1Konrad Adenauer, le catholique rhénan, et Kurt Schumacher, le protestant prussien – deux hommes des régions frontalières originaires des confins extrêmes de l’Empire – ont été les deux personnalités politiques les plus marquantes de l’immédiat après-guerre en Allemagne de l’Ouest. Outre leurs appartenances politiques différentes, l’un est CDU, l’autre SPD, beaucoup de choses les opposent, en particulier leur projet politique pour le relèvement de l’Allemagne vaincue en 1945. Bien qu’ils se soient sévèrement heurtés à propos de la meilleure façon de réduire l’impact de la division allemande, on peut se demander s’ils ne poursuivaient pas finalement le même objectif, mais avec des méthodes différentes, celui de rendre à l’Allemagne aussi vite que possible son unité et sa dignité.

2Konrad Adenauer voit le jour le 5 janvier 1876 à Cologne, dans un milieu bourgeois catholique et il sera lui-même un catholique pratiquant. Venu au monde le 13 octobre 1895, Kurt Schumacher est de dix-neuf ans son cadet ; il naît et grandit à l’autre bout de l’Empire, en Prusse occidentale, près de la frontière avec la Russie (territoire polonais depuis 1920), dans une famille de la petite bourgeoisie protestante (lui-même se déclare agnostique), peu tolérante à l’égard des catholiques. Tous les deux font des études de droit couronnées par un doctorat. Adenauer entre dans l’administration communale et devient maire de Cologne (1917-1933) ; personnalité de premier plan au Zentrum, il est considéré comme un chancelier potentiel en 1932. Le journaliste Kurt Schumacher milite au SPD, il fait une carrière politique à Stuttgart et dans le Wurtemberg, il sera député au Landtag en 1924 et député au Reichstag ( 1930-1933). Adenauer et Schumacher appartiennent aux partis fondateurs de la République de Weimar (avec les libéraux du DDP) mais leurs formations s’éloignent l’une de l’autre à la fin de la République. Démis de ses fonctions de maire de Cologne en 1933, Konrad Adenauer connaît la prison et de nombreuses privations mais parvient à surmonter sans trop de mal l’épreuve du IIIe Reich et de la guerre dans sa villa de Rhöndorf, sur les bords du Rhin. Kurt Schumacher passe les années 1933-1943 en prison et en camp de concentration et sort très diminué physiquement de cette terrible épreuve, d’autant qu’il est amputé du bras droit depuis 1914.

3Konrad Adenauer reprend sa carrière politique à Cologne dont il est le maire éphémère en 1945 ; président de la CDU en zone britannique de 1946 à 1950, président du Conseil parlementaire en 1948-1949, élu député fédéral et chancelier en 1949, président fédéral de la CDU en 1950, il devient dès 1948 une des principales personnalités de la CDU. Kurt Schumacher se fixe à Hanovre où il réorganise le SPD dont il devient le président en 1946 pour les zones occidentales. Adenauer et Schumacher appartiennent à des partis divisés entre l’Allemagne de l’Est et celle de l’Ouest ; le SPD est cependant plus touché, car contraint de disparaître en zone soviétique sous prétexte de fusion forcée avec le parti communiste en avril 1946. Ces deux dirigeants exercent une influence importante sur les travaux du Conseil parlementaire, qui élabore la Loi fondamentale de la future République fédérale d’Allemagne, Adenauer comme président de ce Conseil, Schumacher comme président d’un grand parti qui sait faire prendre en compte certaines de ses idées.

4Tous les deux entrent au Bundestag en août 1949 et leurs partis obtiennent des résultats très proches aux premières élections fédérales. Konrad Adenauer devient à 73 ans le chancelier d’une coalition de droite. Président fédéral du SPD et président du groupe parlementaire au Bundestag, Kurt Schumacher est, à 54 ans, le chef de la principale formation de l’opposition ; il va critiquer vigoureusement les choix politiques, économiques et sociaux du chancelier ainsi que les premières orientations en matière de politique étrangère et de sécurité. L’avenir de la nation allemande en Europe se trouve au cœur de leurs controverses. Kurt Schumacher meurt le 20 août 1952 à Bonn, à l’âge de 57 ans. Konrad Adenauer conserve le pouvoir encore pendant onze ans, jusqu’en 1963, et disparaît le 19 avril 1967, à l’âge de 91 ans. Il a vécu 34 ans de plus que son adversaire SPD. Les divergences et les convergences de leurs itinéraires personnels illustrent les contradictions, les ruptures et les continuités de l’histoire allemande pendant les deux premiers tiers du XXe siècle.

5Essayons de voir ce qui, dans la jeunesse, les études et les activités de Kurt Schumacher jusqu’en 1945, y compris lors de ses séjours en prison et en camp de concentration sous le IIIe Reich, peut expliquer les positions tranchées qu’il adopte de 1945 à 1952 et les craintes qu’il nourrit pour l’avenir de la nation allemande.

Les années 1895 – 1945

Enfance et adolescence à Culm

6Kurt Schumacher naît le 13 octobre 1895 au numéro 12 de la Heiligerstraße, à Culm, près de l’Empire russe. Son père, propriétaire d’un magasin de céréales et de produits agricoles, appartenait à la bourgeoisie protestante locale. Ses trois sœurs ont neuf, sept et quatre ans de plus que lui. Le jeune Kurt connaît une enfance et une adolescence heureuses et bien protégées. Le père inculque aux enfants des valeurs simples mais essentielles pour la vie. Sans se classer parmi les meilleurs, Kurt Schumacher est un élève doué, surtout en histoire, allemand et géographie. Il s’intéresse très tôt à l’actualité grâce au Berliner Tageblatt auquel son père, proche des milieux nationaux-libéraux, est abonné.

7Culm compte 11 000 habitants à la fin du XIXe siècle (la moitié sont polonais), dont 238 juifs. Fondée en 1231 sur la rive droite de la Vistule par les chevaliers de l’Ordre teutonique, cette petite ville est devenue polonaise en 1446 et prussienne en 1772 lors du premier partage de la Pologne. Elle vit du commerce avec la campagne environnante.

8Au cours de sa vie, Kurt Schumacher n’a pas de problèmes avec les juifs, malgré l’antisémitisme ambiant qu’il découvre à Culm. Dans son premier discours au Bundestag, en 1949, il propose que le nouvel État allemand paie des réparations aux juifs – un sujet que Konrad Adenauer n’avait pas abordé. La première loi du Bundestag sur les réparations est votée grâce au SPD. Après le Kulturkampf d’Otto von Bismarck au début de l’Empire, des tensions entre les Allemands protestants et les Polonais catholiques se manifestent à Culm. Avant la fondation de l’Empire, ces Polonais se définissaient comme des citoyens prussiens de langue et de culture polonaise ; depuis 1871, ils sont soumis à une germanisation systématique qui les perturbe. Sensibilisé très tôt aux questions ethniques et aux problèmes de nationalité, Kurt Schumacher en vient rapidement à considérer que l’État national doit reposer sur un sentiment d’appartenance volontaire à une communauté étatique. Élève des classes terminales, il suit dans la presse le débat sur le droit des minorités et il approuve les thèses de certains députés SPD qui demandent l’attribution de la nationalité allemande pour les étrangers qui habitent et gagnent leur vie en Allemagne depuis au moins cinq ans. Partisan d’une conception tolérante de la nation, riche de son hétérogénéité, il récuse l’approche ethnique. Il plaide pour la garantie des droits ethniques et confessionnels des minorités, au nom d’un État qui doit remplir sans discrimination toutes ses fonctions à l’égard de ses habitants.

9Le jeune Kurt Schumacher est un lecteur assidu de März, un hebdomadaire libéral de gauche édité par l’écrivain Hermann Hesse, favorable à la démocratisation du Reich et des Sozialistische Monatshefte dans lesquels Édouard Bernstein plaide pour un passage progressif au socialisme. Il connaît encore mal le SPD car celui-ci est peu implanté à Culm où il n’obtient que 3,6 % aux élections du Reichstag de 1912 (moyenne nationale : 34,8 %).

La Première guerre et les études

10L’éclatement de la guerre en 1914 produit une première césure dans la vie de Kurt Schumacher, avant celle de 1933 et de 1945. Jeune bachelier de 18 ans, porté par la vague de patriotisme qui envahit le Reich, il s’engage pour se battre contre les Russes du Tsar Nicolas II qu’il considère déjà comme des ennemis de la civilisation – une attitude d’hostilité qui va nourrir très vite un anticommunisme virulent et définitif. Après une formation militaire de quelques semaines, il est envoyé sur le front avec son unité pour arrêter une offensive russe. Le 2 décembre 1914, il est gravement blessé près de Lodz et doit être amputé de son bras droit. Il reste à l’hôpital jusqu’en septembre 1915 ; réformé car inapte au service, il revient chez lui avec la Croix de fer de seconde classe. Presque tous ses camarades de lycée sont tombés pendant la guerre. La terrible expérience de 1914-1918 ne fait pas de Kurt Schumacher un pacifiste mais plutôt un homme dont l’objectif sera de garantir la paix par des moyens militaires appropriés.

11À vingt ans, il commence des études de droit et d’économie qui vont le conduire aux universités de Halle (1915), Leipzig (1916) et Berlin (1917). En 1918, il adhère au SPD majoritaire car il se sent proche de Friedrich Ebert (président du parti de 1913 à 1919 et chancelier en 1918) et de Philip Scheidemann (c’est lui qui a proclamé la République le 9 novembre pour devancer les communistes). Membre de la fédération du Reich des invalides de guerre, il est délégué au “conseil des soldats et des travailleurs” de Berlin. Il choisit très tôt son camp, celui de la parlementarisation du régime. Hostile à toute dictature, de droite ou de gauche, il s’oppose aux spartakistes et à leur volonté de façonner l’Allemagne selon le modèle soviétique. Le sujet de sa thèse, dirigée par le professeur Johannes Plenge, de l’université de Münster, traduit bien l’importance que prend pour lui le SPD : La lutte pour l’idée d’État dans la social-démocratie allemande. Cette thèse est soutenue en 1920 mais Kurt Schumacher ne remettra qu’en 1926 les corrections souhaitées par son Doktorvater. Elle sera publiée en 1976 seulement au Deutscher Taschenbuch Verlag, avec une préface d’Herbert Wehner.

12Dans sa thèse, Kurt Schumacher relève la contradiction entre la théorie révolutionnaire du SPD et son approche pragmatique de la politique. En adepte de Ferdinand Lassalle, il considère que la démocratie parlementaire peut conduire au socialisme et faire l’économie de la dictature du prolétariat. Il éprouve de la sympathie pour Ferdinand Lassalle, originaire comme lui de l’Est et de la petite bourgeoisie ; ils ont fait des études universitaires et se réfèrent tous les deux à la tradition tolérante de la Prusse et à celle de l’Aufklärung. Ils veulent établir un lien solide entre la nation et la société ; l’anticatholicisme les rapproche également. Ferdinand Lassalle considère que le Pape est un obstacle à la réalisation de l’unité allemande ; choqué depuis son enfance par les excès du catholicisme politique, Kurt Schumacher restera fidèle à son antipathie après 1945 en rejetant la politique européenne de Konrad Adenauer, Alcide de Gaspéri (chef du gouvernement italien de 1945 à 1953 et temporairement ministre des Affaires étrangères) et de Robert Schuman (ministre des Affaires étrangères français de 1948 à 1952). Contrairement aux idées défendues par les spartakistes et le SPD minoritaire, il se prononce pour un passage progressif de l’économie capitaliste au socialisme démocratique, pour une réconciliation entre les ouvriers et l’État qu’il veut gagner à la cause de la république démocratique.

13Le traité de Versailles, signé le 28 juin 1919, cède une partie de la Prusse occidentale à la Pologne, sans demander l’avis de la population concernée. En janvier 1920, Culm devient Chelmno ; les parents de Kurt Schumacher doivent abandonner leur maison familiale (son père est âgé de 64 ans). La perte du pays natal marque durablement Kurt Schumacher qui deviendra après 1945 un défenseur passionné d’une véritable péréquation des charges (Lastenausgleich) au profit des expulsés et des réfugiés. Il s’opposera avec véhémence au “bloc des bourgeois possédants” (Block der Besitzbürger), si peu disposés à faire preuve de solidarité à l’égard des compatriotes dépossédés. La perte d’une partie de la Prusse renforce chez Kurt Schumacher l’idée que la nation doit se montrer solidaire envers tous et surtout envers les victimes des désordres de l’Histoire.

Journaliste et homme politique

14Après un court passage au ministère du Travail et dans un tribunal à Berlin, Kurt Schumacher renonce à entrer au service de l’État. Un député SPD au Reichstag le recommande au rédacteur en chef du Schwäbische Tagewacht à Stuttgart, où il s’installe en décembre 1920. Ses activités de journaliste ne l’empêchent pas de mener une vie politique active : il est député au Landtag de Wurtemberg en 1924, président du SPD de Stuttgart et député au Reichstag en 1930. En 1933, il est même élu au comité directeur du groupe parlementaire SPD au Reichstag. Il fait incontestablement partie des hommes d’avenir du SPD. Son engagement, son intelligence, son refus du compromis lui confèrent déjà une certaine influence.

15Comme journaliste, Kurt Schumacher traite beaucoup des questions de politique étrangère qui l’accaparent de nouveau après 1945. Il critique les faiblesses de la SDN et l’esprit du traité de Versailles qui entretient un climat de haine entre la France et l’Allemagne. Il dénonce le nationalisme et, dès la fin des années 1930, il se prononce pour des formes de coopération supranationale en Europe ; il souhaite en particulier le développement de la coopération entre les pays d’Europe occidentale.

16Engagé volontaire en 1914 et invalide de guerre, il n’a jamais été pacifiste et trouve normal que son parti soutienne l’Armée. Il refuse l’armée de métier imposée par le traité de Versailles qui encourage la formation d’une caste au sein de la nation, il préfère une milice plus proche du peuple. Il se déclare hostile à un réarmement outrancier qui obligerait l’Allemagne à privilégier son alliance avec les Russes ou avec les Occidentaux. Il se montre sévère pour le traité de Rapallo (1923) qui, selon lui, renforce les communistes en Russie et les nationalistes en Allemagne ; il craint que l’Allemagne s’engage trop vis-à-vis de l’URSS. On voit déjà s’affirmer ici l’idée, essentielle après 1945, selon laquelle une Allemagne affaiblie doit choisir la neutralité au lieu de lier son sort à l’une ou l’autre des grandes puissances.

17Il n’hésite pas à critiquer l’opportunisme de son propre parti obligé de faire des concessions dans les gouvernements de coalition avec les partis bourgeois ; le SPD, hostile à la candidature du maréchal Hindenburg en 1925, fait voter pour ce dernier en 1932 pour barrer la route à Hitler. Il faut protéger aussi le SPD contre les organisations paramilitaires du NSDAP (les Sturmabteilungen / Sections d’assaut) et du KPD (le Roter Frontkämpferbund / Ligue rouge des anciens combattants). Les démocrates, dominés en l’occurrence par le SPD, fondent une sorte de milice pour défendre la République, le Reichsbanner Schwarz-Gold-Rot, Bund deutscher Kriegsteilnehmer und Republikaner / Bannière du Reich Noire-Jaune-Rouge, Fédération des anciens combattants et des Républicains. Kurt Schumacher y joue un rôle très actif pour combattre les nazis et les communistes et ne pas laisser à l’extrême-droite les notions de patrie et de nation.

18Dans un discours prononcé au Reichstag, le 22 février 1932, il dit à Josef Goebbels (éditeur de Der Angriff, député au Reichstag depuis 1928 et chef de la propagande du NSDAP depuis 1929), journaliste et homme politique comme lui, qu’il n’a pas à recevoir des leçons de patriotisme car lui, Goebbels, n’a pas passé une seule journée sur le front (il est né en 1897). Mais surtout il lance une phrase qui le rendra célèbre et dont les nazis se vengeront :

“Die ganze nationalsozialistische Agitation ist ein dauernder Appell an den inneren Schweinehund im Menschen” (Toute l’agitation national-socialiste est un appel constant au salaud en tout homme).

19Le parti communiste d’Allemagne (Kommunistische Partei Deutschlands, KPD) a été fondé fin 1918, début 1919, à la suite d’une scission avec le SPD. Il s’est tout de suite considéré comme l’avant-garde du prolétariat et une des composantes du mouvement communiste international, chargé de protéger la Révolution de 1917 en URSS et de préparer son avènement en Allemagne. A partir de 1925, sous la direction d’Ernst Thälmann (un ancien SPD, passé au USDP puis au KPD, chef du Roter Frontkämpferbund, chef du KPD de 1925 à 1933), le parti est totalement soumis à l’influence de Staline. Dans les années suivantes il dénonce les compromis entre le SPD et la droite. A partir de 1928, il pratique la politique du “Front unitaire d’en bas” en essayant de rallier les adhérents du SPD et des syndicats à sa cause. Il explique que la social-démocratie constitue l’aile gauche du mouvement fasciste, aussi qualifie-t-il le SPD de “social-fascisme”. Profitant de la crise de 1929 et de la radicalisation qui suit, le KPD passe de 1925 à 1933 de 120 000 à 259 000 membres. Il devient un concurrent redoutable du SPD sur le plan électoral ; il obtient son meilleur résultat en novembre 1932 avec 16,3 % contre 20,4 % au SPD. La fracture entre le SPD et le KPD au sein de la gauche allemande sous la République de Weimar préfigure la division allemande entre l’Est et l’Ouest après 1945.

20On ne peut pas comprendre l’attitude de Kurt Schumacher à l’égard des communistes et même son anticommunisme militant si on ne connaît pas ses rapports avec eux jusqu’en 1933. Il les méprise car il considère que leur comportement, et en particulier leur collaboration ouverte avec les nazis pour précipiter la chute de la République, a été très négatif. Nazis et communistes ne sont pour lui que des “putschistes de droite et de gauche”. Les communistes constituent à ses yeux l’armée de Moscou sur le territoire allemand , ils agissent sur l’ordre direct des Soviétiques et sont devenus l’instrument docile de la politique extérieure de Moscou ; ils sont la “rotlackierte Doppelausgabe der Nationalsozialisten” (la réplique peinte en rouge des nationaux-socialistes). Il est convaincu que Staline veut laisser arriver Hitler au pouvoir dans l’espoir de vite le remplacer par le KPD. La leçon que Kurt Schumacher tire de son expérience de la République de Weimar est qu’il ne peut y avoir de démocratie sans socialisme et qu’il n’y a pas de socialisme dans un État autoritaire de droite ou de gauche.

Prison et camp de concentration

21Aux élections du Reichstag de 1932, le SPD perd la place de premier parti qu’il détenait depuis 1893. Aux élections du 5 mars 1933, le SPD obtient 18,3 %, le KPD 12,3 % et le NSDAP 43,9 %. Kurt Schumacher voulait prononcer le discours du groupe parlementaire SPD refusant les pleins pouvoirs à Hitler, le 23 mars, mais c’est le président du parti depuis 1931, Otto Wels, qui s’en charge, sans méconnaître les risques encourus. Kurt Schumacher participe à la rédaction du texte qui contient cette phrase magnifique :

“Freiheit und Leben kann man uns nehmen, die Ehre nicht” (On peut nous prendre la liberté et la vie, mais pas l’honneur).

22Comme d’autres responsables du parti, Kurt Schumacher aurait pu émigrer et se mettre à l’abri à l’étranger mais il préfère ne pas quitter le territoire national pour poursuivre sa lutte contre les nazis. Recherché par la Gestapo dès le début du mois de juin 1933, il est arrêté à Berlin le 6 juillet ; la presse nazie le présente comme un criminel, “un des provocateurs les plus éhontés de toute l’Allemagne”. Incarcéré tout d’abord à Plötzensee, il passe ensuite dans différentes prisons avant d’être envoyé en avril 1935 dans le camp de concentration de Dachau, près de Munich, où il restera jusqu’en 1943. Il subit pendant ces dix années d’épouvantables humiliations et des épreuves inhumaines mais il ne cède pas sur l’essentiel. Il ne retire rien de sa condamnation d’un régime qui continue à mobiliser les instincts les plus bas de l’homme. Même s’il discute à Dachau avec les communistes, où ils détiennent de fortes positions, il reste intransigeant et refuse déjà l’idée d’un front uni entre le KPD et le SPD. Le souvenir du travail de sape des communistes et des nazis contre la République de Weimar ne le quitte pas. Les communistes espèrent que l’URSS les sauvera, Kurt Schumacher attend sa délivrance de l’Ouest.

23Il n’aurait pas survécu sans cette volonté surhumaine de l’emporter sur tous les totalitarismes mais également sans la solidarité de ses compagnons d’infortune. Ses geôliers le libèrent du camp de concentration de Dachau le 16 mars 1943 ; malade et fortement affaibli par des ulcères d’estomac, cet homme de 1,80 mètre ne pèse plus que 42 kilogrammes et semble voué à une mort prochaine. Il se rend à Hanovre où habite sa sœur Lotte. Il trouve un petit emploi dans un bureau. Après l’attentat du 20 juillet 1944, il est de nouveau arrêté et envoyé pendant un mois au camp de concentration de Neuengamme ; il y rencontre des militants SPD de Hanovre avec lesquels il noue des contacts pour la période après Hitler. De nouveau relâché, il revient à Hanovre et se cache à la fin de la guerre car il est recherché pour être exécuté comme de nombreuses autres personnalités politiques de Weimar.

24Le 10 avril 1945, la ville de Hanovre est libérée par les Américains et fait partie ensuite de la zone d’occupation britannique. Le 19 avril, avant la fin de la guerre, des anciens permanents du SPD se réunissent pour préparer la réorganisation du parti. Lors de la fondation du SPD local, le 6 mai, Kurt Schumacher prononce le discours inaugural et son rôle dirigeant est tout de suite accepté. Le parti renaît en différents endroits, Kurt Schumacher tente rapidement de renouer des contacts dans d’autres villes de la zone britannique et en zone américaine. Situé dans le quartier ouvrier de Hanovre-Linden, le Büro Dr. Schumacher impose son autorité au point de devenir le siège provisoire du parti. En août 1945, Kurt Schumacher est chargé de préparer une conférence commune des représentants du parti dans les différentes zones, elle se tient à Hanovre du 5 au 7 octobre 1945.

Les années 1945 – 1952

25Quand la Seconde guerre se termine, Kurt Schumacher n’a pas encore 50 ans, Konrad Adenauer entre dans sa 69e année. Social-démocrate et patriote convaincu, le premier a mené sous la République de Weimar et sous le IIIe Reich un combat exemplaire contre les communistes et les nazis. Bien que diminué physiquement par l’amputation de son bras droit, les mauvais traitements des années 1933-1945 et par l’amputation de la jambe gauche en 1948, il va désormais se battre pour imposer le rôle dirigeant du SPD et faire prévaloir ses conceptions pour reconstruire l’Allemagne.

Être le premier parti et réunifier l’Allemagne

26Il veut reconstruire et non seulement restaurer ; en souvenir de Weimar il appelle à la vigilance contre les totalitarismes de droite et de gauche. Il exige que le pouvoir économique de la nouvelle Allemagne soit soumis à un contrôle politique et social rigoureux. Le système capitaliste a échoué et le temps de la bourgeoisie est révolu. L’avenir de l’Allemagne passe nécessairement par le socialisme démocratique. Le socialisme et les nationalisations sont à l’ordre du jour en Allemagne et dans les principaux pays occidentaux.

27Le 29 septembre, Kurt Schumacher demande aux Britanniques l’autorisation de fonder le SPD pour la ville de Hanovre. Outre les aspects économiques et sociaux il explique dans son programme que les Allemands doivent retrouver la grande idée de l’humanisme dont ils se sont coupés. La culture allemande doit de nouveau s’ouvrir sur le monde. La jeunesse doit être élevée dans l’esprit de la paix, de la démocratie et de la coopération internationale. La tolérance est de nouveau requise à l’égard des religions et des conceptions du monde.

“Le SPD, le parti le plus fort d’Allemagne, est disposé à coopérer avec tous ceux qui veulent reconstruire une Allemagne meilleure qui jouira du respect et de la confiance du monde”.

28Aux yeux de Kurt Schumacher, le SPD est légitimé à revendiquer cette place de premier parti à cause de ses anciens résultats électoraux sous Weimar, de son attachement à la démocratie et à la paix, en raison aussi de sa lutte contre les nazis et les communistes. Il croit fermement que la misère de 1945 va obliger même les Allemands qui n’étaient pas socialistes avant 1933 à le devenir par nécessité. Il pense que son parti va façonner de façon décisive la nouvelle Allemagne. Le salut de l’Allemagne passe par le SPD comme il l’écrit en 1946 :

“Ou bien nous réussissons à former une Allemagne socialiste par son économie et démocratique par sa politique, ou bien nous cessons d’être un peuple allemand”.

29Kurt Schumacher rejette l’idée de culpabilité collective allemande, mais ceux qui ont combattu Hitler ont un droit moral à façonner la nouvelle Allemagne. Il établit une distinction entre, d’une part, les forces de la réaction, les grands intérêts économiques et les militaires qui ont soutenu le régime nazi et se sont disqualifiés, et d’autre part la plus grande partie des ouvriers allemands qui n’aurait pas succombé aux tentations du national-socialisme. Cette dichotomie est un peu trop simpliste pour rendre compte de la diversité des attitudes à l’égard du IIIe Reich. A l’attention des occupants, il rappelle que le SPD combattait Hitler quand les gouvernements européens lui faisaient la cour !

30Une autre préoccupation majeure de Kurt Schumacher est de sauvegarder l’unité de la nation allemande après la défaite de 1945, une nation qu’il définit comme une communauté de solidarité dans les périodes de réussite et de malheur. Dans un conflit avec le SPD de Flensburg, en juillet 1946, il explique que “être national est une affaire d’honneur” (Ehrensache), être international appartient à la tradition du SPD, en revanche le nationalisme est “l’ennemi mortel du peuple allemand”. A cette occasion, il déclare que l’Allemagne sera un des pays membres des États-Unis d’Europe, à condition d’être respectée et traitée sur un pied d’égalité par les autres pays – une revendication qui va alimenter ultérieurement ses controverses avec Adenauer et les occupants. On retrouve chez Kurt Schumacher après 1945 la conception volontaire (et non pas ethnique) de la nation qu’il défendait depuis l’Empire.

31Kurt Schumacher pense que l’Allemagne socialiste, démocratique et tolérante l’emportera vis-à-vis de l’Allemagne communiste qui s’installe en zone soviétique. Aussi approuve-t-il la création de la bizone par les autorités américaines et britanniques, décidée à New York le 2 décembre 1946 et entrée en vigueur le 1^er janvier 1947. Il en attend un effet d’attraction, comme un aimant sur les autres zones et espère que la bizone deviendra le moteur de l’unité allemande. La fusion entre l’Allemagne de l’Ouest et celle de l’Est n’est envisageable que si la première est assez forte pour attirer le seconde à elle et affirmer son indépendance par rapport aux puissances victorieuses. Il faut donc que l’Allemagne dispose rapidement de sa liberté interne et externe et devienne un véritable État social, immunisé contre les extrémismes de droite et de gauche. Perçue comme un modèle, elle provoquera l’effondrement du système communiste imposé à l’Est.

32Pour Kurt Schumacher, l’unité allemande suppose la suppression des frontières entre les quatre zones, la création de l’unité économique et l’organisation d’élections libres ; seul un parlement librement élu peut engager des négociations de paix avec les Alliés. L’unité allemande constitue ainsi un objectif immédiat dont le SPD est en droit de demander la réalisation au nom de sa tradition démocratique et nationale. La réussite de ce programme ambitieux dépend de la capacité du SPD à s’imposer vis-à-vis des communistes et de ses adversaires conservateurs et d’être pris au sérieux par les occupants qui détiennent tous les pouvoirs dans l’Allemagne vaincue.

Le refus de la fusion avec les communistes

33Un double problème vital se pose à Kurt Schumacher dès l’été 1945 : Quels rapports établir avec la zone soviétique ? Quel avenir pour le SPD dans cette partie de l’Allemagne ? L’unité allemande dépend en partie de la réponse donnée à ces deux questions.

34A Berlin, Otto Grotewohl (ancien ministre du Brunswick et député SPD au Reichstag en 1925), Max Fechner (ancien député du Landtag prussien) et Gustav Dahrendorf créent en juin 1945 la Commission centrale du SPD (Zentralauschuß der SPD). Ils renouent avec la commission du même nom fondée en 1933 par l’ancien comité directeur pour maintenir le parti dans l’illégalité ; aussi prétendent-ils représenter le SPD non seulement de la zone soviétique mais de l’ensemble de l’Allemagne. La rivalité entre Berlin et Hanovre est d’autant plus vive que le SPD berlinois se montre très ouvert à l’éventuelle création d’un parti unique de gauche pour la classe ouvrière. La lutte contre Hitler a rapproché les communistes et les sociaux-démocrates, malgré la persistance des différences idéologiques, aussi le projet de parti unitaire est-il favorablement envisagé en zone soviétique.

35Kurt Schumacher a trop pratiqué les communistes depuis 1919 pour céder aux sirènes de l’unité. Sans être hostile à des actions communes au plan local, il refuse la fusion avec un parti dont les problèmes de la classe ouvrière ne constituent pas la préoccupation première. Dès le 6 mai 1945, il déclare à Hanovre :

“La ligne de partage est due au fait que les communistes sont liés à une seule des grandes puissances victorieuses, à la Russie en tant qu’État et qu’ils dépendent de ses objectifs de politique extérieure”.

36Kurt Schumacher part aussi de l’idée qu’aux élections les rapports de force tourneront à l’avantage du SPD. Il est convaincu qu’en cas d’alliance, les communistes domineront rapidement à leur avantage les organes paritaires et que les représentants du SPD deviendraient leurs otages. Or, comme il le déclare en 1946, Kurt Schumacher ne veut pas que son parti devienne l’instrument du KPD et de l’URSS :

“Nous sommes les représentants du peuple ouvrier et avec cela de la nation allemande. Nous sommes des internationalistes et nous ne voulons pas qu’on se serve de nous”.

37Kurt Schumacher ne croit pas aux protestations démocratiques du KPD car celles-ci ne correspondent pas avec la réalité vécue en URSS ; le système soviétique ne convient pas au degré d’évolution de l’Allemagne. Kurt Schumacher reproche aux communistes allemands de ne pas avoir fait leur mea culpa, de ne pas avoir reconnu leur rôle destructeur sous Weimar et leur responsabilité dans l’arrivée de Hitler au pouvoir. Le KPD s’est discrédité en se trompant totalement sur la nature du fascisme ; il reste profondément antidémocratique en voulant imposer la dictature du prolétariat. Ce parti est même superflu, car sa théorie s’est effondrée et sa ligne politique a été démentie par l’Histoire.

38Cet arrière-plan explique les résultats de la première conférence du SPD de l’après-guerre à Wennigsen, près de Hanovre, les 5 et 6 octobre 1945, avec les délégués des zones occidentales autour de Kurt Schumacher, les représentants du comité directeur du SPD en exil à Londres (Erich Ollenhauer, Erwin Schoettle et Fritz Heine), plutôt favorables à Schumacher, et les représentants de Berlin avec Otto Grotewohl et la Commission centrale.

39Kurt Schumacher refuse de reconnaître à cette dernière le rôle de diriger l’ensemble du SPD. Après des entretiens houleux, il est convenu que jusqu’à l’unité retrouvée de l’Allemagne (condition indispensable pour réunir un congrès du SPD représentatif de toute l’Allemagne), la Commission centrale représentera le SPD en zone soviétique et Kurt Schumacher le SPD dans les zones occidentales. Les deux directions doivent se concerter. Le SPD de l’Est n’est pas autorisé à fusionner avec le KPD, d’autant que le SPD l’emportera sans doute aux élections dans cette partie de l’Allemagne. La situation évolue très vite ensuite.

40Aux élections générales autrichiennes de novembre 1945, les populistes (ÖVP) l’emportent nettement avec 85 sièges, les socialistes (SPÖ) en ont 70 et les communistes (KPÖ) n’en obtiennent que 4 seulement. Par diverses pressions, Moscou accélère la procédure de fusion ; le SPD en zone soviétique menace de se disloquer, aussi la direction accepte-t-elle la fusion le 11 février 1946, après des votes assez confus des délégués régionaux. Dès le mois de janvier, Kurt Schumacher a déclaré que les décisions du SPD de la zone soviétique n’engagent pas le SPD à l’Ouest et que la fusion SPD-KPD va confirmer le processus de la division de l’Allemagne. Un dernier entretien Schumacher/Grotewohl n’apporte aucun changement des positions respectives.

41L’occupant soviétique empêche l’organisation d’un vote auprès des adhérents de sa zone pour connaître leur avis sur la fusion. Un tel vote est organisé à Berlin-Ouest le 31 mars 1946. Les résultats sont les suivants :

42Une seconde question demande si les adhérents acceptent le principe d’une coopération étroite entre les deux partis. Le “oui” l’emporte nettement avec 14 764 voix (62 %) contre 5 528 “non” (23 %). Le vote est clair : les adhérents SPD de Berlin-Ouest refusent la fusion avec les communistes mais acceptent de coopérer avec lui.

43La fusion forcée entre le SPD et le KPD en zone soviétique se produit le 21 avril 1946 pour donner naissance au Sozialistische Einheitspartei Deutschlands, SED (parti socialiste unifié d’Allemagne). La décision de Moscou traduit une certaine hâte car seuls les sociaux-démocrates et les communistes de Slovaquie avaient fusionné dès septembre 1944 ; les fusions en Bulgarie, Hongrie, Pologne, Roumanie et Tchécoslovaquie (partie tchèque) eurent lieu en 1948.

44Les organes du SED sont composés de façon paritaire, avec à la présidence l’ancien SPD Grotewohl et l’ancien KPD Wilhelm Pieck (président du KPD depuis 1945), mais l’homme fort du comité central, l’homme de confiance des Soviétiques s’appelle Walter Ulbricht. L’ancien membre du KPD, devenu lui aussi SED, Anton Ackermann propage la thèse de “la voie allemande particulière” et de “la voie démocratique” vers le socialisme qui semblait marquer une différence avec la pratique stalinienne du pouvoir. Mais avec le durcissement de la guerre froide, l’orthodoxie stalinienne a vite repris ses droits. Les anciens SPD sont marginalisés, les opposants arrêtés, envoyés dans les anciens camps de concentration (où ils ont parfois séjourné sous Hitler) et même liquidés.

45Pour Kurt Schumacher, les fondateurs du SED ont falsifié l’Histoire pour éliminer le SPD, aussi ne possèdent-ils aucune légitimité démocratique. Il refuse de s’asseoir avec eux autour d’une même table. Il sera conséquent avec lui-même en désapprouvant le projet de rencontre entre les Ministres-Présidents des quatre zones, à Munich, le 6 et 7 juin 1947 ; il considère que les membres de la zone soviétique ne sont pas libres, seul le peuple allemand dans son ensemble peut exprimer la volonté de l’unité allemande.

46Kurt Schumacher savait que la fusion avec le KPD se ferait au détriment du SPD et les événements lui ont donné raison. Il n’en demeure pas moins que la question a été posée de savoir s’il aurait pu éviter l’éclatement de son parti et retarder la division de l’Allemagne. A-t-il manqué une chance historique au congrès de Hanovre ? En réalité Kurt Schumacher a fait dès l’automne 1945 un choix tout à fait exceptionnel. Considérant que les Alliés avaient déjà fortement hypothéqué l’unité allemande et que les communistes allaient la rendre impossible, il a fait passer le principe de la liberté avant celui de l’unité nationale, dans l’espoir que cette dernière pourrait se réaliser ultérieurement autour du SPD occidental qu’il fallait préserver pour sa mission historique.

47La fondation du SED limite le champ d’action de Kurt Schumacher et de Konrad Adenauer aux zones occidentales. L’élection de Kurt Schumacher à la présidence du SPD occidental (244 voix sur 245), lors du congrès de Hanovre, du 9 au 11 mai 1946, marque une nouvelle étape dans le processus de la division. Celle-ci est ressentie douloureusement par un parti autrefois bien implanté à l’Est et dont les dirigeants actuels étaient souvent originaires de cette partie de l’Allemagne. Le SPD est mutilé aussi par la perte des territoires à l’Est de la ligne Oder-Neiße. Kurt Schumacher redoute qu’une Allemagne réduite aux quatre zones d’occupation soit surpeuplée et ne puisse résoudre ses problèmes d’alimentation, d’hébergement et de chômage.

Le duel avec Adenauer

48Il lui reste au moins l’Allemagne de l’Ouest, encore faut-il que Kurt Schumacher puisse y faire prévaloir le rôle dirigeant qui revient selon lui au SPD. La première rencontre avec son principal adversaire potentiel, Konrad Adenauer, se déroule à Hambourg, le 6 mars 1946, dans le cadre du Zonenbeirat, le conseil de la zone britannique (Cologne et Hanovre font partie de cette zone) qui discute surtout des problèmes d’approvisionnement de la population. Kurt Schumacher, le porte-parole incontesté de la social-démocratie à l’Ouest, a déjà une renommée internationale en raison de son opposition contre les communistes. Konrad Adenauer, l’ancien maire de Cologne, n’est que le président de la CDU en zone britannique, depuis le 22 janvier ; sa renommée grandira en Allemagne et à l’étranger surtout à partir de l’automne 1948. A Hambourg, Kurt Schumacher demande à son aîné de dix-neuf ans de laisser la préséance au SPD, le parti le plus ancien et le plus crédible car il s’appuie sur une tradition démocratique déjà ancienne. Konrad Adenauer reçoit assez mal ces propos qu’il considère comme arrogants et peu démocratiques ; les électeurs trancheront, répond-il.

49Malgré ce début manqué, certains points rapprochent les deux hommes qui veulent reconstruire la politique allemande en s’appuyant davantage sur les partis que sur les Länder. Habités tous les deux par un profond anticommunisme, ils reconnaissent que les Soviétiques sont les seuls à avoir un concept clair mais dangereux en matière d’occupation et qu’avec ces derniers les Allemands ne disposeront d’aucune autonomie. Si Kurt Schumacher a un problème avec Otto Grotewohl, Konrad Adenauer en a un semblable avec Jakob Kaiser, le fondateur de la CDU en zone soviétique qui rêve à une Allemagne devenue une sorte de pont entre l’Est et l’Ouest. Konrad Adenauer et Kurt Schumacher considèrent ce point de vue comme une dangereuse chimère. Le rhénan Adenauer a toujours été méfiant à l’égard de Berlin, la capitale du Reich, le symbole du militarisme prussien où les catholiques sont en minorité.

50Dans un discours important prononcé à l’université de Cologne le 24 mars 1946 (moins de trois semaines après la rencontre de Hambourg), Konrad Adenauer précise ses positions à l’égard de la social-démocratie renaissante. Avec une forte tendance à la simplification, qui sera une de ses armes politiques ultérieures, il reproche au SPD d’être hostile au christianisme et il relève que les opposants les plus résolus sur le plan spirituel contre Hitler étaient des chrétiens catholiques et protestants qui n’avaient pas succombé aux théories de Karl Marx et du socialisme. Comme les communistes, les socialistes restent des marxistes qui idolâtrent l’État et sous-estiment la liberté et le respect de l’individu. Le vieux Monsieur de Rhöndorf rejette dans la même opprobre marxisme, communisme et socialisme. Adenauer reçoit mal aussi les communiqués du SPD de Hanovre qui lui rappellent l’ancien esprit centralisateur prussien. Kurt Schumacher répond au discours de Cologne en disant qu’Adenauer est le plus réactionnaire des réactionnaires et la CDU un ramassis de réactionnaires. Il ne manque pas l’occasion d’évoquer le temps où le séparatiste de Cologne pactisait avec les Français.

51Pendant les six années qui suivent, les deux hommes ne vont cesser de se heurter, non seulement parce qu’ils dirigent les deux principales formations qui se disputent le pouvoir mais également parce que leurs conceptions sur l’avenir de l’Allemagne divergent profondément. Kurt Schumacher, le prussien agnostique, le centralisateur, l’homme inflexible sur les principes s’oppose rudement au catholique rhénan, acquis aux thèses fédéralistes, capable de souplesse pour atteindre ses objectifs. L’un est direct, l’autre rusé (Adenauer est souvent comparé à un renard) ; Kurt Schumacher est un véritable tribun aux emportements oratoires parfois inquiétants, son rival CDU est un piètre orateur. Tous les deux sont autoritaires, Kurt Schumacher est un intellectuel charismatique qui va droit au but sans beaucoup se soucier de tactique. Konrad Adenauer n’a rien de ces qualités, son vocabulaire est limité mais il incarne la dignité de la bourgeoisie allemande. Kurt Schumacher est un passionné qui croit avec sincérité à sa mission historique légitimée par les souffrances subies au camp de concentration de Dachau. Konrad Adenauer mise sur son calme et sa discipline, il fait confiance à la solidité de ses convictions.

52En 1946 et 1947, Kurt Schumacher semble détenir de meilleurs atouts dans la course au pouvoir. Konrad Adenauer n’est élu président fédéral de la CDU qu’au congrès de Goslar (20-22 octobre 1950), un an après son accession à la chancellerie ; son parti qui aurait regroupé 400 000 membres en 1947 (mais ces données ne sont pas très fiables) est réduit à 200 000 membres en 1952. Kurt Schumacher a été porté à la présidence du SPD par la quasi totalité des délégués du congrès de Hanovre (244 voix sur 245), du 9 au 11 mai 1946 ; le vice-président Erich Ollenhauer obtient 230 voix. La direction du parti quitte à Hanovre les locaux étroits de la Jakobstraße 10 pour s’installer dans la spacieuse maison des syndicats de la même ville. Le parti compte en 1946 627 817 membres ; il en aura même 875 479 en 1947 ; il amorce ensuite une décrue et tombe à 627 817 membres en 1952 – à ce moment il en compte trois fois plus que la CDU. Le SPD est le parti qui regroupe le plus d’adhérents en Allemagne de l’Ouest ; les deux tiers de ceux de 1946 appartenaient déjà au SPD avant 1933.

La critique de la politique des occupants

53En août 1945, Kurt Schumacher rédige les “Lignes directrice du SPD dans ses rapports avec les autres facteurs politiques”. Il explique que socialisme et démocratie sont inséparables et que les Allemands doivent se transformer en un peuple de la paix (ein Volk des Friedens) ; vis-à-vis des Alliés, ils doivent se montrer loyaux, corrects et sincères, sans pour autant avoir peur de dire leur opinion. Lui même ne se prive pas de critiquer la politique d’occupation. Il trouve que la zone d’occupation soviétique s’étend trop vers l’Ouest et que la frontière germano-polonaise a été également fixée trop en avant à l’Ouest. Les réparations sont beaucoup trop élevées et compliquent la reconstruction économique. Les Allemands ont droit à leur autonomie sur le plan international.

54Au congrès de Hanovre, en mai 1946, Kurt Schumacher procède à une critique en règle de la politique d’occupation et fait une nouvelle fois le procès du communisme. La politique des vainqueurs lui inspire beaucoup d’amertume. Il condamne l’expulsion des Allemands des pays de l’Europe centrale et orientale ainsi que le rattachement de la Sarre à la France. Il considère que la politique économique est contraire à l’esprit des Accords de Potsdam (juillet-août 1945) ; elle relève de l’esclavage et vise à exterminer le peuple allemand. Il exige un respect minimum de la dignité des Allemands ; les craintes alliées concernant l’esprit de revanche allemand et la reconstitution du potentiel de guerre sont exagérées. L’Allemagne a besoin d’un potentiel industriel de paix pour maintenir les emplois, exporter et payer ainsi les matières premières et les produits agricoles indispensables. Les démontages, tels qu’ils sont pratiqués, ne constituent pas un facteur de sécurité mais au contraire de déstabilisation. Les réparations et les prélèvements sur la production courante ne contribuent pas à créer une Allemagne pacifique et démocratique.

55Kurt Schumacher répète ses critiques avec force et passion à Zurich, en juin 1947, lorsque l’Internationale socialiste renaissante le recevra pour décider de l’admission du SPD. Avant la décision de ses camarades – qui sera négative – le président du SPD dénonce les excès et erreurs de la politique des Alliés, susceptible de faire renaître le nationalisme allemand. L’Europe est mal en point.

“Au milieu, il y a un peuple de 70 millions d’habitants qui, à cause du IIIe Reich, s’est attiré à juste titre la haine et l’aversion du monde. Le monde se trouve devant la question : “Ces 70 millions doivent-ils mourir” ? Si le monde avait voulu répondre positivement à cette question, l’année 1945 aurait convenu pour cela . Mais maintenant nous sommes en 1947”.

56Kurt Schumacher termine son intervention en posant la question de confiance à ses auditeurs :

“Voulez-vous rendre vivant le socialisme libertaire et antitotalitaire ou bien voulez-vous nous laisser à nous--même ?”

57Il demande en vain que les Allemands soient traités avec confiance et sur un pied d’égalité. Il rappelle pourtant que la social-démocratie allemande fait intégralement partie du peuple allemand, le SPD ne peut pas se libérer de cette appartenance nationale ; comme dans une succession, il faut accepter les actifs et les dettes.

58En septembre 1947, Kurt Schumacher est invité aux États-Unis d’Amérique, le pays de la libre entreprise où il va se faire l’apôtre du socialisme et rappeler son aversion pour le totalitarisme. Il explique que le grand capital allemand s’est déconsidéré et disqualifié en faisant le lit du nazisme et en sacrifiant le peuple et le pays. Il se prononce en faveur des réparations pour les juifs et estime que ces derniers, comme les Allemands, ne doivent pas être traités comme des peuples de seconde catégorie, il veut l’égalité des droits pour eux.

59Invité fin novembre en Angleterre par le Labour Party, il est un des premiers dirigeants politiques allemands à faire une visite dans ce pays où il ne vient pas avec un esprit de soumission. Il s’en prend très vivement aux démontages, aux réparations et au rationnement alimentaire. En raison de leur victoire totale, les Alliés sont désormais responsables des vaincus qui, eux, ont subi une défaite totale. Une fois encore, Kurt Schumacher rejette la ligne Oder-Neiße ; ses propos provoquent de fortes réactions d’hostilité chez ses hôtes mais aussi en France et en Pologne. La presse soviétique l’accuse de démagogie nationaliste et la Pravda voit en lui un nouveau Führer qui divise la classe ouvrière. Kurt Schumacher demande aussi la libération des prisonniers de guerre, 300 000 d’entre eux se trouvant en Angleterre.

60Kurt Schumacher se voit reprocher de ne pas assez parler des crimes de Hitler, de ne pas faire preuve de compréhension pour les malheurs des peuples vaincus par l’Allemagne et de trop insister sur les exigences des Allemands. Malgré “le fanatisme de la sincérité”, selon un journal anglais, et un manque caractéristique de diplomatie, ces discours sont écoutés avec attention, bien qu’ils choquent par leur style et leur contenu. Alfred Grosser dira que la tonalité de ses discours rappelle parfois celle de Josef Goebbels.

Le pouvoir échappe à Kurt Schumacher

61Kurt Schumacher veut exercer le pouvoir dans une Allemagne qu’il souhaite reconstruire sous le double signe de la démocratie et du socialisme. Ce pouvoir renaissant est déterminé par les élections, par les coalitions qui en découlent et par les orientations des occupants. Le président du SPD découvre vite les limites de ses ambitions. Il obtient de bons résultats aux élections régionales mais il est contraint d’assumer le rôle de l’opposition au Conseil économique de la bizone ; après avoir joué un rôle important au Conseil parlementaire qui élabore la Loi fondamentale de la future République fédérale, il perd les premières élections fédérales de 1949 et doit s’installer aussi sur les bancs de l’opposition.

62Élections régionales

63Précédées par les élections communales et les élections des Kreistage (arrondissements), les premières élections régionales en 1946-1947 donnent des résultats plutôt satisfaisants pour le SPD mais qui voit déjà s’évanouir la perspective de pouvoir gouverner seul. Les sociaux-démocrates l’emportent dans six Länder sur douze (les huit Länder qui existent actuellement à l’Ouest, les trois petits Länder du Sud-Ouest et Berlin-Ouest ; la Sarre ne revient qu’en 1957 à la République fédérale). Le SPD dépasse 40 % des voix dans ces six Länder, mais il passera dans la zone des 30 % dans deux de ces Länder aux élections régionales suivantes (Schleswig-Holstein en 1950 et Basse-Saxe en 1951). Le SPD est faible dans la zone française, assez bien représenté dans les zones américaine et britannique et bien implanté à Berlin.

64Les trois petits Länder du Sud-Ouest sont dirigés par les libéraux (Wurtemberg-Bade : Reinhold Maier, DVP/FDP) et par la CDU (Bade : Leo Wohlleb ; Wurtemberg-Hohenzollern : Lorenz Bock jusqu’en 1948 puis Gebhard Müller). Le grand Land de Rhénanie du Nord-Westphalie est dirigé par la CDU (Karl Arnold), ainsi que la Rhénanie-Palatinat (Peter Altmeier). La Bavière passe tout de suite sous le contrôle de la CSU (Hans Ehard).

65Les premiers gouvernements régionaux des années 1945-1947, désignés par les occupants et sans élections préalables, se composaient en général des quatre principaux partis autorisés (CDU ou CSU, FDP, KPD et SPD). Le SPD participait à tous ces gouvernements. Il est également présent dans tous les gouvernements issus des premières élections régionales, avec les conservateurs et les communistes. Lors de la seconde série d’élections régionales, entre 1949 et 1952, le SPD conserve le contrôle des mêmes Länder, à l’exception du Schleswig-Holstein qui passe à la CDU en 1950. Les trois petits Länder du Sud-Ouest fusionnent en 1952 pour former le Bade-Wurtemberg ; après les élections régionales du 9 mars, il est dirigé par Reinhold Maier, DVP/FDP, dans une coalition qui comprend aussi le SPD et le BHE (Bund der Heimatvertriebenen und Entrechteten / Fédération des expulsés et des spoliés). Après la fondation du Bade-Wurtemberg, il n’y a plus que dix Länder (toujours sans la Sarre) ; le SPD en dirige cinq, la CDU trois, la CSU et le DVP/FDP un chacun. Le SPD participe à tous les gouvernements, soit qu’il les dirige ou comme membre de la coalition ; il n’est écarté que des trois gouvernements dirigés par la CDU. Ces précisions confirment la bonne implantation régionale du SPD de Kurt Schumacher.

Conseil économique de la bizone

66Le SPD exerce un réel pouvoir économique car il dirige la plupart des ministères de l’Économie dans les gouvernements régionaux auxquels il participe. En revanche le pouvoir lui échappe au Conseil économique de la bizone qui prépare les fondements économiques et sociaux de la future République fédérale. Établi à Francfort-sur-le Main de 1947 à 1949, ce Conseil constitue une sorte de parlement doté de quelques fonctions exécutives. Composé de 52 membres en 1947, il passe à 104 membres en 1948 ( dont 40 CDU et 40 SPD) ; il est élu par les Landtage. En février 1948, un Conseil des Länder de 24 membres complète ce dispositif dont le fonctionnement est surveillé de près par le Bipartite Board des deux puissances occupantes. Grâce à une entente entre la CDU-CSU et le FDP, le SPD s’est trouvé en position minoritaire et a choisi le rôle de l’opposition qu’il conservera au Bundestag de 1949 à 1966. Les directeurs du Conseil économique, dont les fonctions préfigurent celles des futurs ministres fédéraux, appartiennent tous à la CDU-CSU. C’est ainsi que Ludwig Erhard, directeur de l’Économie en 1948-1949 (proposé par le FDP car il n’adhère pas encore à la CDU) va jouer un rôle décisif lors de la réforme monétaire de juin 1948 et surtout lors du choix de l’économie sociale de marché, à l’opposé de ce que propose Kurt Schumacher avec son projet d’économie socialiste. Au congrès de Hanovre, en mai 1946, l’économiste du SPD, Viktor Agartz, avait présenté un programme intitulé “Pour une politique économique socialiste” qui développait les principes de la planification, des nationalisations et de la cogestion. Malgré les orientations différentes adoptées par le Conseil économique de la bizone et par la coalition gouvernementale à Bonn, le SPD n’a pas voulu modifier ses thèses.

67Kurt Schumacher assiste ainsi impuissant à des choix fondamentaux pour l’avenir de l’Allemagne faits directement par les occupants sans demander l’avis des partis allemands ou bien à des orientations adoptées par les autres partis contre les positions du SPD. L’échec de la cinquième et dernière conférence des ministres des Affaires étrangères à Moscou, en décembre 1947, le retrait soviétique du Conseil de contrôle à Berlin, le 20 mars 1948, et la paralysie qui en découle pour les structures quadripartites, les travaux de la Conférence des Six à Londres (février - juin 1948) qui décident de créer un État ouest-allemand, l’extension du plan Marshall aux zones d’occupation en Allemagne de l’Ouest (qui donne aux Américains des moyens supplémentaires de peser sur les orientations économiques du nouvel État) créent de nouvelles données de base auxquelles les partis doivent s’adapter. Kurt Schumacher constate avec amertume qu’elles renforcent les clivages entre les deux Allemagne et rendent illusoire le principe de l’unité de la nation auquel il est lui-même très attaché.

Conseil parlementaire

68Le Conseil parlementaire se réunit à Bonn du 1er septembre 1948 au 23 mai 1949 pour élaborer et proclamer la Loi fondamentale (constitution) de la République fédérale. Il comprend 65 membres désignés par les Landtage (27 CDU-CSU, 27 SPD, 5 FDP, 2 DP, 2 DKP, 2 Zentrum) et 5 Berlinois avec des droits restreints (3 SPD, 1 CDU et 1 FDP). Konrad Adenauer est élu président du Conseil parlementaire mais le SPD, avec le professeur de droit public Carlo Schmid, dirige la “commission principale” qui fait l’essentiel du travail. Le SPD est représenté par d’autres membres éminents. Kurt Schumacher est trop pris par ses activités de président du SPD pour appartenir au Conseil parlementaire et surtout la détérioration de son état de santé en 1948 et l’amputation de sa jambe gauche le 25 septembre l’obligent à se ménager. Par ses interventions extérieures, il n’en reste pas moins très présent dans les travaux du Conseil parlementaire.

69Traumatisé par les débordements de la rue sous la République de Weimar, le SPD s’oppose au développement des éléments plébiscitaires (comme le référendum) dans la constitution. Il contribue à renforcer le rôle des partis (article 23) et celui du chancelier (introduction de la méfiance constructive) ; par ce dernier point, le SPD prépare indirectement la voie de la Kanzlerdemokratie (la démocratie du chancelier) qu’il combattra en la personne de Konrad Adenauer. En accord avec le FDP, le SPD essaie de limiter les compétences des Länder sur le plan économique et financier pour renforcer celles du Bund ; il provoque une crise avec les occupants et obtient gain de cause. Pour Kurt Schumacher, adepte de l’État centralisé, le fédéralisme signifiait avant tout séparatisme, balkanisation et Kleinstaaterei (particularisme). La République fédérale n’était, aux yeux du président du SPD, qu’un État provisoire destiné à se fondre rapidement dans une Allemagne unifiée.

Les élections fédérales de 1949

70Aux premières élections fédérales, le 14 août 1949, l’écart entre la CDU-CSU (7,3 millions de voix et 31 % des suffrages exprimés) et le SPD (6,9 millions de voix et 29,2 % des suffrages) est étroit ; la CDU-CSU dispose de 139 sièges, le SPD de 131. Mais cela suffit pour qu’Adenauer forme une coalition avec le FDP et le DP (Deutsche Partei/parti allemand). Élu chancelier le 15 septembre, Konrad Adenauer présente son cabinet le 20. Erich Köhler, CDU, président du Conseil économique de la bizone de 1947 à 1949, est élu président du premier Bundestag ; Karl Arnold (Ministre-Président de Rhénanie du Nord-Westphalie, un autre CDU), assume la première présidence tournante du Bundesrat en 1949-1950. Auparavant, le 12 septembre, le professeur Theodor Heuss, ancien député libéral au Reichstag, mais qui a voté les pleins pouvoirs à Hitler, est élu au second tour président de la République contre Kurt Schumacher (1er tour sur 803 votants : Heuss : 377 voix et Schumacher : 311 ; 2ème tour : Heuss : 416 voix et Schumacher : 312). La candidature de Schumacher était symbolique car il savait que ce n’était pas le président de la République mais le chancelier qui détenait le pouvoir politique. Déjà président du SPD, Kurt Schumacher se fait élire président du groupe parlementaire SPD au Bundestag ; avec ses 131 sièges, il domine l’opposition, le KPD n’a que 15 sièges (5,7 % des voix) et cinq petits partis en comptent 48. Dès le 30 août, il fait adopter par les députés SPD “Les 16 points de Bad Dürkheim”, un programme pour une opposition qui se veut ‘‘intransigeante’’. Outre la réaffirmation des thèses socio-économiques déjà évoquées, ce texte demande la limitation des interventions des occupants dans la politique allemande, le rejet de la ligne Oder-Neisse et la condamnation des “camps de concentration” ouverts par les Soviétiques dans leur zone d’occupation (la défense des militants SPD en zone soviétique sera une des préoccupations constantes de Schumacher). Le SPD demande également que Berlin obtienne le même statut que les autres Länder à l’Ouest.

71De 1946 à 1949, le SPD constate qu’il n’est pas électoralement assez fort pour imposer son programme, aussi pratique-t-il selon les cas la stratégie du conflit ou au contraire celle de la coopération. Après les élections fédérales d’août 1949 et le passage dans l’opposition, il affronte systématiquement les partis gouvernementaux, dans l’espoir aussi de mieux faire connaître son programme. Cette attitude inflexible est critiquée au sein même du SPD et en particulier par les chefs de gouvernement des villes-États (Max Brauer à Hambourg, Wilhelm Kaisen à Brême et Ernst Reuter à Berlin) et par le Ministre-Président de Basse-Saxe, Hinrich Kopf. Ces derniers ne peuvent guère infléchir la ligne dure de Kurt Schumacher car ils sont peu représentés au comité directeur du parti et ils n’appartiennent pas au groupe parlementaire SPD du Bundestag.

Controverses sur le rôle de l’Allemagne fédérale en Europe

72Aussitôt après la fondation de la République fédérale, en mai 1949, la politique étrangère prend une importance primordiale pour Kurt Schumacher en raison des choix décisifs envisagés par le chancelier Adenauer pour ancrer le nouvel État dans le camp occidental. Sans être foncièrement hostile à cette politique, le président du SPD craint qu’elle retarde ou même qu’elle rende impossible la réunification allemande. Comme le SPD a perdu ses places fortes traditionnelles à l’Est, il a un intérêt vital à la reconstitution rapide de cette unité. Bismarck avait reproché au SPD au début de l’Empire d’être des “vaterlandslose Gesellen” (des gaillards sans patrie) et les adversaires du traité de Versailles avaient mis en doute la sincérité de l’engagement national du SPD. Après 1945 et tout particulièrement après 1949, le SPD ne voulait pas alimenter de nouveau de telles accusations. En raison de son passé personnel, de ses convictions et des enjeux qui se présentent, Kurt Schumacher ne veut laisser planer aucun doute sur sa volonté et celle de son parti de défendre l’unité territoriale, étatique et nationale allemande.

Des orientations cruciales

73Les événements se bousculent dès les premiers mois. Le 17 août, trois jours après les élections fédérales, Winston Churchill, chef de l’opposition conservatrice à Londres, demande l’entrée de la République fédérale au Conseil de l’Europe à Strasbourg. Le statut d’occupation, imposé à l’Allemagne fédérale par les puissances occidentales et non pas négocié avec elle, entre en vigueur le 21 septembre ; les hauts-commissaires (André Francois-Poncet, Brian Robertson et John McCloy) s’installent symboliquement dans un hôtel situé au sommet de la colline du Petersberg qui domine Bonn, sur la rive droite du Rhin. Les 9 et 10 novembre, une conférence des ministres des Affaires étrangères des trois puissances occidentales, à Paris, définit les bases d’une politique plus constructive à l’égard de la République fédérale. Le secrétaire d’État américain aux Affaires étrangères, Dean Acheson, se rend en Allemagne et à Berlin du 11 au 14 novembre. L’Accord du Petersberg, qui permet à l’Allemagne fédérale de jouer un rôle limité sur le plan international, est signé le 22 novembre. Le 30 elle devient membre de l’Autorité internationale de la Ruhr. Au premier semestre 1950 les relations franco-sarroises, l’entrée de l’Allemagne fédérale au Conseil de l’Europe, la proposition de Robert Schuman de créer un pool charbon-acier, la question du réarmement allemand et de la Communauté Européenne de Défense et au second semestre les propositions d’Otto Grotewohl chef du gouvernement de la RDA, pour la réunification de l’Allemagne donnent plus d’intensité encore au débat de politique étrangère. Le retour de la souveraineté allemande, l’entrée au Conseil de l’Europe, le réarmement et la CED, le lien entre l’Europe et l’unité allemande ainsi que les débuts de l’intégration européenne alimentent des controverses passionnées entre Kurt Schumacher et Konrad Adenauer.

“Le chancelier fédéral des Alliés”

74Le premier affrontement se produit à propos de l’accord du Petersberg, signé le 22 novembre 1949. Ce texte limite les démontages, autorise la République fédérale à devenir membre d’organisations internationales et à établir des relations consulaires avec d’autres États, à entrer au Conseil de l’Europe comme membre associé. La contrepartie est l’entrée de la République fédérale à l’Autorité internationale de la Ruhr, constituée par les trois puissances occidentales et les pays du Benelux ; cet organisme se propose de contrôler la production et la distribution du charbon et de l’acier de la Ruhr, de fixer les quotas de consommation et d’exportation et de déterminer les prix. En devenant membre de cet organisme, considéré par elle comme une structure d’exploitation coloniale, le République fédérale ne court-elle pas le risque de légitimer ces contraintes discriminatoires ou bien peut-elle espérer limiter l’ampleur des démontages et des interdictions faites aux Allemands ?

75Lors du long débat au Bundestag sur cet Accord, dans la nuit du 24 au 25 novembre, Kurt Schumacher reproche en termes très vifs à Konrad Adenauer d’avoir pratiqué une sorte de diplomatie secrète sans informer à temps le Parlement. Jouant sur la corde nationale, le président du SPD dénonce la politique française et accuse le grand capital allemand et étranger de vouloir empêcher l’avènement du socialisme démocratique. Le chancelier explique que l’entrée de l’Allemagne dans l’Autorité internationale permettra de réduire les démontages. Ou bien, demande-t-il de façon un peu provocante, le SPD veut-il que les démontages soient réalisés en totalité ? “Ce n’est pas vrai” répond Kurt Schumacher. Le président de la séance, Erich Köhler, ne parvient pas à rétablir le calme. Des députés de gauche demandent au chancelier : “Etes-vous encore un Allemand ?” “Parlez-vous en tant que chancelier allemand ?” Et c’est là que Kurt Schumacher lance la fameuse expression : “Der Bundeskanzler der Alliierten !” (Le chancelier fédéral des Alliés). Cette interpellation injurieuse lui vaut une exclusion de vingt jours de la salle des séances plénières car il refuse de s’excuser auprès du chancelier. Cet incident marque la rupture entre les deux hommes sur la politique extérieure et va obliger le SPD, plutôt favorable à l’Europe, à adopter une position négative à l’égard de la construction européenne.

Sarre et Conseil de l’Europe

76La question sarroise et l’entrée au Conseil de l’Europe alimentent le conflit suivant. Conquise par les Américains, occupée par les Français, la Sarre est intégrée économiquement à cette dernière qui lui accorde un statut d’autonomie. La Sarre entre au Conseil de l’Europe le 15 mai 1950 comme membre associé. Le chancelier lui-même, dénonce les conventions qui unissent la Sarre à la France, les Allemands de l’Ouest considèrent qu’il s’agit d’une annexion déguisée. Comme Robert Schuman a proposé le 9 mai un pool charbon-acier ouvert à la France et à l’Allemagne ainsi qu’à d’autres pays européens, le lien entre la Sarre et l’Europe complique le débat.

77Kurt Schumacher redoute que la position française sur la Sarre ne crée un fâcheux précédent pour la ligne Oder-Neiße, d’autant que la RDA et la Pologne ont reconnu celle-ci comme leur frontière définitive en signant l’accord de Görlitz, le 6 juin 1950. Contrairement à Konrad Adenauer qui se veut conciliant et diplomate pour obtenir peu à peu l’égalité des droits pour l’Allemagne, Kurt Schumacher exige dès le départ que les Alliés reconnaissent l’égalité totale des droits à l’Allemagne et sa souveraineté sur le secteur industriel. Le président du SPD reproche au chancelier de ne pas être assez ambitieux pour l’Allemagne, de ne pas défendre avec plus de pugnacité les intérêts nationaux allemands auprès des puissances occidentales. Après le lancement du premier projet d’Europe communautaire, la future Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (C.E.C.A.), il constate que les trois principaux protagonistes (Konrad Adenauer, Robert Schuman et Alcide de Gasperi) sont des chrétiens-démocrates catholiques, aussi rejettera-t-il avec mépris l’Europe des trois K (Konservativ, Klerikal, Kapitalistisch). Bien que le SPD ait plaidé pour l’Europe dès 1945-1946 et qu’il ait accepté dans la Loi fondamentale le principe d’un transfert des compétences nationales à des instances supranationales, Kurt Schumacher se trouve en opposition totale avec les projets du gouvernement fédéral.

Réarmement et C.E.D.

78Les problèmes de la Ruhr, de la Sarre, du Conseil de l’Europe et de la C.E.C.A. échauffent beaucoup les esprits et voici que le problème du réarmement allemand se pose de façon dramatique – moins de cinq ans après les Accords de Potsdam qui avaient décidé de désarmer totalement l’Allemagne. Le chancelier Adenauer et Churchill y avaient fait allusion mais il devient d’une brûlante actualité dès que les Coréens du Nord envahissent ceux du Sud, le 25 juin 1950, au point de faire redouter l’éclatement du troisième conflit mondial. Adenauer présente le 29 août un mémorandum sur la sécurité interne et externe du territoire allemand et sur la réorganisation des rapports avec les Alliés ; il demande que le réarmement allemand s’accompagne de l’égalité des droits pour l’Allemagne. Hostile au réarmement de son pays, le ministre fédéral de l’Intérieur, Gustav Heinemann, CDU, qui appartient au courant pacifiste de l’Église protestante, quitte le gouvernement. Comme les Français ne veulent pas voir renaître l’armée allemande, le président du Conseil, René Pleven, propose le 26 octobre une Communauté Européenne de Défense avec participation allemande. Le traité de la C.E.D. sera signé à Paris le 27 mai 1952 et approuvé par le Bundestag le 19 mars 1953, contre les voix du SPD.

79La perspective du réarmement allemand met Kurt Schumacher dans une situation difficile car, contrairement à de nombreux membres de son parti, il n’est ni pacifiste, ni hostile à une contribution allemande à la défense. Mais s’il approuve, c’est pour poser tout de suite des conditions très difficiles à prendre en compte et qui vont compliquer inutilement le débat. Il demande l’égalité des droits et des devoirs pour les contingents allemands en utilisant la formule : “mêmes risques, mêmes sacrifices, mêmes chances”. Il reproche à Adenauer d’avoir affaibli la position allemande en présentant trop tôt son mémorandum ; s’il avait laissé venir les Alliés à lui, il aurait pu obtenir davantage d’eux. Kurt Schumacher exige des Alliés qu’ils mettent fin à leur campagne de “diffamation” contre les soldats allemands.

80Il développe des conceptions que les Alliés ne peuvent accepter. Il considère en effet que si l’Allemagne fédérale doit être réarmée, alors il faut que le camp occidental se renforce pour mener aussitôt des batailles décisives “à l’Est du Niemen et de la Vistule”. Il refuse que l’Allemagne de l’Ouest devienne le lieu d’affrontement entre les troupes occidentales et soviétiques avec, pour les troupes ouest-allemandes, la mission de protéger la retraite de ses Alliés. Il se prononce au contraire pour une stratégie de l’avant énergique et pour la mise en place d’une dizaine de divisions le long de la frontière interallemande.

81Comme ni le chancelier, ni les Alliés ne peuvent accepter de telles conceptions, Kurt Schumacher et le SPD s’opposent à la C.E.D. Le président du parti en conclut que les Français refusent l’égalité de traitement pour les Allemands dans la C.E.D. et, comme il s’attend à un retrait américain d’Europe, il craint que les Allemands ne soient pas suffisamment armés pour défendre leurs frontières. En s’opposant à Adenauer, Kurt Schumacher espère utiliser au profit de son parti le “Ohne mich Bewegung” (mouvement sans moi) et l’hostilité d’une partie de l’Église protestante (en particulier celle du pasteur Martin Niemöller, un de ses dirigeants). Mais l’Église protestante refuse finalement de suivre Gustav Heinemann et Martin Niemöller, et Kurt Schumacher lui-même se trouve en porte à faux avec son propre parti traversé par une forte tradition pacifiste et antimilitariste, plutôt acquis aux thèses du désarmement international et de la sécurité collective – ce sont d’ailleurs ces thèses qui l’emporteront au congrès SPD de Dortmund, du 24 au 28 septembre 1952, un mois après la mort de Kurt Schumacher.

Bataille pour l’unité allemande

82La fondation de la République démocratique allemande (RDA), le 7 octobre 1949, avait contraint la République fédérale à se considérer comme le seul représentant du peuple allemand (Alleinvertretungsanspruch) car la RDA n’avait aucune légitimité démocratique ; le préambule de la Loi fondamentale retenait déjà ce principe. Les partis du gouvernement et le SPD partageaient le même refus d’établir des contacts avec les dirigeants de Berlin-Est. Pour Bonn, les déclarations et accords de la RDA sur la ligne Oder-Neiße n’engageaient pas l’ensemble du peuple allemand.

L’initiative d’Otto Grotewohl

83Le problème de l’unité allemande vient au premier plan le 30 novembre 1950, quand le chef du gouvernement de Berlin-Est, Otto Grotewohl (l’ancien SPD devenu SED), propose au chancelier Adenauer de créer un Conseil Constituant panallemand, composé de façon paritaire. Son rôle serait de préparer un gouvernement provisoire panallemand, des élections et un traité de paix. Par cette action, la RDA veut conduire “les Allemands à une table” (Deutsche an einen Tisch), selon les recommandations de la conférence de Prague des ministres des Affaires étrangères des pays de l’Est, les 20 et 21 octobre. Konrad Adenauer rejette l’idée du conseil constituant et exige des élections libres dans toute l’Allemagne comme point de départ vers la réunification. Cette proposition est inacceptable pour la RDA qui a tout à craindre du suffrage universel libre et secret. En septembre 1951, le SED renouvelle son offre directement aux membres du Bundestag ; ces derniers adoptent une loi sur des élections libres dans l’ensemble de l’Allemagne avec contrôle par une commission de l’ONU. L’assemblée générale de l’Organisation des Nations Unies accepte le principe de cette commission mais la RDA refuse d’accueillir cette dernière le 16 janvier 1952.

Les notes de Staline

84Après l’échec de cette initiative, le secrétaire général du parti communiste d’URSS, Joseph Staline, reprend l’initiative le 10 mars 1952 en adressant une première “note” aux puissances occidentales, suivie d’une seconde “note” le 9 avril. Il propose de mettre fin à la division allemande en créant un État unitaire (interdiction des organisations antidémocratiques et militaristes, garanties pour les droits démocratiques et pour les partis). Les troupes des puissances occupantes seront retirées au bout d’un an, des forces armées nationales seront mises en place pour la défense du territoire. L’Allemagne réunifiée entrerait à l’ONU. Deux conditions doivent cependant être respectées : l’Allemagne unie n’a pas le droit de nouer d’alliances militaires contre ses anciens ennemis et elle doit reconnaître la validité territoriale de l’accord de Potsdam. Dans le seconde “note” du 9 avril, Staline accepte des élections libres panallemandes placées sous contrôle des quatre puissances. Les Occidentaux répondent que le traité de paix ne peut être conclu que par un gouvernement panallemand issu d’élections libres, ce gouvernement pourra discuter du problème des frontières et des alliances.

85Cette initiative est tout de suite interprétée comme une manœuvre soviétique pour dissuader la République fédérale de signer le traité qui va réorganiser les rapports entre l’Allemagne fédérale et les puissances occidentales (Deutschlandvertrag) et le traité de la C.E.D. (respectivement les 26 et 27 mai 1952). Les Occidentaux pensent que l’URSS veut surtout empêcher ou du moins retarder l’intégration militaire de la République fédérale dans le camp occidental ; ils n’ont pas confiance dans Staline et ils craignent qu’une Allemagne neutralisée tombe vite dans la sphère d’influence soviétique. C’est aussi le point de vue du chancelier Adenauer qui espère qu’une Allemagne bien intégrée dans le camp occidental sera plus forte pour obtenir la réunification. Il ne veut pas entamer des négociations avec Moscou pour ne pas porter ombrage à la confiance qui s’installe entre Bonn et les capitales occidentales.

86Très sceptique sur la sincérité de l’offre de Staline, Kurt Schumacher était hostile à la perspective d’une neutralisation de l’Allemagne unie, contrairement au groupe parlementaire SPD assez tenté par cette offre ; les députés y voyaient la possibilité d’éviter un affrontement entre les blocs et de faire l’économie d’un réarmement massif et coûteux. Hostile aux organisations paritaires panallemandes, Kurt Schumacher, comme Konrad Adenauer fait des élections libres la condition sine qua non pour l’ouverture des discussions. Il n’accepte naturellement pas le caractère définitif de la ligne Oder-Neiße. Malgré la convergence des points de vue entre les chefs du gouvernement et de l’opposition, Kurt Schumacher adresse néanmoins deux reproches majeurs au chancelier : celui-ci n’a pas examiné avec tout le sérieux nécessaire l’offre de Staline et il continue à faire passer l’intégration de l’Allemagne fédérale dans le camp occidental avant l’unité allemande. Pour Schumacher la principale faiblesse de la politique d’Adenauer est d’approfondir davantage encore la division de l’Allemagne au lieu de hâter son unification.

Les dilemmes de Kurt Schumacher

87Ni Adenauer, ni Schumacher ne s’accommodent de la perte des territoires allemands, de la division en deux États antagonistes et des contraintes de l’occupation. La nécessité de réviser ces données s’impose à tous les partis, sauf aux communistes, mais Adenauer et son gouvernement le demandent avec plus de retenue que Schumacher ; principal dirigeant de l’opposition, celui-ci manifeste bruyamment ses exigences, au risque de se faire taxer de nationalisme

88S’inscrivant dans la continuité de la tradition patriotique de l’aile droite du SPD, le prussien Kurt Schumacher reprend la thématique nationale pour qu’elle ne soit pas dévoyée par l’extrême droite et développée par les seuls partis de droite. Il en attend naturellement des dividendes sur le plan électoral. Le durcissement des thèses de Kurt Schumacher peut s’expliquer aussi par la conviction d’avoir été écarté du pouvoir par l’alliance entre Konrad Adenauer et les occupants. Le président du SPD n’attend rien de bon des quatre Grands et du partenariat avec les Occidentaux qui va accentuer la division entre les deux Allemagne.

Kurt Schumacher et les Alliés

89Tout oppose Kurt Schumacher aux communistes allemands, à l’URSS et à l”«impérialisme russe». Il affiche son anticommunisme en refusant de s’asseoir à la même table que les communistes est-allemands. L’élimination du SPD à l’Est a laissé chez lui une blessure inguérissable, aggravée par la mise en place d’un régime stalinien dans la zone soviétique. Il ne pardonne pas non plus l’expulsion des Allemands d’Europe de l’Est et la perte des territoires allemands qui a rendu la Pologne encore plus dépendante de l’URSS.

90Il n’admet pas plus que les Américains imposent leur modèle social et économique en favorisant les forces conservatrices ouest-allemandes qui vont l’écarter du pouvoir. Ses préventions contre la Grande-Bretagne sont très fortes. Les travaillistes ne l’ont pas assez soutenu pour faire triompher le programme de l’économie socialiste et il tient Ernest Bevin (ministre des Affaires étrangères de 1945 à 1951) pour responsable de son échec aux élections fédérales de 1949 en refusant d’annoncer une limitation des démontages.

91Des souvenirs historiques qui vont de Louis XIV à Raymond Poincaré et à l’occupation de la Ruhr en 1923 nourrissent les très vifs ressentiments de Kurt Schumacher contre la France. Il reproche au régime de Vichy d’avoir livré des responsables sociaux-démocrates à Hitler. Il ne comprend pas le voyage de De Gaulle à Moscou à la fin de l’année 1944 et l’alliance de l’immédiat après-guerre entre les socialistes et le parti communiste français. Il condamne les projets français de morcellement de l’Allemagne et de détachement de la Sarre. Les Soviétiques peuvent se servir de tels précédents pour justifier leur politique vis-à-vis de la ligne Oder-Neiße. Il considère que les Français sont les principaux instigateurs de la création de l’Autorité internationale de la Ruhr destinée à amoindrir les capacités industrielles de l’Allemagne. Il n’apprécie pas davantage l’entêtement français à développer le fédéralisme dans le nouvel État ouest-allemand. Les projets d’intégration européenne lui semblent être une manœuvre pour renforcer durablement l’emprise française sur l’Allemagne. Il doute de l’efficacité de la contribution française à la défense de l’Allemagne et de l’Europe, en raison de l’engagement français en Indochine.

92Les Français avaient empêché Kurt Schumacher de venir dans leur zone d’occupation. Après 1949, les rapports avec André François-Poncet furent exécrables. Le Haut-Commissaire français voyait en Kurt Schumacher une sorte de Faust diabolique ; Kurt Schumacher lui reprochait sa politique de l’appeasement du temps où il était ambassadeur de France à Berlin (1932-1938). Le Président de la République, Vincent Auriol, SFIO, comparait Kurt Schumacher à Adolf Hitler, sauf qu’il n’était pas sanguinaire ; il incarnait à ses yeux le prussien agressif et méchant. Soupçonné de réveiller les démons du nationalisme allemand, Kurt Schumacher était devenu la bête noire du Quai d’Orsay. Le président du SPD répondait à ses détracteurs que les véritables nationalistes étaient ceux qui empêchaient le relèvement de l’Allemagne. La mésentente avec la France était regrettable car Kurt Schumacher était convaincu de l’importance de la réconciliation et de la coopération franco-allemandes pour l’Europe, à condition qu’elle se fasse sur la base de l’égalité des droits et dans le respect réciproque.

Adenauer, Schumacher et l’unité allemande

93L’opposition entre Kurt Schumacher d’une part, Konrad Adenauer et les occupants d’autre part montre à quel point les données de politique intérieure et extérieure étaient étroitement imbriquées. Les deux responsables politiques se retrouvaient sur certains thèmes mais ils se heurtaient dès qu’il s’agissait de définir les moyens de recréer l’unité allemande. Kurt Schumacher reproche au chancelier de ne pas avoir obtenu l’égalité des droits pour l’Allemagne et de s’être satisfait de concessions trop limitées. Le problème territorial n’est pas réglé, la République fédérale ne dispose que d’une souveraineté limitée et la réunification reste de la compétence des Quatre. Le réarmement allemand apaise les inquiétudes alliées à l’égard de l’Allemagne mais ne donne pas nécessairement à celle-ci une sécurité accrue. Le président du SPD en conclut au complot international du grand capital et du catholicisme contre le projet d’une Allemagne démocratique et socialiste, un complot qui aggrave la division allemande. L’unité allemande est bien finalement le thème central du désaccord avec Konrad Adenauer et les occupants. Dans le dernier entretien accordé quelques jours avant sa mort aux actualités hebdomadaires américaines, il déclare :

“Selon la conception de la social-démocratie, la réunification de l’Allemagne est plus importante pour la paix et la construction de l’Europe que toute forme d’intégration d’une partie de l’Allemagne avec d’autres pays européens”.

94L’intransigeance de Kurt Schumacher était critiquée au sein même de son parti car en s’isolant il rendait Konrad Adenauer plus intéressant pour les alliés occidentaux et celui-ci démontrait qu’il pouvait obtenir plus par la conciliation que par la confrontation. Un peu comme le Général de Gaulle, parce qu’il est faible, Kurt Schumacher se montre intransigeant et inflexible. Il existe un écart important entre la rhétorique nationale de Kurt Schumacher et les résultats concrets qu’il a obtenus pour l’Allemagne, son dilemme est de devoir parler fort sans pouvoir véritablement peser sur les orientations décisives des années 1948-1952. Il a contribué à faire passer le SPD pour un parti “rouge” et pour un parti d’opposition purement négatif (Neinsager).

“Kurt Schumacher a certes eu une lourde responsabilité dans la sclérose intellectuelle et la stérilisation politique du SPD, mais sa grande figure tragique exerçait une incontestable attraction sur les masses”¹

95Même si l’évolution européenne échappe à Kurt Schumacher, les destins politiques d’Adenauer et de Schumacher sont intimement liés après 1945 et les effets de leurs choix, même contradictoires, s’exercent bien après la mort du président du SPD. Le chancelier Adenauer impose à la République fédérale une orientation européenne et occidentale qui reste déterminante jusqu’à aujourd’hui et sans doute encore pour longtemps. En refusant le dialogue avec Berlin-Est au nom de l’Alleinvertretungsanspruch Konrad Adenauer et Kurt Schumacher font adopter à Bonn et dans les capitales occidentales une approche restrictive du problème allemand à laquelle le chancelier Willy Brandt mettra fin en 1969. Cette intransigeance des premières années est une des raisons qui explique que la réunification se soit faite en 1990 selon le modèle ouest-allemand.

Les quatre tableaux d’une vie exemplaire

96La vie de Kurt Schumacher se divise en quatre parties très différentes, déterminées par les grands tournants de l’histoire de la nation allemande. Aux confins orientaux de la Prusse occidentale, près de l’Empire du tsar Nicolas II, il connaît l’enfance et l’adolescence heureuses du fils d’une famille bourgeoise et libérale, promis à un bel avenir. L’éclatement de la Première guerre mondiale et l’amputation du bras droit le précipitent dans la vie d’adulte, commencée par des études universitaires et accaparée par le double métier de journaliste et d’homme politique. Malgré une lutte incessante contre les nazis et les communistes, il assiste à l’échec de la République de Weimar à laquelle il était très attaché. Kurt Schumacher semble pouvoir jouer un rôle important dans la politique allemande mais cette ambition est écrasée par le IIIe Reich. La troisième période passée en prison et en camp de concentration correspond aux années les plus noires de sa vie ; l’humiliation extrême ne lui a enlevé cependant ni sa dignité, ni son espoir.

97Les sept dernières années dans l’Allemagne du second après-guerre sont celles d’une activité débordante et passionnée, attristées par les souffrances dues à l’amputation de la jambe gauche en 1948. Les pertes territoriales de l’Allemagne vaincue, la fusion forcée du SPD avec le KPD et la perte des élections fédérales de 1949 constituent des déceptions majeures pour Kurt Schumacher. Comme son parti ne dirige pas le premier gouvernement de la République fédérale, l’économie sociale de marché et l’intégration européenne s’imposent contre ses propres conceptions sur la démocratie, le socialisme et l’unité allemande. Malgré tous ses échecs, Kurt Schumacher a combattu pendant toute sa vie politique pour des principes éthiques et pour une certaine idée de l’Homme, de la société et de l’Allemagne qui font la grandeur de la démocratie. Son itinéraire personnel illustre les drames, la fécondité et la misère de l’idée de nation en Allemagne au XXe siècle.

Herbert WEHNER, 1906-1990. Journaliste et homme politique (SPD, KPD en 1927 et SPD depuis 1946). Député au Landtag de Saxe, 1930-31 ; étroite collaboration avec E. Thälmann. Après 1933, clandestinité puis émigration en URSS. Travaille pour le Komintern en 1937. Envoyé en Suède en 1941 pour contrôler les communistes, arrêté en 1942 ; exclu du KPD. Retour en Allemagne en 1946 et adhésion au SPD. Etroite collaboration avec K. Schumacher. Député fédéral, 1949-83. Vice-président du SPD, 1958-73. Ministre des affaires concernant l’Allemagne dans son ensemble, 1966-69. Président du groupe SPD au Bundestag, 1969-83.