Une voie étroite

La démolition-reconstruction de logements sociaux en France : entre opportunités économiques et enjeux sociaux

Agnès Deboulet

p. 219-238


Texte intégral

1Mis en place depuis 2003 et pour une durée de dix ans, le Programme national de rénovation urbaine (PNRU) modifie considérablement le paysage de l’intervention publique en direction des quartiers d’habitat social considérés sous l’angle de conditions urbaines et socio-économiques défavorables. Pour ce faire, il place au cœur de son action des programmes de construction neuve, de réhabilitation et de résidentialisation qui s’accompagnent de démolition de logements sociaux, entendus comme la condition nécessaire pour produire un « effet de levier » et rendre à nouveau ces quartiers attractifs1. Cette initiative gouvernementale dotée de très gros moyens succède à vingt ans de politique contractuelle sur la ville en direction des quartiers dits sensibles tout en reprenant en partie la catégorisation territoriale des secteurs d’intervention. Les trois quarts des 157 quartiers faisant l’objet d’une convention signée entre la nouvelle Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU) et un partenariat variable composé a minima des partenaires territoriaux, de la Caisse des dépôts et des principaux bailleurs, sont classés comme « zones urbaines sensibles »2.

2Il peut sembler à la fois utile et paradoxal de présenter les ambitions d’un programme sans avoir de connaissance actualisée de ses résultats affichés. Car la question posée est d’abord celle de la capacité de cette « rénovation urbaine » de dernière génération à porter ses fruits sur le long terme, c’est-à-dire inverser une spirale de dégradation sociale et économique de ces quartiers. S’il est impossible en l’état de répondre à une telle question, il faut toutefois présenter l’éventail très large des réactions vis-à-vis de ces politiques. Elles vont de la foi inébranlable dans la capacité de changement impulsée par des interventions avant tout urbaines, à un doute sur l’adéquation des moyens – en particulier en matière de pilotage de projets et sur l’absence d’articulation entre l’intervention physique et le traitement des questions sociales. Enfin, cette présentation schématique doit rappeler que nombre d’observateurs voient ce programme comme marquant trop souvent une volonté de renvoyer les catégories populaires – et immigrées – à des espaces moins marqués spatialement, et de contribuer à leur invisibilisation pour pouvoir ouvrir un véritable marché foncier ciblé sur le secteur privatif et l’accession.

3Après un bref rappel des objectifs énoncés d’une politique caractérisée par la volonté de rupture de l’intervention à partir de registres d’analyse plus anciens, nous explorerons les liens entre ces contextes d’intervention et, en Île-de-France, la métropolisation et la bulle immobilière. Puis nous examinerons quelques effets sociaux de court et moyen termes sur ces quartiers et quelques conséquences sociales prévisibles. La dernière partie met en miroir les pratiques et discours urbanistiques présidant à la démolition avec des représentations de celles-ci dans les quartiers en démolition contestés par les habitants3.

Objectifs nationaux, énoncés locaux

4Les objectifs énoncés du Programme national de rénovation urbaine rendent compte d’enjeux sociaux, urbains et économiques considérables. Il s’agit de modifier durablement la répartition des habitants sur le territoire, d’enrayer la ségrégation4mais aussi de remettre ces quartiers dans le marché immobilier, sachant qu’une part importante de ces secteurs d’intervention a été traitée dans le cadre de la « politique de la ville » depuis une dizaine voire une vingtaine d’années sans pouvoir inverser une tendance à la paupérisation maintes fois décrite (Bachmann et Le Guennec, 1996 ; Avenel, 2004). Les conditions de sélection des quartiers participent de cette difficile lisibilité des enjeux des programmes de rénovation urbaine (PRU). Bien que l’indifférenciation de l’usage de ces deux termes retienne notre attention, nous nous contenterons de souligner que si, dans l’ensemble, les territoires les plus fragiles sont choisis parmi les ZUS5, cette caractérisation n’est pas unanime sur le territoire. L’ANRU a en effet indéniablement rencontré un fort succès auprès des collectivités locales. Celles-ci se sont engagées dans une course à la subvention qui leur laisse espérer pouvoir enfin contrecarrer la dégradation sociale des quartiers de grands ensembles6. Mais il ne faudrait pas oublier de souligner que les objectifs locaux sont aussi variés que peuvent l’être la combinaison, parfois des plus baroques, entre positions politiques, politiques urbaines et « opportunités de développement » urbain dans des contextes où les grands ensembles ont progressivement été désignés comme symboles d’un déclin des valeurs républicaines, du chômage chronique et d’une montée de l’insécurité.

5Or, une autre particularité de ces programmes permet d’expliquer l’alignement entre les principes de l’action publique au niveau national et leur application locale. Il s’agit de l’association entre démolitions et impératif de mixité sociale mise au service d’une restructuration en profondeur des quartiers7. Si d’un côté la démolition est ainsi financée en grande partie, son anticipation justifie une subvention au logement neuf qui dépasse de loin ce que la commune peut espérer obtenir par les financements classiques (jusqu’à 22 %). Plusieurs sources orales, institutionnelles ou non, ont également confirmé que des projets ont été refusés pour n’avoir pas inclus suffisamment de démolitions. Posé sur un double plan incitatif et coercitif, ce langage de la table rase, même si les démolitions ne dépasseront pas 11 % du total des zones ainsi désignées, n’est pas sans rappeler celui qui avait présidé à la construction des grands ensembles (Genestier, 2002).

6Un autre mot d’ordre essentiel vise à « réaliser la mixité sociale par la diversification de l’habitat »8. Cet impératif est assorti, outre la vérification du dosage de « mixité » dans le dossier de candidature, d’une tractation avec le secteur immobilier privé suscitées par la présence de la « Foncière Logement ». Créée en 2001, cette association impose, moyennant un complément de subvention à la construction provenant de la collecte du 1 % patronal, une contrepartie de cession de foncier libéré destiné exclusivement à produire du logement libre9, ce qui influe bien évidemment sur la nature même de la restructuration projetée et la place allouée aux couches populaires.

7À ces énoncés très généraux correspondent d’autres argumentaires locaux qui justifient le bien-fondé de l’intervention et renvoient au moins à plusieurs supports de signification. Ils envoient un signe clair aux habitants en leur signifiant, soit que leurs besoins sont enfin pris en compte, soit qu’ils devront s’adapter à un principe de redistribution résidentielle, au nom d’un certain intérêt général. Ils visent également un effet d’annonce à destination des financeurs à venir – en complément de l’ANRU – des opérations et des futurs acquéreurs escomptés : promoteurs, opérateurs économiques, etc. Ces énoncés s’inscrivent à l’évidence dans des contextes locaux parfois tendus, dans lesquels l’adhésion à la politique urbaine est plus que complexe.

8L’examen rapide des notions utilisées par les mairies (dans les conventions signées) ou les autres opérateurs dans leurs énoncés écrits ou oraux mobilise un vocabulaire répétitif, fortement connoté de spatialisme comme les opérations politique de la ville (Baudin et Genestier, 2004) qui tente d’expliquer les pathologies sociales constatées par des formes spatiales inadaptées. Si l’on considère dans un premier temps le vocabulaire de projet urbain, on voit qu’il mobilise systématiquement des termes comme « enclavement », « forte densité » ou « dysfonctionnement urbain ». Ainsi les programmes étudiés sont-ils censés répondre à la mono-fonctionnalité du lieu et à l’unicité du statut foncier, mais aussi à son enclavement physique. Ce dernier est d’ailleurs présenté comme consubstantiel au rapport entre grand ensemble et le reste de la ville et est dû, soit à une mauvaise accessibilité, soit à de mauvaises liaisons inter-quartiers, ou encore à « un maillage viaire interne quasiment inexistant » (on parle donc là d’enclavement « interne » lorsque des immeubles imposants bloquent la vue10). Une stricte lecture spatiale montre cependant que l’enclavement est très relatif à certains endroits alors qu’à l’inverse, certaines des réalisations les plus prisées des opérations les plus en vogue de la promotion immobilière sont volontairement fermées, voire sécurisées.

Une remise en ordre essentiellement urbanistique

9Désigner la « responsabilité » de l’espace urbain dans les pathologies sociales associées aux « cités » que les gouvernements successifs et les médias ne cessent d’évoquer prive d’une lecture de l’espace en tant que médiation plutôt que comme facteur explicatif pouvant être autonomisé (Rémy, 1998 : 95). Bien des opérations que nous avons observées traduisent d’ailleurs en fait un malaise interprétatif plus diffus : l’espace est souvent ciblé par ces PRU faute d’avoir pu inverser la spirale de pauvreté et d’inégalités sociales et leurs conséquences annoncées (délinquance, désespoir…), qui caractérisent nombre de ces quartiers. Les producteurs de communication urbaine, de plus en plus souvent des cabinets spécialisés, et les opérateurs (bureaux d’études, services techniques, ANRU…) analysent en ces termes la part de la production spatiale dans les problèmes sociaux. Les politiques proposent de prendre le contre-pied de ces tendances urbaines fâcheuses en engageant une « rénovation urbaine lourde fondée sur un désenclavement du quartier… », en diversifiant l’offre de logements à destination de publics plus aisés.

10La polarisation sur la question urbaine a dispensé jusqu’à présent la plupart des projets d’intervenir sur le champ économique, de l’insertion et de l’accompagnement social. L’expertise récente rendue par le conseil général des Ponts11 relaie cette préoccupation en constatant que « la majorité des projets pâtissent de l’absence de définition claire des enjeux majeurs. Ils se limitent souvent à une série de programmes et d’opérations physiques »12.

11Cette désarticulation entre les interventions spatiales et urbaines, caractéristique de dispositifs créés sans continuité avec des programmes « politique de la ville » risque d’être renforcée avec le retour en force d’un discours et de mesures visant à favoriser davantage l’accession à la propriété mais aussi la vente de logements sociaux.

12Quant aux acteurs impliqués dans cette politique, ils reprennent également ces principes d’analyse basés sur la responsabilité du spatial mais peuvent aussi librement parler de déghettoisation ou bien encore de « briser le ghetto »13. Le passage à l’analyse sociale peut alors parfois quitter complètement le terrain de la description neutre pour se focaliser, chez certains élus, sur le spectre du « communautarisme » (Lévy, 2005) euphémisant le débat sur l’intégration républicaine14.

Métropolisation et valorisation immobilière en jeu

13L’ensemble de nos observations en région parisienne suggère une ligne de partage assez nette entre les contraintes qui pèsent sur la rénovation urbaine dans des agglomérations situées en territoire métropolitain ou connaissant une surchauffe foncière et des communes de taille plus modeste et moins sujettes à compétition urbaine. Et l’examen des contextes lyonnais, des régions Languedoc-Roussillon ou Midi-Pyrénées laisse à penser – sous réserve d’investigation plus poussée – que le phénomène de métropolisation dans ces régions très attractives se conjugue avec une pression foncière particulièrement forte pour modifier fondamentalement la donne. À regarder les secteurs de PRU situés dans ces territoires, et particulièrement en région parisienne, il ressort tout d’abord un hiatus manifeste entre le portrait de zones d’habitation enclavées, peu attractives et accessibles et l’évolution de leur environnement urbain. Des secteurs auparavant isolés se retrouvent aujourd’hui en position avantageuse dans des communes situées elles-mêmes dans des périphéries beaucoup plus attractives en raison du renforcement des maillages routiers et ferroviaires, voire de la desserte du métro, liés à un phénomène d’expansion continu de la zone urbanisée. Des grands ensembles auparavant coupés du reste de la ville sont ainsi même parfois entourés de zones de prospérité et de reconquête foncière.

14De même, ces zones d’intervention ont toutes connu une élévation spectaculaire des prix fonciers en particulier depuis cinq ans. Dans le même temps, opérateurs publics et privés éprouvent des difficultés croissantes à trouver une charge foncière disponible et à des prix raisonnables. Le premier profil est donc associé aux grands ensembles les mieux desservis en infrastructures de transport qui deviennent des zones de conquête foncière. À l’opposé des cités situées dans des territoires malmenés par la désindustrialisation et connaissant une paupérisation diffuse, de nombreux secteurs d’intervention sont localisés dans une région métropolitaine marquée par une attractivité économique accrue et une métropolisation accentuée. Nous faisons l’hypothèse que les secteurs de forte tension foncière sont aussi ceux où apparaissent les situations les plus conflictuelles, les municipalités étant alors – sauf politique sociale forte, continue et affichée – soupçonnées de sacrifier les couches populaires au bénéfice d’activités et de programmes immobiliers autrement plus lucratifs. L’un des paradoxes de cette augmentation radicale des valeurs foncières est de se jouer des appartenances politiques des communes ou départements et de mettre également à l’épreuve les politiques de l’habitat.

15Le second profil désigne parallèlement des villes de reconquête dans lesquelles les bailleurs sociaux procèdent à des dé-conventionnements de logements sociaux et tentent de vendre une partie du parc social. À l’instar des politiques de réhabilitation (Fijalkow, 2006), les programmes de rénovation urbaine peuvent eux aussi faire l’objet d’une politique « revanchiste » visant à modifier le peuplement et à diminuer le taux d’occupation du logement social15.

16Enfin, le troisième profil désigne des villes qui souhaitent conserver une population ouvrière tout en changeant d’image. Changer sans se renier, tel est le pari pour le moins délicat engagé par des communes pour qui la rénovation urbaine devient un outil de cette restructuration d’ensemble. La commune de Gennevilliers dans les Hauts-de-Seine en est un bon exemple. Profiter de la rente de localisation devient une tentation manifeste pour un territoire situé à proximité de la Défense. Elle tient un discours à plusieurs vitesses. S’adressant aux investisseurs, elle montre le visage d’une commune, point nodal d’infrastructures de transport, à caractère patrimonial, qui se convertit dans les activités haut de gamme. Une plaquette de communication représente ainsi un joueur de golf et pose la question suivante : « St Cloud ? Non Gennevilliers ». Dans les interviews, le maire affirme en revanche son souci de se « moderniser » et lance le slogan « une ville moderne ET populaire », qui fait coïncider transformation et maintien sur place des couches populaires (notamment en reconstruisant avant de démolir). Moderniser consisterait à « séduire les entreprises qui veulent quitter la capitale (…). La ville souhaite mettre à disposition ses réserves foncières issues de la déprise des industries pour « attirer de nouveaux habitants et impulser, à terme, une nouvelle mixité de sa population ».

17C’est ainsi que voit le jour sur les terrains de l’usine Chausson un projet urbain conçu par le promoteur Nexity composé d’immeubles en accession avec un quart de logement social et d’un pôle tertiaire16. Agrémenté d’un parc et d’une coulée verte, ce projet jouxte une cité d’habitat social plus ancienne, les Grésillons. Le projet de démolition de 317 logements ne peut se comprendre indépendamment de la reconversion d’ensemble de la zone. Jamais évoquée avant l’émergence de l’ANRU, cette décision est justifiée d’abord au motif que la cité doit composer avec le tracé de la coulée verte, ensuite en raison de sa position en entrée de ville, et enfin, la démolition est conçue comme le moyen de briser l’image de « forteresse » que donnerait cet ensemble d’immeubles. Aucun des arguments ayant trait à la qualité – indéniable – des logements et à la bonne tenue de la cité n’est entendu car le véritable enjeu réside dans l’obtention de financements ANRU. Or ceux-ci sont conditionnés par la démolition et la nécessité de refaçonner l’image de l’entrée de ville en gommant la vision de la cité aux passants et aux usagers du métro. Comme des opérateurs rencontrés sur d’autres sites, l’adhésion aux finalités du PRU est parfois plus opportuniste ou formelle que réelle17.

18À travers ces figures de villes nous esquissons là de premières pistes de réflexion sur les niveaux d’adhérence entre des politiques locales qui comportent leur propre agenda politique et social et une doctrine – certains diraient une doxa – élaborée au plan national qui dicte une bonne façon de faire du projet urbain afin de résoudre l’une des apories majeures de cette fin de siècle en France. Si l’on peut reconnaître une marque de fabrique des projets ANRU, il est difficile de passer outre la grande diversité des situations tant urbaines que communales en France, et il faudrait également regarder avec attention comment ce renouvellement urbain s’articule aux politiques locales de l’habitat.

Le logement social déconsidéré

19La plupart des villes françaises cherchent depuis une dizaine d’années à privilégier l’accueil des classes moyennes ou supérieures et partagent un rejet de plus en plus commun du logement social. Toutes les villes qui cherchent et parviennent à privilégier la population aisée véhiculent deux idées reçues. En premier lieu, les catégories qui « rapportent » seraient allergiques à la cohabitation avec le public du logement social ; en second lieu, la commune ne peut supporter le « poids » de ce logement social. L’anticipation de cette recherche de ségrégation est elle-même facteur de décision publique. Dans ce cadre, on peut faire l’hypothèse que les PRU sont acceptés en tant qu’élément d’un nouveau pacte destiné à assainir des situations présentées comme irrémédiablement dégradées d’un point de vue social. S’il n’est pas question de nier l’inégale répartition du logement social en Île-de-France ou dans les grandes agglomérations, on constate néanmoins que la réception de ces politiques par les occupants du parc social est loin d’être neutre. Il en va en effet du respect de soi, puisque la démolition traduit en fait à certains endroits l’incapacité du libéralisme dans sa forme récente à accepter la pauvreté d’une partie de la population ou, comme l’a montré Richard Sennett (2003) dans la monographie d’une cité de Chicago, de la dépendance.

20On aura compris que les politiques municipales de ces communes sont prises en tenaille par des injonctions contradictoires – entre la loi SRU et l’exigence d’attractivité, la nécessité de dégager du foncier constructible pour le logement social et la valorisation foncière sans précédent. Certaines communes jouent sur l’ensemble des tableaux, et adressent alors un message de solidarité aux locataires du parc social en assurant que le relogement se fera sur le territoire communal et en prenant soin de ne pas stigmatiser les grands ensembles. Ces précautions envers une population qui se sent fragilisée par la succession de politiques et de défaites du logement social sont loin d’être générales. À l’autre extrême, les occupants de cités en PRU situées dans des emboîtements politiques où le logement social – et parfois ses occupants – sont considérés comme un fardeau économique et social dont il faut tenter de se débarrasser, disposent parfois de peu de soutiens. À Sartrouville, la cité des Indes fait l’objet d’un dénigrement assez systématique, sans parler de La Coudraie à Poissy où le dossier ANRU a été rejeté en raison d’un projet d’éradication totale du bâti qui s’appuie sur un discours agressif à l’égard du grand ensemble, décrit comme une zone de non droit.

21Les secteurs qui manifestent le refus le plus fort de la démolition ou de la reconversion sous la forme des PRU sont ceux dont l’emplacement devient contestable dans un contexte de métropolisation et qui, à l’instar de nombreux quartiers populaires centraux, pâtissent du fait d’être trop bien placés…

Relogement : des injonctions contradictoires

22Au-delà du constat des difficultés croissantes des résidents de bon nombre d’ensembles d’habitat sociaux, plusieurs lignes de contradictions peuvent être relevées. Tout d’abord, les objectifs mêmes de l’ANRU en matière de peuplement sont à certains égards ambigus, ce qui n’est pas d’ailleurs sans rappeler le recours fait à la notion de mixité dans les politiques d’attribution du logement social (Tissot, 2005). Si la finalité est d’améliorer radicalement ces quartiers et donc les conditions de vie des populations sur place, deux registres d’action coïncident. La politique de rénovation urbaine préconise, en effet, la mixité de l’habitat, en insistant notamment sur la nécessité de ne pas reconstituer la totalité de l’offre sur place afin d’inverser la concentration de pauvreté, mais en appelle en même temps, dans son principe, à la reconstitution fidèle de l’offre (le 1 pour 1) à l’échelle communale ou départementale. Or il est clair que dans la plupart des villes composées d’une majorité de logements sociaux, et faute d’une intercommunalité effective, la principale offre possible de relogement dans le parc social se réduit à la commune même, c’est-à-dire en réalité au site même d’intervention ! Certaines communes qui souhaitent se débarrasser d’un certain nombre de logements sociaux ne se privent pas de faire remarquer que les voisins moins bien dotés peuvent se répartir le « surplus » supposé. Mais ces communes ont en réalité peu de moyens de pression sur leurs voisins, pas plus aujourd’hui que les opérateurs tels que l’ANRU ou les collectivités territoriales. À l’évidence la question de la mixité est une des vraies pierres d’achoppement de cette politique, et particulièrement en Île-de-France où, précise le Comité d’évaluation et de suivi (CES)18, les opérations ne compteraient « que » 15 % de démolitions contre 25 % en province. Des constats opposés surgissent au sein de la même institution, où l’on s’alarme d’un côté de la difficulté à concrétiser le principe de mixité et de l’autre, de délogements estimés pénalisants pour les populations ou sans effet sur les trajectoires sociales.

23Ceci soulève plusieurs questions de fond. S’agit-il tout d’abord vraiment d’une succession d’effets sociaux non escomptés, alors que le principe de diversification de l’habitat implique précisément le délogement et la « déconstruction » ? Ce qui peut apparaître comme un dysfonctionnement ne serait-il pas mieux caractérisé par une contradiction entre objectifs peu compatibles dans un marché immobilier de plus en plus polarisé ? La mobilité résidentielle peut-elle s’effectuer sans le consentement des habitants lorsque l’on sait que, contrairement aux idées reçues, la majorité des occupants souhaitent rester sur place ou à tout le moins ne pensent pas pouvoir quitter le quartier19 ?

24L’autre contradiction découle de la montée en puissance des maires et des bailleurs dans l’exercice des fonctions urbaines, pierre angulaire de ce programme. La multiplication des demandes de financement de PRU auprès de ce « guichet unique » qu’est l’ANRU est au cœur d’une compétition intense entre les communes face au risque souvent évoqué de tarissement des fonds et à la crainte de passer à côté du financement. Plusieurs constats en découlent. La plupart des communes éligibles ont tenté, parfois avec succès, de soumettre un dossier dans des délais très serrés. L’estimation des besoins sociaux passant par la reformulation lourde de l’espace a été ainsi laissée assez souvent au bon vouloir des mairies et des bailleurs dans une temporalité qui n’accorde pas de place à un diagnostic approfondi et encore moins à la concertation. En outre, les collectivités locales en question sont loin d’avoir toutes les compétences requises pour le montage et le pilotage de projet20. Et le suivi des opérations par l’ANRU ou une entité extérieure n’est pas de mise.

Entre délogement et relogement

25Comme dans tous les programmes de relogement massifs réalisés dans des pays porteurs d’une politique volontariste de « recasement » ou de relogement suite à la résorption d’habitats précaires ou dans une logique de grands projets, il existe des bénéficiaires dont la trajectoire résidentielle ascendante s’est trouvée accélérée par le relogement (Navez-Bouchanine, 2002). Pour un certain nombre d’habitants, la démolition est attendue et offre une solution ou une alternative. Le projet résidentiel constitue un espoir pour les ménages qui se situent dans la couche locale la mieux dotée tout en n’étant pas ou plus en capacité – au vu des évolutions récentes du marché de l’immobilier – d’accéder à la propriété ou de louer sur le marché locatif privé, comme leurs prédécesseurs l’avaient fait jusqu’au début des années 1990. Mais encore faut-il préciser à ce sujet que ces opportunités sont souvent tributaires du rapport de forces établi par les locataires. Les résidents les mieux dotés en capital spatial – qui savent repérer les lieux et les logements les plus prometteurs – et en capital relationnel – qui peuvent s’entourer des conseils des syndicats ou associations de locataires – sont nettement favorisés dans ce processus de changement résidentiel.

26Bien des acteurs travaillant sur le logement social conviennent par ailleurs que toutes les personnes délogées ne vont sans doute pas trouver là une opportunité pour un parcours résidentiel ascendant. Ce constat est d’ailleurs conforté par les mises en garde du CES sur le fait que les PRU ne concourraient pas tous à aider les résidants. Loin de leur proposer toujours un meilleur logement, mieux placé, on risque de fragiliser des populations déjà en difficulté sociale et/ou économique. Christine Lelévrier (2007) montre que la demande de relogement des personnes âgées et des personnes seules avec enfants est difficile à honorer.

27Les projets de relogement réalisés principalement à des fins urbanistiques ou immobilières sans viser explicitement ou directement l’amélioration des conditions de vie des populations et sans concertation véritable suscitent chez une partie variable de la population des pertes significatives. Dans ces configurations, les relogés voient leur ratio surface habitable – loyer et charges se détériorer21. Mais ils se retrouvent aussi dans des contextes habités qu’ils rejettent, dans un voisinage qu’ils n’ont pas choisi et parfois dans des secteurs au devenir incertain, même s’il leur arrive d’adhérer à l’idée de la démolition en raison de la « reconnaissance d’une situation de délinquance et d’insécurité invivable » (Lelévrier, 2007 : 5). De nombreuses réactions et témoignages d’habitants que nous avons recueillis montrent également que l’incertitude résidentielle est très pénalisante et génère de fortes angoisses, alors que précisément, la stigmatisation des quartiers d’habitat social donne à penser que le logement peut être « pire » ailleurs. D’ailleurs, dans plusieurs PRU, des ménages – souvent les plus vulnérables ou les moins désirables – ont accepté un relogement dans des immeubles du parc social de leur commune dont ils ignoraient qu’il était voué à être également démoli.

28Parmi les facteurs explicatifs de ces trajectoires hautement différenciées des ménages, des explications techniques peuvent être mobilisées. Ainsi la reconstruction précède très rarement la démolition (Gennevilliers faisant là figure d’exception). Il faut alors bien faire avec le parc social existant, sans parler de ceux qui, à force de pressions, ont dû rejoindre le parc privé précaire. D’autre part, se pose aussi de façon globale le problème de la reconstitution de l’offre, pour reprendre la terminologie des bailleurs et de l’ANRU. Les plus grandes controverses se font autour du principe d’équivalence établi par l’ANRU : « le 1 pour 1 ». Un logement démoli doit donner lieu à un logement reconstruit mais en 2005, un quart des communes passaient outre cette règle (Subra, 2006)22. Mais parmi celles qui la respectent, on peut entendre la critique du CES de l’ANRU qui constate que l’objectif de mixité sociale est alors battu en brèche, lorsque pour des raisons sociales et de disponibilités foncières, les communes reconstruisent du logement social sur place et aboutissent en fait à reconcentrer les personnes démunies.

29L’une des critiques principales des habitants mobilisés autour des PRU met pourtant l’accent sur deux dimensions qui vont à l’encontre de ce principe d’équivalence. La première dimension est celle de la nature du logement, étant donné que les premiers à disparaître sont grands et peu chers et majoritairement de bonne facture constructive. La seconde dimension souvent évoquée est le risque de dispersion résidentielle, d’évaporation sociale des populations. Les cas de figure étant difficilement comparables, on peut toutefois se demander si l’obligation faite aux habitants de déménager au nom d’un « principe supérieur commun » (Boltanski et Chiapello, 1999) de mixité sociale mettant en œuvre une sélection des locataires (les « démolis », les « relogés » sur place, les « déplacés », les « récalcitrants »…) peut être vécue comme positive, surtout dans les communes qui affichent clairement leur volonté de faire baisser leur stock de logement social. La conscience de ce risque existe chez tous les individus mobilisés dans des collectifs opposés à la démolition sans reconstruction préalable. Ainsi, selon les propos d’un membre d’une association de quartier à Sartrouville recueillis durant une réunion : « il y aura des laissés-pour-compte. Ca va permettre de faire le ménage, il ne faut pas se faire d’illusions ». Le locataire HLM n’est pas un locataire comme les autres en ce que son choix de logement est restreint (cf. le chapitre de Valérie Sala Pala dans cet ouvrage) puisqu’il n’a droit, selon les conventions de relogement, qu’à trois propositions, sauf si les équipes MOUS décident d’être plus conciliantes. Il arrive que les propositions soient faites sur un parc plus dégradé, dans une localisation très éloignée. Rappelons pour mention que la population des ZUS est bien plus faiblement motorisée et que la question de l’accessibilité est cruciale pour des gens qui cumulent souvent une activité professionnelle en horaires décalés et une résidence dans des lieux déjà mal desservis.

Incompréhensions et controverses autour du projet urbain

30La représentation des cités « sensibles » comme lieux à problèmes sur lesquelles tout aurait été déjà tenté est confortée par une vision de la société par projets (Boltanski et Chiapello, 1999). Dans cette cité par projets, vision portée par les secteurs les plus adaptés à la compétition, tous les territoires mais aussi les acteurs sont censés devoir s’adapter, surtout si on leur propose des conditions jugées avantageuses (en tout cas extérieurement). Cette orientation nous amène à évoquer maintenant seulement des quartiers dont les logements démolis ou à démolir sont dans un bon état général, sur le plan structurel et technique, et ils sont nombreux. En effet, il est dorénavant clair que la majorité du stock désigné comme « à démolir » n’obéit en rien à des critères techniques d’obsolescence. Or, dans l’esprit de la plupart des résidents et des non-professionnels, la démolition se justifierait d’abord en raison de la vétusté du bâti, voire son insalubrité qui renvoie notamment aux démolitions spectaculaires et médiatisées de la fin des années 1990.

31La façon dont les habitants et la plupart des acteurs techniques, « praticiens » de l’urbanisme ou élus, voient la démolition varie notablement. C’est l’ensemble de l’argumentation construite pour justifier et mettre en avant les PRU qui est incomprise ou bien jugée inacceptable par une fraction non négligeable des résidents. Sous réserve d’une investigation plus poussée23, la contestation du bien fondé des PRU émerge là où les démolitions sont nombreuses – et donc en un sens traumatisantes –, touchent des logements en bon état et là où l’appréciation de la présence de problèmes sociaux majeurs varie.

32En amont du projet, les raisons qui justifient la mobilisation de moyens exceptionnels et la restructuration urbaine font alors l’objet d’interprétations qui sont loin de toujours converger. Il est possible de distinguer trois niveaux de décision qui résument les différentes positions et oppositions d’acteurs censés en théorie coopérer.

33Premièrement, le diagnostic posé sur le quartier fait l’objet de divergences notoires. Si pour les élus, le quartier pose des problèmes d’insécurité, de mauvaise perception extérieure et de paupérisation, le vocabulaire utilisé par les acteurs institutionnels et opérationnels rencontrés (MOUS, mairies, bailleurs) fait largement usage d’images qui fonctionnent comme des syntagmes figés connotant la séparation ou le repli et notamment la « cité forteresse », décrite comme une justification ou, au pire, une hypocrisie. Ces constats sont toujours tempérés par les associations et les collectifs mobilisés qui résistent à l’image de la dégradation véhiculée par les responsables, ou en rejettent la responsabilité sur les bailleurs.

34Deuxièmement, les solutions technico-sociales aux problèmes constatés se traduisent le plus souvent par l’association entre des formules de désenclavement et leur traduction spatiale consistant en un nouveau tracé viaire, de dé-densification, mettant en avant l’idée d’un changement d’image nécessaire pour créer les conditions d’une mixité sociale. À la « barre » on va ainsi au final substituer une maille, au principe simple une composition complexe. Le vocabulaire de ces projets urbains reprend des principes d’analyse morphologique qui guident l’intervention urbaine_ ouverture, remaillage, création d’un parcellaire par recomposition foncière, travail sur les entrées de ville – et se combinent avec de nombreuses réhabilitations.

35Plusieurs échelles de lecture seraient nécessaires pour tenter une analyse spatiale ancrée dans les registres de signification des résidents. Une écoute des habitants sur ce sujet révèle aussi une autre grille d’interprétation et d’appréhension de l’espace. Ainsi, de l’habitus : la socialisation prend notamment sa source dans le fait que bien des occupants, compte tenu de la mobilité bloquée dans le parc social, sont là depuis fort longtemps, ou y sont nés. L’habitation est devenue d’autant plus intime que les autres occupants sont connus. Et les contre-arguments esthétiques des habitants sont aussi (comme l’avait montré Henri Raymond (1966) sur le pavillonnaire) portés par des catégories morales : l’habitat est devenu, au fil du temps, support de socialisation, et les catégories urbanistiques qui renvoient à une grille de lecture de l’espace employée par les professionnels ou les élus peuvent être à la fois perçues comme connotées négativement et donc être blessantes : « le maire dit qu’on habite dans des blockhaus. Je vais aller lui montrer à Calais ce que c’est, pauvre con… » dit une résidente (entretien, 2006). Par ailleurs, la grille de lecture externe en termes de coupure spatiale ou d’enfermement peut n’être aucunement partagée par une partie des habitants (Faure, 2006).

36Troisièmement, modernisation et mobilité sont ainsi associées : il faut secouer ces territoires à problèmes, et le refus de la démolition est considéré comme immobilisme, passéisme, incapacité à ou refus de s’adapter alors qu’il semble si évident aujourd’hui de se déplacer ou de déménager. Comme dans les rénovations urbaines par le privé (Marseille) l’injonction à la mobilité surdétermine l’option politique de la démolition et invalide les contestations locales en les renvoyant du côté du conservatisme.

37Face à cet argumentaire justifiant le déploiement du protocole de rénovation, les amicales – Confédération nationale du logement, notamment – déplacent l’argument sur la pénurie de logements sociaux, le non-logement (rapport Fondation Abbé Pierre, 2006) et le mal-logement. Les associations établissent souvent un parallèle entre la crise de l’accès au logement social et la démolition, qui rend invalide à leurs yeux la décision de démolir, surtout si le critère d’obsolescence ou d’insalubrité ne peut être invoqué, ce qui est le cas dorénavant pour la plus grande partie du stock de logements concernés. Même si aujourd’hui, le plus souvent, la démolition ne revêt pas de cause technique, elle est vécue comme un anachronisme par les populations concernées. L’incompréhension de la décision de démolir est encore plus grande lorsque la décision concerne des bâtiments qui ont parfois été rénovés depuis peu. Or, pour la plupart des résidents et des non-professionnels, la démolition reste identifiée à la vétusté du bâti, voire à son insalubrité qui renvoie notamment aux démolitions spectaculaires et médiatisées de la fin des années 1990. En effet, il est dorénavant clair que la majorité du stock désigné comme « à démolir » n’obéit en rien à des critères techniques d’obsolescence. Pourtant, cette notion est souvent convoquée par les politiques et les opérateurs pour justifier les démolitions et elle renvoie à l’image que les médias ont pu donner du logement social. Au fond la signification même du logement fait controverse.

38Car pour les ménages fragilisés économiquement qui habitent ces quartiers, le logement est le dernier élément protecteur, le dernier élément de stabilité pour les familles, d’où le risque considérable que représente la perte du lien social et d’un environnement stable. Or, c’est à l’aune de cette déstabilisation liée à l’incertitude du relogement que s’établit notamment la position des résidents les plus critiques par rapport à la mixité sociale. Ils ne sont pas opposés à ce que le quartier se diversifie, ni même parfois à une restructuration en profondeur ou à des démolitions ponctuelles, mais la nécessité de disperser une partie de la population initiale pour faire « effet de levier » et attirer les classes moyennes ou moyennes supérieures n’est, en revanche, pas compréhensible. Les PRU sont alors vécus, non plus comme une opportunité, mais comme l’expression d’une volonté exogène à laquelle ils doivent s’adapter et qui occasionne des troubles. L’hostilité – sourde ou déclarée – que rencontrent les projets de rénovation urbaine par l’ANRU dans bien des quartiers d’Île-de-France peut être considérée comme la manifestation d’une ultime volonté des habitants les moins résignés à ne pas être considérés ni traités comme une catégorie repoussoir. Précisément, c’est autour de la nécessité de ne pas reloger sur place tous les résidents pour modifier l’image du quartier que se cristallise, chez les plus informés de la finalité des projets, le rejet le plus fort. L’association de la démolition à une opération de tri social est alors vécue chez beaucoup comme une marque de mépris social de politiques et/ou de bailleurs qui en voulant les « repousser », ne font que « déplacer le problème ».

Absence de concertation

39Seulement porté par les associations jusqu’en 2006 et conforté par une étude de Jacques Donzelot et Renaud Epstein (2006), le constat de la faiblesse endémique de la participation dans les projets de rénovation urbaine est maintenant bien partagé. Le CES s’est ainsi livré l’an passé à des critiques du fonctionnement actuel et a suggéré une amélioration de la concertation, et une prise en charge en amont de celle-ci, en la rendant plus contraignante : « l’absence de prise en compte effective de l’avis des habitants sur les opérations de rénovation et aussi de cadre pour la concertation… l’insuffisante concertation en amont », tous facteurs contre-productifs, rendent difficile l’appropriation du projet. Le conseil des Ponts émet un constat similaire. Au mieux les habitants sont consultés, mais pas associés à la délibération.

40Les textes de loi évoquent très brièvement la nécessaire concertation, et le cadre devient un peu plus présent dans un arrêté de juin 2006 indiquant, sans autre précision, que le type d’information et de concertation réalisé doit être précisé dans le dossier soumis à l’ANRU. Durant toute l’année 2006 des associations de locataires ont cherché à obtenir, tant du CES de l’ANRU que de son directeur, que la concertation soit préalable à la conception du projet et que cette décision fasse l’objet d’une circulaire aux préfets, ce qui n’a pas été validé par le conseil d’administration. Au motif de l’impossibilité de « contraindre » les préfets, un courrier24 – plutôt qu’une circulaire – a été adressé à ceux-ci en leur recommandant la plus grande vigilance sur la question. Aujourd’hui, l’absence de caractère réglementaire de la concertation est regrettée par le CES de l’ANRU.

41Comme l’ont montré Donzelot et Epstein (2006) dans leur étude sur quatre sites en PRU, la concertation ne dépasse pas la coopération symbolique. Nos enquêtes sur les sites les plus contestés d’Île-de-France conduisent presque toujours à faire le même constat : l’information est lapidaire, par voie de prospectus (cité de l’union à Sartrouville, Batigère), parfois totalement absente (dans plusieurs communes – notamment Argenteuil – les associations n’ont pas accès aux conventions du PRU, sans parler des documents préparatoires). L’opacité règne alors tant sur les raisons ultimes du PRU que sur les démolitions programmées, et les relogements. Si l’on sait précisément au moment où le contrat est signé ce qui va être démoli et si les textes obligent le contrat ANRU à préciser le lieu des reconstructions, dans les faits on constate que cela est loin d’être toujours précis et précisé. D’ailleurs, l’Observatoire national des zones urbaines (2007) constate que les éléments sur la reconstruction ne sont pas renseignés dans toutes les opérations et montre que 7 reconstructions sur 10 sont effectivement engagées au lieu de la règle du « 1 pour 1 ».

42En l’absence de rapport de force constitué ou d’appuis politiques conséquents, les courriers à l’ANRU restent lettre morte. Lorsque les pressions deviennent plus fortes, les réunions de concertation sont en nombre très restreint et donnent le sentiment que la décision est déjà prise. Les choses se passent un peu mieux quand le quartier bénéficiait déjà d’une présence d’équipe Grand Projet de Ville, dotée d’une bonne connaissance du terrain. Mais au niveau des habitants on trouve dans tous les cas contestés le même point de départ, et le PRU se déroule alors dans une atmosphère de méfiance réciproque, comme l’explicite un tract de Sartrouville, assimilant les habitants à « des pions qu’on peut déplacer sans ménagement ». Le décalage entre la faiblesse de la concertation sur les sites de rénovation urbaine et les avancées de la démocratie participative dans toutes les agglomérations place dorénavant sur le devant de la scène la question de la reconnaissance.

Conclusion

43L’approche des quartiers en difficulté s’est réorientée depuis le début du millénaire sur l’association entre démolition et reconstruction et réduction du traitement social. Si les ambiguïtés de la mise en place des programmes de rénovation urbaine peuvent laisser perplexe, nous avons voulu montrer que, en l’absence d’évaluation globale, certaines dissensions se font jour au sein même de l’appareil étatique quant à la capacité de ces programmes à améliorer le destin social des résidents. Nous avons fait l’hypothèse que l’orientation et le déroulement des programmes sont profondément modifiés dans les situations urbaines métropolitaines avec fortes tensions foncières, où la volonté d’ouverture du marché prend le pas sur l’attention aux résidents. Si les PRU répondent au souhait d’une partie des ménages de déménager, notre argument est que le raisonnement urbanistique et les justifications qui accompagnent ces programmes sont en partie incompris voire rejetés par une partie des locataires qui commencent par ailleurs à entrevoir les prémices d’une privatisation du logement social. Ces « conflits de représentation », particulièrement manifestes dans les situations immobilières très tendues, peuvent être contrebalancés par des municipalités soucieuses de maintenir leur présence sur le terrain du social. Néanmoins, l’indigence de la concertation autour de ces programmes soulève d’ultimes interrogations. Des démolitions justifiées par l’ouverture du marché foncier à des programmes immobiliers milieu ou haut de gamme peuvent-elles être acceptées par les résidents ? Et quelles sont les conséquences de ces programmes, dans leur grande variété, dans l’accroissement de la demande de respect venant des quartiers d’habitat social ?

Bibliographie

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Notes de bas de page

1 Le programme ambitionne de porter sur 531 quartiers. Source : texte de présentation des Assises du renouvellement urbain, en octobre 2007. www.anru.fr/IMG/pdf/Renouvellement%20Urbain.pdf.

2 Merci à Christine Lelévrier pour ses commentaires sur ce texte.

3 Les sources orales analysées proviennent d’entretiens réalisés depuis 2005 avec des professionnels et des habitants à Vitry, Gennevilliers, Argenteuil, Les Mureaux, et aussi du suivi régulier des réunions d’amicales de locataires représentés au sein de la coordination antidémolition des quartiers populaires.

4 Rapport d’information du Sénat sur l’ANRU, 17/07/2006.

5 Ainsi les ZUS concernées comportent un pourcentage supérieur d’étrangers et leur parc de logements est un peu plus ancien : 26 % dans les ZUS en rénovation contre 19 % dans l’ensemble des ZUS en Île-de-France (cf. Lelévrier C. et Noyé C., 2007, « L’observation des mobilités résidentielles liées aux démolitions dans le cadre de la rénovation en Île-de-France », synthèse du rapport DREIF).

6 Le programme prévoit à terme 250 000 démolitions (11 % du budget total) et 250 000 constructions neuves, mais aussi 400 000 réhabilitations de logement et une part importante de résidentialisations.

7 Pour un historique des évolutions de la politique de la ville jusqu’à l’acceptation de recours massifs aux démolitions, cf. Christine Lelévrier et Jean-Claude Driand, rubrique « démolitions » du Dictionnaire de l’habitat et du logement, sous la direction de M. Segaud, J. Brun et J.-C. Driand, Armand Colin, 2002.

8 Anru, Comité d’évaluation et de suivi, « Programme national de rénovation urbaine », bilan d’étape, février 2005, p. 26.

9 Le « principe incontournable de diversification dans ces quartiers fonde le droit à l’octroi de contreparties sous forme de terrains ou de droits à construire », cf. www.foncierelogement.com.

10 À titre d’exemple, Opération de renouvellement urbain Balzac/Touraine/Marronniers, Convention partenariale, ville de Vitry-sur-Seine, janvier 2007.

11 Un rapport d’information du Sénat paru en novembre 2006 reconnaît que son interpellation répond aux « inquiétudes croissantes que suscite la mise en œuvre des projets de rénovation urbaine », en se livrant également à une critique en règle de ceux (source non citée) qui auraient fait « mauvais procès » à l’agence. Une large partie des critiques portées à l’ANRU concerne le volet développement social et économique de la rénovation urbaine alors que l’agence est décrite comme un simple outil de financement.

12 Cf. www.ca.anru.fr/article.php3?id_article=375.

13 Le président du conseil d’administration de l’ANRU conclut ainsi ses propos durant un débat public sur les démolitions : « Je suis pour le modèle français, il y a aussi le modèle anglo-saxon. […] Je pense profondément qu’il faut briser les ghettos, que notre société ne s’en sortira pas si elle continue dans la voie où elle est avec ces ghettos qui se renforcent et qui se replient sur eux-mêmes chaque fois un peu plus… » (le 7 mars 2007, www.centresud.info,décryptéparMathildeChikitou).

14 Pour une critique sur l’importation française de la notion de ghetto, on renverra aux travaux de Loïc Wacquant (2006).

15 Cela peut être observé dans les communes conquises à la gauche ou dans les départements comme les Hauts-de-Seine ou les Yvelines, où d’ailleurs des communes PS comme Les Mureaux ont adopté peu ou prou les mêmes orientations. Les opérateurs même, y compris de l’ANRU, reconnaissent qu’un nombre non négligeable de communes cherchent à profiter de la manne pour diminuer un parc social qu’elles considèrent avant tout comme un problème.

16 Cf. www.skyscrapercity.com/archive/index. Une partie des données sur Gennevilliers ont été recueillies durant un enseignement de l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-La Villette conduit en 2006-2007. Ces données ont pour partie été produites par les entretiens menés par, ou, avec les étudiants, et de l’analyse de documents d’urbanisme sur le projet des Grésillons.

17 Selon un chargé d’études, « c’est la loi des projets ANRU, disséminer les pauvres pour le dire vite… on ne supporte plus la concentration de la pauvreté », extrait d’entretiens effectués par Grégory Földi, étudiant en Master recherche à l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-La Villette (ENSAPLV).

18 Organisme créé au sein de l’ANRU pour « veiller aux conditions de réalisation du PNRU et notamment à la prise en compte des parcours de mobilité résidentielle, professionnelle et scolaire des habitants. Le CES agit pour que la dimension socio-économique soit prise en compte dans tout projet de renouvellement urbain […] » (ANRU).

19 « En Seine-Saint-Denis, 80 % des personnes concernées souhaitent être relogées dans leur quartier. Les responsables du secteur Habitat et renouvellement Urbain de la Direction départementale de l’équipement (DDE) expliquent ces choix sédentaires par la faible solvabilité des ménages et la peur de l’inconnu (…) mais aussi par l’attachement aux habitudes et l’existence de réseaux au sein des quartiers », ANRU, Comité d’évaluation et de suivi, op. cit.

20 Il est utile de consulter le rapport du conseil général des Ponts (2007) commandé par le CES de l’ANRU.

21 C’est ce que montrait déjà Henri Coing (1966) à propos de la rénovation urbaine à Paris dans les années 1960.

22 Vingt-trois communes sur quatre-vingt-onze ne respecteraient pas la règle de l’équivalence 1 pour 1 au 31 décembre 2005. Il s’agit dans 80 % des cas de municipalités de droite.

23 Celle-ci démarre avec deux programmes de recherche collectifs sur les programmes de rénovation urbaine.

24 « Courrier à l’attention des préfets, délégués territoriaux de l’Anru et des délégués territoriaux adjoints », mars 2006.


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