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Sicile(s) d'aujourd'hui

 | 
Dominique Budor
, 
Maria-Pia De Paulis-Dalembert

Les déchirements de l'Histoire, la "force du présent"

La voie judiciaire et politique dans la lutte contre la mafia

La via giudiziaria e politica nella lotta alla mafia

Antonio Ingroia
Traduction de Esther Castagné

Résumé

Qu’est-ce que la mafia aujourd’hui en Sicile, en Italie et dans le monde, quels sont ses objectifs et ses stratégies ? En quoi consiste le pouvoir mafieux dans les années 2000 ? Quels sont le bilan et les perspectives de l’antimafia en Sicile aujourd’hui ? Et, en particulier, quels sont les résultats de l’action judiciaire et de l’action politique menées contre la mafia en Italie ? C’est à toutes ces questions que tente de répondre cette étude, en un bilan et une mise en perspective des horizons que dessine la mafia et des actions que les Institutions et les associations antimafia devraient mettre en œuvre. À partir des massacres de 1992, dans lesquels périrent les deux magistrats Giovanni Falcone et Paolo Borsellino, sont retracées les grandes étapes du passé récent et de l’évolution de Cosa Nostra, avec le renforcement de ses liens internationaux et son insertion dans le champ de la grande finance. L’étude se termine par un appel citoyen car, face à des scénarios difficilement contrôlables, seule une solidarité sociale et politique autour de l’activité judiciaire contre la mafia pourra permettre de gagner la lutte contre les organisations mafieuses.

Texte intégral

1Qu’est-ce que la mafia sicilienne aujourd’hui en Sicile, en Italie et dans le monde, quelles sont ses stratégies et ses objectifs ? En quoi consiste le pouvoir mafieux dans les années 2000 ? Et quels sont le bilan et les perspectives de la lutte contre la mafia en Sicile aujourd’hui ? Et, en particulier, quels sont les résultats de l’action judiciaire contre elle et de la politique antimafia en Italie ?

2Telles sont les principales questions auxquelles il nous faut répondre pour brosser un tableau synthétique mais fiable de l’histoire récente et de l’état actuel de la confrontation mafia/antimafia en Sicile, qui constitue un unicum dans le panorama mondial, et qui a valeur de modèle, en bien et en mal. La mafia sicilienne a été un modèle de criminalité organisée exportée dans le monde, mais l’antimafia sicilienne a elle aussi été un modèle de lutte contre la mafia qui a obtenu des succès notables sans pour autant qu’ils soient définitifs.

3Ce sont là des histoires longues et complexes car la mafia sicilienne a été, notamment dans un passé pas si lointain, la plus redoutée et la plus puissante des organisations criminelles du monde ; et l’histoire de l’antimafia est liée à certains événements fondateurs, tels que l’ouverture du “maxi-procès contre la mafia” du pool de Falcone et Borsellino (1986), qui fit appeler pour la première fois à la barre puis mena à la condamnation des centaines d’accusés poursuivis pour des dizaines et des dizaines d’homicides, de trafics de drogue et d’armes, et qui permit de retracer pour la première fois dans une salle d’audience les dimensions, les stratégies et les activités d’une organisation devenue, au cours de ces dernières décennies, le groupe criminel leader mondial du trafic d’héroïne, bien inséré en outre dans les cartels internationaux de tous les autres trafics illicites. Mais n’oublions pas un autre événement fondateur de la lutte contre la mafia : le “réveil sicilien”, qui s’est manifesté au cours des mois qui ont suivi la grande vague d’attentats, un réveil qui commença le 15 janvier 1993, jour où fut capturé Totò Riina, le big boss, le chef des chefs, principal artisan des attentats mafieux ; un événement qui marqua le début d’une nouvelle phase, d’une période unique, qui ne se représentera peut-être jamais.

4Ce fut une période terrible suivie d’une période exceptionnelle. Une période terrible parce que ce fut celle des attentats. D’abord les attentats de 1992 : l’attentat du 23 mai 1992 qui tua Giovanni Falcone, le magistrat symbole de la lutte contre la mafia, ainsi que sa femme et les policiers qui composaient son escorte, avec un engin explosif qui fit sauter toute une partie de l’autoroute où Falcone et son escorte voyageaient à bord de trois voitures blindées ; et, deux mois plus tard, la voiture piégée qui tua Paolo Borsellino et son escorte. En 1993 toujours, suivirent les bombes et les attentats hors de Sicile, à Rome, Florence, Milan, y compris ceux contre le patrimoine artistique de notre pays comme par exemple les Offices à Florence : les bombes de l’impuissance de l’État démocratique, qui mirent à genoux l’Italie et la firent alors apparaître incapable de réagir, tel un pays au bord de l’effondrement, avec en arrière-plan la menace d’un véritable “coup d’état mafieux”.

5Et pourtant, cette année-là marqua aussi le début d’une saison exceptionnelle, la saison du réveil, de ce que l’on peut définir comme le “nouveau printemps sicilien” : la révolte de la Sicile de la légalité. À la réprobation devant cette série de crimes atroces, à l’indignation devant l’insuffisance de l’engagement contre la mafia des Institutions (et tout particulièrement des institutions politiques) qui avaient condamné à l’isolement et à la mort d’autres hommes et femmes représentant l’État, s’ajoutèrent progressivement – et cela finit par prévaloir – une attitude positive d’engagement et l’exigence d’un engagement collectif contre la mafia qui, très rapidement, porta ses fruits. Finalement, grâce à la formation d’un vaste mouvement d’opinion, l’État mit en œuvre un effort égal à l’énorme défi lancé par la mafia : et les résultats ne se firent pas attendre. Vit alors le jour un extraordinaire activisme, législatif et opérationnel, qui se concrétisa par la rapide approbation d’importantes réformes contre la mafia, et par l’emploi d’hommes et de moyens – jusqu’au recours à l’armée en Sicile pour seconder les forces de police dans la lutte contre le contrôle mafieux du territoire – qui aidèrent les magistrats à affronter le péril mafieux. Les choix politico-législatifs les plus importants furent : le renforcement des effectifs et des pouvoirs des organismes de police et de la magistrature visant à contrer le phénomène mafieux ; le renforcement des instruments législatifs d’investigation, depuis la réduction de peine pour ceux qui collaborent avec la justice jusqu’à l’utilisation des écoutes téléphoniques et la pose de micros cachés ; le renforcement des instruments de répression, avec l’introduction de l’article 41 bis qui institua le régime carcéral “dur” (c’est-à-dire spécial) pour les mafieux, afin d’interrompre le lien associatif entre le détenu et ses associés aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de la prison ; les mesures patrimoniales : séquestres et confiscations sur la base de mécanismes de simplification probatoire, y compris présomptifs, et la redistribution à des fins sociales des biens confisqués à la mafia.

6Et voilà que la nouvelle stratégie globale, l’engagement solidaire et collectif, permit en quelques années des résultats qui n’avaient jamais été obtenus pendant des décennies : de l’arrestation de Riina à celle de presque tous les mafieux en fuite les plus dangereux ; du complet démantèlement de structures militaires de Cosa Nostra sur le territoire jusqu’au repérage, au séquestre et à la confiscation d’énormes patrimoines illicites, confiés par la suite en gestion à des coopératives de jeunes : des jeunes qui, en travaillant la terre et avec les produits de la terre, ont reconverti des biens de l’économie illégale en biens productifs d’économie légale ; et puis, l’amplification du phénomène de la dissociation de ceux qu’on appelle les “repentis” des rangs des organisations mafieuses, qui a pris alors les proportions d’un phénomène de masse ; la réalisation du régime carcéral “spécial” pour les mafieux, qui a permis de couper de façon effective tout lien que ceux-ci pouvaient avoir avec l’organisation criminelle à l’extérieur, de façon à empêcher les chefs mafieux de continuer à diriger les trafics illicites et d’émettre les condamnations à mort de leurs ennemis ; de l’identification des auteurs matériels et des organisateurs des attentats et des crimes de sang les plus graves de ces derniers temps, jusqu’à la mise à nu des relations de la mafia avec la société sicilienne et nationale, à tous les niveaux, y compris dans ses relations avec la politique et la haute finance.

7Tels furent les grands progrès réalisés dans ces années-là, ce qui a donné l’impression qu’on était tout près, sinon de la défaite définitive de la mafia, du moins de son affaiblissement drastique et durable. Avec aussi la ferme conviction que puisse devenir réalité, une réalité pas trop éloignée dans le temps, l’une des plus célèbres déclarations de Giovanni Falcone : « La mafia est un phénomène humain et, en tant que telle, elle a eu un début et elle aura une fin.»

8Ce furent des années tumultueuses du fait de nombreux événements, dans une sorte de course frénétique vers des objectifs qui semblaient proches : les collaborations importantes, les vérités sur les attentats de 1992-1993, sur les commanditaires occultes de ces attentats, sur les rapports entre politique et mafia, économie et mafia, et ainsi de suite.

9Mais, après avoir gagné tant de batailles, on ne gagna pas la guerre. Brusquement, dans ce torrent en crue, le courant changea de direction, inversa son cours et, de ce fait, remonter le fleuve vers la source devint de plus en plus difficile. À mesure que le niveau et l’importance des enquêtes augmentaient, à mesure qu’émergeaient des complicités et des connivences en haut lieu, à mesure qu’apparaissait clairement l’intention de la magistrature tout entière de ne pas s’arrêter sur le chemin de la vérité, en appliquant intégralement le principe d’égalité de tous les citoyens devant la loi, voilà que les résistances et les obstacles augmentaient. Les difficultés se faisaient toujours plus grandes, toujours plus difficiles à vaincre. La route est devenue de plus en plus raide, la montée de plus en plus ardue. Difficultés et résistances législatives, difficultés et résistances opérationnelles, difficultés et résistances du milieu. En définitive, le climat et le contexte changèrent.

  • 1 Leonardo Sciascia, « I professionisti dell’antimafia », in Corriere della Sera, 10 janvier 1987.

10C’était aussi arrivé à un certain moment au pool de Falcone et Borsellino, et leur isolement s’était avéré lorsque le pool avait effleuré les “sanctuaires” des collusions entre mafia et politique, entre mafia et puissances économiques. Même Falcone et Borsellino dans la seconde moitié des années 1980, une fois épuisé l’engouement du maxi-procès contre la mafia militaire et après qu’avaient été lancées les grandes enquêtes sur les collusions, commencèrent à être perçus par une partie du monde politique et de la classe dirigeante, nationale et locale, comme des adversaires politiques. Une campagne médiatique de désinformation et de dénigrement se déchaîna alors : de héros de la lutte contre la mafia, Falcone et Borsellino furent transformés en ceux que Sciascia avait définis indûment « les professionnels de l’antimafia1 », autrement dit des carriéristes sans scrupules qui utilisaient la lutte contre la mafia pour s’accaparer des mérites et des charges. Et c’est ce qui arriva, dix ans plus tard, aux magistrats du Parquet de Palerme après la vague des attentats.

11Ce fut une grande occasion manquée, l’occasion de pouvoir vaincre définitivement la guerre contre la mafia que l’État, à un certain moment, a donné l’impression de vouloir perdre, ou du moins de ne pas vouloir gagner. Un étrange désir de match nul, de non-lieu, comme pour consacrer une sorte de trêve tacite à distance. Parce que c’est exactement ce qui se passa : la stratégie d’attentats de Cosa Nostra fut vaincue, et la mafia fut contrainte de se replier dans l’ombre en renonçant aux massacres et homicides de hauts responsables, mais en opérant de façon encore plus clandestine, avec pour nouvel objectif d’envahir le monde des grandes affaires, notamment dans le secteur des appels d’offres publics et de la distribution commerciale, afin de conquérir un pouvoir économique plus important et de rétablir des rapports de force avec le pouvoir politique. Elle a alors stipulé de nouveaux pactes de coexistence avec des grands noms de la classe dirigeante sicilienne, avec des personnages importants de la classe politique, avec de larges couches de la bourgeoisie entrepreneuriale. Les nouvelles stratégies criminelles sont plus réfléchies parce que la mafia a tiré des leçons de son passé.

12Le résultat de tout cela c’est que la mafia, qui du temps de la stratégie des attentats était surtout occupée à augmenter son pouvoir sur le territoire et à affirmer sa suprématie nationale, se concentre aujourd’hui sur d’autres stratégies visant notamment à l’augmentation de ses richesses et, de ce fait, à des alliances supranationales avec d’autres mafias pour reconquérir une place de choix dans les grands trafics internationaux. Cette clé de lecture permet de comprendre la récente réactivation des rapports d’alliance de la mafia sicilienne avec les familles italo-américaines opérant aux États-Unis. C’est une mafia qui exploite le processus de globalisation des économies illégales, qui, d’un côté, se réintroduit dans les circuits des grands trafics illégaux transnationaux et qui, de l’autre, a depuis des années maintenant reversé ses propres richesses illicitement accumulées dans les canaux de recyclage international. La mafia est coprotagoniste de son présent et de son avenir ; elle est un élément dynamique de l’économie globale, car celle-ci ne parvient plus à se passer de l’économie illégale, fruit de trafics illicites, qui constitue désormais depuis des années une composante structurelle d’elle-même qu’il n’est peut-être plus possible d’éliminer.

13Pour avoir du succès, les initiatives doivent alors être globales, ne serait-ce que parce que les initiatives uniquement nationales sont insuffisantes. Il est important d’opérer à l’échelle locale, régionale, pour contenir les manifestations nationales des phénomènes mafieux et à l’échelle globale pour éradiquer le phénomène de l’économie illégale.

14Mais ce n’est pas ainsi que les choses se passent en Italie. Alors que la mafia a adapté ses propres stratégies en tenant compte de l’expérience passée, il semble qu’il n’en aille pas de même de la part des Institutions de l’État. Là, on n’a pas tiré les leçons du passé, au contraire, il semble qu’on retombe dans les mêmes erreurs. Falcone disait que l’erreur fondamentale dans l’approche du problème mafieux était de nature politico-culturelle : on ne peut qu’être perdant si l’on affronte la mafia comme un simple problème d’ordre public, avec un grand engagement dans les phases où la criminalité se déchaîne et une chute de tension dans les moments de stagnation. Il semblait que la réaction à la période des attentats des années 1992-1993 aurait dû nous immuniser contre des erreurs de ce genre. Mais en fait il n’en a pas été ainsi. La politique antimafia continue à être avant tout une politique de limitation du phénomène mafieux, de limitation de ses accès les plus violents en tant qu’ils sont immédiatement dangereux pour l’ordre public. Mais c’est aussi une politique de l’irresponsabilité, avec une législation qui tend à augmenter les espaces d’impunité, ce qui finit par favoriser également la mafia.

15Ces dernières années en Italie on a souvent parlé de Cosa Nostra comme d’une « mafia invisibile » ou d’une « mafia sous-marine ». Il faut s’entendre sur le sens de pareilles définitions pour éviter tout malentendu. Ce sont en effet des termes par lesquels on ne veut certes pas faire allusion à une mafia désormais inoffensive ou même définitivement vaincue. Bien au contraire. Aujourd’hui la mafia n’est assurément pas dotée de la même redoutable efficacité militaire qu’au début des années quatre-vingt-dix, celle des attentats de 1992-1993. Cependant la mafia, malgré les coups durs subis dans les années qui suivirent immédiatement les attentats, n’est pas aujourd’hui invisible parce que défaite : son invisibilité est aussi le fruit d’un choix stratégique bien précis et particulièrement insidieux.

  • 2 « Adieu impôt mafieux ». Le « pizzo » est la taxe de protection imposée par la mafia aux commerçant (...)

16En effet, la mafia, après avoir effectué et démontré par ces massacres une violente et impitoyable stratégie d’attaque frontale, a dû subir un important revers du fait de l’action de l’État (mafieux arrêtés comme jamais auparavant, vu le nombre et la stature des criminels, parmi lesquels les exécutants de ces attentats ; biens mafieux confisqués par dizaines de milliards ; véritables arsenaux d’armes saisis). Et elle a aussi subi la période des procès, qui se sont conclus le plus souvent par de lourdes peines. Et voici que la mafia, durement frappée, a choisi une stratégie de trêve, visant à faire oublier sa terrible dangerosité. Plus d’attentats, plus de meurtres éclatants ; c’est le règne de l’esprit de médiation et non plus la logique du conflit ouvert. Les nouveaux chefs de la mafia ont adopté depuis des années la technique du « cône d’ombre », dans le but de rendre l’organisation invisible, de l’enfouir dans les profondeurs. Et, pour se prémunir au mieux des révélations d’éventuels nouveaux repentis, la mafia renforce sa structure « de compartiments étanches », pour que chacun des affiliés ne connaisse que les mafieux qui sont les plus proches de lui et qui sont ses supérieurs directs, et non l’organigramme entier de l’organisation criminelle. Les mécanismes décisionnels sont désormais confiés à un sommet de plus en plus restreint, une sorte de « directoire » des hommes les plus sûrs. On ne fait usage des armes qu’en dernier recours et on réduit par conséquent le nombre de crimes commis. Mais il est évident que la mafia n’a pas renoncé aux systèmes traditionnels, qui ont fait leurs preuves, pour confirmer et consolider le contrôle du territoire et récupérer des formes de consensus (fût-ce par la force) ou du moins de tolérance (comme, par exemple, en adoptant la règle du “payer moins, payer tous” dans le secteur des extorsions qui devient ainsi plus répandu mais moins onéreux pour chacun des entrepreneurs). Mais là, la mafia rencontre aujourd’hui de grandes difficultés et résistances. Dans la société, se multiplient les initiatives spontanées, comme celle des jeunes de « Addio Pizzo2 » qui, en appelant de façon provocatrice les Siciliens à un sursaut d’orgueil et à se rebeller contre le racket du « pizzo », ont touché des couches de plus en plus larges de la société civile, en poussant, entre autres, les secteurs les plus avancés de l’entreprenariat local à s’opposer à la mafia et en favorisant ainsi la naissance d’associations antiracket de commerçants et d’industriels, qui ont fini par impliquer les dirigeants, locaux et nationaux, des associations officielles de chaque catégorie.

17Certains ont pris le changement de stratégie de la mafia pour la fin de la mafia. Et voilà de nouveau qu’il y a eu les sous-estimations, les reculs, les pas en arrière, le manque d’attention, la baisse de tension, et même le refoulement du problème mafieux, qui en a ponctuellement et inexorablement profité en revenant plus fort et plus puissant sur le plan économique, politique et militaire. C’est un système de pouvoir, celui de la mafia, qui a survécu à son pire moment de crise et qui, dans les années qui ont suivi, s’est renforcé au point que l’on peut affirmer – sans crainte d’être démenti – qu’aujourd’hui “les mafias” (non seulement la mafia sicilienne mais aussi celle de Campanie et surtout celle de Calabre) sont plus fortes qu’elles ne l’ont jamais été durant la décennie précédente.

18Et maintenant ? Il est difficile de faire des hypothèses sur l’avenir de la mafia et de ses stratégies et de tirer un bilan définitif d’une période aussi importante et complexe. Il est certain que la mafia sicilienne est entrée dans un processus de financiarisation et de délocalisation. Autrefois liée avant tout au territoire et aux activités illicites qui privilégiaient le contrôle du territoire, elle cherche aujourd’hui à sortir des espaces restreints de son territoire.

19Vingt ans ont passé depuis qu’un magistrat clairvoyant et avisé comme Giovanni Falcone a tiré le signal d’alarme : « la mafia est entrée en bourse. » Falcone fondait son diagnostic sur des preuves concrètes qu’il avait pu observer personnellement lors de ses enquêtes sur le versant affairiste de Cosa Nostra, désormais infiltrée depuis un certain temps dans les sanctuaires de la finance et de l’économie de l’Italie du Nord. Bien du temps est passé, le système économique a changé, nous sommes à l’époque de la globalisation, globalisation de l’économie légale et de l’économie illégale. Et la mafia a changé, c’est une mafia en apparence moins sanguinaire, qui semble avoir abandonné les stratégies criminelles d’attentats, d’opposition frontale aux institutions, qui a un moindre attachement à la terre et qui de ce fait investit moins dans les terres et l’immobilier, plus facilement repérables par les enquêteurs et donc plus facilement sujets à saisies et confiscations. En même temps, c’est une mafia contrainte à relâcher un peu le contrôle du territoire sous la pression de l’action répressive de l’État et d’une nouvelle conscience civique. Mais Cosa Nostra, on le sait, a toujours été capable de faire de nécessité vertu, et voilà que sa “déterritorialisation” forcée la rend moins compacte et pesante ; voilà une mafia qui à force de rester sous-marine est devenue une “mafia liquide”, à la structure toujours plus légère et invisible, avec une plus grande capacité d’adaptation et d’expansion hors de ses territoires d’origine.

20C’est dans ce contexte que s’est élaborée la nouvelle phase évolutive de la mafia, entrée dans un processus de financiarisation à tout va. Ce qui aboutit à au moins deux conséquences. En premier lieu, la “délocalisation” de Cosa Nostra, qui n’est désormais plus maîtresse absolue du territoire, lui confère une plus grande mobilité sur le territoire national et international, une plus grande compétitivité sur les marchés illicites internationaux. C’est cette conscience qui a probablement inspiré les projets les plus récents de la direction stratégique de Cosa Nostra comme par exemple celui de rouvrir les canaux de liaison outre-Atlantique, notamment avec la mafia italo-américaine, pour tenter de reconquérir une place de premier plan dans les grands trafics illégaux qui sont aujourd’hui entre les mains de la ‘ndrangheta calabraise. Par ailleurs, la diminution générale des recettes au cours de ces dernières années a conduit les “cols blancs”, ces professionnels de la finance, ces consultants en recyclage dont dépend la réussite de la réutilisation et des investissements de l’argent sale encaissé par la mafia pendant l’âge d’or de la grande accumulation illicite, à tenir un rôle de plus en plus important dans l’économie mafieuse. Il s’agit là d’un autre des changements de Cosa Nostra, de moins en moins populaire, de moins en moins rurale, et de plus en plus bourgeoise et financière. Avec pour conséquence que cette catégorie professionnelle de mafieux en complet veston tendra inévitablement à devenir de plus en plus importante dans la hiérarchie de l’univers criminel, créant ainsi de nouvelles tensions internes en fonction des possibles changements des rapports de force entre l’aile militaire et l’aile politico-financière du système de pouvoir mafieux. Les effets en sont imprévisibles.

21L’avenir est en partie imprévisible, mais c’est aussi à l’avenir qu’appartient la bataille décisive pour contrer le phénomène de globalisation de l’économie mafieuse. Le plus important défi du futur réside dans la capacité des États et des législations nationales à renoncer à une partie de leur souveraineté nationale au profit du renforcement des instruments supranationaux de lutte contre la criminalité transnationale ; et dans le fait que chaque État national serve de stimulus pour les autres. On ne peut pas lutter contre une criminalité transnationale vouée aux trafics internationaux avec des instruments nationaux. De là découle la nécessité d’intensifier les moments d’échange, de rencontre et de confrontation entre législations, magistratures et pratiques diverses.

22Mais il est un défi de l’avenir non moins important : c’est de réussir à vaincre le phénomène mafieux, en reconvertissant l’économie illégale en économie de la légalité.

23En ce sens, l’autre Sicile et l’autre Italie, cette partie du Pays qui s’est regroupée derrière les magistrats y compris dans les années les plus difficiles et qui n’a jamais faibli, représentent un signe tangible de progrès. C’est la Sicile des jeunes, qui travaillent en coopératives dans les fonds confisqués à la mafia et qui vendent des pâtes, du vin et de l’huile produits sur ces terres, arrachées à l’économie mafieuse et transformées en terres de légalité. La Sicile des prêtres-courage qui œuvrent dans les quartiers les plus difficiles de Palerme. La Sicile des enseignants et des étudiants qui réalisent, jour après jour, avec enthousiasme, dans les écoles de tous types et de tous niveaux, des myriades d’initiatives contre la mafia. L’Italie des innombrables associations de volontaires qui ont construit sur tout le territoire national une culture concrète de la légalité et un authentique engagement contre la mafia pour véritablement construire une autre Italie.

24Pour donner plus de force à cette Italie “nouvelle”, cette Italie de la légalité, il faut cependant le soutien de l’opinion publique nationale et internationale. Je suis convaincu, en particulier, qu’on ne peut faire face à un système mafieux de plus en plus international qu’avec un mouvement antimafia lui aussi international, un mouvement antimafia qui se traduise en initiatives internationales pour obtenir des Institutions des engagements précis et des actes concrets. Une lutte internationale contre la mafia qui soit sociale avant même d’être institutionnelle. Voilà pourquoi je suis convaincu que la réalisation de la prophétie de Falcone (« la mafia, comme phénomène humain, a eu un début et elle aura une fin ») dépend de tous, parce que, même dans un contexte international aussi complexe, chacun peut jouer un rôle et a une responsabilité. La fin de la mafia, au fond, dépend de chacun de nous, citoyens du monde.

Notes

1 Leonardo Sciascia, « I professionisti dell’antimafia », in Corriere della Sera, 10 janvier 1987.

2 « Adieu impôt mafieux ». Le « pizzo » est la taxe de protection imposée par la mafia aux commerçants et entrepreneurs siciliens.

Auteur

Procureur Adjoint, Parquet du district Antimafia de Palerme

Esther Castagné (Traducteur)

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