Les modalités du discours scientifique de Margaret Cavendish et d’Anne Conway : une pensée autodidacte au service de l’ordrefr
p. 109-111
Texte intégral
1En illustrant la théorie de la tabula rasa, des textes comme Philosophus autodidactus montrent que l’on peut accéder à la vérité par la seule observation de ce qui nous entoure, en se détachant des préjugés et des faux savoirs. Il n’est pas surprenant que le texte d’Ibn Tufayl reçoive tant d’attention en Angleterre, au moment où la scolastique et l’érudition qui l’accompagne sont critiquées. Dans la théorie de la tabula rasa reprise par Locke, comme dans celle des idées innées avancée par Descartes, les autodidactes peuvent trouver une légitimation de leur intervention dans le débat intellectuel.
2Les modes de pensée de l’autodidacte se rapprochent par ailleurs de ceux du bricoleur, qui s’arrange « avec les moyens du bord », selon Lévi-Strauss. Un rapprochement est alors opéré entre bricolage et pensée mythique :
La pensée mythique, bien qu’engluée dans les images, est déjà généralisatrice, donc scientifique : elle aussi travaille à coups d’analogies et de rapprochements, même si, dans le cas du bricolage, ses créations se ramènent toujours à un arrangement nouveau d’éléments dont la nature n’est pas modifiée selon qu’ils figurent dans l’ensemble instrumental ou dans l’agencement final1.
3Sans véritable méthode, à l’inverse de l’ingénieur qui représente l’autre mode de connaissance, le bricoleur reconstruit sans cesse à l’aide des mêmes matériaux, mais il s’agit déjà d’une entreprise à caractère scientifique. S’inspirant de Lévi-Strauss, Willem Frijhoff souligne que deux figures de l’autodidacte apparaissent dans les sources de l’époque moderne : le bricoleur et le polygraphe. Selon Frijhoff, le bricoleur est celui qui a acquis un savoir livresque qu’il ne sait pas utiliser. C’est un amateur qui ne perçoit pas l’impact ou l’utilité de son savoir, tout en possédant un avantage considérable sur le savant : la liberté et l’audace. Si l’autodidacte est relégué aux marges de la communauté scientifique, il est aussi plus libre de ses actes car il n’est pas surveillé, ni perçu comme un concurrent. On a vu que c’est précisément de cette position marginale que Cavendish et Conway jouent pour s’attirer l’indulgence et la confiance des savants, et se faire ainsi une place dans une communauté scientifique où domine une éthique du secret et de la méfiance. Frijhoff dit ainsi de l’autodidacte-bricoleur :
L’autodidacte possède aussi, dans ce sens, une candeur par rapport au savoir qui lui permet de sortir des sentiers battus soit en prenant des initiatives impromptues, soit en osant des sauts logiques devant lesquels un savant chevronné hésiterait parce qu’il se sent gêné par les implications qu’il est capable de prévoir2.
4C’est parce que l’autodidacte conserve une certaine innocence qu’il est aussi plus libre ; il n’est donc pas étonnant que de nombreux inventeurs de l’époque moderne soient des autodidactes. On montrera que Cavendish et Conway sont adeptes de toutes les formes de bricolage et osent des rapprochements et des sauts logiques innovants, parfois saugrenus, qui révèlent aussi bien leur mode de pensée que les spécificités de la philosophie naturelle au xviie siècle, perçues depuis une position marginale. Mais les deux femmes sont aussi des polygraphes, que Frijhoff définit comme « [des] compilateur[s] de sommes énormes de connaissances sans structure autre qu’alphabétique, chronologique ou faussement systématique3 ». Il suffit de jeter un coup d’œil aux tables des matières des traités de Cavendish pour en trouver un bon exemple. Les nombreuses subdivisions semblent constituer une garantie suffisante de logique et de cohérence pour la duchesse. L’organisation de ses textes philosophiques tend à devenir plus convaincante au fil des publications, mais elle reste parfois arbitraire4.
5L’ordonnancement des idées est bien ce qui semble le plus difficile à réaliser pour les deux femmes, car seule l’application d’une méthode rigoureuse devrait leur permettre de structurer de manière logique leurs écrits. Plutôt que de hiérarchiser les connaissances, l’autodidacte les juxtapose pour créer une encyclopédie de son savoir, qu’il ne sait pas toujours mettre à profit : « n’ayant pas d’étalon à sa disposition, il est incapable de choisir5 ». Mais avec le déclin de la scolastique et l’émergence de la « nouvelle science » et des nouvelles méthodes qui l’accompagnent, ce bricolage est moins souvent perçu comme une erreur de logique. On comprend alors, grâce à des inventeurs tels que van Leeuwenhoek, que la méthode n’est pas la condition de l’avancement du savoir. C’est précisément tout le paradoxe de la méthode à l’époque moderne : les découvertes scientifiques ne sont pas le fait de théoriciens de la méthode ; pourtant, la nécessité d’élaborer une méthode pertinente s’impose dans ce contexte de multiplication des théories d’explication de la nature.
6Tentatives de réconciliation entre les Anciens et les Modernes, mais aussi entre l’ignorance et l’érudition, les textes de Cavendish et de Conway, qui ont d’abord pour objectif d’illustrer et de définir l’ordre cosmique, politique et religieux, nous semblent être avant tout des textes « bricolés », qui s’appuient sur un répertoire hétéroclite et limité, mais vaste. Les deux femmes adoptent la démarche rétro-spective du bricoleur : elles doivent en effet « se retourner vers un ensemble déjà constitué, formé d’outils et de matériaux ; en faire, ou en refaire l’inventaire ; enfin et surtout, engager avec lui une sorte de dialogue, pour répertorier, avant de choisir entre elles, les réponses possibles6 ». Cette démarche révèle très exactement les modalités du discours scientifique de Cavendish et de Conway. L’éclectisme et le dialogisme, qui sont au fondement de la démarche du bricoleur selon Lévi-Strauss, sont aussi des caractéristiques majeures du discours scientifique des deux femmes, dans lequel l’ordre du discours se fait le garant de l’ordre des choses.
Notes de bas de page
1 Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, op. cit., p. 35.
2 Willem Frijhoff, « Autodidaxies, xvie-xixe siècles », op. cit., p. 22.
3 Ibid., p. 23.
4 Il convient toutefois de noter que les traités de philosophie naturelle du milieu du xviie siècle proposent souvent une structure qui procède plus de l’accumulation que de la hiérarchisation. Sans doute cette tendance est-elle la conséquence du caractère encyclopédique de la philosophie naturelle à l’époque moderne. On verra qu’elle va de pair avec le probabilisme caractéristique du discours scientifique au xviie siècle.
5 Willem Frijhoff, « Autodidaxies, xvie-xixe siècles », op. cit., p. 23.
6 Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, op. cit., p. 32.
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