1Pour les géographes français comme pour leurs pairs universitaires et leurs contemporains en général, la Seconde Guerre mondiale, « guerre-monde » par excellence (Aglan et Frank, 2015), constitua une période exceptionnelle et dramatique, marquée par des mouvements contradictoires, un « moment » dans l’histoire de la discipline qui ne fut pas une « parenthèse », tant les éléments de continuité avec l’entre-deux-guerres et avec la seconde moitié du xx^e siècle sont nombreux et saillants. Évidemment, on note non seulement des disparitions individuelles (violentes ou naturelles) et des interruptions forcées d’activité lors de ces « années noires » (Azéma et Bédarida, 1993 ; 1995), mais aussi une certaine résilience de la discipline, permettant l’entretien de la flamme, la poursuite d’un travail scientifique certes sous contrainte, parfois quasiment normal, parfois même paradoxalement favorisé, en tout cas orienté par le contexte. De la guerre sino-japonaise qui éclate en 1937 aux débuts de la guerre froide en 1947, c’est une décennie de tensions et de combats qui embrase le monde, dans laquelle les géographes universitaires français doivent bien trouver leur place, à l’instar de nombreux autres intellectuels, en particulier pendant la période de l’Occupation.

2Mais au-delà de l’évidence du contexte historique qui pèse sur tous, que sait-on vraiment et précisément sur ce sujet ? Une synthèse récente (en anglais, ce n’est pas un hasard), résumant un grand nombre d’écrits épars et d’études particulières, a établi un tableau précis et un répertoire des multiples attitudes des géographes universitaires français, en tout cas en France, en insistant sur la paralysie d’une « discipline sous Occupation » plutôt que sur les dynamiques d’une « discipline en guerre » (Clout, 2015, p. 28). Les réactions individuelles et collectives de ces figures académiques à la montée des tensions internationales, la Drôle de guerre et la défaite militaire française de 1940, leurs relations avec le régime de Vichy et l’occupant nazi, leurs positions enfin dans les situations de crise, pendant et après le conflit, sont ainsi pour bonne partie assez bien connues1, souvent mieux que celles de leurs collègues historiens2, sociologues (Ferette, 2012) ou philosophes (Bloch, 2009), savants des sciences humaines ou naturelles (Chevassus-au-Louis, 2004), universitaires ou non. Elles peuvent cependant faire l’objet d’un examen nouveau, en fonction de l’évolution de l’historiographie : les itinéraires et stratégies personnels, les actions de collaboration, de résistance, d’attentisme et/ou d’opportunisme peuvent être analysés de façon plus détaillée et nuancée, notamment par l’ouverture et/ou l’invention (au sens de découverte) de nouvelles archives, tandis que l’émergence de problématiques renouvelées tend à focaliser l’attention sur de nouveaux champs d’études, concernant par exemple l’importance de l’empire colonial, l’ambivalence de certaines attitudes comme celle des « vichysto-résistants », la complexité des mouvements de résistance (Douzou, 2005 ; Wieviorka, 2013 ; Laborie, 2019) ou encore les questions de mémoire (Rousso, 2016).

3À cet égard, le présent ouvrage entend également contribuer à la réflexion des géographes français d’aujourd’hui sur le passé de leur science, singulièrement sur le xx^e siècle dont tant de traces perdurent. Cela n’est pas chose aisée pour la Seconde Guerre mondiale, période « périlleuse » (Douzou, 2005) à ce niveau s’il en est, entre totem et tabou. Comme pour beaucoup de disciplines et de professions, la mémoire en a été complexe et délicate, classiquement marquée (Rousso, 2016, p. 25-26) par une séquence de deuil (celui des maîtres disparus, celui « des martyrs et des héros ») et de bilan (Gottmann, 1946 ; Perpillou, 1946), suivie par un certain silence à propos d’éléments qui pouvaient gêner certains de ses représentants, mais aussi par le non-dit sur certaines questions importantes, suivi par un « retour du refoulé », une réémergence partielle, dans les années 1970 en particulier ; enfin, une installation de cette période dans l’histoire « moderne » de la géographie institutionnelle, à partir des années 1990. Cependant, au-delà de ce schéma commun, la géographie occupe une place singulière, tant elle a eu à subir, depuis les lendemains de la guerre même, une sorte de « légende noire » faisant planer un soupçon de connivence entre la discipline et le régime de Vichy, une ombre de compromission et de faute parfois individuelle et surtout collective3. Cette « mémoire empoisonnée » (Frank, 1993) a eu au moins deux effets contradictoires : la discipline a été en quelque sorte fragmentée de l’intérieur, notamment par ceux qui n’acceptaient pas cet héritage et voulaient s’en détacher, faire une « autre » géographie, plus pure et moins suspecte idéologiquement, et stigmatisée de l’extérieur par des ennemis et concurrents académiques lui reprochant ses avantages acquis. Cette situation a eu pour effet historiographique que, paradoxalement, la question de la position de la géographie et des géographes pendant la Seconde Guerre mondiale a fait l’objet d’une attention finalement tout à fait particulière, plus importante et plus précoce que pour beaucoup d’autres disciplines. Il est à ce niveau frappant de constater que, dans les actes du fameux colloque sur les universités françaises sous Vichy, sous la direction d’André Gueslin il y a vingt-cinq ans déjà, les deux premiers textes sont consacrés à cette question, et ont comme effet de véritablement « disculper » la discipline (Chanet, 1994a ; Dumoulin, 1994). Malgré ces études, souvent citées, et malgré celles publiées depuis (par exemple Robic, 1998 ; Tissier, 2001 ; Chevalier, 2003 ; 2007 ; Ginsburger, 2017a), rien n’y fait ou presque : plusieurs idées préconçues sont encore présentes et actives dans l’inconscient de la communauté disciplinaire, voire des médias, associant la géographie de l’époque aux notions d’agrarisme, de local et de concret, de rapport à la terre et au peuplement, d’enracinement, menant à un certain anti-intellectualisme, voire au racisme, thèmes nourrissant l’idée d’une proximité coupable avec la Révolution nationale4. Il s’agira donc d’aborder précisément ces sujets, afin d’apporter à leur propos des éléments que nous espérons décisifs pour éclaircir une situation certes confuse et complexe, mais beaucoup plus nuancée qu’on ne le pense généralement. Prenons à ce niveau quelques exemples représentatifs.

4La question des affinités entre la géographie de la fin des années 1930 et les thèmes développés par le régime de Vichy se pose fortement, notamment du point de vue des thèmes (le folklore, la ruralité) développés dans les revues (Beauguitte, 2008 ; 2010) ou la géographie scolaire, particulièrement tournée vers le régionalisme (Chevalier, 2003 ; 2007). Ainsi, L’information universitaire de janvier 1942 met en avant une certaine « méthode Deffontaines » pour parler des anciennes provinces, des régions, des traditions (Barreau, 2000, p. 242), tandis que Pierre Deffontaines est l’auteur d’une Petite histoire de la France, manuel illustré destiné à l’enseignement catholique de l’école primaire, publié pour la première fois en 1942 chez l’éditeur catholique tourangeau Mame, porteur d’un discours typique de « la traditionnelle innocence de l’histoire de France5 », exemple parmi d’autres de connexions entre un milieu universitaire lié pour une partie, par son objet, à l’étude des campagnes, et un régime qui, du moins en parole, prônait des valeurs traditionnelles et conservatrices affirmées. Cela a d’autant plus gêné la discipline que c’est également le cas pour l’une des thématiques les plus fortes des Trente Glorieuses du point de vue de la géographie appliquée, à savoir la question de l’aménagement du territoire et de l’équilibre entre espaces ruraux et urbains, dont la figure du géographe et économiste Jean-François Gravier est un symbole.

5Un autre exemple particulièrement représentatif est la façon dont la fondation de l’agrégation de géographie (toujours existante) a été pensée dans la communauté disciplinaire. L’histoire de cet événement s’inscrit d’abord dans le temps séculaire de l’institutionnalisation et de la professionnalisation de la discipline. Envisagée et demandée dès les années 1890 par Ludovic Drapeyron et par Henri Schirmer, Lucien Gallois (1905, p. 205-208), Albert Demangeon (1907), la division de l’histoire et de la géographie dans ce concours prestigieux, ouvrant la voie à une séparation des deux disciplines dans l’enseignement scolaire, est considérée comme l’« étape ultime de [son] institutionnalisation » dans le système français (Robic, 1998, p. 167-168). Elle est souvent citée comme le signe chronologiquement indéniable (et encombrante pour les générations suivantes…) d’une proximité, intellectuelle, institutionnelle et politique, entre le régime de Vichy et la géographie académique française, même si ses origines sont en fait complexes : décidée en 1941 sous l’autorité du secrétaire d’État à l’Éducation nationale et à la Jeunesse Jérôme Carcopino (décret du 30 avril 1941), mise en place en 1943 seulement, sous celle d’Abel Bonnard (arrêté du 28 septembre 1943). Insistons sur les dates et ce qu’elles recouvrent du point de vue de l’évolution du régime de Vichy : c’est une chose d’avoir convaincu le spécialiste d’histoire romaine et directeur de l’École normale supérieure (ENS) de l’opportunité de cette mesure (Corcy-Debray, 1998 ; 2001), c’en est une autre de devoir son application définitive à un homme de lettres notoirement collaborationniste, avec dans l’intervalle un tournant de radicalisation dans l’État français, incarné par le retour de Pierre Laval au pouvoir (avril 1942) et l’invasion de la zone sud par les troupes allemandes (novembre 1942). D’un ministre à l’autre, envers et contre tout, Emmanuel de Martonne ne semble guère avoir fait la différence, et se comporta en la matière en véritable commis voyageur : homme d’ordinaire « autoritaire » et « intransigeant », savant national et international élu à l’Académie des sciences (section de géographie et navigation) justement le 27 octobre 1942, il fut, pour cette cause, plus « prudent et nuancé », considéré pour cela comme le principal artisan de la fondation du concours (Chabot, 1976, p. 334 ; Chevalier, 2007). Les choses sont moins claires que cela, comme Olivier Dumoulin l’a montré à plusieurs reprises (Dumoulin ; 1990 ; 1994 ; 1998 ; 2000a), mais comme l’un des témoins et acteurs de cette décision l’avait déjà indiqué il y a plus de quarante ans (Chabot, 1976). Ainsi, les deux ans séparant la création de ce nouveau concours et son application et sa première session en 1944 montrent que cela ne se fit pas sans hésitation et difficulté, que « son enfantement fut douloureux » (ibid., p. 333), et que le « grand schisme » (Dumoulin, 1990, p. 247) entre historiens et géographes ne fut pas chose aisée, d’autant que de nombreux protagonistes de ce débat furent plus ou moins cachés : géographes d’obédiences parisienne et grenobloise d’une part, historiens universitaires et scolaires, inspecteurs généraux, ministres et conseillers des ministres (Ginsburger, 2017a).

6À ces deux aspects, le premier intellectuel, le second institutionnel, s’ajoutent les cas, souvent très méconnus, voire passés sous silence, des géographes compromis directement dans le régime de Vichy, par exemple certains géographes coloniaux, porteurs d’une image sulfureuse de proximité avec les thèmes du racisme et de la domination. Après une courte mobilisation, Marcel Larnaude est ainsi nommé directeur de cabinet de Carcopino à Vichy, puis revient à la Sorbonne comme chargé de cours en géographie coloniale et est élu membre de l’Académie des sciences coloniales. Georges Hardy, auparavant chef de l’éducation au Maroc, directeur de l’École coloniale à Paris et recteur des académies de Lille et d’Alger, est lié à la Légion française des combattants d’Afrique du Nord, révoqué en juillet 1943 avec l’arrivée de de Gaulle à Alger et interdit d’exercer6. Dernier exemple, connu mais spectaculaire : Yves Urvoy, officier colonial spécialiste de l’Afrique-Occidentale française (A-OF) et auteur d’un doctorat de géomorphologie dirigé par Martonne et soutenu en 1942 (Urvoy, 1942), est l’un des chefs de la Légion française des combattants, le directeur de l’Institut national de formation légionnaire créé en janvier 1942 et le fondateur, avec l’économiste François Perroux, du groupe « Renaître » destiné à structurer l’idéologie du régime de Vichy, à ce titre exécuté par la Résistance de Lot-et-Garonne en 1944. Mais il s’agit également d’insister sur ceux qui se sont opposés, sur les géographes résistants : Jean Dresch, Jean Masseport et René Haby enseignaient alors dans des lycées mais formaient également dans leur temps libre des résistants, respectivement dans la région parisienne, dans le massif du Vercors et en Lorraine. Il en est de même pour Yves Bravard et André Blanc par exemple, ainsi que Lucie Aubrac, cas beaucoup plus connu mais pas toujours en tant que géographe (Ginsburger, 2017c).

7C’est donc à cet entrelacs très complexe et avec un objectif résolu de connaissances renouvelées et nuancées que nous souhaitons nous confronter par cet ouvrage, dont la genèse remonte à nos premiers travaux, il y a parfois plusieurs décennies, qui s’est cristallisé dans un mouvement collectif il y a dix ans, et qui trouve aujourd’hui, quatre-vingts ans après le début de la Seconde Guerre mondiale, un aboutissement provisoire.

8En effet, compte tenu du constat de lacunes dans l’historiographie de la géographie française et du renouvellement récent des grilles d’analyse et d’interprétation, cet ouvrage s’inscrit dans un triple mouvement. D’abord il est la manifestation d’un effort de réflexion collective qui a eu lieu il y a quelques années déjà à Paris. En effet, l’équipe de recherche EHGO (Épistémologie et histoire de la géographie) de l’UMR Géographie-cités y a organisé deux journées d’études sur la géographie et les géographes français entre 1939 et 1945, l’une consacrée à la période de Vichy (octobre 2009), l’autre plus généralement à la Seconde Guerre mondiale (octobre 2010). Les contributions du présent volume sont pour partie des versions actualisées des communications présentées lors de ces colloques. Mais ensuite, il s’agit ici également de compléter ce panorama en faisant un effort spécial de publication de documents, afin de rendre accessibles de nouveaux matériaux pour prolonger la recherche et la réflexion, avec l’ambition déterminée d’un renouvellement profond des connaissances à travers des études originales et des sources inédites. Cela témoigne, et c’est le troisième aspect, de la vitalité actuelle de l’histoire de la géographie : comme pour l’étude de la géographie des xviii^e et xix^e siècles, en particulier la géographie coloniale, ce volume mêle plusieurs générations d’auteurs d’horizons divers, historiens et géographes, Français et étrangers, chercheurs confirmés et jeunes docteurs, dans un même mouvement de changement de regard et de retour sur une période cruciale, relativement bien connue du point de vue du témoignage, mais dont il s’agit de contribuer à régénérer la connaissance7. Les documents d’archives et les témoignages que ces auteurs ont réussi à collecter permettent d’avoir accès aux récits d’expériences de première main, que l’utilisation extensive des sources et leur interprétation mettent en perspective, pour éviter les effets de mémoire et de filtrage.

9Il s’agit donc de penser à nouveaux frais la configuration de la période, et ce que la Seconde Guerre mondiale a fait de la géographie française de l’époque. Ainsi, l’étude située des conditions de l’insertion universitaire des géographes, locale ou régionale, révèle des différences en fonction des effets de lieux, et la mise en place d’une spatialité de la géographie universitaire en temps de guerre, qui n’est pas tout à fait celle des années 1930, tant « les temporalités de la guerre ont transformé les formes de circulation entre zones urbaines et rurales tout comme elles ont affecté les hiérarchies entre centres urbains » (Schlagdenhauffen, Le Gac et Virgili, 2017, p. 19). Ce sera tout l’objet de la première partie, consacrée aux diverses manières de « géographier sous contrainte, en zones libre et occupée », de continuer à exercer sa vie et son regard de savant malgré les difficultés de la situation. Cependant, le contexte de la guerre n’a pas été un obstacle pour tous, mais a pu être un accélérateur de carrières ou de travail individuel ou collectif, notamment du fait de dynamiques plus ou moins favorisées par l’État français : la deuxième partie de l’ouvrage traitera de plusieurs cas apparemment « proches de Vichy », à tort ou à raison, et dont il faudra déterminer le degré d’engagement dans les options intellectuelles ou les modalités d’action du régime de Pétain. La situation est à la fois moins difficile et plus complexe lorsque les géographes ne sont pas en France, mais à travers le vaste monde : la troisième partie de ce volume considérera les cas, jusqu’ici très peu explorés, de géographes expatriés ou en exil, hors du territoire français ou du continent européen de manière plus ou moins volontaire. C’est que la guerre a aussi été, pour eux comme pour la discipline, une expérience du monde, à la frontière des disciplines et des communautés nationales, dans l’ailleurs de terrains inconnus et de problématiques émergentes, ouvrant vers de nouveaux horizons scientifiques devant s’accommoder d’une tradition vidalienne encore puissante. Enfin, la quatrième partie de l’ouvrage, complétant la première à ce niveau, évoquera des personnalités disciplinaires marquées par la violence du contexte guerrier, en posture de géographes de combat et de résistance, s’opposant à la présence de la force occupante et aux options idéologiques des forces antirépublicaines. La géographie et ses représentants à l’épreuve de la Seconde Guerre mondiale : certains y laissèrent aussi bravement la vie.