Les politiques de la jeunesse au Royaume-Uni et en France
| , ,Des politiques axées sur la citoyenneté
Les « grands frères » dans la politique jeunesse de Saint-Denis
Genèse d’une figure dépréciée dans le débat public local et national
The ‘grands-frères’ project to prevent juvenile delinquency in French Suburbs
Résumé
Dans la France des années 1980, la figure du « grand frère » s’est extirpée des cités pour devenir un symbole des politiques émergentes en matière de prévention de la délinquance. À partir des données d’une enquête menée en 2007-2009 à Saint-Denis, l’article apporte un éclairage sur le « mystère politique » que constitue l’apparition des « grands frères » dans un pays qui historiquement rejette le communautarisme. Il aboutit à la conclusion que les espoirs portés par la politique des « grands frères » ne se sont guère transformés en un dispositif convaincant et que celui-ci reste, en définitive, perçu comme un échec.
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Texte intégral
- 1 Au sujet des formes de réaffiliation au sein du territoire local et de son investissement par les p (...)
- 2 Thomas Sauvadet (2005 : 162) évoque la formation de « groupes de jeunes », « sur la base d’une asso (...)
1Tout au long des années 2000, le rideau semble s’être refermé sur les tenants du rôle de « grand frère ». Pourtant, des années 1980 à la fin des années 1990, les médias célèbrent encore fréquemment les actions que ces derniers mènent auprès des jeunes dans les quartiers marginalisés (Duret 1996 : 2). Qui semble alors mieux placé pour prendre en charge le malaise qui transparaît dans les révoltes urbaines ? L’urgence politique commande en effet de retisser le lien avec la jeunesse des cités, qui acquiert une visibilité dans l’espace public à partir des années 1980 (Beaud, Masclet 2006). Par ailleurs, comme le montre Robert Castel, de nouvelles formes de solidarités fondées sur la « protection rapprochée » se développent dans les quartiers populaires dès la fin des années 1970 (2003 : 11). Tandis que le salariat et ses garanties de protection se desserrent autour des familles, le gouffre entre les jeunes et les institutions se creuse. Dès lors, le quartier semble devenir un lieu de « supports »1 contre l’insécurité sociale. L’entraide se déploie au sein des réseaux de voisinage. Comme l’explique Thomas Sauvadet (2005), « grand frère » devient ainsi l’appellation métaphorique qui énonce le rapport d’autorité et d’entraide que certains aînés développent avec les cadets dans les cités2. Le soutien moral, matériel et physique, la transmission des pratiques – notamment religieuses et sportives – suscitent l’attrait des « petits », à l’appui d’une réputation « guerrière » forçant le respect envers ces personnages charismatiques. Le recours des habitants à une image du lien familial est souvent interprété dans le champ médiatique comme un repli d’ordre communautaire face à la faillite intégratrice du travail. Néanmoins, l’examen des initiatives militantes menées sur le territoire francilien a révélé de nombreux échanges avec les associations et les institutions, par-delà les frontières du quartier et les réseaux d’interconnaissances juvéniles (Duret 1996 : 2). L’action éducative des « grands frères », qui culmine fréquemment dans des initiatives à visée associative orientées vers l’offre de loisir et de sport, ne tarde donc pas à irradier. Pourquoi ne pas appuyer la force publique sur ces énergies déjà mobilisées ? Le pari est lancé. Figures célébrées dans les journaux, les « grands frères » représentent à la fin des années 1980 la carte maîtresse qui manque aux élus : la proximité avec les « jeunes de cités ». Une carte jouée dans de nombreux quartiers par les instances locales qui prennent une responsabilité croissante dans la mise en œuvre de la prévention sociale. Promus à des fonctions publiques, les « grands frères » vont porter jusqu’à la fin des années 1990 l’espoir de médiation en direction des territoires prioritaires de l’action publique.
2Cet espoir se dissipe au fil de la décennie 2000. La proximité que ces agents des politiques locales de jeunesse entretiennent avec leur public, exposée au soupçon de communautarisme, tend à passer progressivement du rang de solution à celui de problème. Dans le discours public qui s’élabore à la fin des années 2000, les interventions des « grands frères » finissent par être présentées comme l’œuvre honteuse d’une « politique » qu’il importe de confier aux bras du passé. Le débat national se réfère alors à l’appellation « politique des grands frères » pour désigner rétrospectivement ce mouvement d’expérimentations politiques visant la médiation entre les jeunes et le maillage institutionnel par l’intermédiaire d’agents civils issus des territoires marginalisés.
- 3 Nous rejoignons sur ce point les constats de Michel Kokoreff, Pierre Barron et Odile Steinauer (200 (...)
3Cet article interroge le courant de désaffection vis-à-vis des formes de régulations locales au sein des quartiers populaires. Quels facteurs ont provoqué l’essor puis le déclin de ce recours aux « grands frères » ? Dans un premier temps, quelques éléments de réponse seront proposés à travers l’examen du contexte national dans lequel le phénomène est apparu. Une fois éclaircie l’expression « politique des grands frères », il s’agira de comprendre comment a évolué le discours public sur ces acteurs. Ce rappel des faits permettra, dans un second temps, d’éclairer les fondements et les enjeux sociopolitiques que comporte ce débat public à l’échelle locale. Afin d’analyser le processus qui a conduit à la disqualification publique de certains professionnels de médiation sociale, il sera question d’une enquête menée dans la ville de Saint-Denis de 2007 à 2009. Nous verrons tout d’abord que les « grands frères » représentent des « figures discursives plus que des figures concrètes »3. Enfin, une explication sera avancée sur l’émergence de cette catégorie de discours et son usage dépréciatif parmi les élus et les professionnels de la ville.
Cadre et dispositif de l’enquête
- 4 En 1982, le taux de chômage représente 11 %. En 1990, il dépassera celui du département (11,5 %) en (...)
- 5 Il résulte de ces courants migratoires qu’en 1982, 45,3 % des mineurs subissant les effets socio-fa (...)
- 6 Archives municipales de Saint-Denis, 543 W 32, « proposition soumise à l’avis du bureau municipal » (...)
4Le département de la Seine-Saint-Denis a été le laboratoire d’expériences qui permettent de comprendre les actions des « grands frères » et leurs contextes d’apparition. Territoire d’enracinement du communisme municipal vivement touché par la désindustrialisation, la banlieue nord a été parsemée d’expérimentations politiques mobilisant des acteurs civils intermédiaires, dès le milieu des années 1970. Cette précocité est inaugurée en particulier par la ville de Saint-Denis, « ville rouge » épinglée du vocable « banlieue difficile » dans les années 1980. Le chômage4 et la précarité de masse, leur absorption par une population immigrée nombreuse5 s’incarnent durant cette période dans un habitat populaire matériellement dégradé et socialement conflictuel. Les archives municipales ont conservé les préoccupations des élus de l’époque, qui constatent alors l’ampleur des « répercussions morales » du développement de la crise « dans la jeunesse »6, tandis que les désordres du bruit, des affrontements, de la délinquance et de l’oisiveté se manifestent dans les grands ensembles.
- 7 La direction de la Jeunesse prend actuellement en charge le pilotage et l’administration des interv (...)
- 8 Le quartier Saussaie-Floréal-Courtille a longtemps été caractérisé par sa situation enclavée, qui l (...)
- 9 Les discours auxquels l’auteur se réfère ici ont été recueillis au cours d’entretiens d’ordre infor (...)
- 10 Durant cette seconde étape de l’enquête, des entretiens libres et semi-directifs ont été réalisés d (...)
5Les données empiriques sur lesquelles se fonde la réflexion présente ont été recueillies à partir de cette question initiale : quelles réponses la municipalité de Saint-Denis a-t-elle mises en œuvre face aux difficultés identifiées chez les jeunes habitants ? Ainsi, le dispositif de recherche a été conçu pour explorer le dispositif institutionnel déployé en direction de la jeunesse dionysienne, des années 1970 à nos jours. L’enquête qualitative a été circonscrite aux limites institutionnelles de la direction de la Jeunesse7, et s’est située dans le cadre d’une approche inductive, qui trouve une de ses applications les plus abouties dans la « théorie enracinée » (« Grounded Theory ») de Barney Glaser et Anselm Strauss (1967). Une fois les préconstruits théoriques écartés, les questionnements et les hypothèses ont surgi au fil des investigations empiriques, dans le cadre informel des échanges routiniers avec les professionnels du réseau. Ce dispositif d’observation par immersion a conduit à identifier et à interroger le relatif isolement d’une équipe de quatre animateurs socio-culturels implantée dans une Antenne jeunesse, au sein du quartier Saussaie-Floréal-Courtille8. Au moment de l’enquête, cette structure affiliée à la direction de la Jeunesse se tenait en effet à la marge des activités partenariales et faisait l’objet d’une disqualification de la part d’autres professionnels du quartier, d’élus et de membres de leur direction9. C’est pourquoi une deuxième phase de recherche a été mise en œuvre, centrée sur un travail d’observation directe quotidienne des pratiques de cette équipe d’animateurs. L’étude a concerné aussi bien les interactions avec le public de l’Antenne jeunesse que les rapports entretenus avec les membres de la direction, les autres animateurs de la ville et les autres professionnels du quartier. Ces derniers acteurs, par ailleurs interrogés, ont fréquemment recouru à la catégorie « grand frère » pour désigner un certain nombre d’animateurs de la ville avec qui ils estimaient avoir des difficultés à collaborer10. Par conséquent, une ultime procédure d’enquête a été conçue. Des recherches documentaires au sein des équipements municipaux et au sein des archives municipales de Saint-Denis, ainsi que l’orientation des entretiens vers le récit biographique ont eu pour but d’appréhender l’origine des conflits et de l’appellation « grand frère ». En écho au débat public national, elle s’est avérée une catégorie du discours désignant des professionnels inadaptés et inadaptables aux nouvelles conditions d’exercice professionnel qu’exigent l’action publique territorialisée et sa nouvelle « technologie » du social. L’analyse du matériel diversifié de l’enquête a donc visé à interpréter ce récit collectif.
La « politique des grands frères » et le constat de l’échec à l’échelle nationale
L’« échec » du gouvernement ?
6Avant de nous pencher sur la situation locale à Saint-Denis, examinons tout d’abord le discours produit sur les « grands frères » et les raisons de ce discours à l’échelle nationale.
- 11 Le 3 décembre 1983, environ cent mille personnes défilèrent au sein de « la Marche pour l’égalité e (...)
7L’expression « politique des grands frères » est couramment employée dans le débat public français. Ces termes renvoient, dans la mémoire collective, à des événements fortement médiatisés au début des années 1980 : les premières flammes dans le quartier des Minguettes de la banlieue lyonnaise, l’agitation fébrile parmi la classe politique, les ardeurs en œuvre qui convergent vers les quartiers dès lors qualifiés de « difficiles ». Des ardeurs auxquelles va s’associer progressivement la figure du « grand frère ». Celle-ci symbolise alors l’énergie nouvelle, la promesse démocratique délivrée par la populaire « marche des beurs »11, la proximité avec cette partie de la jeunesse que l’on ne comprend plus, le pouvoir d’apaiser les tensions. Certes, la « politique des grands frères » prend son sens au sein du récit public. Pourtant, la formule en usage véhicule un double leurre.
- 12 Il est fait référence ici au paradigme de la lutte contre « l’insécurité » qui acquiert une central (...)
8Tout d’abord, l’idée selon laquelle il a existé une politique des « grands frères » dissimule l’hétérogénéité du phénomène. Manifestement, l’engouement s’est répandu sur l’ensemble du territoire national. À partir des années 1980, l’inspiration commune parmi les municipalités a consisté à puiser au sein des réseaux civils d’interconnaissances des personnages ressources, d’emblée reliés au public de la jeunesse ciblée par les pouvoirs locaux. Toutefois, seul l’outil semble commun à ces initiatives. Les principes qui animent les expérimentations locales lancées à divers moments dans les communes ont suivi des variations pouvant aller de la tradition du militantisme communiste, les intégrant au projet d’« éducation populaire », au paradigme de la « prévention de la délinquance »12.
- 13 L’initiative étatique s’affirme à partir de 1984 avec les « Travaux d’utilité collective » et se pr (...)
- 14 La loi du 16 octobre 1997 sur les emplois-jeunes vise la création de 350 000 emplois dans le secteu (...)
9Parler d’une « politique des grands frères » est donc quelque peu abusif. Nous aurions en outre peine à en trouver le fondement législatif. Nul texte ne mentionne expressément le recours public aux « grands frères ». Officiellement, nous trouvons des « médiateurs », des « animateurs », des « agents d’ambiance », des « anges gardiens », autant de postes favorisés par le dispositif des emplois aidés13. Mais précisons-le : si, à travers ces dispositifs, le législateur vise le recrutement sur des bases discriminatoires – les emplois jeunes, par exemple, visent à favoriser l’emploi des 18-26 ans14 – il n’existe pas de politique nationale encourageant explicitement les villes à mandater, pour intervenir dans les cités, des agents sur la base de leur « autochtonie », de leur sexe ou de leur origine ethnique.
Politique de la gauche et menace du communautarisme
- 15 François Mitterrand (1916-1996) a cumulé deux mandats présidentiels de 1981 à 1995, symbolisant l’a (...)
- 16 Premier ministre de 1997 à 2001, Lionel Jospin a contribué, sous inspiration socialiste, à mettre e (...)
- 17 En 2007, Rachida Dati entre dans le premier gouvernement (droitiste) formé par l’actuel président N (...)
10Examinons à présent le grief couramment adressé à la politique socialiste de François Mitterrand15 ainsi qu’au gouvernement Lionel Jospin16. Grief qui, au passage, véhicule le deuxième leurre : une analogie hâtive entre les « grands frères » et la gauche gouvernementale qui aurait été à l’initiative et aux rênes d’une expérimentation sur le territoire national. Dans les faits, des municipalités de droite comme de gauche ont eu recours à des « grands frères ». Parfois même, comme nous le verrons avec l’exemple de Saint-Denis, la démarche voit le jour précisément dans le cadre d’une opposition à l’État. L’idée culmine pourtant dans le discours de Rachida Dati à l’Assemblée nationale en juin 200817. Alors ministre de la Justice, elle s’indigne contre les socialistes en ces termes :
- 18 Source : vidéo de l’intervention de Rachida Dati le 03/06/2008, à l’Assemblée nationale, « Rachida (...)
Votre politique d’intégration a été un échec ! Vous avez créé cette politique de « grands frères » pour s’occuper de jeunes filles qui ne demandaient rien. […] Les grands frères ont conduit à une politique de repli communautaire, à une politique identitaire, que vous avez soutenue18 !
11Ce discours concentre toutes les composantes du récit public construit aujourd’hui sur les « grands frères ». Celui-ci repose avant tout sur le postulat selon lequel les « jeunes de cité » constituent à l’échelle nationale un groupe social homogène, fondé sur des sentiments communautaires liant l’origine ethnique et le genre. La proximité identitaire des agents et leur public, la convergence apparente entre les appartenances sociales, ethniques, de territoire, de classe d’âge ou de genre réveillent le sentiment d’un enclavement propre à diviser la société française, et le soupçon de pratiques discriminantes de la part des gouvernants, qui entérineraient ces divisions. Le dénigrement du rôle des médiateurs dans les quartiers, le suremploi du terme « grands frères » emprunté aux cités pour son pouvoir évocateur – la métaphore familiale ne manifeste-t-elle pas d’elle-même le flagrant délit de repli communautaire ? – s’inscrivent au cœur d’une matrice discursive qui se constitue à la fin des années 1990. Pour Laurent Mucchielli (2000 : 361) en effet, cela participe d’un paradigme sécuritaire qui amalgame Maghreb, Islam et délinquance juvénile, dimensions emboîtées au sein desquelles viendraient se constituer les réseaux de « pouvoir » dont les « grands frères » tireraient leur unique légitimité.
- 19 Fondatrice du mouvement « ni pute ni soumise », Fadela Amara illustre par son parcours la reprise d (...)
- 20 D’autant que le repli des filles au sein de la sphère domestique les a éloignées de la formation de (...)
12Le spectre de la division se manifeste par ailleurs au sein des débats d’inspiration féministe. Le mouvement « ni putes ni soumises » qui émerge en 2003 a contribué à populariser les revendications féministes déjà portées par les filles de la génération « post-soixante-huitarde » dans le contexte de la « marche des beurs ». Notamment, la ferveur dénonciatrice de Fadela Amara19 dirige les projecteurs sur l’oppression masculine à l’œuvre dans les cités. L’égalité revendiquée par les filles issues de l’immigration dégénère rapidement en stigmatisation des « jeunes de banlieue ». Trônerait en leur sein la toute-puissance des « grands frères » dont le rôle est décrié au sein du quartier et de la cellule familiale. Une fois encore, sans nier les logiques d’enchevêtrement existant entre les rapports sociaux de genre et les pratiques de médiation au sein des quartiers20, il faut souligner le strict amalgame établi sous l’étendard de la thématique républicaine : Islam, Maghreb et oppression masculine siéent parfaitement à l’image surexposée du « grand frère », quand bien même les efforts féminins d’émancipation culturelle et politique se nourrirent du soutien des animateurs de quartier (Beaud, Masclet 2006 : 823).
Les dérives du phénomène des « grands frères »
13Le postulat du communautarisme a orienté une partie des pratiques elles-mêmes, ce qui a alimenté la ferveur des critiques. En effet, la diversité des entreprises de médiation inclut le recours à des agents issus de territoires extérieurs aux terrains d’intervention, mais dont l’âge et le sexe, voire la culture supposée, sont des critères considérés par les autorités municipales comme des compétences à établir la communication avec les « jeunes de cité ». Or, l’écho se fait très rapide sur les échecs auxquels aboutissent ces expériences qui s’appuient à la fin des années 1990 sur une lecture biaisée des premiers succès. Une démarche inverse consiste à recruter sur le critère exclusif de l’appartenance territoriale. Elle conduit aux mêmes impasses : une fois la teneur militante écartée des opérations, on constate que n’est pas éducateur qui veut. La prolifération de ce type d’initiatives contribue à redessiner à la fin des années 1990 la figure du « grand frère » comme « pompier de service ». Son impopularité grandit ; la condamnation de la « politique des grands frères » se répand. Le repli stratégique sur la norme du « professionnalisme » s’organise alors, le diplôme devenant le critère hégémonique, notamment dans le champ de l’animation qui s’institutionnalise lentement à partir des années 1970.
14En définitive, les « grands frères » apparaissent comme le produit d’une politique gouvernementale révolue, dans la mesure où elle se serait soldée par un « échec ». Les flammes des émeutes de novembre 2005 ont définitivement engagé le procès des médiateurs de quartier (et de la politique de la ville tout entière) donnant à ce discours sur l’échec et sur l’erreur la force d’une évidence. Restent dans l’ombre les expériences multiples et leurs bilans, au sein des configurations locales. Ce seul fait de multiplicité met en doute le diagnostic uniforme et sans appel que dresse aujourd’hui le discours public. C’est pourquoi cet article se garde de lui substituer un bilan général. En revanche, il s’agit d’explorer à présent l’une de ces histoires communales, qui offre peut-être de nouvelles pistes pour comprendre ce discours.
Les invisibles « grands frères » de Saint-Denis
15À Saint-Denis, l’appellation « grand frère » pointe des acteurs réfractaires à cette étiquette. Paradoxalement, cette figure est omniprésente dans les entretiens et les discussions informelles avec les professionnels de la ville. Au cours de l’année 2008, souhaitant lui associer quelque visage concret, l’auteur entreprend d’établir le contact avec les personnes désignées comme telles par des interlocuteurs de la direction de la Jeunesse. Cependant, ayant mené l’enquête des couloirs de l’administration jusqu’aux treize structures d’animation jeunesse implantées dans les quartiers, l’auteur découvre qu’aucun acteur ne veut être un « grand frère ». Il se révèle en particulier pour les animateurs un habit disqualifiant et stigmatisant. À défaut d’être abandonné, il est attribué à l’autre au sein des pratiques discursives, ce qui semble alors un moyen de composer avec le renouvellement constant de cette identification au sein des réseaux municipaux. C’est là en effet que s’élabore le récit collectif sur les « grands frères », perçus comme l’héritage d’une politique locale du passé, dont on s’embarrasse désormais. Par conséquent, au cours de l’année 2009, l’auteur décide de poursuivre la recherche dans les archives locales. L’auteur prend également contact avec d’anciens animateurs de la ville, étiquetés « premiers grands frères » et écoute leurs récits. Or, tandis que l’histoire de la politique jeunesse dionysienne se dessine progressivement, l’absence se répète. Le nom ne figure pas plus entre les lignes des sources conservées par la mairie, qu’entre les lèvres des personnes désignées. Au fil des recherches, le récit qui s’élabore publiquement ces dernières années sur le recrutement de « grands frères » par la ville se révèle comme une reconstruction a posteriori de l’histoire locale.
16Il faut donc à présent tenter d’éclairer les enjeux politiques que comporte la nomination « grand frère », expliquer son succès à une période donnée de l’histoire locale, et comprendre comment s’est construite l’évidence d’une « politique des grands frères » et de son échec.
Aux sources de la politique jeunesse de Saint-Denis : les fondements d’une action de proximité
17Si les archives de Saint-Denis ne relatent nullement l’histoire d’une « politique des grands frères », elles racontent, en revanche, l’origine du quiproquo à l’échelle communale. Pour le comprendre, commençons par mentionner quelques lignes centrales de l’histoire de la politique jeunesse municipale, élaborée à partir des entretiens biographiques et des recherches dans les archives municipales.
- 21 Sur ce phénomène, voir aussi : Olivier Masclet 2003, La gauche et les cités. Enquête sur un rendez- (...)
- 22 L’anonymat de l’enquêté a été sauvegardé.
- 23 Ancien bidonville accueillant les populations immigrées, la cité du Franc-Moisin présente dès la fi (...)
18Au terme des années 1970, nous trouvons le germe de la politique jeunesse de la ville. Durant cette période, l’écart se creuse entre la municipalité et la population juvénile, sur le plan social, par l’intermédiaire du chômage et de la tertiarisation et, sur le plan culturel, la main-d’œuvre étant davantage puisée au sein des populations étrangères. Cette distanciation se traduit par une baisse de participation notable aux scrutins et la désaffection que connaissent les équipements municipaux de jeunesse. Par ailleurs, l’ancienne ville ouvrière bénéficiant d’une immigration précoce, les militants communistes sont en présence d’un groupe important de travailleurs et de militants algériens auxquels ils associèrent leur lutte lors de la guerre d’Algérie. Une décennie plus tard, les énergies militantes ont encore l’occasion de converger dans l’opposition à la désindustrialisation. De ce fait, le fossé que la crise a creusé entre les élus et les jeunes dionysiens21 est en partie comblé par la présence intermédiaire de personnages militants ayant une double affiliation. Ils sont insérés à la fois dans le jeu des réseaux communistes les liant aux personnalités municipales, et dans le jeu informel des régulations locales au sein des quartiers. À la recherche de mesures d’urgence pour résorber les effets de la crise parmi la jeunesse, les élus en viennent à s’entourer de ces personnalités militantes représentant le maillon manquant entre ces deux univers sociaux et le pouvoir de retisser ainsi un lien indirect avec les jeunes issus de l’immigration, les plus touchés par l’effondrement de l’industrie. Le phénomène des « grands frères » n’a pas encore fait connaître son nom. Les dispositifs d’emplois aidés devront attendre 1984 pour connaître leurs premières fondations. Pas de tournant décisif, en outre, dans ces choix politiques. Au contraire, ils s’opèrent dans le prolongement du communisme municipal fortement structuré par le militantisme, conformément au modèle de vie communautaire qu’il expérimente. Des figures clefs, bénéficiant d’un capital de sympathie auprès des jeunes de la commune et socialisés dans l’univers des luttes communistes, et notamment celle de l’éducation populaire, vont se faire connaître à travers des actions à visée éducative, fondées la plupart du temps sur les pratiques sportives. C’est ainsi qu’Amar22, professeur de karaté, fut sollicité par le maire au tournant de la décennie 1980 afin de « retisser le lien social avec les jeunes », dans le quartier Franc-Moisin23. Sur ce territoire particulièrement affecté par le retrait des entreprises, il est chargé de monter des projets d’animation avec les jeunes habitants, sans plus de directives, ni d’outils préalables. Une grande souplesse caractérisera le choix de son public et de ses actions, centrées sur l’organisation de séjours et de loisirs, en collaboration avec les jeunes eux-mêmes.
- 24 Archives municipales de Saint-Denis, 543 W 32, « proposition soumise à l’avis du bureau municipal » (...)
- 25 On parle notamment d’une « crise de confiance ». Archives municipales de Saint-Denis, 543 W 32, « p (...)
19Peu à peu, le principe s’étend à un nombre croissant de quartiers et mobilise davantage de moyens matériels et financiers. Tout au long des années 1980, le dispositif s’institutionnalise timidement. Cependant, le cadre du militantisme et un mode de gestion de type associatif « assure une certaine souplesse administrative » nécessaire à la mise en place de la solution face aux effets de la crise sur la jeunesse, conçue comme provisoire24. Les principes d’éducation s’en ressentent. L’apprentissage se fonde en effet sur la confrontation directe des jeunes à l’expérience, le parcours initiatique devant les rendre aptes à assumer des responsabilités adultes dans le cadre des séjours qu’ils ont la charge de co-diriger. Amar raconte les réussites de son action éducative, en particulier vis-à-vis des jeunes qui trouvèrent ainsi une occasion de promotion sociale en se faisant embaucher par la mairie comme animateurs. En effet, à partir des années 1990, tandis que le dispositif se développe par son succès de fréquentation et la visée d’un public étendu, le recours à de nouvelles ressources de personnel s’effectue par l’intermédiaire des agents en poste. L’analyse des témoignages fait apparaître trois principes qui motivent alors les choix de recrutement d’animateurs bénévoles et vacataires : l’estimation du don (identifié à travers l’autorité « naturelle » sur les plus petits), le principe de la confiance (fondée sur le partage des valeurs éducatives) et l’insertion préalable au sein des régulations locales. Les mandataires ne figurant plus dans les réseaux d’interconnaissances directs des élus, un climat de soupçon se manifeste au fil du temps à l’égard de cette nouvelle génération d’animateurs et du travail qu’elle accomplit25. Mais là ne réside pas la contradiction centrale qui fera éclater les anciens cadres de l’action municipale et que l’enquête a fait apparaître.
Le tournant bureaucratique
- 26 Un contrat de ville fut signé pour la période 1994-1998, reliant contractuellement la commune de Sa (...)
20Les difficultés émergent, tandis que s’opère un véritable tournant dans l’appareil municipal. Le cœur des années 1990 nous plonge dans l’ère de la politique de la ville. L’État transfère une partie de son pouvoir administratif aux collectivités locales. Pour les maires, les contrats de ville26 sont l’occasion d’obtenir un pouvoir et une légitimité accrus. Ces rapports contractuels vont faire basculer le modèle communautaire jusqu’ici mis en place, qui s’était construit dans l’opposition aux logiques bureaucratiques d’État. À l’inverse, il s’agit désormais d’intégrer la politique municipale dans l’équilibre du système politico-administratif national. La politique de la jeunesse devient tributaire du nouveau compromis entre l’âme militante de Saint-Denis et la démonstration de capacités rationalisatrices. Cette dualité, incarnée par le maire communiste Patrick Braouezec dès 1991, semble avoir fait apparaître un ensemble de contradictions au sein de la direction Jeunesse naissante. En effet, la rationalisation de l’action sociale tend à fragiliser les anciens principes de légitimité. En particulier, elle suppose pour la municipalité de renoncer aux relations personnalisées et clientélaires avec les habitants, pour s’entourer de professionnels « compétents ». Les relations avec les agents doivent désormais répondre aux normes de la rationalité professionnelle, exigées par le rapport contractuel au fondement de l’équilibre administratif global. La mutation de l’ancien Service municipal de la Jeunesse en « direction de la Jeunesse » illustre la volonté de rupture : à partir de 1996, il est établi que la politique jeunesse doit s’institutionnaliser au sein d’une véritable administration. À sa tête, de fortes personnalités vont relever le défi. Or, leur première tâche est de professionnaliser les pratiques. Cela d’autant plus que, par ailleurs, le champ de l’animation connaît lui-même un mouvement de professionnalisation déversant son lot de dispositions législatives. L’inflexion du projet municipal manifeste dès lors sa subordination au nouveau système légal qui encadre les pratiques : s’annonce la création d’une filière d’animation dans la fonction publique territoriale, qui, deux ans plus tard, allait contraindre légalement les municipalités à s’entourer d’un personnel diplômé.
La catégorisation des « grands frères » : de l’obstacle au sentiment de l’erreur
- 27 L’action de type professionnelle et administrative, impliquant de nouvelles conceptions de l’éducat (...)
- 28 Il en découle un certain nombre de conflits, au point qu’on observe des mécanismes de « prophéties (...)
- 29 Les tensions iront jusqu’à faire éclater des conflits qui se traduiront notamment par des mouvement (...)
21Les membres de la direction de la Jeunesse sont clairs : la souplesse d’action qu’impliquait l’ancien fonctionnement devient la fondation à déconstruire pour y transplanter de nouvelles garanties réglementaires. En découle l’identification d’un personnel « usé » ; à savoir, une présence problématique, incompatible avec l’orientation que les gestionnaires tentent de donner à la direction de la Jeunesse. Or, le croisement des témoignages révèle que cette période de remaniements coïncide avec l’apparition de l’étiquette « grands frères ». L’enjeu de la disqualification publique semble se dérouler à Saint-Denis sur le terrain des positions professionnelles. Il s’agit pour les administrateurs d’aligner la direction de la Jeunesse sur le modèle des autres directions qui ont bénéficié d’une bureaucratisation plus ancienne. Par ailleurs, la politique de la ville met en place dans les quartiers de nouveaux groupes professionnels dont le « partenariat » est le maître mot (Tissot 2005). Reposant sur des logiques de type managérial, cette forme de partenariat marginalise d’emblée les animateurs héritiers du cadre d’action du militantisme qui valorise le don plutôt que la compétence, l’inscription dans la population locale plutôt que dans les filières diplômantes, la confiance personnelle plutôt que les critères objectivables (par exemple, le nombre d’années d’expérience ou les « qualités professionnelles » impersonnelles et préétablies). Là aussi, sur le terrain, s’élabore le récit stigmatisant sur les dits « grands frères » comme héritiers de principes archaïques. Outre les conflits de légitimité, la figure du « grand frère » semble tenir son succès du fait qu’elle énonce les obstacles auxquels les professionnels se heurtent dans leur mission partenariale. On évoque une politique du passé qui a démontré ses « limites ». En vérité, les « limites » n’ont pu apparaître qu’avec l’émergence d’une action venant s’y heurter27 et n’être perçues que par les acteurs qui, déployant ensemble cette action, ont évalué collectivement le dispositif comme une erreur de la politique passée. Or, élus, administrateurs et « partenaires du territoire » semblent reconnaître derrière ces obstacles professionnels et politiques un visage et des pratiques familières, évoquant singulièrement un phénomène très médiatisé, celui des « grands frères ». Lors des entretiens, c’est tout au moins dans cette figure que se cristallise l’entrave au mouvement bureaucratique et à la professionnalisation des pratiques. Par ailleurs, les animateurs dont on dénonce les pratiques archaïques sont majoritairement d’origine maghrébine, non diplômés et directement issus des quartiers de Saint-Denis. Jusqu’à la déduction d’une embauche effectuée sur des critères discriminants, il n’y a qu’un pas. Ainsi, parmi les « vrais professionnels », se diffuse la perception d’une place illégitimement occupée par les « grands frères », qui auraient été recrutés au nom de critères d’appartenances ethnique et territoriale. La thématique identitaire surgit fréquemment. L’entreprise gestionnaire exige de privilégier l’aspect procédural des actions municipales, de lutter contre les particularismes et l’arbitraire qui semble caractériser les méthodes éducatives des dits « grands frères ». Dès lors, le mot « d’incompétence » vient fréquemment qualifier les pratiques divergentes des anciens et de leurs héritiers, alors même que leur rendement est précisément obstrué par les tentatives d’institutionnalisation et d’acculturation28. L’ancien mode de transmission, fondé sur l’affectivité, le savoir référentiel et le sentiment d’une communauté de destin, est désormais la cible de la nouvelle direction. La recherche du gain de compétence se traduit de deux façons : tout d’abord, par le renouvellement des équipes et la tentative de réaffectation d’une partie du personnel ; ensuite, par un véritable travail d’acculturation des anciens, déclaré explicitement comme tel par les membres de la direction. Cet effort passe par des dispositifs de formation et le rappel à l’ordre quotidien, formel et informel. En effet, la fibre militante subsiste à Saint-Denis, qui pousse à conserver au sein du dispositif les personnages dont on reconnaît qu’ils ont servi la ville. De plus, une pression paradoxale s’exerce sur la direction dans le sens d’un soutien à la promotion sociale et d’une valorisation des jeunes habitants. De fait, le recours aux ressources des quartiers se poursuit sous l’œil à la fois bienveillant et soucieux des administrateurs. Ainsi, la politique jeunesse de la commune, en proie à des contradictions difficilement solubles, traverse une situation de crise à partir de 200729. L’étude ici rapportée appréhende les conflits de légitimité qui en ont découlé à travers le prisme de la catégorisation « grand frère ». Dès lors, elle interroge la situation ambiguë de ces acteurs présentés comme le produit résiduel d’une historique « politique des grands frères » que l’on peut d’autant mieux estimer révolue qu’elle n’a jamais existé sous la forme qu’on lui prête.
Conclusion
22Bien d’autres histoires locales se sont déroulées en France, léguant ici et là la mémoire plus ou moins déformée du travail des « grands frères ». Non pas que le gouvernement n’ait joué aucun rôle dans l’abandon de cette forme d’action auprès des jeunes. Au contraire, ce sont bien les politiques gouvernementales qui nous poussent aujourd’hui à chercher dans les histoires locales. Nous pourrions même affirmer qu’elles portent le germe de la contradiction. La politique de la ville et les emplois aidés ont sans aucun doute favorisé le recrutement d’agents aujourd’hui identifiés comme les « grands frères », notamment en déversant dans les communes les dispositifs d’emplois jeunes. Mais paradoxalement, la décentralisation a favorisé un vaste mouvement de rationalisation qui semble aujourd’hui étouffer la pluralité des formes d’action en direction de la jeunesse. L’exemple de Saint-Denis semble mettre à l’épreuve le discours public sur la neutralité des techniques gestionnaires de l’action sociale déterritorialisée. D’une part, l’État renonce à imposer une définition centralisée des normes d’action et encourage officiellement la mobilisation des acteurs civils pour donner in situ un contenu à la politique. D’autre part, l’implication des habitants semble s’effectuer au prix d’une incorporation au sein de l’appareil institutionnel et, en conséquence, d’un alignement des pratiques.
23La ville de Saint-Denis est un formidable laboratoire, offrant un contexte où il n’y eut pas de « politique des grands frères » à proprement parler, mais où cette catégorie s’avère utile aux professionnels pour se figurer les défis auxquels ils ont à faire face dans leur travail partenarial. Au cours de l’enquête, de multiples récits sont apparus sur la nature des relations d’entraide que les animateurs jeunesse se sont efforcés de tisser avec les adolescents. Néanmoins, compte tenu des objectifs initiaux de la recherche – notamment celui de comprendre les relations conflictuelles opposant la municipalité et certains de ses agents – il s’agissait moins d’évaluer la « véracité » du discours sur l’échec des pratiques de médiation et, ce faisant, de soumettre l’opinion commune aux lumières de l’expertise, que de prendre ce discours comme objet d’analyse à part entière en interrogeant le sens qu’il prenait pour les acteurs locaux. Puisqu’il n’y a pas d’échec par nature, mais seulement par rapport à des objectifs situés, ce récit collectif ne prend son sens qu’au sein du nouveau référentiel d’action publique, inauguré par la politique du territoire. Avant de céder à la tentation de l’évident bilan négatif de l’action des « grands frères », nous devons nous donner les moyens de réfléchir aux facteurs qui ont enrayé le rendement de leur action. Le discours sur la technique gestionnaire neutre et efficace et la thématique du communautarisme ne font-il pas écran ? Quels furent les réels fondements et la portée du travail des médiateurs ? Finalement, le bilan qui s’impose aujourd’hui est peut-être précisément qu’il n’y a jamais eu de véritable bilan, précédant le grand coup d’éponge.
Notes
1 Au sujet des formes de réaffiliation au sein du territoire local et de son investissement par les pouvoirs publics, voir notamment Denis Merklen, 2009, Quartiers populaires, quartiers politiques, Paris, La Dispute.
2 Thomas Sauvadet (2005 : 162) évoque la formation de « groupes de jeunes », « sur la base d’une association de proximité, d’une association par similitude, d’une union basée sur la certitude d’avoir un « destin commun» pendant toute une jeunesse ».
3 Nous rejoignons sur ce point les constats de Michel Kokoreff, Pierre Barron et Odile Steinauer (2006 : 43) dans Comprendre les émeutes de novembre 2005. L’exemple de Saint-Denis.
4 En 1982, le taux de chômage représente 11 %. En 1990, il dépassera celui du département (11,5 %) en atteignant les 14 % de la population active, le taux national étant alors de 9,2 % (les données sont extraites de Marie-Hélène Bacqué et Sylvie Fol, 1997, Le devenir des banlieues rouges, Paris, L’Harmattan).
5 Il résulte de ces courants migratoires qu’en 1982, 45,3 % des mineurs subissant les effets socio-familiaux de cette crise sont issus de l’immigration, contre 28 % en 1968 dans la ville de Saint-Denis (Michèle Tribalat 2007, « Les concentrations ethniques en France », in Agir, 29, p. 8).
6 Archives municipales de Saint-Denis, 543 W 32, « proposition soumise à l’avis du bureau municipal », non signée, date estimée à 1981.
7 La direction de la Jeunesse prend actuellement en charge le pilotage et l’administration des interventions municipales à destination des 11-30 ans.
8 Le quartier Saussaie-Floréal-Courtille a longtemps été caractérisé par sa situation enclavée, qui lui valut d’être classé en ZUS (Zone urbaine sensible) et en ZRU (Zone de redynamisation urbaine) à partir de 1997. En 2008, 16,7 % des demandeurs d’emploi ont moins de 25 ans, contre 12,5 % dans la commune (source : Insee/Pôle emploi, 2008, Situation des demandeurs d’emploi inscrits au 31 décembre 2008 à Floréal - Saussaie).
9 Les discours auxquels l’auteur se réfère ici ont été recueillis au cours d’entretiens d’ordre informel menés avec les professionnels de la jeunesse lors du travail exploratoire.
10 Durant cette seconde étape de l’enquête, des entretiens libres et semi-directifs ont été réalisés de manière plus formelle. Ils ont concerné l’ensemble des membres de l’équipe de direction, deux élus récemment et anciennement en charge de la jeunesse, une vingtaine d’acteurs de terrain actuellement en poste ou ayant travaillé en tant qu’animateurs et animatrices au sein de la direction de la Jeunesse, et quinze autres professionnels du quartier Saussaie-Floréal-Courtille amenés théoriquement à travailler en collaboration avec l’Antenne jeunesse dans le cadre des projets partenariaux développés par la ville.
11 Le 3 décembre 1983, environ cent mille personnes défilèrent au sein de « la Marche pour l’égalité et contre le racisme » dans les rues de Paris. Partie de Marseille le 15 octobre 1983 après les violents affrontements entre des jeunes et la police aux Minguettes, la Marche consacra la reconnaissance sociale de la jeune génération des banlieues que constituaient massivement les enfants d’immigrés – en particulier algériens – et inaugura une vague de mobilisations politiques dénonçant le déficit de citoyenneté, que le discours public nommera un temps le « mouvement beur ».
12 Il est fait référence ici au paradigme de la lutte contre « l’insécurité » qui acquiert une centralité au sein des débats politiques à partir du rapport Bonnemaison en 1982 (voir à ce sujet Laurent Bonelli, 2008, La France a peur. Une histoire sociale de l’« insécurité », Paris, La Découverte). Ces constats résultent d’une recherche bibliographique et documentaire sur les manifestations du phénomène des « grands frères » en France, menée dans le cadre de l’enquête.
13 L’initiative étatique s’affirme à partir de 1984 avec les « Travaux d’utilité collective » et se prolonge jusqu’aux « emplois jeunes » en 1997. Il s’agissait de promouvoir l’emploi en incitant les employeurs à recruter les catégories les plus concernées par le chômage.
14 La loi du 16 octobre 1997 sur les emplois-jeunes vise la création de 350 000 emplois dans le secteur public et associatif en établissant un contrat de travail destiné aux jeunes de moins de 26 ans sans emploi et à ceux de 26 à 30 ans non indemnisables par l’Unedic.
15 François Mitterrand (1916-1996) a cumulé deux mandats présidentiels de 1981 à 1995, symbolisant l’arrivée et le maintien de la gauche au pouvoir.
16 Premier ministre de 1997 à 2001, Lionel Jospin a contribué, sous inspiration socialiste, à mettre en place les 35 heures et les emplois jeunes sous la présidence de Jacques Chirac ; il s’agissait d’une cohabitation politique.
17 En 2007, Rachida Dati entre dans le premier gouvernement (droitiste) formé par l’actuel président Nicolas Sarkozy. Elle y occupe la fonction de ministre de la Justice jusqu’en 2009. Le discours mentionné a amplement contribué à diffuser dans les médias le terme « politique des grands frères » et les connotations qu’il véhicule.
18 Source : vidéo de l’intervention de Rachida Dati le 03/06/2008, à l’Assemblée nationale, « Rachida Dati gueule à l’Assemblée nationale », consultée le 21/05/2009, http://www.dailymotion.com/relevance/search/rachida+dati+assembl%C3%A9e+nationale/video/x5nv55_rachida-dati-gueule-a-lassemble-nat_news
19 Fondatrice du mouvement « ni pute ni soumise », Fadela Amara illustre par son parcours la reprise du discours féministe par le gouvernement en devenant secrétaire d’État chargée de la politique de la Ville, au sein du deuxième gouvernement François Fillon (2007-2010).
20 D’autant que le repli des filles au sein de la sphère domestique les a éloignées de la formation des « groupes de jeunes » et de ses réseaux de solidarité.
21 Sur ce phénomène, voir aussi : Olivier Masclet 2003, La gauche et les cités. Enquête sur un rendez-vous manqué, Paris, La Dispute.
22 L’anonymat de l’enquêté a été sauvegardé.
23 Ancien bidonville accueillant les populations immigrées, la cité du Franc-Moisin présente dès la fin des années 1970 des désordres urbains découlant de la situation sociale difficile des 7 830 habitants qui y résident. Il s’agit d’une population jeune (en 1982, 40 % des habitants ont moins de 20 ans), à forte proportion d’étrangers (un tiers de la population totale) et à large dominante populaire (plus de 85 % des actifs sont ouvriers ou employés).
24 Archives municipales de Saint-Denis, 543 W 32, « proposition soumise à l’avis du bureau municipal », non signée, date estimée à 1981.
25 On parle notamment d’une « crise de confiance ». Archives municipales de Saint-Denis, 543 W 32, « proposition soumise à l’avis du bureau municipal », non signée, date estimée à 1981.
26 Un contrat de ville fut signé pour la période 1994-1998, reliant contractuellement la commune de Saint-Denis à l’État, dans le cadre de ses projets urbains.
27 L’action de type professionnelle et administrative, impliquant de nouvelles conceptions de l’éducation, du public et du travail partenarial.
28 Il en découle un certain nombre de conflits, au point qu’on observe des mécanismes de « prophéties autoréalisatrices » dont la complexité ne peut être développée dans cet article. À titre d’exemple, le repli communautaire dont on accuse certains animateurs devient effectivement un refuge et une stratégie de résistance devant une administration perçue comme directive et comme préconisant des principes faussement universalistes. Un deuxième exemple concerne le soupçon d’inactivité et d’improductivité. Certains, se sentant dépossédés et découragés par des prescriptions qu’ils considèrent comme des obstacles à leur travail, ont reconnu avoir adopté une forme de résistance passive.
29 Les tensions iront jusqu’à faire éclater des conflits qui se traduiront notamment par des mouvements de grèves en 2007.
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