Crise du logement et mutations des politiques du logement en France
p. 49-64
Texte intégral
1On évoque une crise du logement en France depuis la seconde moitié du XIXe siècle. Cette crise a connu depuis cent cinquante ans des contours et des modalités extrêmement différents ; elle revêt aujourd’hui une forte actualité et a été constamment évoquée au cours des campagnes électorales du printemps 2007 sans susciter pour autant un véritable débat de fond sur ce que peut être aujourd’hui, en France, une politique du logement capable d’anticiper et d’amortir les chocs conjoncturels que fait subir le marché.
2Afin de comprendre cette absence de débat de fond et de contribuer à la réflexion sur le renouveau des politiques du logement en France il est nécessaire de situer les questions posées dans le temps long de la constitution et des évolutions structurelles des conditions de logement et du parc, puis de les confronter avec les données conjoncturelles de la crise qui caractérise la première partie des années 2000. Il s’agira, sur ce second point, de mettre en évidence les liens entre le grand dynamisme des marchés immobiliers et les composantes de la crise.
3Ensuite, l’exposé des principales mutations qu’ont connu les politiques du logement en France au cours des trente dernières années permettra d’en dégager les grandes lignes de continuité et de souligner les principales contradictions qu’elles renferment, s’agissant notamment d’affronter la situation de crise que nous connaissons aujourd’hui.
Évolution des conditions de logement, dans un parc diversifié
4Afin de tenter de comprendre les composantes de la crise du logement que traverse la France au cours de la première décennie des années 2000, il est nécessaire de commencer par un détour historique qui aide à placer la situation actuelle dans les grandes tendances d’évolution du parc et des conditions de logement depuis la trentaine d’années qui nous sépare de la fin des Trente Glorieuses.
Une amélioration constante au prix d’un effort financier accru de la part des ménages
5Au cours des trente dernières années, les conditions de logement en France n’ont pas cessé de s’améliorer :
Tableau I — Principaux indicateurs des conditions de logement en France 1970-2002

* Logement ne disposant pas à la fois d’une baignoire ou douche, d’un WC intérieur et du chauffage central
** Est considéré comme surpeuplé un logement qui compte moins de pièces qu’une norme établie de façon suivante : une pièce de séjour pour le ménage, une pièce pour chaque personne de référence d’une famille, une pièce pour les personnes hors famille non célibataires ou les célibataires de 19 ans et plus, et, pour les célibataires de moins de 19 ans : une pièce pour deux enfants s’ils sont du même sexe ou ont moins de 7 ans, sinon une pièce par enfant. Au sens de cette norme, un couple doit disposer de deux pièces, tout comme les ménages d’une personne. En conséquence tous les logements d’une pièce sont considérés comme surpeuplés, quel que soit leur nombre d’occupants.
*** Y compris loi de 1948 (1,4 million en 1970, 0,2 million en 2002)
**** Il s’agit principalement de ménages logés à titre gratuit, mais aussi de sous-locataires, locataires en meublé, fermiers et métayers.
***** Effort consacré au logement (loyer ou mensualités d’emprunt plus charges), après déduction des aides à la personne
Source : INSEE – Enquêtes nationales logement 1970 et 2002.
6Tout en conservant un nombre important de logements anciens, le parc s’est considérablement transformé, avec une forte réduction de la part des logements ne disposant pas du confort sanitaire et une baisse sensible du surpeuplement. En trente ans, la surface moyenne occupée par chaque membre d’un ménage dans son logement a augmenté de 70 %.
7Le taux de propriétaires occupants a augmenté de plus de 11 points entre 1970 et 2002 et l’accroissement du parc social est venu compenser, au moins partiellement, la stagnation du secteur locatif privé et la baisse du nombre de logements occupés à titre gratuit. En parallèle, l’accroissement du parc de logements s’est réalisé principalement par l’apport de maisons individuelles. Ces deux évolutions vont dans le sens des aspirations constamment énoncées par les Français : 90 % d’entre eux déclarent souhaiter devenir propriétaires1. À l’âge de la retraite, plus de 75 % y sont parvenus ; il en va de même pour le fait d’habiter dans une maison individuelle.
8L’observation statistique met donc en évidence le caractère ascendant de la majorité des parcours résidentiels, dans la mesure où ceux-ci tendent, progressivement, à la satisfaction des aspirations les plus fréquemment énoncées. Globalement, au début des années 2000, près des trois quarts des ménages se déclarent satisfaits de leurs conditions de logement. Ils étaient moins de la moitié en 1970.
9Pourtant, entre les deux dates, l’effort financier que les ménages ont consacré au logement a fortement augmenté. C’est l’indice d’une autre évolution, beaucoup moins positive, qui a vu, du fait de l’accroissement du coût du logement, se creuser un double fossé :
D’une part, entre une grande majorité de ménages qui a profité de l’amélioration du parc et a pu bénéficier des politiques d’aide à l’accession ou de l’accroissement du parc social, et ceux qui en sont restés exclus et vivent encore dans les segments minoritaires de l’inconfort et de l’insalubrité, voire de l’absence de logement, et dont tout indique que la situation tend à se durcir.
D’autre part, au sein même de la population qui a bénéficié de l’amélioration des conditions de logement, entre ceux qui, grâce à leur revenu, pouvaient choisir toutes les composantes de leur habitat, notamment sa localisation, et ceux dont les moyens financiers ne leur ont permis qu’un exercice partiel de ces choix. Ce clivage alimente de puissants processus ségrégatifs, ainsi que les mouvements d’étalement urbain et des concentrations de pauvreté dans certains quartiers de logement social.
Un parc de logements diversifié
10Comme le souligne Anne-Marie Fribourg, la composition du parc de logements en France est en position médiane par comparaison avec les autres pays d’Europe. Moins ancrée dans la monoculture de la propriété comme dans les pays du Sud (Espagne, Italie, Portugal, Grèce), mais aussi avec un parc locatif moins développé que dans certains pays du Nord (Suède, Allemagne, Danemark, Pays-Bas). Cette absence de spécialisation de l’offre de logements correspond à une diversité de statuts que l’on peut juger favorable à l’expression des choix résidentiels les plus variés aux divers moments de la vie et en fonction des ressources dont on dispose. La structure actuelle du parc de logements, principalement composée de trois statuts, est le résultat d’une évolution de long terme qui a vu, au cours des trente dernières années :
une croissance continue de la propriété occupante, notamment sous l’effet de politiques de l’État qui sont, sur ce plan, d’une assez grande constance ;
une relative stagnation quantitative du secteur locatif privé qui compte à peu près autant de logements en 2002 qu’en 1953 (autour de 5 millions) ce qui reflète une perte significative en termes relatifs ;
un doublement du nombre de logements sociaux (1,5 million en 1970, plus de 4,2 millions aujourd’hui), malgré un certain ralentissement de l’accroissement de ce parc au cours des quinze dernières années.
Croissance continue de la propriété occupante
11L’accroissement de la propriété du logement est le phénomène majeur de l’évolution du système du logement en France depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Dès la fin des années 1960, les propriétaires sont devenus plus nombreux que les locataires.
12Le statut de propriétaire est fortement majoritaire parmi les familles avec enfants (62 % des couples avec enfants sont propriétaires, contre 42 % des personnes vivant seules) ; il croît aussi de façon continue avec l’âge des chefs de ménages : 18 % de propriétaires entre 25 et 29 ans, 42 % entre 35 et 39 ans, pour atteindre 76 % entre 65 et 69 ans.
13La propriété est aussi souvent associée à un cadre de vie et des situations urbaines particulières. La maison individuelle en est l’illustration emblématique : alors que 57 % des ménages vivant en France habitent dans une maison individuelle, c’est le cas de 81 % de ceux qui sont propriétaires.
Transformations du secteur locatif libre
14Dans les marchés du logement en France, le secteur locatif libre est, en quelque sorte, l’antithèse de la propriété : il s’adresse majoritairement à des ménages jeunes (58 % des moins de 25 ans, 16 % des 45-49 ans, 9 % des 65-69 ans), à des personnes vivant seules et à des couples sans enfants (60 % des locataires du secteur libre vivent seuls ou en couple sans enfants), vivant en appartement (70 %) et en ville.
15En France, le secteur locatif privé donne lieu à une législation qui protège les locataires face au risque de perte du logement. Les baux sont signés au minimum pour trois ans et le propriétaire est tenu de les renouveler, sauf dans des cas particuliers prévus par la loi. Les loyers sont fixés librement, mais leur évolution est réglementée sans toutefois que la contrainte soit trop forte pour le propriétaire.
16Le parc locatif privé est presque exclusivement détenu par des particuliers. Il reste environ 300 000 logements locatifs appartenant à des investisseurs institutionnels (compagnies d’assurances notamment), mais ceux-ci développent des stratégies de vente rapide de ce patrimoine. Il y a peu d’investissement étranger dans ce secteur en France. La grande majorité des propriétaires-bailleurs sont de petits propriétaires qui ne possèdent qu’un ou deux logements. C’est donc un secteur extrêmement fragmenté sur lequel les politiques ont très peu de prise. C’est aussi un secteur très fragile car soumis aux variations de la conjoncture et aux évolutions des rendements des différents types de placement des ménages. La période actuelle, marquée par la forte hausse des prix de vente, a fait baisser le rendement immédiat de l’investissement locatif et aurait probablement fait chuter fortement l’investissement des particuliers dans ce secteur si l’État n’avait pas mis en place des mécanismes fiscaux extrêmement attractifs tout au long des années 1990 et 2000 qui ont maintenu l’investissement à un niveau élevé.
17Par ailleurs, la persistance de quelques centaines de milliers de logements très inconfortables ou insalubres, notamment dans les quartiers de la périphérie immédiate des grandes villes, inquiète particulièrement les pouvoirs publics et donne lieu, depuis la fin des années 1990, à un renouveau de la lutte contre ce qu’il est convenu d’appeler l’« habitat indigne », qui touche particulièrement le secteur locatif privé.
Un secteur locatif social fort
18Le secteur locatif social français est l’un des plus abondants d’Europe. Il a, pour l’essentiel, été construit au cours des années 1960 et 1970. Sa production a ralenti de façon importante à partir de 1975 mais ne s’est jamais arrêtée. Ce parc reste très marqué, notamment en termes d’image, par ses modes de production et les formes urbaines des années 1960 et 1970 et les quartiers produits à ces époques donnent lieu, depuis les années 1980, à d’importants programmes de réhabilitation, puis de renouvellement.
19Dès la fin des années 1970, de fortes incitations de l’État ont conduit les constructeurs à favoriser un haut niveau de qualité et à privilégier la production de petits immeubles intégrés dans le tissu urbain. Cet effort, qui a eu la vertu de ne plus rendre aussi visible le logement social, n’est cependant pas parvenu à transformer l’image toujours négative qu’il a dans l’opinion publique et souvent dans l’esprit des élus communaux.
20La réglementation du logement social en France est fondée sur l’existence de plafonds de ressources appliqués lors de l’entrée dans les lieux, et qui rendent éligibles environ les deux tiers des ménages vivant en France. Les loyers sont réglementés à l’échelle nationale et sont peu adaptables à la diversité des marchés locaux (le rapport entre social et privé à Paris est du simple au triple, alors que dans certaines villes en crise sociale et démographique, les logements sociaux sont plus chers que le secteur privé).
21L’occupation du parc social a tendu à se paupériser par vagues successives notamment au début des années 1980 et à la fin des années 1990, principalement dans les immeubles situés dans les quartiers les plus difficiles. C’est l’effet de mécanismes de filtrage qui ont vu partir les ménages à revenus moyens qui ont pu accéder à la propriété, alors que restaient les plus pauvres dont les marges de choix sont restreintes. En revanche, dans les immeubles plus récents et mieux situés, les rentes de situation dont bénéficient les locataires (même lorsque leurs revenus ont dépassé les plafonds) produisent une très faible mobilité qui rend ces immeubles très difficiles d’accès pour les demandeurs.
Le début des années 2000 : entre euphorie immobilière et blocage des trajectoires
22Le début des années 2000 est marqué à la fois par une période d’euphorie des marchés immobilière et par un durcissement des conditions d’accès au logement pour les ménages modestes.
Hausse généralisée des prix dans un contexte immobilier très favorable et baisse des rendements locatifs
23Comme à peu près partout dans le monde, le marché immobilier français a connu, depuis la fin des années 1990, une phase d’euphorie. Le nombre de ventes de logements existants n’a pas cessé de croître, passant de 530 000 unités en 1995 à plus de 800 000 aujourd’hui2. Dans le même temps, le marché a connu de très fortes hausses de prix (voir graphique ci-dessous).
Graphique I — Indice du prix des logements (base 1 en 2000)

24C’est ainsi qu’à Paris, l’indice des prix immobiliers sur une base de 100 en 2000 atteint déjà près de 1,8 en 2005, malgré un net ralentissement de la hausse au cours de l’année 2006, laissant présager une stabilisation du marché à un niveau élevé rendu possible par la solvabilisation des ménages qu’apportent des taux d’intérêt à un niveau très bas et l’allongement de la durée des prêts.
25Dans de telles conditions, les ménages propriétaires de leur logement se trouvent dans une situation très favorable lorsqu’ils veulent en changer. Ils peuvent réaliser de fortes plus-values et acheter à un prix élevé, mais avec un apport conséquent et des conditions de crédit très avantageuses.
26Les loyers ont également connu une pente ascendante après une période de stabilité au cours des années 1990. Cependant, la solvabilité des locataires n’étant pas dopée par une hausse des revenus comparable à ce qu’apporte l’amélioration des conditions de crédit, la hausse a été beaucoup plus modérée que celle des valeurs de vente. Il en résulte une baisse de la rentabilité immédiate de l’investissement locatif et une perte d’attractivité pour cet investissement, au moins dans les villes les plus chères. Ce frein à l’investissement locatif dans les villes chères produit à son tour des tensions sur l’offre locative, une baisse de la mobilité et donc des difficultés pour les nouveaux candidats à la location.
Les mirages de la reprise de la construction neuve
27Dans le même temps, la construction de logements neufs a repris une pente ascendante, atteignant des niveaux inconnus depuis plus de vingt ans.
28C’est au cours de la première moitié des années 1970 que l’on a construit le plus de logements neufs en France, avec un sommet à plus de 560 000 unités en 1974. Après une forte décroissance, le niveau de la production s’est trouvé à peu près stabilisé au cours des années 1980 et 1990 aux alentours de 300 000 logements neufs par an, ce qui correspond à peu près aux résultats des projections démographiques produites par l’Institut national de la statistique qui considérait alors qu’il était nécessaire de produire 300 000 logements par an pour accompagner l’accroissement du nombre de ménages et renouveler le parc de logements anciens.
29Les symptômes de crise du logement qui sont apparus au début des années 2000 ont conduit l’État à relancer la production en augmentant la construction de logements sociaux et surtout en favorisant l’investissement privé tant en accession à la propriété qu’en locatif. Il en a résulté une nette relance de la construction neuve, avec un nouveau pic atteint en 2006 à plus de 401 000 unités.
30Cet accroissement de la production est trompeur car, conduit principalement par des mécanismes marchands, il s’est souvent orienté vers la production de maisons individuelles dans des communes rurales périurbaines ou de l’investissement locatif dans les villes petites et moyennes où les prix de vente des logements neufs sont suffisamment modérés pour permettre une rentabilité locative acceptable.
31C’est ainsi qu’au cours de la période de reprise de la construction neuve (entre 1997 et 2006), le nombre de logements mis en chantier pour 1 000 ménages en Île-de-France est resté à peu près stable autour de 7, alors que pour les communes rurales, il est passé de 12 à 23 et dans les petites villes de 5 000 à 10 000 habitants, de 15 à 25. La région Île-de-France est celle où la construction neuve est la plus faible au regard de sa population totale au cours des dix dernières années et la relance nationale récente n’a pas inversé la tendance (on passe de 3,1 à 3,2 logements neufs pour 1000 habitants en Île-de-France entre 1997 et 2006, alors qu’au niveau national, on passe de 4,2 à 6,5).
Clivage propriétaires/locataires et chute de la mobilité dans le parc social
32Les grands indicateurs de l’euphorie immobilière de la première partie des années 2000 montrent bien à la fois le décalage entre l’évolution de l’offre et la réalité des besoins et le creusement des inégalités qui en résulte, principalement entre des propriétaires qui profitent à plein de l’enrichissement produit par la hausse des prix et des locataires à revenus modestes et moyens, bloqués dans leur mobilité par l’inaccessibilité de l’offre. Ce phénomène est particulièrement lisible dans le parc locatif social.
33Avec plus de quatre millions de logements locatifs sociaux, l’essentiel de l’offre disponible pour l’entrée de nouveaux ménages dans ce parc est produit par la mobilité de ceux qui le quittent ou qui adaptent leur logement à leurs besoins. C’est pourquoi le taux de mobilité dans le logement social est un indicateur très important pour comprendre la tension du marché. Un point de mobilité est égal à 42 000 possibilités d’attributions, c’est-à-dire l’équivalent des deux tiers de la production annuelle de logements sociaux neufs.
34Or, cette mobilité a connu d’importantes inflexions au cours des dix dernières années :
Tableau II — Évolution du taux de rotation dans le parc locatif social
Taux de rotation | |
1989 | 12,2 |
Source : Ministère de l’Équipement, enquête annuelle sur le parc locatif social.
D’abord une hausse entre 1993 et 1999 dans un contexte de reprise de la croissance économique avec une baisse du chômage, une relance de l’accession sociale à la propriété, des prix immobiliers relativement modérés et une amélioration des conditions de crédit. Entre 1993 et 1999, la mobilité dans le parc social a gagné près de deux points et demi, pour atteindre le taux record de 12,6 %, c’est-à-dire plus de 520 000 attributions.
Ensuite une baisse continue jusqu’à descendre au-dessous de la barre des 10 % en 2005, soit une chute à 395 000 attributions.
35En six ans, sous le seul effet de la baisse de la mobilité, le parc social a perdu une capacité d’accueil de plus de 130 000 ménages, alors que la demande déclarée totale est de l’ordre de 1,2 million d’unités.
36Ce blocage du parc social conduit, à l’extrémité de la chaîne, au durcissement de la situation des ménages les plus défavorisés. Année après année, les analyses produites par la Fondation Abbé Pierre confirment cet état de fait en montrant la persistance de situations de mal logement, principalement dans le parc privé, mais aussi, sous l’effet du surpeuplement, dans les logements sociaux3.
37La crise du logement dont on parle aujourd’hui en France peut donc s’interpréter en relation directe avec un dynamisme immobilier qui accroît l’écart entre des ménages durablement bien insérés dans le marché et ceux dont cette insertion reste à faire et se trouve retardée par le coût trop élevé de son droit d’entrée. C’est ce constat qui conduit à interroger l’efficacité des politiques du logement à répondre à ces situations.
Les mutations des politiques du logement en France depuis la fin des années 1970
38Les indéniables succès de trente années de politiques du logement trouvent donc des limites, dont la visibilité est accrue depuis le début des années 2000. L’inefficacité relative de ces politiques peut être expliquée à la lumière des contradictions soulevées par les mutations qu’elles ont connues au cours des trente dernières années.
39Ces mutations peuvent être schématisées en trois directions principales : les transformations de mécanismes d’aide, la relative décentralisation et la diversification des enjeux portés par les politiques du logement.
La transformation des mécanismes d’aides
40Depuis la vaste réforme de 1977, les mécanismes d’aides au logement en France se sont transformés dans trois directions cohérentes entre elles :
une transition d’une logique d’aide à la pierre à une logique d’aide à la personne ;
une banalisation des financements de l’accession à la propriété désormais délivrés par les circuits bancaires ordinaires ;
un décontingentement4 quasi généralisé qui passe par l’accroissement continu de la part des aides fiscales.
41Cet ensemble de réformes, toutes argumentées par la volonté affichée de faire passer la question du logement du cadre fortement administré des années 1950 à 1975 à une logique marchande partiellement régulée, a notamment eu pour conséquence un recul constant des moyens de pilotage territorialisés du marché local du logement. Il traduit aussi un changement de fond par lequel une partie des outils financiers appliqués à l’objet « logement » ont progressivement perdu le lien réel avec la problématique de la satisfaction des besoins et des aspirations des ménages, pour devenir de purs outils de pilotage macroéconomique du pays. C’est le cas par exemple d’une part importante des aides fiscales (TVA à taux réduit sur les travaux depuis 1999, déduction des intérêts d’emprunt pour certains accédants à la propriété depuis 2007, et dans une certaine mesure aides à l’investissement locatif) qui relèvent surtout de politiques industrielles ou de soutien à la consommation des ménages via des crédits d’impôt.
Un mouvement décentralisateur partiel et inachevé
42Au moment de la première étape de la décentralisation en France (1982-1983), les politiques du logement sont totalement aux mains de l’État et principalement pilotées au sein de ses services déconcentrés sur le territoire (directions départementales et régionales de l’Équipement). En l’absence, à cette époque, d’un niveau régional fort5 et pour éviter de donner libre cours aux égoïsmes communaux6, le choix de cette première phase est de ne pas décentraliser les compétences propres au logement.
43Cependant, les compétences transférées en matière d’urbanisme (aux communes d’élaborer leurs plans d’urbanisme et de délivrer les permis de construire) et de politiques sociales (aux départements) vont progressivement engager les politiques locales de l’habitat dans des procédures contractuelles et faire émerger l’idée de ce que l’on appellera une « compétence partagée ».
44Le développement rapide de l’intercommunalité à partir de 19997 rend possible une approche territoriale plus pertinente, fondée sur l’idée d’une solidarité entre les communes. La loi Solidarité et renouvellement urbains (SRU) de décembre 2000 confirme ce changement en articulant juridiquement les politiques locales de l’habitat (et leur outil de formulation locale : le Programme local de l’habitat – PLH) avec l’urbanisme (notamment le droit des sols, via les plans locaux d’urbanisme – PLU) et la planification locale (Schémas de cohérence territoriale).
45C’est sur ces fondations que la seconde étape de la décentralisation (loi du 13 août 2004) rend possible, sur la base du volontariat, la délégation de la programmation des aides à la pierre contingentées8 aux intercommunalités et aux départements qui le souhaitent. Sans constituer réellement une décentralisation (il n’y a pas de transfert formel de la compétence), la possibilité de délégation des aides à la pierre permet aux collectivités qui le souhaitent de prendre en mains de façon plus claire la conception et la mise en œuvre de leurs politiques locales de l’habitat.
Une diversification des enjeux au-delà des besoins en logement
46L’apparition au cours des années 1980 de ce que l’on appelle alors la « nouvelle pauvreté » a conduit, entre autres mesures de grande importance (la création du RMI par exemple), à la mise au point d’un nouveau pan des politiques de l’habitat spécifiquement ciblé sur la question du logement des personnes défavorisées. La notion de « droit au logement » lui sert de fil conducteur. Elle a notamment pour effet de faire émerger un secteur quasiment complet de dispositifs, d’acteurs et de produits immobiliers ciblés sur la résolution des problèmes des ménages à bas revenus et connaissant des difficultés particulières en matière de logement. Ce champ des politiques du logement repose sur un ensemble de lois, depuis la loi Besson du 31 mai 1990 jusqu’à celle sur le droit opposable au logement du 5 mars 2007.
47Mais l’autre grande évolution de ces trente dernières années, est l’utilisation du logement comme outil de politiques visant des objectifs qui le dépassent. En effet, une fois sorties de la période des Trente Glorieuses pendant laquelle l’enjeu principal d’une politique productiviste était de résorber le déficit séculaire de logements, les politiques de l’habitat (le changement de terme n’est pas neutre) ont été progressivement dotées de nouveaux enjeux qui sortent du strict cadre de la problématique de satisfaction des besoins. En effet, ces politiques contribuent désormais non seulement à des enjeux urbains (qualité et attractivité urbaine, politique de rénovation urbaine), mais aussi à des objectifs « sociétaux » en s’emparant de la problématique de la mixité sociale pour laquelle le logement constitue l’outil principal, et même environnementaux, pris en charge notamment par les politiques visant à maîtriser l’étalement urbain.
La crise du logement comme révélatrice des contradictions des politiques de l’habitat
48Cet ensemble de mutations menées en parallèle a contribué à brouiller la lisibilité des politiques de l’habitat dont certains enjeux et modes de faire peuvent s’avérer partiellement contradictoires, d’autant que chaque branche du système tend à produire sa propre génération de lois (d’où une production législative qui peut apparaître frénétique) et son propre système d’acteurs. Le résultat est un éclatement progressif de ces politiques, qu’il devient erroné d’appréhender comme un ensemble unitaire résultant d’une logique globale. La crise du logement des années 2000 contribue à mettre en évidence cet éclatement.
49En effet, la crise accentue la plupart des contradictions induites par la pluralité des politiques du logement. On peut illustrer cet effet de révélateur avec trois exemples.
50Dans un contexte de tension du marché, la mise en œuvre locale des politiques visant à développer l’accession à la propriété des ménages modestes, conjointement avec celles ciblées sur l’accès au logement social des personnes défavorisées et celles destinées à promouvoir la mixité sociale, révèle à la fois des interactions et des contradictions. En effet, les mécanismes du marché du logement, par lesquels l’offre est principalement le résultat de la mobilité des ménages dans le parc, créent des interdépendances entre les différents secteurs. Si les locataires HLM les moins pauvres parviennent à accéder à la propriété grâce aux aides et à la création de produits immobiliers à prix modérés, à l’initiative des pouvoirs publics, ils dégagent un supplément d’offre locative sociale qui permet, en bout de chaîne, de répondre aux besoins des demandeurs défavorisés. La relation entre ces deux maillons est bien connue et a porté ses fruits lors de chaque relance de l’accession sociale, au début des années 1980 (l’essor du PAP dans un contexte d’inflation) et à la fin des années 1990 (création du prêt à taux zéro, baisse des taux d’intérêt, modération des prix), donnant parfois l’illusion d’une certaine détente de la demande sociale. Mais à chaque fois, cette dynamique a aussi eu pour effet un fort filtrage social dans les quartiers HLM les moins attractifs, qui se sont paupérisés rapidement.
51On le voit, chaque volet des politiques du logement interagit avec les autres et justifie, au moins au niveau local, que ces interactions soient anticipées, d’autant que le regain de tension du marché qui suit toujours les phases de détente (1985-1995, années 2000) gèle ensuite durablement les situations acquises et risque de les rendre explosives en prenant la forme de troubles sociaux majeurs.
52Dans un tout autre registre, il faut rappeler que les politiques de soutien à l’accession à la propriété ont souvent été de puissants vecteurs de canalisation de chiffre d’affaires (et de travail déclaré) vers les petites entreprises et l’artisanat du bâtiment. C’était le sens de l’obligation d’acquérir un logement neuf ou nécessitant de gros travaux pour bénéficier du prêt à l’accession à la propriété (1977-2005) ou d’un prêt à taux zéro jusqu’en 2005. Du fait de ces obligations, la variable d’ajustement permettant d’obtenir un prix accessible pour les ménages à revenus modestes était le prix du foncier, lequel décroît avec l’éloignement des villes, contribuant ainsi à l’étalement urbain. Cette dynamique illustre les conséquences de deux types de contradictions induites par les politiques liées au logement : d’une part celles qui opposent deux enjeux de ces politiques : leur volet strictement économique et industriel et celui qui s’attache à la maîtrise de l’urbanisation ; d’autre part, celles qui opposent sur le terrain des logiques nationales d’aides non contingentées aux logiques de développement territorial qui en subissent les conséquences.
53Le troisième exemple s’attache d’ailleurs à ce dernier point à propos des différents mécanismes d’aides fiscales à l’investissement locatif privé qui se sont développés en France à partir du milieu des années 1980. Destinés à relancer un secteur locatif privé moribond qui avait perdu entre 80 000 et 100 000 unités par an entre 1978 et 1985, ces aides, qui ont été réformées à de nombreuses reprises9, ont pour caractéristique commune de donner lieu à la conception de produits immobiliers en constante recherche d’adaptation aux conditions conjoncturelles des marchés, afin de maximiser les bénéfices qu’en tirent les investisseurs. Cette caractéristique est intrinsèque à un type d’aide dont la vocation est de se glisser dans le marché dans une logique d’optimisation financière. Après la vague de mise en service de résidences étudiantes privées au début des années 1990 qui a su profiter de l’ouverture des aides à la personne pour les étudiants, la production s’est temporairement banalisée au moment de l’accalmie des marchés immobiliers, avant de se spécialiser à nouveau sous l’effet de la hausse des prix des années 2000. Dans un contexte où le niveau des prix d’acquisition rend la rentabilité locative incertaine dans les villes les plus chères, les dynamiques d’investissement se sont tournées vers des agglomérations à prix modérés, alimentant la relance nationale de la production neuve, mais sans contribuer à la satisfaction de la demande locative dans les marchés les plus tendus. Le virulent procès fait ces dernières années à ces politiques fiscales s’alimente de ce décalage entre la production et la réalité des besoins dans un contexte de crise. Il met aussi en relief la contradiction entre des politiques nationales qui contribuent fortement au profilage de la production neuve et la tendance décentralisatrice qui confie de nouvelles responsabilités à des collectivités territoriales qui ne maîtrisent qu’une part minoritaire des aides et des marchés locaux.
54On le voit, une analyse succincte du contact entre les dynamiques sociales et économiques du logement et l’évolution des politiques de l’habitat conduit à mettre en évidence de nombreux points de contradiction dont la visibilité est renforcée par la crise que traverse la France dans ce domaine depuis le début des années 2000. Il en résulte une forte impression d’incohérence de ces politiques et d’incapacité à traiter ensemble les différentes dimensions du système complexe que constitue le champ de l’habitat.
55Cette incohérence renforce le sentiment d’une inefficacité des politiques à répondre à l’exigence de la satisfaction des besoins en logement de tous. Sans doute faut-il voir principalement la conséquence du fait que, partant d’un constat optimiste élaboré dès la fin des années 1970, selon lequel la pénurie de logement abordable était résorbée, l’essentiel de l’effort public consacré au logement poursuit aujourd’hui d’autres buts que celui de la satisfaction des besoins. Quasiment seules à porter encore ces enjeux, les politiques ciblées sur la question du logement des personnes défavorisées mises en place au cours des années 1990 montrent cependant leurs limites et ne suffisent plus à traiter des problèmes qui touchent une part importante de la population du pays.
56Face au constat dressé, l’enjeu pour les prochaines années est double :
la prise de conscience étant sans doute acquise, il s’agira d’abord de rechercher les pistes permettant de reconstruire une politique d’offre accessible, inscrite dans l’espace et dans la durée, capable d’anticiper plutôt que de s’adapter avec un temps de retard ;
mais il faudra aussi assumer pleinement la pluralité des politiques de l’habitat, nationales et locales, sectorielles et urbaines, sociales et globales, et s’attacher spécifiquement à la recherche de nouvelles complémentarités et de nouvelles cohérences.
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Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Sondage Ipsos pour Le Moniteur du 16 juin 2006.
2 Selon les calculs effectués par Jacques Friggit pour la commission des comptes du logement. Disponibles sur : www.statistiques.equipement.gouv.fr
3 Dernière édition : Fondation Abbé Pierre pour le logement des défavorisés. L’état du mal logement en France, FAP, 2008.
4 Ce terme désigne le fait que l’on passe progressivement d’aides contingentées donnant lieu à la fixation d’une enveloppe budgétaire et à des décisions unitaires d’attribution, le plus souvent à l’échelle locale (c’est encore le cas pour le financement du logement social) à un système non contingenté de droits ouverts sans enveloppe fixe et surtout sans aucune décision locale (aides à la personne, aides fiscales, prêt à taux zéro).
5 Dans la plupart des pays européens où la compétence logement est fortement décentralisée (Allemagne, Espagne, Italie, Belgique), c’est le niveau régional qui en est l’acteur principal, mais les régions ne deviennent des collectivités territoriales en France qu’en 1984.
6 L’extrême émiettement de la trame communale française (plus de 36 000 communes) suscite une crainte constante à l’égard des choix microlocaux qu’elles peuvent faire en matière d’habitat, le plus souvent dans une logique très conservatrice contraire aux enjeux de solidarité territoriale propres à ces politiques. La défiance de l’État à l’égard des communes se traduit, notamment, par l’imposition depuis 1991, dans un cadre coercitif, d’un taux minimum de logements sociaux.
7 À partir de la loi « Chevènement », de juillet 1999, qui a fortement favorisé la création de communautés de communes et de communautés d’agglomérations dotées de compétences dans le domaine des politiques locales de l’habitat et qui couvrent désormais pratiquement tout le territoire français, à l’exception de la région parisienne où l’intercommunalité reste peu développée.
8 Les aides que l’État peut déléguer sont les aides à la production et à l’amélioration des logements locatifs sociaux et les aides à l’amélioration des logements privés.
9 Presque tous les ministres chargés du logement qui se sont succédé depuis 1985 ont donné leur nom à l’un de ces produits fiscaux : Quilès, Méhaignerie, Périssol, Besson, Lienneman, Robien, Borloo.
Auteur
CRETEIL – Institut d’urbanisme de Paris (Université Paris 12)
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