concerne la viande, « la situation est peu favorable. Les stocks de viande frigorifiée sont épuisés et les arrivages sont très faibles. Il faut envisager l’interruption des distributions ou la diminution des rations dans de fortes proportions25 ». Pour améliorer la situation, on envisage de troquer le vin contre la viande. En ce qui concerne les matières grasses :
La situation est très inquiétante. La ration de 250 grs sera très difficilement assurée en décembre. Cependant, des camions chargés de charbon de bois ont été renvoyés pour essayer d’obtenir du beurre en échange. Il y a lieu de tenir compte de la situation anarchique des départements producteurs où les autorités locales se substituent à l’autorité centrale26.
23On voit donc Gourou, en tant que président de la commission du ravitaillement, s’efforcer de retisser les relations socio-économiques, ce qu’il appellera plus tard les « techniques d’encadrement », disloquées par la guerre. Cette expérience semble confirmer chez Gourou la valeur de la thèse développée par Roger Dion, pendant les années 1930, sur la région viticole de la vallée de la Loire. Dans Terres de bonne espérance, il voit dans ce genre de région la main de la « civilisation » qui échapperait aux déterminismes physiques et aux péripéties de la politique.
24Le 5 décembre 1944, le président Delaunay fait part de la démission de Gourou, qui vient d’être choisi comme représentant de la France pour prendre part à la conférence du Pacifique, dont les assises se tiendront à Hot Springs : « Le Président le félicite pour cette promotion et lui exprime ses regrets de le voir quitter le Comité de Libération Girondin où il a mené une action si constructive27. » Cette mission à New York et Hot Springs va marquer l’évolution de la pensée de Gourou. Ce sommet des 6 au 17 janvier 1945, réunissant des savants et des administrateurs de neuf nations, le pousse à aborder des problèmes plus globaux que français ou européens. Gourou est confronté aussi à la vision du monde d’une des deux superpuissances qui vont éclipser les Européens. La victoire sur l’Allemagne nazie étant assurée, le président Roosevelt et son entourage se voient dans la nécessité de concevoir et d’appliquer un programme politique pour l’après-guerre, programme qui doit concilier le bonheur des peuples et le magistère moral et politique des États-Unis :
Sous des circonlocutions et précautions oratoires (et souvent sans circonlocutions ni précautions !), l’idée première qui s’imposait alors à cette équipe dirigeante était l’abolition des empires coloniaux, considérés par ces Étatsuniens comme responsables de l’arriération des territoires dominés. […]. La seconde idée qui dominait le programme étatsunien était le « développement » des territoires libérés de l’oppression coloniale : pour ce développement, les États-Unis se proposaient comme modèle
Gourou, 1982, p. 345-346.
25Mais l’expertise du géographe français est très utile à ce vainqueur du conflit : l’année 1945 voit la publication par l’Institute of Pacific Relations d’une traduction anglaise de L’utilisation du sol en Indochine française, qui avait été commandé à Gourou en 1940 par le Centre d’études de politique étrangère (Gourou, 1940).
26L’engagement civique de Gourou ne s’arrête pas avec son départ pour l’Amérique. Il revient à Bordeaux pour continuer l’épuration. En fait, depuis le 8 novembre 1944, Gourou est président du Conseil académique d’enquête de l’académie de Bordeaux, et le restera jusqu’en septembre 1945. Les Archives nationales nous donnent une idée des délits pour lesquels des enseignants de l’académie de Bordeaux sont poursuivis avec l’approbation de Gourou : port de la francisque ; flirter, boire avec les Allemands ; trouver de Gaulle « ridicule » à ses débuts ; dénonciation ; questionner trop les élèves sur les postes de radio TSF de leurs parents ; « collaboration horizontale »28. Pour le port de costume de milicien, un enseignant est révoqué sans pension ; pour travail volontaire, on est frappé par un licenciement définitif. Une punition moins sévère est le déplacement d’office. Un certain M. Kessler, professeur de lycée de Bordeaux, comparaît pour « Incident de la substitution du portrait de Lénine à celui de Pétain » : il reçoit « blâme et déplacement à un lycée moins important ». Mlle Roturier, institutrice de Bordeaux, âgée de quarante et un ans, « fut de “collaboration” de 42 à la Libération. Port de la francisque. Suit les cours d’Allemand. Est étonnée de voir la majorité des Français contre elle » : suspension de deux ans. Quant à Mme Hazéra, institutrice de la Gironde, on note : « Rapports intimes avec les Allemands ? Non ! simple hospitalité donnée à un vieil officier, mais quand même, moralité douteuse. Rétrogradation d’une classe et maintien du déplacement »29. Mais concernant l’université, force est de constater que l’épuration de l’académie de Bordeaux est relativement clémente. Selon François Rouquet : « Paris fournit naturellement le lot le plus important d’universitaires sanctionnés (21). Viennent ensuite Montpellier (14), Alger (12), Bordeaux (10), Aix-Marseille (8), etc. […] Ces disparités paraissent plus liées au contexte local qu’à l’emprise de la Résistance. Elles demeurent avant tout significatives de la vigueur des réactions locales et du jugement social en général plutôt que du poids réel de la collaboration » (Rouquet, 2003, p. 234). Dès avril 1947, les sanctions légères (blâme, avertissement, déplacement d’office) sont effacées, tout comme les rétrogradations, afin de ne pas handicaper les fonctionnaires en fin de carrière.
27Cette période houleuse de la Libération tire à sa fin. Le 5 mai 1945, Gourou écrit à Paul Hymans, qui vient de retrouver son poste de recteur de l’ULB :
Nous attendons d’une minute à l’autre que cloches et sirènes nous annoncent que la guerre est considérée comme terminée en Europe. Ce 5 mai pourrait donc être une grande date. Je n’arrive pas à me réjouir simplement de cet événement : peut-être ai-je passé l’âge des joies simples ; mais surtout on ne peut arracher de soi l’horreur de la guerre, cette horreur qui colle à nous comme une paix visqueuse. On pense à des amis, à des collègues que la Gestapo a enlevés et qu’on ne reverra jamais. Je ne sais pourquoi, mais je suis ces jours-ci particulièrement hanté par l’image d’un car emportant du sinistre Fort du Hâ au mois d’août dernier, un chargement de prisonniers sous la garde de soldats allemands. Les détails incroyables qu’on nous livre sur Buchenwald et autres lieux ajoutent à l’horreur de nos méditations. Pourra-t-on tirer vengeance de tout cela, et pourra-t-on débarrasser l’humanité des effroyables habitudes qu’elle a prises ? Je m’effraie aussi de l’hypothèse que la bestialité allemande pourrait bien être dans une certaine manière contagieuse30.
28Il ajoute qu’il a le désir formel de venir à Bruxelles. En octobre 1945, Gourou est nommé professeur détaché à l’ULB.
29Entre-temps, une autre mission durant cette fin de guerre marquera encore un tournant crucial dans l’évolution de la pensée géographique de Gourou : une mission au Sénégal, pour présider le jury du baccalauréat, lui permet de « reprendre contact avec le monde tropical et de [se] sentir à nouveau porté par [s]a divertissante géographie ». Un état fébrile, fâcheuse réaction à une vaccination contre la fièvre jaune retardant le retour en France sans interdire le travail intellectuel, lui donne le temps d’exploiter à fond la bibliothèque de l’Institut français d’Afrique noire (Ifan), riche de publications anglaises, africaines, américaines dont la métropole est privée depuis cinq ans. Ces nombreuses informations nouvelles « rajeunissent, étoffent la documentation qui nourrit en 1947 la première édition des Pays tropicaux, orientation définitive d’une carrière de géographe » (Gourou, 1982, p. 405).
D’une guerre à l’autre
30Être nommé à une chaire en Belgique ne signale nullement un retrait de la vie politique. La paix reste « visqueuse », et de nouveaux événements l’interpellent. Comme en 1936, Gourou cherche encore à servir la France en Indochine. En avril 1946, il participe à la délégation française à Dalat, dont le but est d’obtenir du gouvernement provisoire du Vietnam son assentiment à l’intégration du Vietnam (quelle que soit la définition géographique qui sera donnée à cette dénomination) dans la Fédération indochinoise et dans l’Union française. À cette conférence, Gourou retrouvera un ancien élève du lycée Albert Sarrault, le général Giap, chef militaire du Vietminh.
31Fin mars 1946, Joseph Inguimberty, peintre et professeur à l’école des Beaux-Arts de Hanoi, qui a accompagné Gourou pendant ses excursions dans le delta tonkinois, et a contribué par des dessins à cette thèse, lui écrit :
Vous avez accepté, mon cher ami, une mission dont j’espère que vous avez aperçu et mesuré toutes les difficultés. Vous avez devant vous des fourbes qui essayeront de vous tromper sur leur passé. […] Une bonne petite guerre civile, voilà leur affaire, leur grande attente. […] Je connais aussi un peu Giap qui a passé un an au lycée (philosophie). Celui-là se flatte d’avoir mené la lutte dans le maquis avec les Américains contre les Japonais. Cette lutte n’a coûté cher ni à un camp, ni à l’autre […] Intelligent, vaniteux et par-dessus tout dénué de scrupules. Tout ce monde nous hait pour des raisons mystiques, mais aussi pour des raisons très réalistes : ils ont goûté au pouvoir le plus absolu et ils sont bien décidés à s’y maintenir s’ils y sont, et s’y rehisser s’ils en sont tombés. Les scrupules ne les étouffent pas, ils savent comment on conduit aux urnes ce pauvre bétail électoral qu’est le peuple annamite31.
32En fait, la conférence de Dalat s’avère réduite à des « pourparlers stériles, où tous les efforts de la délégation française avaient tendu en vain à engager les débats sur des problèmes constructifs32 ». Sur les questions culturelles, dont s’occupe Gourou, des divergences de vues subsistent sur deux points particulièrement importants : l’obligation d’enseigner la langue française dans les établissements d’enseignement secondaire du Vietnam, et le principe de la restitution des bâtiments et des bibliothèques des grands établissements culturels (École française d’Extrême-Orient, institut Pasteur, etc.). La guerre reprendra de plus belle.
33En 1984, Gourou dira à Hérodote : « Bien sûr, j’avais compris qu’après l’occupation japonaise, il fallait s’en aller, car elle avait sonné le glas de la colonisation » (Gourou, 1984, p. 58). Selon les enfants d’Inguimberty : « Les Japonais allaient nous tuer, on organisait des camps ; mais Hiroshima nous a sauvés. » Pourtant, le « peintre du Delta », hostile à la ligne dure adoptée par le représentant de de Gaulle, l’amiral Tierry d’Argenlieu, se rend compte très vite qu’il n’y a plus d’avenir pour l’Indochine française. Il retourne donc dans le Midi, avec pension. Ses enfants se rappellent : « On est rentré de l’Indochine à Toulon – pour ne pas être jetés dans l’eau par les dockers de Marseille33. » Gourou mettra plus de temps pour renoncer à l’Indochine française, publiant des textes à ce sujet jusqu’au début des années 1950. Mais l’amitié du géographe et du peintre survivra à la disparition de ce « joyau » de l’Empire.
34Après la Seconde Guerre mondiale, selon Jean Gallais, la pensée géographique de Pierre Gourou sur les pays tropicaux se trouverait dans un nouveau champ de forces. Dans sa première phase, « l’analyse régionale est sous-tendue par le problème asiatique majeur du peuplement, de ses contrastes, de ses conséquences sur l’utilisation du sol ». Dans sa deuxième phase, « tout cela est bousculé par les événements qui tirent leur dynamisme des problèmes internationaux de la guerre froide beaucoup plus que de ceux des paysans des deltas asiatiques » (Gallais, 1981, p. 133-134).
35Ce changement de la donne géopolitique est évoqué par Lucien Febvre, le 24 novembre 1946, dans un rapport devant l’assemblée des Professeurs du Collège de France destiné à justifier sa proposition d’y créer une chaire34 d’« étude géographique du Monde tropical » :
Pourquoi me direz-vous cet étrange sujet ? […] C’est que le monde a changé de bases – simplement – depuis quelques [sic] dix années. C’est qu’on ne peut plus aujourd’hui, c’est qu’on ne doit plus le regarder avec les mêmes yeux qu’il y a dix ans. […] Oui, le monde a changé d’aspect. Il faut s’en faire une raison. Il n’est plus en 1946 ce qu’il était en 1936. D’une de ces dates à l’autre, un abîme s’est creusé. Une suite ininterrompue d’inventions, de trouvailles, d’adaptations de toute nature, en dotant le vieux monde de surprenants moyens de destructions à la fois et de constructions – mais les premiers plus puissants d’abord que les seconds ; – une suite ininterrompue de « progrès », en transformant ce vieux monde ont du même coup modifié, et profondément le reste de l’Univers. Le projecteur, il y a vingt ans, éclairait encore avec prédilections [sic] les seules contrées tempérées du Continent Européen et du Continent Nord-Africain. Le même projecteur éclaire aujourd’hui, brusquement, les contrées négligées d’autrefois. Les contrées satellites, ou les appendices. Glacées les unes, je pense au monde arctique et antarctique. Brûlantes les autres : je pense aux contrées intertropicales35.
36« Le Monde tropical, poursuit Febvre, n’est pas une étiquette, mais une réalité », et il a des handicaps majeurs : sols pauvres, dangers, maladies. Et ce « problème » du monde tropical que Febvre expose devant les professeurs du Collège de France, « il y a un homme qui l’a conçu. Un homme qui depuis vingt ans travaille à le réaliser. Avec une largeur de vue et une pénétration singulière », c’est-à-dire Pierre Gourou. Dans sa conclusion, Febvre retourne à la période de la guerre, dont le tragique souvenir est frais :
Patiente et méthodique démarche d’un esprit ferme, sage, hardi dans sa modération et qui ne glisse pas à la surface des choses, en papillon touche à tout : il les saisit à pleines mains – et il les vide de tout ce qu’elles contiennent.
Qualités de savant. Qualités d’homme. Le savant, j’ai appris à le reconnaître, et à l’honorer, par la lecture même de ses remarquables ouvrages. L’homme : vous me permettez, en terminant, d’évoquer à son propos un souvenir qui m’est cher. C’était dans l’une des dernières entrevues que j’eus, à Paris, avec Marc Bloch menant, avec une héroïque simplicité, la dure vie de la résistance. Il évoquait devant moi son séjour à Montpellier – toutes les laideurs, toutes les bassesses dont il avait été témoin. Toutes les noblesses aussi et toutes les générosités, et les dévouements passionnés à la France… Et il me dit : « Pierre Gourou, ce n’est pas seulement un grand géographe. C’est un homme. Ne le perdez pas de vue, je vous le recommande. »
Messieurs, j’exauce ce vœu.
37On pourrait dire que ce message humaniste de résistance se dégage du compte-rendu publié par Febvre dans les Annales d’ histoire sociale en 1941. Pour Febvre, La Terre et l’homme en Extrême-Orient démontre que les orages du présent, aussi destructeurs soient-ils, ne rompront pas les liens séculaires entre le paysan et le sol. La « civilisation » paysanne, qu’elle soit française ou orientale, peut résister – et l’étude elle-même de telles civilisations serait une forme stoïque d’« engagement » de la part de Gourou.
38Le 16 février 1947, Pierre Gourou est élu à cette nouvelle chaire d’« étude géographique du Monde tropical » du Collège de France. Dans l’exposé où il défend son candidat36, Febvre fait de nouveau l’éloge de « cet homme robuste, discret et sûr, en pleine activité, en pleine force de production ». Il évoque Les paysans du Delta tonkinois, « bilan captivant de dix ans d’études sur le terrain en E[xtrême]-O[rient] » et attire l’attention de son audience sur le sous-titre : « Humaine et économique : toujours l’Homme d’abord. L’homme en premier. Ses œuvres ensuite. » Dans sa leçon inaugurale, le 4 décembre 1947, Gourou exprime sa profonde gratitude à Lucien Febvre, et à son livre La Terre et l’évolution humaine. Il conclut en donnant une orientation éthique à ses recherches :
Je ne crois pas que la géographie soit une discipline uniquement désintéressée. Tout en restant strictement scientifique la géographie doit pour sa part préparer une meilleure exploitation de la planète et un sort plus heureux pour les hommes. Non pas, bien entendu, en présentant des plans pour l’avenir, mais en définissant la vraie nature des rapports entre l’homme et le milieu, et en ouvrant par là des avenues commodes aux planificateurs du futur37.
39Il s’agit donc d’une vision sincèrement humaniste et ambitieuse de ce que peut faire le géographe. Quoique le professeur soit conscient de ses limites. Le 31 décembre 1947, il écrit à Gottmann : « J’avoue que cet enseignement a quelque chose d’écœurant, ceci entre nous. Pour ma leçon inaugurale, j’avais un “public” nombreux, fait d’amis. Mais depuis l’assistance se limite à cinq ou six personnes, dont trois ou quatre vieux imbéciles qui dorment. Ça a quelque chose de grotesque et d’inutile38. »
Conclusion
40De cette période de la Seconde Guerre mondiale, on peut retenir les éléments suivants qui éclairent l’itinéraire de Gourou : l’engagement au service de la France et de l’humanité ; le renforcement et la création de liens personnels, notamment avec ses étudiants ; l’isolement de Gourou par rapport à l’Institut de géographie de Paris et à la Sorbonne ; son intérêt porté aux « techniques d’encadrement » et à la longue durée de la civilisation, qui a débuté dans les rizières du delta tonkinois mais qui se nourrit de son expérience sur les rives de la Gironde ; la découverte – en partie fortuite – du « monde tropical » et ses tentatives pour donner une dimension plus globale à la géographie climatique développée par Martonne lors de ses séjours brésiliens à la veille du conflit ; le début de la fin des empires européens et l’émergence du « développement » à l’américaine et à la soviétique, comme nouveaux modèles hégémoniques. Tout cela concourt à l’émergence du « monde tropical » chez Gourou, d’une version de la « tropicalité » où l’on constate quand même une certaine mélancolie post-coloniale. Les retombées de ce conflit placent Gourou de l’autre côté de la barricade par rapport aux intellectuels « engagés » de cette époque, mais la période de 1936-1946 illustre et renforce chez Gourou la dimension « humaine » de sa vocation.
Notes de bas de page
1 Archives nationales d’Outre-Mer (Anom), FM/EE/11/3881/11/GOU.
2 Ibid.
3 Anom, FM/GUERNUT Carton 2.
4 Anom, FM/EE/11/3881/11/GOU.
5 BNF, fonds Jean-Gottmann.
6 Pendant un second voyage au Brésil, en 1937, pour ses recherches géomorphologiques, Martonne a rencontré sur place d’autres enseignants français, dont Pierre Monbeig et Claude Lévi-Strauss. Parmi les apports de ces voyages de terrain figurent des éléments nouveaux sur les zones arides et sur la morphologie tropicale, ainsi que sur les relations entre relief et climat, qu’il transforme après la guerre en promouvant la notion de « géographie zonale » (Martonne, 1946).
7 Bloch sera bientôt contraint d’entrer dans la clandestinité mais, finalement, n’échappera pas aux mains de la milice, qui l’exécute le 16 juin 1944.
8 Il s’agit de La Terre et l’homme en Extrême-Orient, dont Febvre (1941) fait un compte-rendu élogieux.
9 BNF, fonds Jean-Gottmann.
10 Ibid.
11 Ibid.
12 Ibid.
13 Ibid.
14 Ibid.
15 Ibid.
16 À la suite de son action dans la Résistance, Delaunay deviendra préfet dans différents départements et terminera sa carrière en revenant à Bordeaux comme « préfet régional » de la région Aquitaine.
17 Entretien avec Paul Pélissier, Paris, le 9 septembre 2008.
18 Il écrit à une certaine « Marinette », dont nous n’avons pu trouver l’identité.
19 Fonds privé de Michel Bruneau.
20 Malheureusement, les Archives municipales de Bordeaux n’ont pas de trace de ce rapport.
21 Archives municipales de Bordeaux, 7880/H/1.
22 Organisation d’extrême droite menée par Jacques Doriot.
23 Archives municipales de Bordeaux, 7880/H/1.
24 Ibid.
25 Ibid.
26 Ibid.
27 Ibid.
28 Archives nationales, F/17/16701.
29 Archives nationales, F/17/16705.
30 ULB, fonds Pierre-Gourou.
31 Fonds privé de Gilberte Bray (née Gourou).
32 Anom, FP/56/PA/6, note de Max André, conseiller général de la Seine et président de la délégation française à Dalat.
33 Entretien avec la famille Inguimberty, Menton, le 23 août 2008.
34 Il s’agit de la succession à la chaire d’André Siegfried, pour laquelle deux autres propositions d’intitulés ont été faites : « Écologie et Géographie humaine » [pour Max Sorre : voir le chapitre de Dylan Simon dans ce volume] et « Géographie humaine » [pour Deffontaines, voir le chapitre de Josefina Gómez Mendoza dans ce volume], une succession où Lucien Febvre a beaucoup joué de son aura (Orain et Robic, 2017, p. 464 et suiv.).
35 Collège de France, dossier de Pierre Gourou (souligné par Febvre dans son rapport dactylographié).
36 Son seul concurrent était Louis Papy, qui se présentait simplement pour une seconde ligne.
37 Collège de France, Pierre Gourou, Leçon inaugurale au Collège de France, 1947, p. 24-25. On remarque que Gourou intitule ses premiers cours « Problèmes de géographie tropicale en… » (nous soulignons) – (Indochine française, 1947-1948 ; Amérique : Amazonie brésilienne, 1948-1949 ; Afrique centrale, 1949-1950, etc.). Il explicite, dans le résumé de son cours de 1947-1948, ce qu’il entend alors par civilisation : « techniques d’exploitation de la nature, aptitude à l’organisation de l’espace » (Annuaire du Collège de France, 1948, p. 137), une définition que l’on retrouve dans son article « La civilisation du végétal » (Gourou, 1948).
38 BNF, fonds Gottmann.
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Géographes français en Seconde Guerre mondiale
Ce livre est cité par
- Eckes, Christophe. Brisset, Nicolas. Ariouet, Céline Fellag. Fèvre, Raphaël. (2023) Introduction. Lever la parenthèse Vichy en histoire des sciences. Philosophia Scientae. DOI: 10.4000/philosophiascientiae.3775
- Sussman, Sarah. (2022) Recent Books and Dissertations on French History. French Historical Studies, 45. DOI: 10.1215/00161071-9532038
- Ginsburger, Nicolas. (2023) Ratzel contre la géopolitique ? Référence allemande et géographie politique dans la géographie française de l'entre-deux-guerres. Geographica Helvetica, 78. DOI: 10.5194/gh-78-65-2023
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