La guerre sera dure et sanglante. Mais il ne faut pas fermer les yeux sur nos espérances et sur les chances de succès que nous avons ; jamais nous n’aurons une pareille occasion de briser le joug germanique ; […] l’aurore de la victoire luit ; de rudes épreuves nous attendent, mais c’est à ce prix que nous laisserons à nos enfants un pays habitable, émancipé de toute crainte extérieure, vivant enfin d’une vie libre et aisée.

1Voici ce qu’écrit Albert Demangeon à sa mère, une semaine après la déclaration de guerre en 1914. Alors âgé de quarante-deux ans, il accueille le conflit avec enthousiasme. En 1920, malgré la victoire, son état d’esprit a bien changé : il publie un essai sur « le déclin de l’Europe », qui commence ainsi : « La guerre aura sans doute amené l’humanité à détester davantage la guerre » (Demangeon, 1920a).

2En septembre 1939, le nouveau conflit avec l’Allemagne n’est pas une surprise pour ce géographe préoccupé depuis longtemps par les problèmes internationaux1 et par les questions de géographie politique et de géopolitique (Wolff, 2014). Si nous ne connaissons pas sa réaction précise au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, elle est certainement fort différente de celle de 1914. En vingt-cinq ans, les circonstances et les temps ont bien changé ; sa mère est décédée, il est devenu un homme âgé (soixante-sept ans) et sa santé s’est dégradée [Illustration 1]. À première vue, sa situation professionnelle n’a pas évolué ; il enseigne la géographie à la Sorbonne depuis 1912. Mais, en 1914, il n’est que maître de conférences, qui plus est à titre provisoire, alors qu’en 1939, c’est un professeur reconnu, en classe exceptionnelle, toujours en activité. Chef de file de la géographie humaine française après la mort de Jean Brunhes en 1930, auteur de livres largement diffusés, tels les deux premiers tomes de la Géographie universelle (1927), initiateur et directeur d’enquêtes à l’échelle nationale et internationale [voir infra], il a de nombreux élèves : les plus anciens, devenus « indépendants », commencent à avoir une certaine notoriété (Georges Chabot, Roger Dion, André Meynier…), tandis que d’autres, plus jeunes, travaillent encore sous la direction du maître, comme Jean Gottmann, son assistant à la Sorbonne depuis 1937. Il a tissé des réseaux étendus bien au-delà de la géographie universitaire, par exemple avec des historiens (tel Lucien Febvre), des ethnologues, des enseignants du secondaire et des instituteurs, avec qui il entretient des relations suivies depuis ses premiers travaux.

3Pour Demangeon, comme pour nombre de ses collègues et pour certains de ses élèves les plus âgés, le second conflit mondial est une deuxième expérience de guerre [voir le chapitre de Nicolas Ginsburger sur Téodore Lefebvre dans ce volume]. Comment envisage-t-il et traverse-t-il cette nouvelle épreuve ? En la matière, on doit distinguer deux périodes dans ces dix mois cruciaux, entre septembre 1939 et juillet 1940 : d’abord la Drôle de guerre, entre septembre 1939 et mai 1940, puis l’effondrement militaire et politique de la France, jusqu’à sa mort à Paris, le 25 juillet 1940. Pendant la période de la Drôle de guerre, on pourrait a priori penser que sa vie professionnelle ne connaît pas de changement notable puisqu’il est trop âgé pour être mobilisé. Qu’en est-il réellement, et comment cet homme, préoccupé par le devenir de la France et de l’Europe au moins depuis la Première Guerre mondiale (1920a), envisage-t-il l’avenir ? À partir du 10 mai 1940 s’ouvre une nouvelle période, extrêmement agitée2, à laquelle Demangeon ne survit pas ; son décès s’explique certes par une aggravation de sa santé déjà chancelante et par un défaut de soins3, mais peut-être aussi par le choc psychologique de la défaite. Cette disparition, quelques semaines après celle de Jules Sion à Montpellier, est inattendue. Quel est son impact sur le réseau des géographes, déjà terrassés par la défaite militaire et l’effondrement de la Troisième République ? Plus généralement, comment ses nombreux correspondants, proches et collègues4, vivent-ils cette époque si particulière5 ? Enfin, comment entretiennent-ils sa mémoire et achèvent-ils ses travaux si brutalement interrompus par les événements ?

Géographier en Drôle de guerre ?

Un « patron » âgé, mais actif sur plusieurs fronts

4Avant même la déclaration de guerre, l’état de santé de Demangeon semble se détériorer. Ainsi, le 28 juillet 1939, il écrit à Gottmann : « Je suis en ce moment assez mal en point avec mes vieux rhumatismes que je dois soigner énergiquement6. » Quelques mois plus tard, alors que la guerre a commencé7, Louise s’inquiète encore pour son mari, « vraiment souffrant », se demande si ses problèmes sont réellement rhumatismaux et le prie instamment de se faire examiner par un médecin.

5Malgré ces problèmes physiques et le déclenchement du conflit, Demangeon poursuit ses activités professionnelles, d’autant plus que la vie universitaire reprend presque normalement à la Sorbonne, en dépit de la déclaration de guerre et de la mobilisation des étudiants et des enseignants : les collections de l’Institut de géographie ne sont pas évacuées8, les examens de licence ont lieu en octobre et les cours recommencent début novembre9. Il fait ses deux premières heures l’après-midi du lundi 6 novembre, comme auparavant, puis, selon sa propre expression, « comme en temps de paix », il doit « recevoir plusieurs étudiants et donner des conseils10 ». Certes, il en a moins, puisque nombre d’entre eux sont mobilisés ; si l’ENS reste ouverte, « il n’y aura que 2 ou 3 élèves d’histoire et géographie11 ». Mais, lors de la reprise des cours, Demangeon constate avec surprise qu’il y a presque autant d’étudiants de licence qu’habituellement12 : quatre-vingt-trois13 !

6Partageant les heures d’enseignement avec Emmanuel deMartonne, il arrive à grouper le lundi ses trois conférences à l’Institut de géographie. Mais il doit aussi assurer des cours supplémentaires car les enseignants moins âgés sont, eux aussi, mobilisés. Il doit remplacer Charles Robequain pour des conférences d’ethnologie le mardi14 ainsi qu’un autre cours au musée de l’Homme ; et on lui demande de faire, comme pendant la Grande Guerre, des cours à l’ENS de jeunes filles de Sèvres, pour remplacer son collègue André Cholley, mobilisé à cinquante-quatre ans. Devant ce surcroît de travail, Demangeon écrit à son épouse : « Tout le monde me désire15 !!! » Quant à Gottmann, il ignore s’il sera appelé sous les drapeaux, car il a obtenu sa naturalisation juste avant la déclaration de guerre16 et écrit au géographe Orlando Ribeiro, lecteur de portugais à la Sorbonne depuis 1937 : « Pour ma part, je n’ai encore aucune idée de ce que je vais devenir […]. J’attends donc et j’essaye de travailler17. »

7Malgré cette apparence de normalité, la France vit dans une atmosphère de guerre, ce qui favorise la propagation de rumeurs. Demangeon, dubitatif, confie ses doutes à Louise : « Le Kronprinz aurait été décapité par les nazis ? Ils en sont bien capables. Mais cela regarde les Boches. Si tout ce qu’on pressent est vrai, l’état intérieur de leur pays pourrait nous aider à gagner la guerre. Mais où est le vrai ? Où est le faux18 ? » Plus grave, la nuit du 12 au 13 novembre, Demangeon est réveillé par une alerte à 4 heures et demie du matin et, à propos de son second cours du 13 novembre, il note : « Nous avons fort bien perçu le bruit du canon de la DCA. Mais tout le monde a gardé son sang-froid. » Il ajoute même : « Comme si de rien n’était, j’ai reçu ensuite plusieurs visites d’étudiants qui m’ont retenu assez longtemps19. » Ce contexte de guerre se lit aussi dans les activités supplémentaires qu’on lui propose : le fondateur du récent musée des Arts et traditions populaires, Georges-Henri Rivière, lui demande « trois ou quatre pages pour une revue qui va publier une série d’articles sur le paysan français et sur son effort durant la guerre ». En avril 1940, il travaille aussi « sur le problème belgo-néerlandais » et va chercher des livres à la bibliothèque du musée de la Guerre20. Enfin son élève Étienne Dennery21 lui propose de participer à de nouvelles enquêtes [voir infra].

8Malgré tout, en avril 1940, la vie de Demangeon semble se poursuivre presque normalement. Selon Paul Marres (1940), il est appelé au cours du printemps à une commission chargée « du classement des localités en communes rurales et urbaines pour la répartition des allocations familiales ». Demangeon fait même preuve d’optimisme en se préoccupant d’un futur voyage prévu en Bulgarie. En 1939, bien que n’ayant publié qu’un article sur ce pays, près de vingt ans auparavant (Demangeon, 1920b), il a en effet été élu docteur honoris causa de l’université de Sofia22. Mais il n’a pu se rendre à la cérémonie prévue en mai 1939, à l’occasion du cinquantenaire de cette université. Le 16 avril 1940, il prend des renseignements, s’occupe de son passeport et des visas : il lui en faut trois – un pour l’Italie, un pour la Yougoslavie et un pour la Bulgarie – mais « les formalités seront allégées23 ». À cette occasion, il rencontre « maintes gens de connaissance » qui le mettent en garde : « On paraît craindre que des événements graves ne s’y passent et on n’est pas très rassuré sur les interventions de l’Italie ni sur les circonstances actuelles de la Yougoslavie. » En fait les troupes allemandes n’envahissent la Yougoslavie qu’un an après, alors qu’elles pénètrent en France moins d’un mois plus tard… Il reste cependant tracassé par sa santé ; il écrit : « J’ai répété que mon départ restait subordonné à l’état de mes rhumatismes. » Il se donne jusqu’à fin avril ; sinon, il demandera le report du voyage. Le 25 avril, Gottmann lui écrit : « J’espère, mon cher Maître, que vous vous sentez mieux maintenant et que le traitement que l’on vous impose a commencé à faire sentir ses effets bienfaisants24. » Cela semble être le cas puisque le 11 mai, Demangeon lui déclare : « Je vais décidément mieux, malgré certains gestes et certains mouvements qui restent douloureux. J’ai décidément dépouillé le vêtement du valétudinaire et arboré ce matin un col avec une cravate25 !! » Il ne dit mot sur la situation militaire : manque-t-il encore d’informations ou pense-t-il alors que la France va résister victorieusement à l’invasion qui a débuté la veille ?

Des mobilisés nostalgiques et amers

9Nombre de collègues de Demangeon sont donc mobilisés, selon des modalités très diverses, reflétées par les nouvelles qu’ils lui donnent, parfois difficilement. Le géographe, professeur de lycée, Maurice Grandazzi s’excuse ainsi : « J’aurais voulu vous écrire beaucoup plus tôt. Mais depuis la mobilisation, je n’ai pas une minute de répit26. » Plusieurs regrettent de ne pas avoir pu voir Demangeon pendant leur permission. Ainsi de Robequain : « Je suis passé à Paris à l’Institut de géographie le 30 octobre dans la matinée et j’ai beaucoup regretté, sans m’en étonner, de ne pas pouvoir vous rencontrer. Je n’avais que 3 jours de permission et je devais aller […] à Rennes27. » Le passage à Paris de Roger Dion, professeur à l’université de Lille avant sa mobilisation, est encore plus rapide : « J’espérais bien vous voir à l’occasion de ma dernière permission mais celle-ci s’est écoulée si vite que je n’ai pas voulu diminuer d’une heure le temps que j’ai passé au milieu des miens. Je n’ai eu que le temps, à mon retour, de sauter de la Gare Montparnasse à la Gare du Nord28. »

10À l’heure de la mobilisation (2 septembre 1939), tous doivent cesser leurs activités habituelles. Jacques Weulersse, élève de Demangeon, rapporte : « C’est au moment où j’allais donner le bon à tirer pour la troisième et dernière épreuve de ma thèse [sur le pays des Alaouites, 1940] que la mobilisation m’a rappelé29. » Un autre géographe, Louis François, professeur de lycée, évoque son « voyage aux États-Unis, brusquement interrompu par la mobilisation30 » : il part du port d’Halifax (Canada) pour regagner la France, ce qui prend dix jours. Y arrivant le 19 septembre, il pense devoir gagner la ligne Maginot mais, à son grand étonnement, se retrouve à Craon, en Mayenne. Il a d’autant plus de chance que sa famille est à Nantes, à une centaine de kilomètres. Mais d’autres familles vivent des situations beaucoup plus précaires. Ainsi, celle de Dion a dû quitter Lille ; lui-même mobilisé, il s’inquiète pour son épouse « éloignée de son groupe d’amis lillois, mal installée, sur la digue de St-Malo, dans une bicoque faite pour les séjours d’été (donc difficilement chauffable) » et il « tremble qu’elle ne tombe malade »31.

11Les correspondants de Demangeon évoquent naturellement leurs nouvelles activités. Weulersse est le plus satisfait : « Comme affectation, on m’a chargé des transmissions (TSF, téléphone, etc.) de tout le Régiment. C’est là une tâche fort intéressante, mais un peu lourde pour quelqu’un qui n’a rien d’un technicien32. » Et il ajoute : « Si vous entendez parler d’une affectation qui serait plus en rapport avec mes capacités géographiques, je serais heureux si vous pensiez à moi. » Demangeon est-il intervenu ? Toujours est-il que le 3 mars 1940, il lui écrit : « Mon affectation est celle que je désirais. Elle est très intéressante et peut le devenir encore davantage33. » Mais il ne précise pas ici sa nature : est-elle devenue géographique ? Quant à Dion, son activité militaire « n’a eu quelque intérêt qu’en septembre, alors que [son] unité était au contact de l’ennemi34 ». Mais, ajoute-t-il, « depuis deux mois, je ne suis plus qu’un bureaucrate dont les attributions s’accroissent d’ailleurs du fait du rappel à l’arrière de plusieurs de mes camarades, anciens polytechniciens ou centraux pour la plupart, et indispensables au fonctionnement des usines travaillant pour la défense nationale ». Professeur en lycée avant sa mobilisation, Georges Mauco, plus acerbe, dénonce abus et intrigues : « Je suis toujours prisonnier de la caserne et des petites servitudes souvent stupides qui égayent les livres de Courteline. Comme je suis de la deuxième réserve, j’ai peu d’espoir d’en sortir. Nous assistons à bien des abus : nomination d’officiers sans autre titre que leur fortune ou leurs intrigues, affectations de militaires de la première réserve à des services de ministères, accumulations des corvées et des gardes sur ceux qui restent à la caserne, etc. D’où le sentiment aigu qu’on se soucie peu d’utiliser au mieux les effectifs35. » Enfin, Robequain, qui a soutenu une thèse sur une région d’Indochine, le Tanh Hóa, compare avec amertume sa situation à celle de son collègue et concurrent Pierre Gourou, de trois ans son cadet et qui a fait sa thèse sur le delta du Tonkin. Gourou n’a pas participé à la Première Guerre mondiale, contrairement à Robequain qui fut lieutenant d’artillerie. Et pourtant, selon ce dernier, il « se trouve déjà à l’abri, avec des possibilités de travail de production à peu près normales36 » ; Robequain déclare cependant ne pas vouloir lui nuire… Précisons que Gourou, d’abord mobilisé près de Montélimar37, parvient à regagner Paris où, selon ses propres termes, il fait « un travail intéressant » au ministère du Blocus38. Il entreprend cependant des démarches, toutes infructueuses en raison des « lenteurs de l’administration militaire », d’abord « pour reprendre l’uniforme et entrer dans une unité combattante », puis « pour servir en Afrique du Nord » [voir le chapitre de Gavin Bowd dans ce volume].

12Par ailleurs, ces géographes songent presque tous aux activités qu’ils ont abandonnées. Dion écrit39 : « Chaque jour qui passe me fait regretter davantage ma besogne d’enseignement. » Louis François s’inquiète pour le manuel de première qu’il s’apprête à signer avec son maître40 et se demande si Demangeon ne devrait pas « choisir un autre collaborateur41 ». Grandazzi regrette de ne plus aider les Annales de géographie dont il était secrétaire : « Malheureusement, je ne puis cette année reprendre mes fonctions auprès de vous. » Mais il « espère que les Annales vont continuer à paraître »42, même si elles ne publient plus qu’un numéro sur deux. En raison de cette réduction, Martonne annonce à Robequain qu’il ne pourra pas publier son article sur les Indes néerlandaises, ce qui incite ce dernier à demander conseil à Demangeon : « Comme il m’a demandé d’assez longues recherches, et qu’il sera tout à fait périmé dans quelques mois, je pourrais essayer de le faire passer dans un autre périodique : chez Bénévent par exemple, ou dans une autre revue coloniale. Qu’en pensez-vous43 ? » Dion, pour sa part, arrive à faire publier dans les Annales de la Société géologique du Nord un article « qui n’a rien de géologique, mais qu’elle a accepté pourtant44 », consacré à la circulation dans une partie de la région du Nord. De son côté, en mars 1940, Weulersse songe à son doctorat (1940) brutalement interrompu : « Ma grande thèse est à peu près fin prête ; je corrige les deuxièmes épreuves de l’Oronte45. »

13Grandazzi note : « Nous vivons un peu isolés du monde, entièrement pris par les occupations du moment46. » Mais cela n’empêche pas les mobilisés de songer à l’évolution des événements. L’attentisme est le sentiment dominant. Pendant l’hiver 1940, Weulersse déclare qu’« ici comme ailleurs, on attend les événements47 » et Mauco espère un jour « être un peu plus utile au pays ». Gourou est aux aguets : « Les événements restent indécis. L’orage n’a pas encore crevé. La vraie guerre n’a pas encore commencé à l’Ouest. » Puis il s’interroge sur l’éventualité d’une guerre en Europe occidentale : « Mais commencera-t-elle jamais ? Les Allemands, légitimement convaincus de ne pouvoir remporter une victoire militaire décisive, ne vont-ils pas essayer de s’organiser pour une guerre longue, en colonisant l’Europe du Sud-Est et en nous imposant une guerre d’usure que nous ne supporterons que si nous redonnons à notre vie économique plus d’ampleur et plus d’aisance ? Pouvons-nous espérer que l’Allemagne s’effondre rapidement par le seul dénuement ? Ou par les dissensions intestines ? Mais comment un peuple peut-il admettre les horreurs commises en Bohême et en Pologne48 ? »

14Peut-on faire un parallèle entre cette situation et celle des mobilisés de la Première Guerre mondiale (Ginsburger, 2010) ? Certes, jusqu’en mai 1940, ils vivent dans une situation beaucoup moins pénible que celle de leurs prédécesseurs. Mais on retrouve les mêmes sentiments et les mêmes mots : attente, lassitude, regret des études ou du métier et, plus généralement, de la vie civile… Seul le patriotisme est parfois moins vif… Et tous ont conscience d’une situation provisoire.

Enquêter malgré tout

15Ces géographes mobilisés peuvent cependant collaborer aux enquêtes économiques et sociales lancées par Demangeon. Pour comprendre leur sens, il nous faut revenir à la Première Guerre mondiale. Dès 1917, Demangeon publie des articles remettant en question l’hégémonie de l’Europe (Wolff, 2005, p. 544- 546) dont il tire rapidement un essai, Le déclin de l’Europe (Demangeon, 1920a). À la fin de son ouvrage, il propose quatre remèdes aux problèmes de la France : augmenter sa natalité, sa production agricole, sa production industrielle, et « rattacher plus étroitement les colonies à l’économie nationale » (p. 139). Après avoir longuement réfléchi sur les questions rurales, notamment sur l’insuffisante modernité des campagnes françaises, il publie de nombreux articles pendant les années 1920 et 1930 (Demangeon, 1942), fonde et dirige une Commission de l’habitat rural au sein de l’Union géographique internationale (UGI) (Robic, 1996a) et s’implique, à partir de 1936, dans des grandes enquêtes nationales, fondées sur des questionnaires, comme il l’avait déjà fait à l’échelle régionale lors de précédentes recherches (Demangeon, 1909). Il bénéficie du soutien de la fondation Rockefeller, sous l’égide du Conseil universitaire de la recherche sociale, et obtient des dotations importantes pour leur réalisation (Dumoulin, 1985 ; Mazon, 1985 ; 1988). En septembre 1936, il lance trois enquêtes qui portent sur l’habitation rurale, la structure agraire de la France et les étrangers dans l’agriculture (1936a).

16En effet, parcourant les campagnes françaises en vue de ses études de géographie agraire, il y diagnostique divers problèmes. Si la maison rurale correspond plus à un intérêt personnel, les thèmes des deux autres enquêtes répondent à deux questions principales : l’émiettement des parcelles cultivées et la situation des étrangers dans l’agriculture. Cette dernière enquête, qui prolonge le travail amorcé dans sa thèse par Mauco (1932), est la seule à aboutir à une publication avant la guerre (Demangeon et Mauco, 1939) ; selon Mauco (1939), « l’impression d’ensemble qui se dégage est la nécessité de l’immigration étrangère dans nos campagnes et son incontestable utilité. Il est des communes où, sans l’apport étranger, beaucoup de terres retourneraient en friche ». Pour cette étude, trois mille questionnaires sont diffusés et un millier de réponses peuvent être exploitées. On imprime non seulement la synthèse, mais aussi des extraits des rapports des enquêteurs, cinq monographies et quatre cartes. Les questionnaires, que Demangeon élabore et qu’il publie dans les Annales de géographie (1936a), sont repris – avec des conseils méthodologiques – dans des revues d’instituteur, notamment le Bulletin de la Société d’études historiques et géographiques de la région parisienne qu’il dirige (1937a) et dans L’ école libératrice (1937b).

17Après l’entrée en guerre, Demangeon diversifie ses activités d’enquêtes. En novembre 1939, il promet sa « collaboration » et ses « conseils » à Dennery et au Centre de politique étrangère49 « pour l’étude des problèmes de la paix » dans différentes aires géographiques (Allemagne, Europe, Orient…), travail « soutenu et subventionné par [la fondation] Rockefeller50 ». Mais nous ne savons ni si ce travail se poursuit, ni le rôle que joue éventuellement Demangeon. Il est en revanche certain qu’il collabore par d’autres biais avec la fondation Rockefeller. Il rencontre le 6 octobre 1939 Tracy Barrett Kittredge, qui représente cette fondation à Paris et estime, dans une lettre envoyée à Gottmann, que son « entretien a été intéressant51 ». Il poursuit sa lettre ainsi :

[Kittredge] pense qu’il y aura durant cette guerre certains phénomènes sociaux à observer et qu’il ne faut pas attendre pour s’y mettre. Parmi ces phénomènes, […] il y aurait toutes ces évacuations de provinciaux vers d’autres provinces, de citadins vers les campagnes, d’industries urbaines vers les milieux ruraux. Il est possible que ces mouvements aient des conséquences durables, peut-être incalculables. Il faudrait les observer, les mesurer, les analyser. La fondation Rockefeller pourrait, si quelques projets bien conçus lui étaient proposés, augmenter le montant de ses subventions au Conseil pour la Recherche sociale, et cela dans de sérieuses proportions.

18Kittredge demande à Demangeon d’y réfléchir. Celui-ci estime qu’il faudrait d’abord « préciser l’objet de la recherche » puis rédiger des questionnaires qui seraient notamment transmis à ses collègues non mobilisés dans les facultés de province. Il s’attelle à cette tâche et, au début de l’année 1940, il fait publier trois questionnaires d’enquêtes patronnées par le Conseil universitaire de la recherche sociale dans le bulletin de sa société d’instituteurs (Demangeon, 1940) : le premier sur les évacuations de populations, le deuxième sur les déplacements d’industries et le dernier sur les travaux des champs pendant la guerre [Document 1]. Cette dernière enquête, conçue par monographies communales, est envisagée dans le même esprit que celle sur les structures agraires débutée en 1936. Selon lui, « du point de vue scientifique comme du point de vue national, ces trois problèmes présentent un intérêt capital ». À propos des évacuations de population, les questions sont à poser dans la région d’accueil et il y a des questions spécifiques pour les Alsaciens-Lorrains52. En cette période de Drôle de guerre, Demangeon ne se livre pas à des spéculations défaitistes, mais pense à des problèmes réels auxquels ses contemporains sont confrontés du fait du conflit et de ses menaces. Meynier, directeur du laboratoire de géographie de l’université de Rennes depuis 1938, centralise et coordonne ces enquêtes en Bretagne53 et en Mayenne (Meynier, 1947, p. 83-84). En raison des événements, les enquêteurs se concentrent sur les déplacements de population. Il s’agit d’une œuvre collective, à laquelle participent des étudiants, des instituteurs et des professeurs (tels Pierre George et André Guilcher). Selon Demangeon (1940), « il est facile [pour les enquêteurs] d’observer en toute impartialité et de dire ce qu’on a vu », même si, dans ce contexte de calme avant la tempête, parfois « on se heurte à des consignes de discrétion ». Il précise d’ailleurs que les réponses recueillies par ses soins à l’Institut de géographie resteront dans les cartons aussi longtemps que nécessaire et que « le résultat de ces enquêtes ne sera pas publié pendant la guerre ». Effectivement, celle de Meynier, bien qu’achevée en 1941, n’est imprimée qu’à partir de 1947 [Document 2].

19Cela dit, enquêter en cette période sur les problèmes économiques et sociaux occasionnés par le conflit suscite parfois l’incompréhension : ainsi, si Meynier (1947, p. 85) salue « l’accueil le plus courtois » des enquêteurs auprès des fonctionnaires et constate « quel travail énorme leur ont donné les réfugiés », il évoque aussi le cas d’une sous-préfecture des Côtes-du-Nord et d’une « mairie du Finistère qui a alerté la gendarmerie et ainsi provoqué de graves ennuis au directeur de l’École normale de Quimper, chargé de centraliser […] les renseignements pour le Finistère. Les documents qu’il avait déjà recueillis ont été saisis, et l’on n’a pas pu, encore, les retrouver ! ». Cela demande également du doigté si l’on en juge par la mésaventure de Pierre George, alors professeur de lycée, survenue certes après l’attaque allemande contre la France54 : après avoir recueilli des réponses à Saint-Nazaire, la police lui demande des explications [voir le chapitre de Nicolas Ginsburger sur les géographes communistes dans ce volume]. S’il arrive sans difficulté à démontrer sa bonne foi, les autorités saisissent les questionnaires qui lui restent et « le brouillon des travaux » qu’il avait envoyé à Demangeon. George craint d’abord que cet incident attire des ennuis à Demangeon et que l’avenir de ces enquêtes soit compromis. Il regrette également de ne pouvoir poursuivre « les activités les plus désintéressées, celles qui donnent un sens à la vie à l’arrière en ce moment » et constate amèrement : « Il devient bien difficile de travailler, et pourtant il semble que c’est en fournissant le meilleur effort dans sa spécialité que l’on démontre sa confiance en l’avenir et la continuité de notre culture. » Rattrapée par l’histoire, l’enquête géographique rentrerait-elle en sommeil ? Après-guerre, Meynier (1947 ; 1948 ; 1949) rend compte des travaux effectués sur les déplacements de population vers la Bretagne [Document 2] mais, à notre connaissance, aucun autre résultat n’a été publié.

Faire face à l’invasion et à la défaite

Rester ou fuir ? L’exode des géographes

20Quelques lettres reçues par Demangeon permettent de rendre compte de l’exode de 1940. L’une est écrite le 4 juin par le géologue et géographe Abel Briquet qui, habitant Lille, a dû fuir. Il note : « C’est une terrible épreuve pour tous. […] Il a fallu courir aux quatre coins de la France, sur la foi de renseignements erronés qui étaient donnés par les autorités submergées devant le flot de réfugiés qu’on n’avait pu prévoir55. » Il ne se plaint pas trop car, contrairement à d’autres réfugiés, il n’a pas été victime de bombardements et parce qu’il a fini par trouver un « logement suffisamment confortable » pour lui et sa « vieille gouvernante » au Trévoux, un village près de Quimperlé. Mais il est « dans l’isolement le plus complet », « condamné à l’inaction la plus complète, n’ayant même pas emporté un livre, mais seulement quelques vêtements et un peu de linge ». Et « l’horizon partout fermé du pays de bocage […] ajoute encore à l’isolement ». Mais il ne veut perdre ni courage ni confiance, peut-être en raison de son expérience combattante pendant la Grande Guerre.

21Certains Parisiens restent malgré la tourmente, tel Gourou56, qui n’abandonne pas son poste au ministère du Blocus jusqu’à la disparition de ce ministère le 16 juin, attendant ensuite sa démobilisation, ou encore Demangeon, en raison de son état de santé et parce qu’il ne parvient pas à trouver le moyen de partir. Gottmann cherche vainement à le faire évacuer57 ; il le voit pour la dernière fois le 8 juin. On peut avoir une idée de la conjoncture par la lettre qu’il écrit le même jour à Orlando Ribeiro (Daveau, 2007) : « Vous devez faire de la géographie pacifiquement dans Lisbonne bien éclairée. Cela doit vous faire une curieuse impression58. » Mais Gottmann n’imagine pas encore devoir rapidement quitter la capitale puisqu’il ajoute : « Quant à moi, je continue bien tranquillement ma structure agraire et mes autres travaux du moment comme par le passé. Nous avons bien été bombardés l’autre lundi et même assez sérieusement. […] Ma famille et tout le personnel de l’Institut sont intacts. » Il précise enfin : « Je vais voir Monsieur Demangeon qui est encore un peu souffrant mais commence à se lever. » Il pense alors le revoir trois jours plus tard – pour lui « faire signer quelques lettres59 » – et lui téléphone plusieurs fois le 10 et le 11. Puis, comme il l’écrit, « l’histoire accéléra sa marche » ; il quitte Paris le 12 juin, comme Martonne. Après être passé par Le Mans et Vichy60, « le flot de l’exode parisien a fini par me faire échouer ici à Montpellier, avec ma famille que j’avais pu rejoindre. Plus exactement, le courant humain qui nous entraînait nous laissa à Alès et, de là, je choisis la direction de Montpellier61 ». Il met quatre jours pour aller de Vichy à Montpellier62. Il ajoute dans sa lettre à Demangeon : « Étant donné les conditions de transport de cette migration française, il est peut-être préférable que vous soyez resté à Paris ; dans l’état de santé où vous étiez, un tel voyage aurait été une bien dure épreuve. » Il indique, dans une lettre à Ribeiro : « Pourquoi suis-je venu ici ? Je n’en sais rien ; j’étais porté depuis quatre jours par un flot humain irrésistible et épouvantable. […] Ce que j’ai vu dépasse l’imagination d’avant juin 1940. Les yeux encore pleins de visions apocalyptiques, je crois bien avoir touché le fond de la misère morale63. » Gottmann est alors désespéré : « Pour ma part je n’ai aucun projet d’avenir. Je ne crois pas qu’il reste de la place dans le monde de demain pour des intellectuels de mon espèce. Où aller ? » À Montpellier, il prend contact avec Sion64 qui lui fait « l’accueil le plus cordial et le plus généreux », lui trouve un logement à la cité universitaire et parvient même à lui faire retrouver confiance en l’avenir : « Il me persuada de me remettre au travail, fit des projets pour une collaboration future. » Mais, quelques jours après, le 8 juillet, Sion meurt, « foudroyé par une attaque subite d’angine de poitrine. Il disparaît ainsi en pleine activité, victime je crois surtout des événements […]. Ce fut pour moi une tristesse de plus, parmi tant d’autres, que d’être le seul géographe à lui rendre un dernier hommage. Je crois que ce fut un homme de grand cœur, d’une extrême finesse et un grand géographe, handicapé surtout par une modestie exagérée ». Cette opinion est partagée par Daniel Faucher, professeur à Toulouse, qui écrit à Gottmann65 : « Je ne m’étonne pas de ce qu’il avait fait pour vous à votre arrivée à Montpellier. Sous des dehors réservés et timides, il était l’obligeance même et je lui garde toujours quant à moi une affection qui était née dès le premier contact. »

22Gourou est sans doute moins inquiet que Gottmann sur son sort personnel, mais dans un état d’esprit proche ; démobilisé, il rentre « dans la vieille maison paternelle » située à Florensac (Hérault) d’où il note le 12 juillet 194066 : « Vous devinez quels sentiments de rage et de désespoir j’ai éprouvés au cours de ces dernières semaines. La chute est trop profonde et elle est trop aisément acceptée par le gouvernement et, à son exemple, par le pays, pour qu’un Français n’en ressente pas de la honte. Nous n’avons pas mieux fait que les Polonais. […] Les conditions de vie seront rudes, matériellement et surtout moralement. » Il s’interroge alors sur son avenir : retourner à Bruxelles pour reprendre son poste à l’Université libre ? Demander une chaire en lycée, voire en faculté [voir le chapitre de Gavin Bowd dans ce volume] ? Il ne voudrait pas non plus « abandonner l’École coloniale, pour les derniers mois qui lui restent à vivre ». Sans doute loin d’imaginer l’état de santé de Demangeon, il voudrait avoir son opinion.

23Dans sa première lettre à Demangeon (qui date de la fin du mois de juin), après avoir décrit son épouvantable voyage jusqu’à Rusquerolles67, Martonne apparaît accablé :

L’abrutissement du voyage permet de dormir ; mais les réveils sont atroces. […] On craint les nouvelles. Pourtant le pire est fait ; du moins il faut l’espérer. […] Il faudrait pouvoir travailler. Impossible, alors que je l’ai fait jusqu’aux derniers jours avant la fuite. Il y a quelque chose de cassé, une impression d’écrasement irréparable. La raison pourtant devrait permettre de remonter. Elle ne sert qu’à dérouler toutes les conséquences dans tous les ordres d’idées et de faits…

24Il termine cependant avec un léger espoir : « Après tout, le coup de massue est d’hier. Pas possible de ne pas relever la tête68. » Le 12 juillet, il est déjà moins pessimiste : « Ça va mieux. Le calme de cette solitude a fini par opérer, ou la meurtrissure est déjà moins sensible. »

25De son côté, Mauco attend « près de Montauban une démobilisation bien lente. Il y a ici une surpopulation de militaires et de réfugiés et le ravitaillement est bien difficile ». Dans sa brève lettre, il s’interroge aussi sur l’avenir, mais dans des termes bien différents des autres géographes dont nous avons parlé : « Quel va être notre sort à la rentrée ? Espérons qu’enfin, on va penser et agir français69. » Alors que le régime de Vichy vit ses premiers jours, ces lettres révèlent déjà les sentiments de leurs auteurs et leurs attitudes pendant la suite du conflit : le nationalisme outrancier et xénophobe de Mauco70, l’attentisme de Martonne et l’esprit de résistance de Gourou.

Disparaître isolé à Paris

26Plusieurs géographes s’inquiètent du sort de Demangeon qui demeure à Paris en raison de son état de santé. Ils cherchent à obtenir de ses nouvelles et lui écrivent à partir de la fin du mois de juin 1940, quand les transports et la poste recommencent à fonctionner. C’est le cas de Gourou qui, depuis Florensac, le contacte vainement à Montpellier (adresse de Jules Sion) et à l’Institut de géographie de Paris71, omettant apparemment de lui écrire à son domicile parisien… Demangeon reprend la correspondance dans le courant du mois de juillet 1940. Dans sa carte envoyée à Martonne le 16 juillet, il reste discret sur son état de santé72. Mais quelques jours après, c’est sa femme, restée auprès de lui, qui écrit à sa place73. Et surtout, Gottmann a des nouvelles inquiétantes par l’intermédiaire de Paul Demangeon, deuxième enfant de Demangeon, qui enseigne la géologie à l’université de Montpellier. Il n’en a connaissance que le 15 juillet. Il lui écrit le jour même : « Les premières nouvelles que l’on a reçues de vous, ce matin, m’ont appris que vous étiez toujours souffrant et que vos médecins n’arrivaient pas à découvrir la vraie source du mal74. » Il ajoute des phrases d’espoir chaleureuses : « J’espère, mon cher Maître, que vous vous trouvez au moins dans cet hôpital, le plus moderne de Paris je crois, dans de bonnes conditions matérielles. » Ce n’est hélas pas le cas75 ; une bronchite, tardivement décelée, dégénère en congestion pulmonaire76. Et « le 25 juillet 1940 à 9 h ½ du matin, il rendait le dernier soupir après une douloureuse agonie77 ».

27Gottmann transmet les nouvelles à Martonne et aux autres géographes, mais elles se diffusent lentement en raison de la situation en juillet 1940, et Demangeon reçoit des lettres lui souhaitant une meilleure santé alors qu’il est déjà décédé. Ainsi, le 3 août 1940, Yves-Marie Goblet lui écrit : « Je viens d’apprendre que vous avez été souffrant et je ne veux pas attendre pour vous exprimer bien affectueusement mes meilleurs vœux de guérison rapide et totale78. » Gottmann apprend la mort de Demangeon le 29 juillet et envoie le jour même une lettre à sa veuve79. Bouleversé par ce décès, il écrit quelques jours après à Ribeiro : « Vous savez combien je lui étais attaché, quel “maître” et quel “patron”, il fut pour moi ; je lui dois en somme tout ce que j’ai appris et tout ce que je suis devenu en géographie. Le début de notre collaboration remonte à novembre 1932… Cette collaboration devint étroite en janvier 1936, intime et quasi quotidienne en novembre 1936. Je ne parviens pas encore à réaliser le fait que je ne le verrai plus jamais, que nous ne terminerons pas ensemble ce qui était en train80. » Selon lui, « la France n’avait pas trop d’hommes comme lui et elle en aurait plus besoin maintenant que jamais ». Il se dit convaincu que « le Maître avait été très profondément atteint par les événements ».

28Il est loin d’être le seul à établir un lien explicite entre la défaite militaire et le décès de Demangeon, comme le montrent nombre de lettres de condoléances81. Ce lien n’est cependant pas du tout prouvé. Ce qui est certain, c’est que les Parisiens qui ont fui lors de l’exode ne sont pas encore revenus82 et que Demangeon est mort dans un hôpital déserté par une grande partie du personnel. Gottmann regrette de n’avoir pu aller à ses obsèques et déplore sa solitude au moment de sa mort : « Au moins Sion a-t-il eu de grandes funérailles universitaires, des articles dans les journaux ; Demangeon est mort, seul, loin de tous ses enfants, en territoire occupé et les gens n’apprendront son décès que plus tard et par hasard83. » C’est effectivement le cas : les mots de condoléances arrivent, s’échelonnant sur plusieurs mois. À l’étranger, sa mort est connue plus lentement encore : en Suède, Edgar Kant, qui avait suivi ses cours à Paris, ne l’apprend qu’en 1945.

Aller au bout des enquêtes ?

29L’enquête sur les problèmes économiques et sociaux en temps de guerre semble s’arrêter après la défaite et la mort de Demangeon ; en tout cas, nous n’en avons trouvé aucune trace. De plus en plus fatigué et absorbé par ce travail, Demangeon s’occupe moins de l’enquête sur la structure agraire de la France lancée en 1936 et confie de nombreuses tâches à son secrétaire Gottmann. Ainsi, il lui écrit : « Ci-joint une lettre à laquelle vous serez bien aimable de donner satisfaction en envoyant un questionnaire84. » Il ne fait aucun doute que Gottmann s’exécute. Dès la mort de Demangeon, il s’en estime responsable. Écrivant à Ribeiro pour lui faire part de ce décès, il indique : « Je serais seul capable d’ailleurs de remettre de l’ordre dans les collections de l’Institut, ayant été seul à en diriger l’emballage et puis, il y a les enquêtes et les dossiers de Demangeon dont je suis maintenant le seul responsable et le seul à être au courant85. » Mais il est à Montpellier et, malgré les efforts déployés par Martonne86, il ne peut venir à Paris. En novembre 1940, Martonne le lui signifie clairement : « Aucun espoir de vous revoir ici. J’en suis désolé. Aucune possibilité non plus d’une mission87. » Il examine donc avec Aimé Perpillou, lui-même géographe et gendre de Demangeon, les « caisses d’enquêtes » laissées par le défunt. Il précise : « J’ai mis de côté les rédactions pour quatre régions. Pour les autres, les fiches sont toutes faites (si je me trompe, le dire). Je crois donc que vous pourriez avec ces fiches faire des rédactions comme pour les Régions déjà préparées. » Gottmann prie alors Paul Vaucher88 de lui faire parvenir les paquets de fiches à Montpellier, de lui faire verser par la fondation mille cinq cents francs par mois et de lui « faciliter un passage aux États-Unis après l’achèvement de ce travail ». Vaucher lui transmet effectivement six mille francs ; parvenant en zone non occupée en décembre 1940, il lui envoie alors les fiches par la poste89… ce dont se réjouit Martonne : « Je suis heureux, en tout cas, d’avoir réussi avec Vaucher à vous faire venir les documents essentiels pour la Structure agraire et des subsides qui vous permettent de travailler en attendant une occasion de départ90. » Il se réjouit à nouveau quand il apprend que Gottmann avance dans cette enquête91 puis, quand ce départ commence à se préciser, il lui écrit : « De toute façon, il faudra trouver le moyen de faire parvenir ici votre rédaction de la Structure agraire, bien que sa publication n’en puisse être envisagée avant quelque temps92. »

30Quand Gottmann quitte la France, l’enquête est inachevée. Il écrit à la fin de son manuscrit : « Ai arrêté là à Montpellier en 1941. Il reste les extraits concernant les réponses aux questions 7 à 1493. » Arrivé aux États-Unis, il va tout naturellement porter le manuscrit à la fondation Rockefeller qui a financé le travail ; il est alors très étonné de s’entendre dire qu’il peut garder le manuscrit, qu’il lui appartient94. Mais il ne reprend pas l’enquête. Pour la moitié occidentale de la France95, il parviendra à en faire publier les résultats, mais seulement en 1964, alors que la modernisation de l’agriculture française bouleverse l’héritage d’avant-guerre. Pour la moitié orientale, il a reçu beaucoup moins de réponses, d’un point de vue tant quantitatif que qualitatif, expliquant cela par une industrialisation et une urbanisation plus fortes, d’où un intérêt moindre pour ces questions rurales (Gottmann, 1964, préface). Retrouvant par hasard ses papiers en 1976, il demande au géographe strasbourgeois Étienne Juillard s’il est intéressé par la question96 ; apparemment, celui-ci ne lui répond pas. Les seuls restes de l’enquête sont dans ses archives à la Bibliothèque nationale97.

31Finalement, sur les trois enquêtes lancées en 1936 par Demangeon, une seule aboutit à une publication rapide, celle de Mauco sur les étrangers dans l’agriculture française. Celle sur les structures agraires que nous venons d’évoquer a été publiée pour moitié et presque trente ans après son lancement, alors que ses résultats étaient caducs. La troisième, sur l’habitation rurale, n’a jamais été achevée. Quant à l’enquête sur les problèmes économiques et sociaux en temps de guerre, éphémère, elle n’a pas survécu aux difficultés de réalisation amplifiées par la défaite et par la mort de son initiateur (sauf pour la Bretagne).

Conclusion

32De la présente étude, il ne faudrait pas conclure trop rapidement à l’inutilité ou au manque d’intérêt des enquêtes entreprises par Demangeon pendant la Drôle de guerre. Au contraire, il est fort intéressant de voir non seulement sa pugnacité, mais encore son adaptabilité ou, pour employer un terme peu usité à son époque, sa résilience : sa capacité de réaction à la nouvelle perspective de conflit. Alors que, sur les trois enquêtes lancées en 1936, une seule a abouti, il n’hésite pas à bousculer son programme et à se remettre à la tâche : devant des circonstances de guerre nouvelles et alors que les armes n’ont pas encore parlé, clairvoyant, il devine que les conditions de vie vont changer. Toutes ses enquêtes ont pour objet d’affronter des problèmes sociaux ou économiques, ce qui explique d’ailleurs le soutien de la fondation Rockefeller. Comme certains de ses élèves et collègues [voir le chapitre d’Efi Markou dans ce volume], Demangeon fait en quelque sorte de la géographie appliquée, cherche à soulager ses contemporains et à améliorer leur sort.

33Dans sa polyphonie, cette correspondance échangée entre géographes pendant la Drôle de guerre montre un réseau réellement structuré autour de deux leaders parisiens depuis au moins le début des années 1930, Martonne et Demangeon. On observe même une certaine similitude avec la guerre de 1914-1918 dans la nature des échanges. Mais les géographes mobilisés cessent leurs activités et sont dispersés lors de la Drôle de guerre puis lors de la débâcle. Ils perdent l’un de leurs chefs qui, resté à Paris, faisait encore lien. La démobilisation et le rétablissement des relations postales leur permettent certes de reconstituer un réseau, et de reprendre le travail. Mais cela se fait sur des bases quelque peu nouvelles, ne serait-ce que parce que leurs engagements sous l’Occupation sont par la suite divergents. Le décès de Demangeon marque certainement la fin d’une époque pour la géographie française ; mais sa mémoire reste très présente, quoique douloureuse pour tous ses collègues, amis et proches. Ils font rapidement éditer un livre d’hommage (Demangeon, 1942) et, non sans difficultés, font publier après la guerre La France économique et humaine rédigée par Demangeon (1946 ; 1948). Ce livre, en deux volumes, clôt la Géographie universelle impulsée par Vidal de La Blache en 1907, qui devait commencer à paraître en 1913 et que Demangeon a inaugurée en 1927 (coll., 2018, p. 72 et suiv.). Nombreux sont ceux qui, tel Lucien Febvre (1949), saluent « l’achèvement » de l’entreprise. Mais « la facture des deux tomes sur la France est fragmentaire et porte les stigmates de l’inachèvement », ce qui brouille la réception de l’œuvre de Demangeon et les bilans de l’École française de géographie que ses derniers livres autorisent (ibid., p. 125-128). Ainsi plusieurs critiques profitent de la parution de ses ultimes ouvrages pour s’interroger sur l’évolution de la discipline dont il a été l’un des mentors durant plusieurs décennies (Allix, 1949 ; Febvre, 1949 ; Morazé, 1948 ; Poirier, 1947). La géographie humaine et régionale, telle qu’il la concevait, apparaît alors à certains comme l’incarnation du passé, tandis que d’autres soulignent à la fois sa modernité et les nouveaux enjeux que la géographie doit affronter.

Sources archivistiques